JULES CÉSAR EN GAULE

 

TOME DEUXIÈME. — LA GUERRE DE GAULE JUSQU'AU BLOCUS D'ALÉSIA

COUP D'ŒIL PRÉALABLE SUR LA SITUATION POLITIQUE DES CITÉS DE LA GAULE, À TROIS ÉPOQUES SUCCESSIVES DE CETTE GUERRE.

 

 

On a pu voir, dans nos précédents volumes[1], comment les divers petits peuples gaulois, émigrés jadis en Italie, y sont tombés tous, les uns après les autres, sous le joug de la puissance romaine : faute surtout de s'être concertés entre eux pour leur défense contre l'ennemi commun ; et tout au contraire, pour s'être en partie joints à lui contre leurs propres frères de race ; et encore, pour avoir eu trop de confiance dans leur bravoure naturelle, au point d'avoir négligé tous perfectionnements de leurs moyens militaires, qui eussent pu amoindrir, dans une certaine mesure, la supériorité incomparable de ceux des Romains, comme nous l'avons démontré dans nos préliminaires à ce sujet.

On va voir ici de nouveau ces mêmes causes parti-, culières des premiers désastres militaires éprouvés par la race gauloise, en attirer sur elle une nouvelle et plus funeste série ; on va voir les cités aborigènes de la Gaule transalpine, attaquées sur leur propre territoire par Jules César, se laisser de même envahir les unes après les autres, comme condamnées, malgré des efforts d'une vaillance héroïque, à subir à leur tour la même infortune.

D'autant que César apportait en Gaule, outre des moyens militaires de plus en plus perfectionnés, outre son propre génie dans la guerre, une autre supériorité non moins redoutable, son génie dans la corruption politique, qui ne devait négliger, pour en tirer avantage, aucune des faiblesses inhérentes au caractère propre des Gaulois et aux conditions politiques de leurs cités.

En effet : non seulement les cités gauloises, à raison et de la place que chacune d'elles occupait sur le sol, et de la différence apparente de leurs intérêts, et de l'égoïsme de leurs prétentions respectives, se tenaient séparées les unes des autres, indifférentes, dans leur imprévoyance, au malheur qui ne les atteignait pas encore ; ou même, sous l'impression de sentiments jaloux et hostiles, applaudissant et se laissant associer partiellement aux desseins et aux entreprises de l'envahisseur. Mais en outre, comme César lui-même nous l'apprend (VI, X ; II, I), dans chaque canton d'une même cité, et dans presque toutes les familles, il existait deux partis contraires qui, aspirant l'un et l'autre au pouvoir, acceptaient pour chefs et suivaient comme tels ceux que leur intelligence, leur ambition et leur crédit désignaient plus particulièrement à l'attention, et sur lesquels chaque parti croyait pouvoir le plus compter.

Un tel état de choses offrait à la politique de César, en même temps qu'à ses armes, une facilité de prise et d'action qu'il ne manqua pas de mettre à profit. Non moins habile corrupteur que grand homme de guerre, il savait se faire à propos l'auxiliaire des plus mauvaises passions de l'âme humaine. En excitant ou en caressant l'amour de domination de certaines cités ; en se déclarant leur protecteur ; en entretenant dans le sein de chacune d'elles l'esprit d'antagonisme et de faction par des encouragements donnés à propos aux plus faibles, ou bien tantôt à un parti et tantôt à l'autre, suivant le temps et les circonstances ; en comblant d'honneurs et de faveurs les cités qui se livraient à lui, et en les faisant prédominer, il devait réussir à trouver dans les divisions de cité à cité, dans les compétitions des partis, dans toutes les convoitises et toutes les ambitions publiques ou individuelles, un surcroît de force de la plus immorale, mais de la plus irrésistible efficacité. De sorte que les Gaulois ne lui servirent guère moins que le glaive de ses légionnaires à vaincre et à subjuguer les Gaulois.

Nous verrons des chefs gaulois soutenus par lui, ou nommés par lui contrairement aux usages et aux lois de la Gaule, perdre peu à peu tout sentiment de race et de nationalité, ils se mettront au service de ses vues et de ses intérêts, jusqu'à la trahison des devoirs les plus sacrés et à la connivence la plus criminelle contre la liberté et le salut des peuples confiés à leur garde ; ils consentiront encore à devenir dans les autres cités les agents et les organes de sa politique dissolvante. Si bien que, séduites ou violentées selon les événements et l’intérêt de César, les cités les plus influentes, les plus riches et les plus puissantes de la Gaule, ne pourront se refuser à lui prêter appui, à lui fournir des vivres, dû matériel, des troupes auxiliaires, surtout des cavaliers, pour la réussite de ses expéditions partielles et successives, qui finalement aboutiront à la conquête et à la ruine de toute la Gaule.

Si l'on considère en outre que les légions de César et toutes les recrues qu'elles reçurent pendant cette longue guerre, furent tirées presque entièrement de la Gaule cisalpine et de la partie de la Gaule transalpine déjà précédemment réduite en Province romaine : toutes régions peuplées de Gaulois, mélangés seulement de quelques colons romains, on arrive à cette dernière et triste conclusion : que cette guerre de Gaule fut pour la race gauloise presque uniquement une guerre civile, allumée et dirigée par le Romain Jules César, dans l'intérêt de sa propre ambition, et que le résultat en fut l’asservissement de la Gaule chevelue à la puissance romaine. Voilà comment les rivalités ambitieuses et le défaut de patriotisme peuvent conduire une nation imprudente à la servitude !

Un jour pourtant, à la fin de la sixième année de cette funeste guerre, il sortira des montagnes des Arvernes un jeune homme, jusque-là spectateur silencieux des événements, qui s'avancera inspiré par l’idée de patrie, portant dans son sein le feu sacré de la liberté, appelant à lui toute la Gaule, et marchant à l’ennemi. On reconnaîtra aussitôt que c'est le génie de la patrie gauloise et de l’indépendance nationale, et on verra chanceler le génie de l’oppression étrangère. Mais, pour rester vainqueur dans cette lutte suprême, si habile que puisse être le Gaulois à compenser par sa méthode d'attaque l'avantage immense des armes du Romain, il faudrait encore qu'il parvînt à lui enlever tous les appuis que six années de politique corruptrice lui auront ménagés sur le sol gaulois. Par malheur ils y auront pris racine, et fatalement il faudra que toute la Gaule succombe avec son noble et héroïque défenseur.

Là se terminent les Commentaires dictés par Jules César sur la guerre de Gaule. Depuis lors jusqu’à la fin de cette guerre, bien qu'il l'ait recommencée lui-même avec fureur trois mois après, elle fait le sujet d'un livre complémentaire (ou livre VIII) écrit par Hirtius, personnage tout dévoué à César et initié à sa pensée politique : ce qui donne un grand intérêt à ce complément des Commentaires sur la guerre de Gaule, lequel parait constituer une transition politique, habilement rattachée aux Commentaires propres de César sur la guerre civile.

Ce livre d'Hirtius nous montrera le héros de Rome, au plus fort de l'hiver qui suivit son immense succès d'Alésia et sans aucun motif apparent de la part des Gaulois, recommençant tout à coup la guerre au centre même de la Gaule, y lançant les légions d'une manière furieuse sur les populations sans défiance, sans armes, et qui s'enfuient à travers les neiges ; nous le verrons ensuite courir au nord, à l’ouest, au sud, comme s'il cherchait partout des ennemis à combattre... Mais nous finirons par découvrir l'intérêt caché et tout personnel qui portait le farouche vainqueur à exercer ainsi à nouveau de si cruels ravages dans la malheureuse Gaule. Après quoi nous le verrons changer tout à coup de procédés, et se montrer doux et clément. Nouvelle énigme !

De là, selon nous, trois phases très-différentes et trois époques très-distinctes, dans cette longue guerre poursuivie par Jules César contre nos aïeux.

La PREMIÈRE ÉPOQUE, pendant laquelle les cités gauloises, oubliant que l’union fait la force, restent séparées les unes des autres et succombent toutes, les unes après les autres, s'étend aux SIX PREMIÈRES ANNÉES DE LA GUERRE et correspond aux six premiers livres des Commentaires propres de César sur cette guerre. Nous allons d'abord en présenter ici un résumé succinct, qui fera suite à l'invasion de la Gaule dont nous avons déjà parlé dans le tome premier de cet ouvrage.

La DEUXIÈME ÉPOQUE, pendant laquelle Vercingétorix réussit à unir en confédération nationale et à soulever ensemble presque toutes les cités de la Gaule contre l'envahisseur, l'attaqua héroïquement, habilement, mit en fuite ses légions, et néanmoins finit par succomber dans une lutte suprême et mémorable, ne comprend que la SEPTIÈME ANNÉE DE LA GUERRE, et correspond au septième livre des Commentaires propres de César. Ce septième livre, le dernier de ceux que le célèbre auteur dicta sur la guerre de Gaule, est beaucoup plus étendu et plus important qu'aucun des autres, et nous présente, pour ainsi dire, le couronnement à la fois et de l'œuvre militaire et de l'œuvre historique du conquérant de la Gaule, il demande donc à être étudié avec une attention extrême : d'autant plus que la vérité n'y est point à la surface, et que c'est de notre honneur national qu'il s'agit. Nous l'examinerons et le discuterons d'aussi près et aussi profondément qu'il nous sera possible. Cet examen et cette discussion, depuis le commencement du livre jusqu’au blocus d’Alésia, compléteront le présent tome deuxième.

Le tome troisième sera consacré tout entier à la démonstration du blocus d’Alésia, qui termine cette deuxième époque, et qui s'étend jusqu'à la fin des Commentaires propres de César concernant la guerre de Gaule.

La TROISIÈME ÉPOQUE, où, les cités se trouvant de nouveau isolées, César tout à coup recommença lui-même les hostilités au milieu de l'hiver, contre les habitudes de son armée, et sans que les Gaulois précédemment soumis y aient donné l'ombre d'un prétexte, et se livra à des incursions terribles dans toute la Gaule ; après quoi il se calma sans plus de motifs ostensibles, et dès lors se montra doux et clément : cette TROISIÈME ÉPOQUE, disons-nous, comprend LES DEUX DERNIÈRES ANNÉES DE LA GUERRE, et correspond au huitième livre des Commentaires, qu'on sait avoir été écrit par HIRTIUS, le confident politique de Jules César, pour compléter ceux du maître sur cette guerre, et aussi, peut-on croire, pour y constituer habilement une introduction utile aux Commentaires sur la guerre civile, qui font suite. Ce livre d'Hirtius, ou huitième livre des Commentaires de César, sera donc aussi pour nous, dans un dernier tome, l'objet d'un examen très-attentif ; car nous le croyons tout aussi important pour le fond que les livres dictés par César lui-même. Peut-être enfin ne pourrons-nous pas nous dispenser d'examiner en même temps les premières pages du récit de la guerre civile, où nous trouverons les preuves que cette guerre civile, aussi bien que la guerre de Gaule, fut préméditée, voulue et préparée par Jules César, et qu'elle fut une conséquence directe, immédiate de la guerre de Gaule.

Enfin, dans ce même dernier volume, nous essayerons de formuler des conclusions historiques de plusieurs sortes, qui découlent ou du moins qui nous paraissent découler naturellement de l'ensemble des guerres de nos aïeux contre les Romains.

De cette manière, nous aurons mis sous les yeux du lecteur, outre le récit de César et d'Hirtius, présentant l'histoire de la guerre de Gaule dans un intérêt et un esprit habilement césariens, tous les documents historiques et géographiques qui peuvent aider à contrôler ce récit et à reconnaître le véritable caractère des faits, en même temps que les lieux qui en furent témoins. Car nous ne devions négliger aucun moyen de mettre en lumière la vérité dans un sujet aussi important que noire histoire nationale : histoire sur laquelle nos pères ne nous ont transmis aucuns témoignages, mais qui nous parvient écrite par un ennemi : et quel ennemi ! dont le puissant génie armé tantôt de l'épée, tantôt du style, a été si funeste à la nationalité et à la gloire de nos ancêtres. C'est ici, on le voit, plus que de simples questions de faits et de détails concernant notre propre histoire ; nom touchons au fond même de l'histoire générale des anciens peuples, laquelle ne nous parait pas avoir été présentée jusqu'à ce jour avec l’impartialité désirable et nécessaire, soit à l'égard de nos aïeux, soit à l'égard des Romains eux-mêmes : tant le prestige de la force est durable parmi les peuples, même les plus intelligents ! Il en est pour les nations comme pour les individus ; et Juvénal l’a proclamé jadis à l'occasion de la disgrâce de Séjan :

Turba Remi sequitur fortunam, ut semper, et odit

Damnatas...

Aussi le fabuleux Vœ victis de Tite-Live semble-t-il avoir été retourné au vrai contre nous. En sorte que notre unique espoir aujourd'hui, pour qu'on rende à nos aïeux la justice qui leur est due, c'est qu'on n'aura peut-être pas pu effacer entièrement de leur histoire, écrite par Jules César, toutes les traces de la vérité qui s'y trouve au fond, si habilement dissimulée qu'elle soit à la surface ; et le but que nous poursuivons ici est de rétablir avec évidence, à l’aide des preuves territoriales et archéologiques, rapprochées de tous les textes anciens, la suite exacte de ces traces glorieuses, si importantes pour l’honneur de notre race.

Ajoutons un mot. Jamais nous n'avons recherché ni même désiré le moins du monde pour notre travail l’attrait douteux d'une opposition systématique, dirigée contre l'œuvre similaire d'un personnage jadis très-haut placée bien que l’Histoire de Jules César par Napoléon III ait été livrée au public, et même que, sur les points les plus importants, nous soyons, comme on le verra, en désaccord complet avec les opinions soit anciennes, soit nouvelles, qui ont été adoptées ou produites par son auteur. De fait, notre premier volume de Jules César en Gaule avait déjà paru en 1865, avant toute publication de l'ouvrage dont il s'agit ; et le but spécial que nous nous sommes proposé est bien différent. Car nous n'aspirons qu'à éclairer l’histoire ancienne de notre race gauloise, dans son propre intérêt politique et militaire, en tâchant de jeter la lumière sur le fort et le faible de cette race nationale, et sur les qualités natives, heureuses ou malheureuses, qui distinguent les divers peuples établis depuis les anciens temps sur les divers territoires historiques.

Nous n'avons même pas voulu changer un seul mot à certaines phrases de notre rédaction primitive, qui pourront peut-être aujourd'hui, après nos désastres récents, paraître écrites avec un peu trop de fierté nationale. Car ce ne sera pas nous, après avoir tant médité sur les Commentaires, qui manquerons de foi en notre race gauloise, et qui désespérerons jamais des destinées de la France. La Gaule meurtrie, abattue, couverte de sang par Jules César, s'est relevée : la France se relèvera, nous en avons la confiance, pourvu que tous ses enfants y travaillent avec quelque patriotisme, et avec le courage et la dignité modestes qui nous conviennent désormais.

Qu'il nous soit permis de placer ici un mot d'explication au sujet d'une critique générale de nos précédents volumes, qui peut paraître fondée jusqu'à un certain point, et qui nous est adressée par un homme de grand sens, très-bienveillant pour nous. Vous n'écrivez pas avec calme et impartialité, comme on doit écrire l'histoire, nous dit-il ; vous y mettez de la passion, comme si vous écriviez un pamphlet contre les Romains ; et cela empêche la confiance que le lecteur pourrait avoir dans vos raisons : on se défie de vous, on réagit naturellement contre votre passion, et cela vous nuit.

A quoi nous pouvons répondre : C'est que notre travail est lui-même une réaction contre l'histoire des Romains et des Gaulois telle qu'on nous l'a transmise et qu'on nous l'enseigne ; telle qu'on la trouve accréditée partout. C’est une thèse pour ce que nom croyons sincèrement être la vérité, contre ce que nous croyons sincèrement être une erreur. De là cet esprit de lutte qu'on nous reproche mais qui n'est au fond qu'une simple forme de langage, et qui est inévitable dans nos convictions, si nous voulons demeurer naturel. Car nous ne possédons pas le don de dire froidement ce que nous ne saurions sentir ou penser sans une certaine animation.

Ainsi, nous osons supplier le lecteur, s'il nous arrive de laisser échapper dans l’occasion quelque parole un peu vive, de vouloir bien peser lui-même avec calme les faits rapportés qui auront pu nous pousser à un tel langage, et ne considérer que le fond même des choses, qui constitue tout l'intérêt de notre travail.

 

 

 



[1] Annibal en Gaule, 1 vol. in-8°, et Jules César en Gaule, 1er vol. (Librairie Firmin Didot et Cie.)