On a pu voir, dans nos précédents volumes[1], comment les divers petits peuples gaulois, émigrés jadis en Italie, y sont tombés tous, les uns après les autres, sous le joug de la puissance romaine : faute surtout de s'être concertés entre eux pour leur défense contre l'ennemi commun ; et tout au contraire, pour s'être en partie joints à lui contre leurs propres frères de race ; et encore, pour avoir eu trop de confiance dans leur bravoure naturelle, au point d'avoir négligé tous perfectionnements de leurs moyens militaires, qui eussent pu amoindrir, dans une certaine mesure, la supériorité incomparable de ceux des Romains, comme nous l'avons démontré dans nos préliminaires à ce sujet. On va voir ici de nouveau ces mêmes causes parti-,
culières des premiers désastres militaires éprouvés par la race gauloise, en
attirer sur elle une nouvelle et plus funeste série ; on va voir les cités
aborigènes de D'autant que César apportait en Gaule, outre des moyens militaires de plus en plus perfectionnés, outre son propre génie dans la guerre, une autre supériorité non moins redoutable, son génie dans la corruption politique, qui ne devait négliger, pour en tirer avantage, aucune des faiblesses inhérentes au caractère propre des Gaulois et aux conditions politiques de leurs cités. En effet : non seulement les cités gauloises, à raison et de la place que chacune d'elles occupait sur le sol, et de la différence apparente de leurs intérêts, et de l'égoïsme de leurs prétentions respectives, se tenaient séparées les unes des autres, indifférentes, dans leur imprévoyance, au malheur qui ne les atteignait pas encore ; ou même, sous l'impression de sentiments jaloux et hostiles, applaudissant et se laissant associer partiellement aux desseins et aux entreprises de l'envahisseur. Mais en outre, comme César lui-même nous l'apprend (VI, X ; II, I), dans chaque canton d'une même cité, et dans presque toutes les familles, il existait deux partis contraires qui, aspirant l'un et l'autre au pouvoir, acceptaient pour chefs et suivaient comme tels ceux que leur intelligence, leur ambition et leur crédit désignaient plus particulièrement à l'attention, et sur lesquels chaque parti croyait pouvoir le plus compter. Un tel état de choses offrait à la politique de César, en même temps qu'à ses armes, une facilité de prise et d'action qu'il ne manqua pas de mettre à profit. Non moins habile corrupteur que grand homme de guerre, il savait se faire à propos l'auxiliaire des plus mauvaises passions de l'âme humaine. En excitant ou en caressant l'amour de domination de certaines cités ; en se déclarant leur protecteur ; en entretenant dans le sein de chacune d'elles l'esprit d'antagonisme et de faction par des encouragements donnés à propos aux plus faibles, ou bien tantôt à un parti et tantôt à l'autre, suivant le temps et les circonstances ; en comblant d'honneurs et de faveurs les cités qui se livraient à lui, et en les faisant prédominer, il devait réussir à trouver dans les divisions de cité à cité, dans les compétitions des partis, dans toutes les convoitises et toutes les ambitions publiques ou individuelles, un surcroît de force de la plus immorale, mais de la plus irrésistible efficacité. De sorte que les Gaulois ne lui servirent guère moins que le glaive de ses légionnaires à vaincre et à subjuguer les Gaulois. Nous verrons des chefs gaulois soutenus par lui, ou nommés
par lui contrairement aux usages et aux lois de Si l'on considère en outre que les légions de César et
toutes les recrues qu'elles reçurent pendant cette longue guerre, furent
tirées presque entièrement de Un jour pourtant, à la fin de la sixième année de cette
funeste guerre, il sortira des montagnes des Arvernes un jeune homme,
jusque-là spectateur silencieux des événements, qui s'avancera inspiré par l’idée de patrie, portant dans son sein le feu
sacré de la liberté, appelant à lui toute Là se terminent les Commentaires dictés par Jules César sur la guerre de Gaule. Depuis lors jusqu’à la fin de cette guerre, bien qu'il l'ait recommencée lui-même avec fureur trois mois après, elle fait le sujet d'un livre complémentaire (ou livre VIII) écrit par Hirtius, personnage tout dévoué à César et initié à sa pensée politique : ce qui donne un grand intérêt à ce complément des Commentaires sur la guerre de Gaule, lequel parait constituer une transition politique, habilement rattachée aux Commentaires propres de César sur la guerre civile. Ce livre d'Hirtius nous montrera le héros de Rome, au plus
fort de l'hiver qui suivit son immense succès d'Alésia et sans aucun motif
apparent de la part des Gaulois, recommençant tout à coup la guerre au centre
même de De là, selon nous, trois phases très-différentes et trois époques très-distinctes, dans cette longue guerre poursuivie par Jules César contre nos aïeux. Le tome troisième sera consacré tout entier à la démonstration du blocus d’Alésia, qui termine cette deuxième époque, et qui s'étend jusqu'à la fin des Commentaires propres de César concernant la guerre de Gaule. Enfin, dans ce même dernier volume, nous essayerons de formuler des conclusions historiques de plusieurs sortes, qui découlent ou du moins qui nous paraissent découler naturellement de l'ensemble des guerres de nos aïeux contre les Romains. De cette manière, nous aurons mis sous les yeux du lecteur, outre le récit de César et d'Hirtius, présentant l'histoire de la guerre de Gaule dans un intérêt et un esprit habilement césariens, tous les documents historiques et géographiques qui peuvent aider à contrôler ce récit et à reconnaître le véritable caractère des faits, en même temps que les lieux qui en furent témoins. Car nous ne devions négliger aucun moyen de mettre en lumière la vérité dans un sujet aussi important que noire histoire nationale : histoire sur laquelle nos pères ne nous ont transmis aucuns témoignages, mais qui nous parvient écrite par un ennemi : et quel ennemi ! dont le puissant génie armé tantôt de l'épée, tantôt du style, a été si funeste à la nationalité et à la gloire de nos ancêtres. C'est ici, on le voit, plus que de simples questions de faits et de détails concernant notre propre histoire ; nom touchons au fond même de l'histoire générale des anciens peuples, laquelle ne nous parait pas avoir été présentée jusqu'à ce jour avec l’impartialité désirable et nécessaire, soit à l'égard de nos aïeux, soit à l'égard des Romains eux-mêmes : tant le prestige de la force est durable parmi les peuples, même les plus intelligents ! Il en est pour les nations comme pour les individus ; et Juvénal l’a proclamé jadis à l'occasion de la disgrâce de Séjan : Turba Remi sequitur fortunam, ut semper, et odit Damnatas... Aussi le fabuleux Vœ victis
de Tite-Live semble-t-il avoir été retourné au vrai contre nous. En sorte que
notre unique espoir aujourd'hui, pour qu'on rende à nos aïeux la justice qui
leur est due, c'est qu'on n'aura peut-être pas pu effacer entièrement de leur
histoire, écrite par Jules César, toutes les traces de la vérité qui s'y trouve
au fond, si habilement dissimulée qu'elle soit à la surface ; et le but que
nous poursuivons ici est de rétablir avec
évidence, à l’aide des preuves territoriales et archéologiques, rapprochées
de tous les textes anciens, la suite exacte de ces traces glorieuses, si
importantes pour l’honneur de notre race. Ajoutons un mot. Jamais nous n'avons recherché ni même désiré le moins du monde pour notre travail l’attrait douteux d'une opposition systématique, dirigée contre l'œuvre similaire d'un personnage jadis très-haut placée bien que l’Histoire de Jules César par Napoléon III ait été livrée au public, et même que, sur les points les plus importants, nous soyons, comme on le verra, en désaccord complet avec les opinions soit anciennes, soit nouvelles, qui ont été adoptées ou produites par son auteur. De fait, notre premier volume de Jules César en Gaule avait déjà paru en 1865, avant toute publication de l'ouvrage dont il s'agit ; et le but spécial que nous nous sommes proposé est bien différent. Car nous n'aspirons qu'à éclairer l’histoire ancienne de notre race gauloise, dans son propre intérêt politique et militaire, en tâchant de jeter la lumière sur le fort et le faible de cette race nationale, et sur les qualités natives, heureuses ou malheureuses, qui distinguent les divers peuples établis depuis les anciens temps sur les divers territoires historiques. Nous n'avons même pas voulu changer un seul mot à
certaines phrases de notre rédaction primitive, qui pourront peut-être
aujourd'hui, après nos désastres récents, paraître écrites avec un peu trop
de fierté nationale. Car ce ne sera pas nous, après avoir tant médité sur les
Commentaires, qui manquerons de foi en notre race gauloise, et qui
désespérerons jamais des destinées de Qu'il nous soit permis de placer ici un mot d'explication au sujet d'une critique générale de nos précédents volumes, qui peut paraître fondée jusqu'à un certain point, et qui nous est adressée par un homme de grand sens, très-bienveillant pour nous. Vous n'écrivez pas avec calme et impartialité, comme on doit écrire l'histoire, nous dit-il ; vous y mettez de la passion, comme si vous écriviez un pamphlet contre les Romains ; et cela empêche la confiance que le lecteur pourrait avoir dans vos raisons : on se défie de vous, on réagit naturellement contre votre passion, et cela vous nuit. A quoi nous pouvons répondre : C'est que notre travail est lui-même une réaction contre l'histoire des Romains et des Gaulois telle qu'on nous l'a transmise et qu'on nous l'enseigne ; telle qu'on la trouve accréditée partout. C’est une thèse pour ce que nom croyons sincèrement être la vérité, contre ce que nous croyons sincèrement être une erreur. De là cet esprit de lutte qu'on nous reproche mais qui n'est au fond qu'une simple forme de langage, et qui est inévitable dans nos convictions, si nous voulons demeurer naturel. Car nous ne possédons pas le don de dire froidement ce que nous ne saurions sentir ou penser sans une certaine animation. Ainsi, nous osons supplier le lecteur, s'il nous arrive de laisser échapper dans l’occasion quelque parole un peu vive, de vouloir bien peser lui-même avec calme les faits rapportés qui auront pu nous pousser à un tel langage, et ne considérer que le fond même des choses, qui constitue tout l'intérêt de notre travail. |
[1] Annibal en Gaule, 1 vol. in-8°, et Jules César en Gaule, 1er vol. (Librairie Firmin Didot et Cie.)