JULES CÉSAR EN GAULE

 

PREMIÈRE ÉPOQUE. — COMPRENANT LES SIX PREMIÈRES ANNÉES DE LA GUERRE.

DÉFAUT D'UNION ENTRE LES CITÉS GAULOISES. GUERRES PARTICULIÈRES : DEFAITES SUCCESSIVES.

CHAPITRE QUATRIÈME. — QUATRIÈME ANNÉE DE LA GUERRE (Av. J.-C. 55 — de R. 699).

 

 

Consuls : Cn. Pompée le Grand, II, et M. Licinius Crassus, II.

 

§ I. — Extermination des Usipètes et des Tenchtères.

 

L'hiver suivant, sous le consulat de Cn. Pompée et de M. Crassus, les Usipètes et les Tenchtères, peuples germains[1], passèrent le Rhin en très-grand nombre, non loin de l'endroit où ce fleuve se jette dans la mer. Ils émigraient pour se soustraire aux invasions des Suèves[2], nation germaine la plus puissante et la plus guerrière de toutes. Dans la région où ils vinrent passer le Rhin, ses deux rives étaient alors occupées par les Ménapiens. Les Usipètes et les Tenchtères surprirent d’abord ceux de la rive droite, en massacrèrent un grand nombre, s'emparèrent de leurs barques, passèrent le fleuve, et, surprenant de même les Ménapiens cisrhénans, prirent possession de leur pays. César fut informé de cet événement en Italie. Craignant que ces Germains ne fissent alliance avec les Gaulois et ne vinssent lui disputer la possession de la Gaule, il partit pour l'armée plus tôt que de coutume. A son arrivée, il reconnut que ses soupçons étaient fondés. Les Germains avaient déjà pénétré jusqu'au territoire des Éburons[3] et des Condruses[4], clients des Trévires. César, usant de dissimulation avec les Gaulois, leur prescrivit des levées de cavalerie, et résolut de marcher contre les Germains.

Il n'en était plus éloigné que de quelques journées de marche, lorsqu'il reçut une députation qui venait lui proposer de leur part :d’être pour les Romains d’utiles amis, à la condition que les Romains leur attribueraient un territoire, ou qu'ils les laisseraient en possession de celui dont ils s'étaient rendus maîtres. César répondit :qu’il n'y avait en Gaule aucun territoire vacant à donner :, surtout à une si grande multitude ; mais qu’il leur serait permis, s'ils le voulaient, daller s'établir au-delà du Rhin, sur le territoire des Ubiens[5] : peuple dont une députation se trouvait actuellement auprès de lui, se plaignant des vexations des Suèves et lui demandant du secours. Il ajouta qu’il se faisait fort d’obtenir à cet égard le consentement des Ubiens.

Les émigrants demandèrent trois jours pour délibérer sur cette proposition, et prièrent César de consentir, en attendant, à ne pas s'avancer davantage. César n'y consentit point :car il savait (dit-il lui-même) qu'une grande partie de leur cavalerie avait traversé la Meuse, quelques jours auparavant, pour aller faire du butin et des vivres chez les Ambivarètes[6], et il se doutait bien que le délai demandé n'avait d'autre but que d'attendre le retour de ces cavaliers. — Sur son refus, les députés partirent ; puis ils revinrent pour insister de nouveau sur la même demande. César fit avancer son armée un peu plus loin, et fit inviter les Germains à venir en bien plus grand nombre dans son camp. Puis, une escarmouche étant survenue aux avant-gardes, un grand nombre de Germains, avec les principaux d'entre eux et les vieillards, accoururent auprès de César pour entrer en explication. Il les retint dans son camp, et faisant prendre aux légions l'ordre de bataille, il alla attaquer à l'improviste le gros de l'émigration germaine, tailla en pièces toute cette malheureuse population, et lança aux trousses des fuyards sa cavalerie, qui les poussa jusqu'au confluent de la Meuse et du Rhin, où ceux qui avaient échappé au massacre se noyèrent. Il périt là quatre cent trente mille Germains, hommes, femmes et enfants. Les Romains ne perdirent pas un seul homme[7].

La cavalerie germaine, de retour après ce désastre, fit alliance avec les Sicambres[8] et se fixa dans le voisinage des Ubiens[9].

 

S II. — Première expédition de César en Germanie.

 

Ensuite César passa le Rhin avec l'armée, sur un pont qui fut établi par les légionnaires dans l'espace de dix jours[10] ; il y laissa une forte garde, et se dirigea chez les Sicambres. Ceux-ci, accompagnés des Usipètes et des Tenchtères, se retirèrent dans les bois avec tout ce qu'ils possédaient. César, après avoir incendié leurs habitations et ravagé leur territoire, se rendit chez les Ubiens, auxquels il promit sa protection si les Suèves les attaquaient. Les Suèves, après avoir caché au fond des forêts leurs familles et leurs biens, avaient rassemblé sur un point de leur territoire tous les hommes en état de porter les armes, et ils y attendaient les Romains, avec la ferme résolution d'accepter la bataille. César, qui en fut instruit, jugea à propos de ne pas pousser plus avant, repassa le Rhin dix-huit jours après l'avoir franchi, et fit couper le pont.

 

§ III. — Première expédition de César en Bretagne.

 

L'été touchait presque à sa fin ; cependant César résolut de passer en Bretagne, ne dût-il y faire cette année-là qu'une simple reconnaissance de l'île, se renseigner sur les hommes qui l'habitaient et se rendre compte par lui même des lieux, des ports, et des moyens d'y parvenir : toutes questions presque inconnues aux Gaulois. Car les marchands seuls osaient aborder dans cette île, et encore n'en visitaient-ils que le littoral de la région qui fait face à la Gaule. César ordonna donc à Volusenus d'aller d'avance sur un vaisseau long explorer la côte ; et lui-même, avec toute l'armée, il se mit eu marche pour se rendre chez les Morins, d'où l'on pouvait, par une courte traversée, passer en Bretagne. Il y rassembla, outre la flotte qui avait combattu celle des Vénètes, tout ce qu'il put trouver de navires sur les côtes du voisinage.

La nouvelle de ces préparatifs ayant été portée dans l'île par les marchands, des députés de plusieurs cités bretonnes vinrent lui promettre de donner des otages et de reconnaître l'autorité du peuple romain. César les renvoya chez eux en leur faisant de généreuses promesses, et leur adjoignit Commius, gaulois qu'il avait lui-même fait roi des Atrébates après leur défaite, qu'il appréciait comme un homme de courage et de ressources, auquel il croyait pouvoir se fier, dit-il[11], et qui jouissait d'une grande influence dans ses contrées. Il lui donna la mission de visiter beaucoup de cités de l'île et de les engager à prendre parti pour le peuple romain, en leur annonçant sa prochaine arrivée. Volusenus revint cinq jours après son départ rendre compte à César de l'inspection de la côte, qu'il avait faite seulement à distance : n'ayant osé y aborder ni se fier aux barbares.

Pendant les préparatifs de cette expédition de Bretagne, les Morins, effrayés de la présence d'un tel hôte au milieu d'eux, s'étaient empressés de venir lui faire leur soumission. Et César, trop heureux de ne point les avoir pour ennemis au moment où il allait tenter cette aventure, après avoir exigé d'eux la remise d'un grand nombre d'otages, avait bien voulu les recevoir en grâce.

Ayant ensuite requis et rassemblé quatre-vingts vaisseaux de charge, qu'il jugea suffisants pour le transport de deux légions, il répartit tout ce qu'il avait de vaisseaux longs sous les ordres du questeur, des lieutenants et des préfets. Dix-huit autres navires de chaire, retenus par les vents, à huit milles de distance[12], furent destinés au transport de la cavalerie. Il envoya le reste de l'armée, sous les ordres des lieutenants Q. Titurius Sabinus et L. Arunculeius Cotta, chez les Ménapiens et chez ceux d'entre les Morins qui ne lui avaient point encore envoyé de députation. Il laissa à la garde du port le lieutenant P. Sulpicius Rufus, avec des forces suffisantes. Après toutes ces précautions prises, César, profitant d'un temps favorable, leva l'ancre un peu avant la troisième veille (un peu avant minuit), en donnant l'ordre à la cavalerie d'aller s'embarquer dans le port situé plus loin, et de le suivre sans retard. De sou côté, il atteignit le rivage de Bretagne avec ses premiers vaisseaux vers la quatrième heure du jour (dix heures du matin).

Cette première expédition de Bretagne ne dura que très-peu de jours et se réduisit, pour ainsi dire, à une reconnaissance du littoral qui fait face à la Gaule. César n'y emmena avec lui que deux légions, la septième et la dixième ; ses vaisseaux furent maltraités à l'atterrage par une tempête : il revint en Gaule à l'équinoxe d'automne[13].

 

§ IV. — Incursion de T. Labienus chez les Morins, et dévastation du pays des Ménapiens par Q. Titurius Sabinus et L. Arunculeius Cotta.

 

Le lendemain de son retour sur le continent. César détacha, sous le commandement du lieutenant T. Labienus, les deux légions qu'il avait ramenées de Bretagne, et les envoya à la poursuite des Morins, qui s'étaient révoltés, et qui, ne pouvant trouver un refuge dans leurs marais, desséchés alors par des chaleurs inaccoutumées, ne tardèrent pas à tomber presque tous en son pouvoir.

Quant à l'attaque dirigée par les lieutenants Q. Titurius Sabinus et L. Cotta contre les Ménapiens, elle n'aboutit pas à un résultat aussi avantageux pour les Romains. Les Ménapiens, s'étant retirés dans d'épaisses forêts, y demeurèrent inaccessibles ; et les légions employées à cette expédition durent se borner à ravager les champs, à couper les blés et à incendier les habitations. Après quoi elles rejoignirent César, qui distribua l'armée en quartiers d'hiver chez les Belges.

Ces faits accomplis, César en adressa le récit à Rome, où des actions de grâces durant vingt jours furent décrétées par le Sénat.

 

 

 



[1] Les Tenchtères étaient sur la rive droite du Rhin, vers son confluent avec la Lippe. Les Usipètes étaient-ils près de là ?

[2] Peuple dont le nom a persisté dans celui de Souabe, Suevia.

[3] Pays de Liège avec le territoire qui s’étend à l'est jusqu'au Rhin.

[4] Le Condros, au sud de Liège.

[5] Territoire de Cologne. — Tacite, Annal., XII, XXIII.

[6] Quelques savants placent ces Ambivarètes ou Ambivarites, dans le pays d'Anvers, à raison de l’analogie des noms. Mais d'autres savants, considérant cette région comme trop peu fertile et trop éloignée de la Meuse pour concorder avec ce texte de César, pensent qu'une partie du Brabant septentrional conviendrait mieux. Montanus croit qu'ici la leçon est fautive et qu'il s'agit des Aduatiques, peuple placé effectivement dans cette région de la rive gauche de la Meuse, dont le territoire est très-fertile et dut attirer la cavalerie germaine par l'espoir d'un riche butin.

Quoi qu'il soit, ou ne doit pas confondre le peuple dont César parle ici avec un autre peuple du même nom, ou d'un nom analogue, les Ambivarètes, qui faisait partie de la clientèle des Éduens et dont il sera parlé au septième livre des Commentaires.

[7] L'horrible carnage de cette population émigrante rappelle celui de l'émigration des Helvètes attaquée à l'improviste au bord de la Saône. — D'où provint ici la première agression ? Ce qui est certain, c'est que ce fut César qui en eut tout l'avantage. Du reste son avant-garde était de cinq mille cavaliers ; tandis que les cavaliers germains avec lesquels l'action s'engagea n'étaient qu'au nombre de huit cents. Et qui pourra croire que ces huit cents cavaliers germains, n'ayant derrière eux que des familles d'émigrants, aient été assez insensés pour attaquer spontanément les cinq mille cavaliers de César, qui avaient derrière eux huit légions ? De plus, l'avant-garde de César tourna bride presque aussitôt, sans combattre. Enfin il est manifeste que César viola ici le droit des gens à l'égard des Germains qu'il avait appelés dans son camp. Aussi Caton demanda-t-il en plein sénat que, pour mettre fin à ces guerres sans cesse renouvelées par tous moyens, César fût livré aux ennemis. Mais le succès lave bien des crimes ; et la proposition de Caton échoua.

[8] D'Anville place les Sicambres ou Sigambres, sur la rive droite du Rhin, à la hauteur de Düsseldorf. Dewetz les place un peu plus au sud, entre la Lippe et la Sieg, et il fait dériver leur nom de celui de cette dernière rivière.

[9] Du côté du nord, entre Wesel et Lippstadt, croit-on.

[10] Probablement au voisinage de Bonn, comme on le verra plus loin.

[11] Quem sibi fidelem arbitrabatur. — Ce qui veut dire seulement que César avait beaucoup fait pour gagner Commius et l'amener à trahir la Gaule ; mais nous verrons plus tard qu'il n'y a pas réussi.

[12] Probablement dans le port de Boulogne (Gessoriacum), pendant que César, avec le gros de la flotte, se serait trouvé dans le port de Witsan, ou Wissant, qui est aujourd'hui obstrué par des sables.

[13] Signalons ici dans le texte un détail qui nous intéresse beaucoup au point de vue de l'effectif des légions que César avait en Gaule. A ce retour de Bretagne, deux vaisseaux de charge furent séparés du reste de la flotte et forcés d'aborder un peu plus bas. Il s'y trouvait, dit César, trois cents soldats, ce qui fait 150 soldats sur chacun de ces deux vaisseaux de charge. Or, nous avons vu que César avait réparti les deux légions sur 80 vaisseaux de charge ; ce qui, à 150 soldats par vaisseau, porterait l'effectif total des deux légions à 80 fois 150 ou 12.000 légionnaires ; c'est-à-dire à six mille hommes par légion, sans compter la cavalerie, les équipages, etc. C'est là, on le voit, une confirmation irrécusable de ce que nous avons dit dans nos préliminaires sur ce sujet important.