JULES CÉSAR EN GAULE

 

TOME PREMIER

INVASION ÉMIGRATION DES HELVÈTES.

 

 

§ I. Cause réelle de la guerre : émigration des Helvètes, César à Genève, muraille au bord du Rhône, commencement des hostilités.

 

Il est naturel, dans l'étude d'une guerre, de commencer par en examiner la cause ; et en recherchant comment est née cette terrible guerre de Gaule, l’on est bien vite amené à reconnaître que, si l’on a pu dire de nos jours, au grand scandale des honnêtes gens, que la parole a été donnée à l'homme pour dissimuler sa pensée, ce n'était là qu'une forme nouvelle d'une maxime bien vieille et que César a su merveilleusement mettre en pratique. En effet, d'après ses Commentaires, le grand motif pour lequel il porte la guerre en Gaule Celtique est de porter secours aux Eduens, amis des Romains, et dont les Helvètes ravagent le territoire ; puis il trouve d'autres prétextes pour s'avancer plus loin, et de même jusqu'à ce qu'il ait accompli la conquête de toute la Gaule. Tel a été, du reste, le procédé habituel des Romains, pour s'annexer de proche en proche le territoire de tous les peuples voisins et les soumettre à leur domination.

Si peu qu'un homme du génie de César eût médité sur les passages de l'histoire de Polybe que nous avons cités, il dut bien vite en conclure que les Gaulois devaient avoir chez eux beaucoup d'or, ce grand moyen politique et militaire ; que la conquête de la Gaule devait être facile aux légions ; qu'en la faisant, lui César, outre qu'il suivrait les tendances du peuple romain et se l'attacherait, il vengerait toute l'Italie de la terreur que lui inspirait le nom gaulois, et deviendrait personnellement aux yeux de tous plus terrible que les Gaulois. Ainsi : piller de grandes richesses, tuer beaucoup de Gaulois, asservir ce peuple aux Romains et s'acquérir le dévouement d'une puissante armée ; puis, revenir en Italie avec cette force militaire et avec beaucoup d'or : Voilà ce qui attirait Jules César en Gaule l Quelle perspective pour un homme ayant l'ambition effrénée de dominer seul à Rome ! Une fois donc que sa pensée se trouva dirigée de ce côté-là, ou spontanément, ou à la lecture de l'Histoire de Polybe, César ne dut plus songer qu'à trouver une occasion favorable de porter la guerre en Gaule.

En effet, d'après Suétone[1], dans l'année qui précéda cette guerre, Jules César, consul pour la première fois, chercha par tous les moyens à gagner la faveur du peuple. Il fit expulser du Forum, à main armée, son collègue Bibulus, et dès lors il administra seul tout à son gré dans la République. Il pesa par l'intimidation, même par la violence, sur le Sénat. A la même époque, il épousa Calpurnia, fille de Pison, qui allait lui succéder dans le consulat. Sa propre fille, Julia, après l'avoir promise à Cæpion, dont il s'était servi pour attaquer Bibulus, il la donna à Pompée. De sorte que, dit Suétone, le beau-père, secondé par le gendre, put choisir entre toutes les provinces romaines, et choisit de préférence les Gaules, pour y trouver des moyens et des occasions favorables de triomphes. César n'obtint d'abord que la Gaule Cisalpine avec l'Illyrie, mais bientôt le Sénat y ajouta la Gaule Chevelue, dans la crainte que, s'il la lui refusait, le peuple même ne la lui donnât avec l'autre. César, dans l'élan de sa joie, ne put se contenir, et quelques jours après, en plein Sénat, il se vanta d'avoir, malgré ses adversaires et à leur grand chagrin, atteint ce qu'il désirait avec le plus d'ardeur : se flattant d'arriver par là à courber sous lui toutes les têtes. Quo gaudio elatus, non temperavit quin paucos post dies frequenti Curia jactaret, invitis et gementibus adversariis, adeptum se quœ concupisset : proinde ex eo insultaturum omnium capitibus.

Ainsi, en un mot, l'ambition personnelle de César, telle fut la véritable cause de la guerre de Gaule : guerre préméditée, entreprise, racontée par lui-même, et qui amena pour lui la dictature perpétuelle ; après lui l'empire des Césars.

Cette guerre si considérable dans l'histoire universelle, mais surtout dans notre histoire nationale, nous allons aujourd'hui, sur le terrain de l'ancienne Gaule et les Commentaires à la main, tenter d'en suivre partiellement les opérations, d'abord au début, dans la première campagne, puis, à la plus grande péripétie, dans la septième campagne.

Pour procéder avec méthode dans l'examen des lieux où les faits se sont accomplis, nous allons suivre le récit même de César, en traduisant, le plus exactement qu'il nous sera possible, tout ce qui concerne la topographie, les mouvements des armées, les faits généraux, et en résumant le reste[2].

Chez les Helvètes[3], Orgétorix était bien au-dessus de tous par la naissance et par les richesses. Ce chef, sous le consulat de M. Messala et de M. Pison, poussé par l'ambition de régner, s'entendit avec la noblesse, et persuada aux Helvètes d'émigrer avec toutes leurs forces, pour s'emparer du pouvoir dans la Gaule, ce qui leur était, disait-il, très-facile, puisqu'ils n'avaient point d'égaux en vaillance. Il les y détermina d'autant plus facilement que de toutes parts le pays des Helvètes est enclavé par la nature des lieux. Il se trouve circonscrit d'un côté parle Rhin, fleuve très-large et très-profond, qui sépare le territoire des Helvètes de celui des Germains ; d'un autre côté, par le Jura, mont très-élevé, qui est situé entre les Séquanes et les Helvètes ; d'un t troisième côté, par le lac Léman et le Rhône, qui sépare notre[4] Province des Helvètes. Il résultait de cette situation que les Helvètes ne pouvaient ni faire des excursions lointaines, ni porter facilement la guerre chez leurs voisins. Cela contrariait beaucoup ces hommes qui aimaient la guerre. Ils trouvaient leurs confins trop resserrés pour leur population et pour leur renommée de puissance militaire et de bravoure.

Deux ans parurent devoir suffire pour les préparatifs. Une loi fut portée fixant la date du départ à la troisième année. Des incidents survinrent : Orgétorix, accusé de vouloir s'emparer du pouvoir suprême, mourut, de mort naturelle ou de suicide. Après sa mort, les Helvètes n'en persistèrent pas moins dans leur projet d'émigrer. Se voyant prêts, ils incendient leurs places fortes, au nombre de douze ; leurs villages, au nombre de quatre cents, et le reste des habitations particulières. Ils brûlent le blé excédant ce qu'ils peuvent emporter, afin que personne ne conserve l'espoir de revenir dans les foyers, et que chacun soit plus énergique à affronter tous les périls. Ils persuadent aux Rauraci, aux Tulingi, aux Latobrigi, leurs limitrophes, d'en faire autant et de partir avec eux. Enfin, ils s'adjoignent encore les Boïens qui, chassés de l'Italie, étaient allés s'établir au delà du Rhin, dans la Norique, dont ils s'étaient rendus maîtres.

Il n'y avait absolument que deux chemins par lesquels les Helvètes pussent quitter leurs foyers : l'un par le pays des Séquanes, chemin étroit et difficile, entre le mont Jura, et le lit du Rhône (la passe du fort de l'Écluse), où à peine des chars à la file pouvaient passer. Or, le mont très-élevé dominait de manière qu'il eût suffi d'un très-petit nombre d'hommes pour empêcher facilement le passage ; l'autre, par notre Province (le chemin de Genève du sud-ouest par Frangy), chemin bien plus facile et plus praticable, attendu que, entre le pays des Helvètes et celui des Allobroges, récemment soumis, coule le Rhône, et qu’on peut le traverser à gué sur plusieurs points. La dernière ville forte des Allobroges, c'est Genève, qui touche au pays des Helvètes. De cette ville un pont permet de communiquer avec les Helvètes. Ceux-ci comptaient l’on persuader aux Allobroges, qui paraissaient encore hostiles au peuple romain, de les laisser passer sur leur territoire, ou y passer de force.

Tout étant prêt, les Helvètes indiquent le rendez-vous général sur le bord du Rhône (rive droite, entre Genève et le fort de l'Écluse), pour le cinq des calendes d'avril, L. Pison et A. Gabinius étant consuls.

César est informé à Rome que les Helvètes entreprennent de passer à travers la Province romaine. Il vole à Genève, et donne l'ordre de lever le plus grand nombre d'hommes qu'il sera possible dans toute la Province. Une seule légion se trouvait dans la Gaule Ultérieure. César fait d'abord couper le pont de Genève.

Les Helvètes apprenant son arrivée lui envoient une députation pour l'informer qu'ils seraient dans l'intention de passer, sans faire le moindre mal, par la Province, attendu qu'ils n'ont pas d'autre chemin, et pour le prier d'y donner son consentement. César, afin de gagner du temps, répond qu'il veut quelques jours pour réfléchir, et ajourne sa réponse aux ides d'avril.

Pendant ce temps-là, avec la légion qu'il a auprès de lui et les soldats qui arrivent de la Province, il établit (sur la rive gauche du Rhône), depuis le lac Léman, dans lequel passe le Rhône, jusqu'au mont Jura, qui sépare les Helvètes des Séquanes, une muraille de dix-neuf mille pas de longueur et de seize pieds de hauteur, avec un fossé. Cela terminé, il dispose des postes et établit des redoutes, afin que, si l’on tentait de passer de force, il fût facile de s'y opposer.

Les Helvètes étant revenus au jour fixé. César leur déclare qu'il ne peut, sans se mettre en désaccord avec les principes et les antécédents du peuple romain, donner passage à qui que ce soit par la Province ; et il leur montre que s'ils veulent passer de force il a moyen de l'empêcher.

Déçus de cet espoir, les Helvètes tentent de forcer le passage, les uns sur des barques jointes et de nombreux radeaux, les autres en passant à gué le Rhône aux endroits où l'eau est la moins profonde : ils font ces tentatives quelquefois de jour, plus souvent de nuit ; mais, toujours arrêtés par la force des ouvrages, par les soldats qui accourent, parles traits qu’on leur lance ; enfin ils y renoncent.

Restait uniquement la voie par le pays des Séquanes, où les Helvètes ne pouvaient, à cause des défilés, passer malgré les Séquanes. Pour obtenir leur consentement, ils s'adressent à Dumnorix, Éduen, ami des Helvètes, qui entreprend la négociation et y réussit. Des otages sont mutuellement donnés pour garantir, de la part des Séquanes, qu'ils n'empêcheront point les Helvètes de passer ; de la part des Helvètes, qu'ils passeront sans faire tort ni injure.

César fut informé que les Helvètes étaient dans l'intention de passer par le pays des Séquanes et le pays des Éduens, pour se rendre chez les Santones (en Saintonge), non loin du pays des Tolosates (de Toulouse), qui sont une cité de la Province. Il comprit que, si cela s'effectuait, ce serait un grand danger pour la Province que d'avoir, sur la frontière d'un pays ouvert et très-productif en céréales, des hommes belliqueux, ennemis du peuple romain. Pour ces motifs, laissant à T. Labienus, son lieutenant, le commandement des ouvrages qu'il avait établis, il se rend de sa personne, à marches forcées, en Italie.....

Voici l'aspect local qui correspond à ces premières pages des Commentaires, au début des hostilités.

Il n'y avait absolument que deux chemins..... Erant omnino itinera duo..... Ce premier coup d'œil orographique de César est admirable à vérifier d'un point culminant de Genève ou de la surface du Léman. De là un spectateur voit l'ouest et le nord-ouest de l'horizon fermés par le Grand Jura, comme par une muraille 'immense, infranchissable (sinon à force de travaux d'art), et partout continue, sauf en un point, à l'ouest-sud-ouest, où il existe une ouverture. C'est une vaste cassure du mont, angulairement béante, approfondie à niveau, que le Rhône franchit avec impétuosité ; et où passe également, sur sa rive droite, un chemin qui est difficile, parce qu'il faut contourner la saillie de roches escarpées dont le pied s'avance jusqu'à l'eau. Voilà le premier chemin pour sortir du pays des Helvètes, par le pays des Séquanes, en passant le long du Rhône : Unum per Sequanos, angustum et difficile, inter montem Juram et flumen Rhodanum, quo vix singuli carri ducerentur : mons autem altissimus impendebat, ut facile perpauci prohibere possent. Les Helvètes, en effet, avant les travaux d'art aujourd'hui exécutés, n'auraient pu suivre ce chemin sans se mettre à la file, et quelques hommes postés à l'endroit où se trouve placé aujourd'hui le fort de l'Ecluse eussent suffi pour les empêcher de passer. Les Helvètes furent donc bien forcés d'obtenir le consentement des Séquanes, dès le premier pas à faire sur leur territoire. Il n'y a qu'à ouvrir les yeux pour voir tout cela, et pour comprendre clairement le récit de César.

A droite de cette ouverture unique où s'engagent ensemble le Rhône et le premier chemin par lequel les Helvètes pouvaient quitter leurs foyers, le Grand Jura se prolonge au nord, en maintenant sa ligne de faîte, à perte de vue, du côté du Rhin. A gauche, le mont, après s'être prolongé au sud jusqu'à dix kilomètres, se termine tout d'un coup sur Chaumont et Frangy, comme un promontoire abrupt. Voilà le bout de la barrière du Grand Jura, qu’on aperçoit facilement du pays des Helvètes, et par où l’on peut encore sortir de ce pays dans 1à direction du sud-ouest, en évitant les monts. Mais, pour sortir de ce côté-là, il faut passer le Rhône et entrer dans le pays des Allobroges ; en un mot, il faut traverser la Province, comme l'indique César, au sujet de ce second chemin par lequel les Helvètes pouvaient quitter leurs foyers : Alterum per provinciam nostrum, multo facilius atque expeditius.

Enfin, si l’on suit de l'œil la ligne de faîte du Grand Jura, il est facile de s'assurer que, sauf ces deux voies, le chemin par la cassure du mont qui permet de le traverser, et le chemin par la Province qui l'évite, il ne peut pas exister d'autre voie naturelle pour sortir du pays des Helvètes dans la direction du sud-ouest : Erant omnino itinera duo.

Le Rhône, à sa sortie du lac Léman, reçoit immédiatement sous Genève l'Arve, affluent considérable qui vient du sud-est, amenant les eaux du mont Blanc ; puis le fleuve se dirige à l’ouest-sud-ouest, vers la cassure du Grand Jura, où il s engage. Ainsi, la vallée du Rhône, qui fait suite ici à celles du Léman et de l'Arve réunies, prend pour berge de gauche, dès le confluent des deux cours d'eau, la berge de gauche de la vallée de T Arve, et a pour limite dès lors le prolongement de la ligne de faite qui sépare les eaux de l'Arve des eaux des Usses. Cette ligne de faite, au droit du confluent de l'Arve sous Genève, est assez écartée du Rhône et en même temps peu élevée : c'est là qu'elle est franchie par la route qui traverse la Province (route de Genève au sud-ouest, par Frangy). Puis à mesure que la ligne de partage des eaux du Rhône et des Usses se poursuit à l'ouest, cette ligne se rapproche du fleuve et s'élève de plus en plus, jusqu'à ce qu'enfin elle se soude à la montagne du Vuache, presqu'au sommet et très-près du Rhône. De l'autre côté, la berge de droite de la vallée du Rhône, le Grand Jura même, se trouve d'abord à l'écart du fleuve qui sort du Léman ; puis le mont et le fleuve se rapprochent de plus en plus jusqu'à la cassure où le Rhône s'engage et baigne le pied des roches escarpées, il résulte de cette configuration générale de la vallée du Rhône, entre Genève et la brèche du Grand Jura, deux demi-vallées qui vont en se rétrécissant de plus en plus, à mesure qu’on s'avance vers la cassure du mont, jusqu'à devenir nulles dans la cassure même où les deux parties du mont se dressent presque verticalement sur les deux bords du fleuve.

La demi-vallée de la rive droite constituait un prolongement angulaire du territoire des Helvètes le long du Rhône : Propterea quod Helvetiorum inter fines et Allobrogum qui nuper pacati erant Rhodanus fluit, isque nonnullis locis vado transitur. Au sommet de l'angle se trouve l'entrée, du chemin qui conduit à l'ouest par le pays des Séquanes. Cette demi-vallée de la rive droite du Rhône est tournée au midi, disposée en amphithéâtre sur le fleuve, arrosée par la London et autres ruisseaux limpides : c'était donc, à tous égards, un lieu parfaitement choisi pour le rendez-vous de l'émigration : Diem dicunt quo die ad ripam Rhodani omnes conveniant.

Le Rhône, qui longe ce lieu de rendez-vous depuis le Léman jusqu'à la passe du Grand Jura, y est d'un cours modéré et suit une direction un peu sinueuse. Sur quelques points il s'étale, se subdivise en circonscrivant des îles variables, et là assez souvent l’on peut le passer à gué. Mais, dès qu'il approche de la passe du Grand Jura, le fleuve devient rapide, et ensuite il roule dans des abîmes, jusque près de Seyssel : c'est la région de la Perte du Rhône, après laquelle il devient navigable.

Si donc César ne fût venu s'opposer au passage des Helvètes, il leur eût été bien facile d'éviter Genève, et bien commode de passer le Rhône aux divers gués indiqués plus haut, pour prendre sur la rive gauche la route qui traverse la Province : Alterum per provinciam nostram, multo facilius atque expeditius.

Mais pour empêcher les Helvètes d'émigrer par cette voie de la Province, César fit couper le pont de Genève, et élever une muraille, par derrière le Rhône, depuis le Léman jusqu'au Jura. La distance de Genève aux rapides de la passe du Jura est d'environ vingt kilomètres en ligne droite ; mais en suivant les sinuosités du fleuve, comme dut être établie la muraille, l’on trouve une longueur qui s'accorde parfaitement avec les dix-neuf mille pas (vingt-huit kilomètres) indiqués dans le récit de César[5].

Finalement, les Helvètes n'ayant pu forcer le passage du Rhône pour émigrer au sud-ouest, par la Province, il ne leur restait plus que le chemin par le pays des Séquanes, qui s'offrait à eux au sommet de l'angle de leur propre territoire où ils étaient rassemblés : Relinquebatur una per Sequanos via. C'est aujourd'hui la route qui passe par le fort de l'Écluse.

Ces premières pages des Commentaires démontreraient, si l’on en pouvait douter, combien les descriptions de César sont précises, concises, pittoresques. On a tout sous les yeux, sans accessoires inutiles qui viennent distraire l'attention : rien de moins qu'il ne faut, rien de plus. On doit donc bien tout à la fois peser les mots et interroger l'aspect des lieux quand l’on cherche aujourd'hui à retrouver les voies qu'il a suivies dans la guerre de Gaule : recherche qui va devenir très-difficile à partir du point où nous sommes.

Jusqu'ici nous avons été généralement d'accord avec la plupart des savants qui ont écrit sur la première campagne de César en Gaule ; mais, pour ce qui va suivre jusqu'à la grande bataille, près d'Autun, où César tailla en pièces l'émigration des Helvètes, nous ne connaissons aucune géographie de l'ancienne Gaule, aucune opinion complète, qui soient conciliables avec le texte des Commentaires, sans excepter même celle d'un homme qui connaissait le pays, De Lateyssonnière. Nous ne pouvons discuter en détail ces opinions, à cause des développements que cela entraînerait. D'ailleurs nous avons démontré, dans notre Notice géographique, que les attributions territoriales qui leur servent de base sont en opposition formelle avec les textes de César et des géographes anciens. Nous allons donc tout de suite tâcher d'établir d'une manière positive notre propre opinion qui est bien différente, qui est nouvelle de tous points, soit au sujet de la voie que suivirent les Helvètes depuis Genève jusqu'à la Saône, soit au sujet des mouvements correspondants de César, et du point de sa marche où Labienus le rallia.

Rappelons en deux mots la situation actuelle qui va nous servir de point de départ. César est en Italie, où il est allé chercher des renforts. Labienus l'a remplacé dans le commandement des ouvrages élevés sur la rive gauche du Rhône : il a l'œil sur les Helvètes qui sont en face de lui, de l'autre côté du fleuve. Ceux-ci, rassemblés dans l'angle de leur territoire, n'ont plus qu'une seule voie pour émigrer à l’ouest, le chemin par le pays des Séquanes, aujourd'hui le passage par le fort de l'Ecluse.

L'émigration des Helvètes comptait 92.000 combattants. César n'avait au bord du Rhône qu'une seule légion et des recrues. Il a fallu la force de la muraille et la difficulté du passage du fleuve pour que les Romains aient pu résister aux attaques des Helvètes. Ceux-ci maintenant vont se rendre à l'ouest par le pays des Séquanes. César qui veut les poursuivre et porter la guerre au sein de la Gaule, a besoin, pour une telle entreprise, de beaucoup plus de forces qu'il n'en avait sous la main près de Genève, et il s'est rendu en Italie, à marches forcées, pour hâter l'organisation et l'arrivée des renforts indispensables à ses projets. Il est naturel de penser que, après y être allé si rapidement, il en va revenir de même vers Labienus et les Helvètes, par le plus court chemin. Tout au contraire, les auteurs modernes font venir César d'Italie par un chemin détourné et très-long ; ce qui ne nous parait point naturel, et exigerait de bonnes preuves pour être admis. Il faut donc ici bien examiner et le texte et les lieux.

 

§ II. — Itinéraire des cinq légions de renfort amenées d'Italie par César : passage du Rhône. Porte de la Gaule.

 

Voici l'ensemble du texte des Commentaires : César est informé que les Helvètes sont dans l'intention de traverser par le pays des Séquanes et celui des Éduens, pour se rendre chez les Santons..... Par ces motifs, il laisse à son lieutenant T. Labienus le commandement de la muraille qu'il avait établie, et, de sa personne, il se rend à marches forcées en Italie ; là, il forme deux légions, il en tire trois autres d'Aquilée (Venise) ; et, avec ces cinq légions, il prend à la hâte le plus court chemin pour se rendre à travers les Alpes dans la Gaule Ultérieure. Là, les Centrons, les Graiocèles et les Caturiges, ayant occupé les hauteurs, tentent d'empêcher son armée de passer. Après les avoir écartés en plusieurs rencontres, il arrive, à partir d'Ocelum, qui est à la frontière de la Province Citérieure, le septième jour, au pays des Voconces dans la Province Ultérieure ; de là, il conduit son armée chez les Allobroges, des Allobroges chez les Sébusiens. Ce peuple est placé en dehors de la Province, le premier au delà du Rhône.

Nous pouvons reconnaître l'itinéraire de César à deux caractères que nous formulons ainsi : 1° César a suivi le plus court chemin pour se rendre du nord de f Italie sur le haut Rhône ; 2° on doit rencontrer en suivant ce chemin les peuples nommés par César à cette occasion. La première de ces deux propositions entraîne une solution absolue. On comprend que pour détruire cette solution, il ne suffirait pas de jeter des doutes sur la situation des peuples dont il s'agit ; tout au contraire, dans ce cas, la situation de ces peuples devrait se déterminer par le chemin lui-même.

1° Le point de départ de l'itinéraire est l'entrée des Alpes du côté de l'Italie, Aoste ou bien Suse. Le but, c'est Labienus à soutenir et les Helvètes à combattre. Ceux-ci peuvent se trouver, d'après l'indication de César lui-même, ou sur le bord du Rhône en face de Labienus, ou en pays séquane, ou en pays éduen.

Le point moyen de ces trois positions éventuelles de l'ennemi, c'est la Perte du Rhône.

De plus, en se dirigeant sur la Perte du Rhône, si les Helvètes sont en face de Labienus, César arrive à sa muraille par la Semine, ce qui est le plus court chemin ; et si les Helvètes sont déjà partis, il coupe au plus court pour arriver sur leurs traces ; car, en ce cas, César sait d'avance qu'ils ont dû passer devant la Perte du Rhône, puisque au moment de son départ pour l'Italie, il savait que c'était leur intention de passer là, et qu'il ne leur restait aucune autre voie pour tendre à leur but : Relinquebatur una per Sequanos via. Enfin, à la Perte du Rhône, César est assuré de passer le fleuve sans difficulté, sur trois points ; et Labienus n'a qu'un pas à faire pour s'y joindre à lui avec son corps d'armée.

Il est donc naturel que César se dirige du nord de l'Italie à travers les Alpes vers la Perte du Rhône.

Quel est le chemin le plus court pour s'y rendre ? C'est évidemment le chemin par le val d'Aoste et le val de Tarentaise, c'est-à-dire par les Alpes Graies, aujourd'hui la route du Petit Saint-Bernard.

Cette route était suivie longtemps avant l'époque de César, du temps de Polybe, comme nous l'avons démontré dans notre Notice géographique.

La longueur de la route d'Aoste à la Perte du Rhône est de 167 milles, d'après les données de l'itinéraire d'Antonin ; et sa longueur vraie est telle, d'après les mesures indiquées en détail par le colonel Lapie.

Les savants modernes et la Commission de la nouvelle carte des Gaules dirigent la marche de César sur un autre point du cours du haut Rhône, savoir un peu en amont de Lyon, sous Montluel ; et ils l'y font arriver par une autre voie, celle des Alpes Cottiennes, du mont Genèvre, c'est-à-dire par Suze, Briançon, Gap, Die, Valence, Vienne.

Nous ne savons pas sur quels textes l’on se fonde pour établir cet itinéraire détourné qui traverse une étendue notable du territoire des Cavares, dont César ne parle nullement. Veut-on qu'il ait négligé ce détail ? Soit. Mais les Sébusiens ne peuvent se rencontrer sous Montluel, pour les raisons dites dans notre Notice géographique. Et de plus, examinons ici quelle serait la conséquence de l'hypothèse, quant à la longueur respective des deux itinéraires.

La longueur de la route d'Italie au bord du haut Rhône, par Suze, Gap, Vienne, jusqu'au passage du fleuve sous Montluel, est d'après les données de l'itinéraire d'Antonin, de 276 milles. Sa longueur vraie est d'après le colonel Lapie, de 371 milles. Or, la route d'Italie au même point du fleuve, par Aoste, Chambéry, Bourgoin, n'est, d'après l'itinéraire d'Antonin, que de 184 milles, et sa longueur vraie est telle, d'après le colonel Lapie. La différence est donc de 87 milles, de moins par les Alpes Graies que par les Alpes Cottiennes pour venir d'Italie passer le Rhône près de Lyon, sous Montluel.

Ajoutons une remarque : il est incontestable, d'une part, que le passage de ce fleuve par César, pour entrer en Gaule, a eu lieu entre le confluent de la Saône et la Perte du Rhône, point au-dessus duquel n'ont pu se trouver les Sébusiens ; et d'autre part, que dans cet intervalle, plus l’on remonte sur le Rhône, plus l’on se rapproche de Chambéry, où passe la route des Alpes Graies, et plus l’on s'éloigne de Vienne, où passe la route des Alpes Cottiennes. Par conséquent tout autre point du cours du fleuve que celui qu'ont adopté les savants modernes pour l'entrée de César en Gaule — et qui touche, pour ainsi dire, au confluent de la Saône —, serait encore plus favorable à l'itinéraire par les Alpes Graies, dans la comparaison du plus court des deux chemins qu'a pu suivre César, pour se rendre du nord de l'Italie sur le haut Rhône.

Donc, la route d'Italie au bord du haut Rhône par les Alpes Graies, par le Petit Saint-Bernard, est très-certainement la voie la plus courte, et par conséquent celle que Jules César a suivie pour venir envahir la Gaule Celtique ; car son texte est formel : Qua proximum iter in ulteriorem Galliam per Alpes erat, cum his quinque legionibus ire contendit.

2° Nous disons que les peuples nommés par César à cette occasion se rencontraient sur cette même voie des Alpes Graies.

En effet, trois de ces peuples, les Centrons, les Graiocèles et les Caturiges, habitaient dans les Alpes. Jamais personne n'a contesté, ni pu contester, que les Centrons occupaient le val de Tarentaise, que suit la voie des alpes Graies au versant septentrional des monts. Les deux autres peuples ne pouvaient être bien éloignés de là, puisque tous les trois ensemble se sont rencontrés au passage rapide des légions : Ibi, là dit César. Là, les Centrons, les Graiocèles et les Caturiges, ayant occupé les hauteurs, tentent d'empêcher son armée de passer. Or, comme nous l'avons constaté dans notre Notice géographique, Strabon dit que les Salasses occupaient levai d'Aoste ; qu'un jour ils ont eu l'audace de précipiter des roches sur l'armée de César qui passait, et de piller l'argent qui lui appartenait, ce qui nous explique l'attaque dont parle César et qu’on ne comprendrait pas sans cela. Strabon ajoute qu'Auguste les a entièrement détruits et remplacés par une colonie romaine, Augusta Salassorum, Aoste. Suétone de son côté, dit que les Salasses, domptés par Auguste, se composaient de plusieurs peuplades qui habitaient dans les Alpes. Nous concluons de cet ensemble d'indications que les Graiocèles[6] dont parle César étaient une peuplade particulière des Salasses, et habitaient dans le val d'Aoste. Remarquons d'ailleurs que leur nom, Grai-oceli, inalpini Graiœ-oceli, peuplade de l'Ocelum de l'alpe Graie — de même que les noms Piémont, Piémontais, indiquent un peuple du pied des monts —, porterait à placer cette peuplade exactement dans la région d'Aoste, si l’on admet l'opinion motivée par nous, que le mot ocelum indiquait en général un poste de surveillance à l'entrée des Alpes ; car Aoste est à l'entrée de l'alpe Graie. Enfin Strabon place les Caturiges au delà et au-dessus des Salasses du val d'Aoste, ce qui nous paraît désigner les versants italiens des Alpes Pennines, au nord d'Ivrée et du fort de Bard. Voilà donc, en définitive, les trois peuples mentionnés par César réunis sur la voie des Alpes Graies, tous les trois à la suite.

César apprécie le temps qu'il mit à traverser les monts : il compte sept jours de marche, depuis le point d'entrée d'un côté, jusqu'au point de sortie de l'autre côté. Or, la distance d'Aoste à Montmeillan s'accorde avec cette mesure. C'est ici la place d'une remarque importante que nous nous sommes réservé de soumettre au lecteur, concernant le point précis de l'itinéraire de César où se trouvait l'Ocelum dont il parle. En admettant notre opinion que ce nom de lieu est simplement le nom significatif d'un poste établi à une frontière, l’on doit remarquer que d'ordinaire il devait en exister deux, un de chaque côté. Or, César parle de celui qui était du coté de la Province ; l’on peut donc admettre que l'Ocelum en question se trouvait exactement à l’endroit où l’on voit aujourd'hui le fort de Bard, lieu parfaitement convenable pour un poste de frontière, et dont la distance jusqu'à Montmeillan put indubitablement être franchie en sept jours par les légions romaines.

Le pays où César débouche est celui des Voconces, cité fédérée que Strabon nous a montrée s'étendant sur la rive gauche de l'Isère, parallèlement aux Allobroges qui occupaient l'autre rive. Les Voconces remontaient donc dans la vallée du Grésivaudan jusqu'auprès de Montmeillan, ce que rien ne contredit.

De là César entra chez les Allobroges, dont le pays n'est point douteux. La voie antique y pénétrait par Lemincum (Chambéry) où elle se bifurquait. César, qui dès lors peut apercevoir le mont du Vuache, au pied duquel il a laissé Labienus, suit tout droit la branche de Genève jusqu'à Frangy ; de là, coupant au plus court par la Semine, et, communiquant avec Labienus, il passe à la Perte du Rhône de l'autre côté du fleuve, chez les Sébusiens (à Bellegarde en Bugey). Ce fut chez ce peuple, placé en dehors de la Province le premier au delà du Rhône, qu'il campa pour la première fois en Gaule.

Ainsi se termine cet itinéraire, sur lequel nous venons de voir, avec certitude, tous les peuples mentionnés par César à cette occasion.

Pourrait-on, en effet, conserver quelque doute à cet égard ? Le but de sa marche est clairement déterminé par lui-même. Le point moyen de la position éventuelle de l'ennemi en Gaule, celui où César devait se diriger, était certainement dans la direction de la Perte du Rhône ; et, de plus, cette région lui offrait un triple passage naturel du fleuve sans la moindre difficulté. César, du reste, ne put ignorer ces passages naturels du Rhône, puisque la muraille qu'il fit élever derrière ce fleuve, pour empêcher les Helvètes de le passer, aboutissait presque à ces passages si remarquables. Donc c'est bien à la Perte du Rhône que César a fait passer son armée pour entrer en Gaule. Et d'ailleurs, ne semblerait-il pas, dans le tour du récit, que cette armée n'a pas rencontré le fleuve ou qu'elle l'a enjambé ? César parle-t-il du passage, du lieu où il se fit, des difficultés que l'armée y éprouva ? Il nous dit seulement que, en arrivant chez les Sébusiens, il est de l'autre côté du Rhône. Cependant, le Rhône à passer, c'est quelque chose pour une armée. Il est vrai, toutefois, que César ne parle nullement de la Perte du Rhône ; mais avfût-il donc intérêt à écarter de ses expéditions le merveilleux ? N'est-ce pas l'homme qui a écrit, au sujet d'une autre campagne, ces trois mots : Veni, vidi, vici ?

C'est à la Perte du Rhône que Labienus, quittant la muraille, vient se joindre à César, en deux heures de marche, le long du fleuve sur la rive gauche. Cette faible distance explique le silence gardé par César concernant cette jonction, silence inexplicable, si César avait passé ailleurs.

Cette porte de la Gaule, par laquelle entra César, est tellement indispensable à connaître avec certitude, non-seulement pour l'intelligence de la première campagne, mais encore et surtout pour l'appréciation stratégique de la septième, la plus importante de toutes, que nous croyons devoir déterminer sa position en la rattachant à des éléments géographiques incontestables, à des points de repère.

Remarquons d'abord que, depuis l'Italie, les textes nous conduisent invinciblement du côté de la Perte du Rhône. Considérons bien aussi les deux conditions locales que nous avons déjà signalées :

1° César vient de passer le Rhône avec son armée ; il ne parle ni de gué, ni de pont jeté, ni d'aucune difficulté à opérer ce passage, qui se fait dans la saison de la fonte des neiges, c'est-à-dire quand les eaux du fleuve sont les plus hautes ; donc, César a profité d'un passage naturel du Rhône, où il était facile de passer en toute saison. Or, un triple passage de cette nature est offert sur trois points rapprochés, la Perte du Rhône, le pont de Grezin, la passerelle d'Arloz, et il n'en existe nulle part ailleurs.

2° Labienus, avec sa légion et les recrues, qui avaient été laissés chez les Allobroges, à la garde de la muraille élevée tout près de la Perte du Rhône pour défendre rentrée de la Province, se trouveront plus loin réunis aux cinq légions que César a amenées d'Italie, sans que César ait dit un mot de cette jonction ; donc il a passé près de ces troupes et les a prises avec lui en passant.

Examinons maintenant les conditions qui ressortent de la suite du récit.

Déjà les Helvètes avaient fait traverser à leurs troupes les défilés et le territoire des Séquanes, et ils étaient parvenus sur celui des Eduens, où ils ravageaient les campagnes. Les Eduens ne pouvant se mettre à couvert, eux et leurs biens, envoient une députation à César, lui demander du secours, se fondant sur ce que, de tout temps, ils avaient assez bien mérité du peuple romain pour que, presque sous les yeux de notre armée, leurs champs n'eussent pas dû être ravages, leurs enfants emmenés en esclavage, leurs oppida pris d'assaut. — En même temps, et comme les Eduens, les Ambarres, amis et frères des Eduens, informent César que leurs campagnes sont ravagées, et qu'ils peuvent à peine, dans leurs oppida, repousser les attaques des ennemis. — Et de même encore des Allobroges, qui avaient au delà du Rhône des habitations rurales et des propriétés, accourent auprès de César et lui montrent, de la place où il est, qu'il ne leur reste plus rien chez eux que le sol nu de leurs champs[7].

Ainsi, voilà César renseigné sur tout ce qui s'est passé depuis son départ pour l'Italie. Les Helvètes ne sont plus à la même place, l’on le voit dès le premier mot : Helvetii jam ; déjà les Helvètes ont passé outre ; ils ont traversé les défilés et le territoire des Séquanes, et ils sont arrivés chez les Éduens, dont ils ravagent les campagnes. Or, l’on sait que l'ordre chronologique est observé avec soin dans le récit de César : le voilà donc bien de retour sur les traces des Helvètes et réuni à Labienus.

L'armée est chez les Sébusiens, dit clairement le texte. C'est là que César reçoit la députation des Éduens, chez qui les Helvètes déjà ont ravagé les campagnes, emmené les enfants en esclavage, pris d'assaut les oppida. Il reçoit aussi un message des Ambarres, chez qui les Helvètes commencent à ravager les campagnes, à attaquer les oppida. Le texte implique formellement cette succession : chez les Éduens, la dévastation est accomplie ; chez les Ambarres, elle est au début. Les premiers demandent vengeance, les seconds demandent du secours. Donc les Helvètes arrivent chez les Ambarres ; donc : Séquanes, Éduens, Ambarres, voilà chez quels peuples les Helvètes ont successivement fait route.

C'est là enfin, dans cette même position, chez les Sébusiens, que des Allobroges, qui avaient au delà du Rhône — qui trans Rhodanum... habebant — des habitations rurales et autres propriétés — vicos possessionesque, — accourent auprès de César — fuga se ad Cœsarem recipiunt, — et lui montrent de là même, de l'endroit où il est campé avec son armée — et demonstrant (de loco monstrant), — chez eux, dans leurs propriétés — sibi, — les champs ravagés par les Helvètes, à ce point qu'il n'y reste plus que le sol tout nu— prœter agri solum, nil esse reliqui. — Notons que ceci encore est un fait accompli.

Si l’on veut bien maintenant considérer toutes les indications renfermées dans ces quatre phrases, et ne pas perdre de vue que César est chez les Sébusiens, nous ne craindrons pas de le dire : il n'y a qu'un seul lieu au monde qui puisse satisfaire à la fois à toutes ces indications réunies ; et c'est le lieu même où se trouve aujourd'hui, sur le chemin de fer de Lyon à Genève, la station de Bellegarde en Bugey, c'est-à-dire la colline des Tates et le plateau de Musinens, qui en constitue le sommet, devant la Perte du Rhône même.

César a passé le Rhône, frontière de la Province romaine, en amont de Lyon, où la Saône s'unit à ce fleuve ; car, nous verrons bientôt qu'il a dû ensuite passer encore la Saône pour arriver dans la région de Bibracte, Autun.

César a passé le fleuve, non plus haut que la Perte du Rhône, car ce sont les Sébusiens qu'il a rencontrés tout d'abord sur la rive droite, et nous savons, par des textes précédents, que cette rive droite était occupée, depuis le lac Léman jusqu'à la Perte du Rhône, par les Helvètes d'abord et ensuite par les Séquanes.

Nous savons aussi que, selon toute probabilité, les Séquanes ne descendaient pas le long du fleuve plus bas que la Perte du Rhône, et que les Sébusiens venaient après eux. Le texte que nous examinons ici présente des conditions formelles pour que le pays des Sébusiens soit effectivement remonté jusqu'à la Perte du Rhône (comme le Bugey), et pour que César soit campé à cette extrémité même de leur territoire.

En effet, les Éduens envoient à César une députation, les Ambarres lui envoient un message : donc, la position où est César se trouve à une certaine distance du territoire de ces deux peuples, comme se trouve située la colline des Tates.

César a devant les yeux les traces des ravages exercés par les Helvètes dans les propriétés que des Allobroges avaient au delà du Rhône ; mais les Helvètes eux-mêmes sont déjà loin de là, chez les Ambarres ; donc, la position de César se trouve du côté où les Helvètes, en quittant leurs foyers, sont entrés chez les Séquanes, comme se trouve située, en effet, la colline des Tates.

Enfin, d'une part, il ne peut rester aucun doute sur le commencement de l'itinéraire des Helvètes ; ils ont quitté leurs foyers par le passage où aujourd'hui se trouve placé le fort de l'Ecluse, et nécessairement ils ont passé devant la Perte du Rhône ; d'autre part, nous avons démontré dans notre Notice géographique que les habitations rurales et autres propriétés que des Allobroges avaient au delà du Rhône, ne pouvaient être situées ailleurs que dans cette région de la Perte du Rhône ; or, César, de la place où il est, voit ces propriétés ravagées par les Helvètes, et il est chez les Sébusiens ; donc, César est sur la colline des Tates, car, de la colline des Tates et de cette position seule, sur la rive droite du Rhône et en dehors du territoire séquane, un spectateur a devant les yeux ces cultures de la rive droite que César aperçoit de ses propres yeux. Donc, lorsqu'il mit le pied avec son armée en Gaule Celtique, César campa devant la Perte du Rhône.

La Perte du Rhône est donc bien la porte de la Gaule par où se fit l'invasion romaine.

 

§ III. — Itinéraire des Helvètes jusqu'à la Saône.

 

Suivons maintenant la marche de l'émigration des Helvètes.

Après avoir traversé par une voie très-difficile le territoire des Séquanes (la Franche-Comté), et être parvenus sur le territoire des Eduens (en Bresse), ils entrent sur le territoire des Ambarres (en Dombes). Il n'y a qu'à suivre ponctuellement ces indications du texte, le plus simple étant le plus probable avec César. Nous verrons bien, du reste, si l’on peut cheminer dans la direction jalonnée ainsi par lui-même, si les chemins sont difficiles, et où ils mènent.

Du territoire des Helvètes (du pays de Gex) nous sortons par la passe du fort de l'Écluse, en suivant la route ancienne, dont il reste à peine quelques traces discontinues sur le terrain, mais qui heureusement se trouve indiquée sur la carte de Cassini. Après quatre ou cinq kilomètres de défilé, nous arrivons sur un vaste plateau demi-circulaire, tenant à la montagne par son diamètre, libre au pourtour, saillant au midi : c'est le Credo ou Grand Credo. En arrivant là, l'émigration a pu rompre la file, se répandre au large, chercher de l'eau, mettre les bêtes au pâturage, en un mot, stationner plus ou moins de temps, pendant que la file se reformait et s'engageait de nouveau dans une route difficile. Au versant dû pourtour du Credo sur le Rhône et sur la Valserine, se trouvent les villages dont la population a — comme nous l'avons exposé dans notre Notice géographique — tant de rapports avec la population de la rive opposée du fleuve, communique avec elle si facilement, de temps immémorial, parle pont de Grezin et la Perte du Rhône ; c'est donc précisément là, au versant du Crédo, qu'ont dû se trouver, suivant nous, ces habitations rurales et autres propriétés que des Allobroges avaient au delà du Rhône, d'après César. Elles s'y trouvaient à portée des émigrants ; les otages donnés et reçus entre Helvètes et Séquanes ne garantissaient point ces propriétés d'Allobroges ; l’on lie pouvait que difficilement, de la rive gauche du fleuve, accourir pour les défendre ; et d'ailleurs, comment résister à tant de monde ? Il fut donc bien facile aux Helvètes de ravager les propriétés dont il s'agit ; et, comme le rapporte César, ils n'y laissèrent que le sol tout nu.

Du pays des Helvètes jusqu'au bord de la Saône, César ne fait passer les émigrants sur le territoire national (fines) d'aucun autre peuple que sur celui des Séquanes, des Éduens, des Ambarres ; les propriétés que des Allobroges possédaient au delà du Rhône devaient, d'après le texte des Commentaires, comme nous l'avons fait remarquer précédemment, se trouver du côté où les Helvètes sont sortis de leur pays ; ces mêmes propriétés d'Allobroges devaient encore, d'après la facilité naturelle des communications d'une rive du fleuve à l'autre, se trouver dans la région de la Perte du Rhône, au versant du mont Jura qui est à l'opposé du pays des Helvètes, et par conséquent chez les Séquanes, d'après les Commentaires[8] Ainsi, tout s'accorde pour que, dans ce texte important de César où il est dit : Allobroges qui trans Rhodamum vicos possessionesque habebant[9], le seul texte qui puisse autoriser à placer des Allobroges sur la rive droite du haut Rhône, l'expression vicos possessionesque soit prise préférablement dans le sens naturel et restreint d'habitations rurales et autres propriétés particulières, que des Allobroges avaient au delà du Rhône, sur le territoire national des Séquanes.

A partir du plateau du Credo, cherchons où se sont dirigés les Helvètes. Ensuivant la route ancienne jusqu'à Bellegarde, nous entrerions dans le pays de Bugey, chez les Sébusiens : le texte des Commentaires s'y oppose. Mais, sans aller si loin, nous trouvons un peu avant Bellegarde, à droite, une branche de la route qui reste en pays séquane, au versant occidental du Grand Jura, et remonte le long de la Valserine, par Lancrans, Chézeri... C'est le chemin que prirent les troupes espagnoles dont nous avons parlé dans notre Notice géographique. Cette voie tend d'abord, il est vrai, droit au nord, entre le Grand Jura et le Moyen Jura ; mais voici à gauche, un peu au delà de Chézeri, où l’on passe la Valserine, un premier chemin par Maigra, pour aller à l'ouest à travers le Moyen Jura. Il s'en trouve un second beaucoup meilleur, plus haut dans la vallée, à Mijoux, le chemin qui mène à Saint-Claude.

Pour se rendre à l'ouest par ces deux chemins, il faut s'élever, il est vrai, jusqu'à la ligne de faite où les eaux de la Valserine, affluent direct du Rhône, se séparent de celles de la Bienne, affluent de l'Ain : ligne de faite dont les cols à franchir sont d'environ onze cents mètres au-dessus du niveau de la mer, ou de moitié peut-être au-dessus du fond de la vallée dont il s'agit de franchir le versant occidental. Voilà donc une hauteur de cinq à six cents mètres où il a fallu monter, au printemps, par des chemins naturels n'offrant aucuns travaux d'art. Tel est le plus grand obstacle qu'ont dû rencontrer les Helvètes en traversant le territoire des Séquanes par cette voie.

En effet, de l'autre côté de la ligne de faîte indiquée, l’on trouve plusieurs chemins faciles pour descendre au fond de la vallée de la Sienne, vallée que l'émigration a pu suivre jusqu'au confluent de l'Ain ; et, à partir de là, il n'existe plus aucune difficulté notable pour traverser le Jura occidental, par plusieurs chemins. Contentons-nous de dire que les Helvètes, après s'être réunis dans la vallée de la Valouse, y ont pu prendre, près de Thoirette, la voie qu’on trouve indiquée sur la carte de Cassini — aujourd'hui, route départementale n° 6, de Bourg à Nantua par Thoirette —, et aller ainsi, par Toiras, Arnans, Simandre, Jasseron, déboucher en plaine dans la région de Bourg-en-Bresse, pays Éduen.

Peut-être les personnes qui connaissent le terrain de la voie que nous venons d'indiquer vont-elles d'abord être tentées de la considérer comme trop difficile pour avoir été suivie par un peuple émigrant. Mais voici les raisons qui ont déterminé notre conviction personnelle, et nous espérons qu’on les trouvera suffisantes, pour admettre que les Helvètes ont réellement traversé ainsi le territoire des Séquanes, conformément au texte de César :

1° Les Helvètes, après avoir été forcés de prendre la voie unique de l'ouverture du Grand Jura, une fois engagés dans ce défilé et parvenus sur le plateau du Credo, se trouvent encore forcés, pour passer outre, de suivre la voie indiquée plus haut. En effet, ou prendre adroite, par Lancrans et Chézeri, en pays séquane, ou descendre tout droit à Bellegarde et entrer en pays sébusien ; il faut opter : l’on n'a point d'antre voie praticable devant soi. Or, le texte dit que les Helvètes passèrent par le pays des Séquanes ; donc ils passèrent par Chézeri.

2° Les Helvètes ne peuvent avoir traversé à l'ouest par le pays des Sébusiens. En effet, ceux-ci étaient clients des Éduens, lesquels étaient amis des Romains : nuls otages n'avaient été donnés et reçus entre les Sébusiens et les Helvètes ; donc le passage de l'émigration à travers leur pays eût été violent, comme il le fut dans celui des Éduens, dans celui des Ambarres, dans les propriétés des Allobroges sur la rive droite du Rhône. Par conséquent, d'après l'orographie de la contrée, en traversant le pays des Sébusiens, les Helvètes eussent traversé le Jura moyen par une crevasse de montagnes d'environ vingt-cinq kilomètres de longueur, en une très-longue file[10], pendant plusieurs jours, avec l'ennemi sur les hauteurs qui dominent le passage, précipitant des roches sur les émigrants tout le long de ce parcours. Il est clair que cette voie du pays sébusien était impraticable aux Helvètes, et qu'au lieu de s'y exposer, il valait encore mieux gravir des hauteurs même très-considérables, chez les Séquanes, qui leur tendaient la main ou du moins qui leur permettaient de passer, grâce aux otages donnés et reçus de part et d'autre.

3° César traverse les Alpes avec cinq légions, et ne dit pas un mot des difficultés naturelles delà route. Au contraire, pour la route suivie par les Helvètes, il en signale trois fois les difficultés naturelles : — Iter angustum et difficile[11]. Relinquebatur una per Sequanos via, qua, Sequanis invitis, propter angustias ire non poterant[12]. Helvetii jam per angustias et fines Sequanorum suas copias transduxerant[13]. — Et pour le territoire des Séquanes, les Helvètes ne songent nullement, comme pour celui des Allobroges, à y passer de force. Aussi, pendant que les Helvètes traversaient environ soixante kilomètres de pays séquane, César, de son côté, a-t-il pu franchir les Alpes et parcourir d'abord six cents kilomètres de route pour se rendre à Aquilée, puis encore autant au retour, en traversant de nouveau les Alpes avec cinq légions ; sans compter le temps nécessaire pour organiser deux de ces légions, pour mettre en campagne les trois autres, etc. Cette comparaison des deux itinéraires montre bien que les Helvètes avaient dû rencontrer beaucoup de difficultés naturelles dans la traversée du pays des Séquanes ; et une route facile ne conviendrait pas aussi bien au récit des Commentaires.

4° Les difficultés de la voie que nous indiquons sont-elles trop grandes, excessives ? Là est la seule question. A ce point de vue, qu’on veuille bien considérer ce qui se passe encore aujourd'hui dans ces mêmes montagnes. On y voit les habitants actuels de cet ancien pays des Séquanes, avec des moyens de transport d'une simplicité primitive et par des chemins absolument naturels, n'être nullement embarrassés pour transporter, chaque jour et dans toutes les directions, des sapins, d'énormes sapins entiers, bien autrement difficiles à faire circuler que des bagages d'émigrants. Quant aux hommes à pied, certainement il n'y eut jamais pour eux de difficultés considérables à traverser ce même pays.

5° Enfin, nous avons cité dans notre Notice géographique des documents historiques qui prouvent que, sur ce terrain même où nous pousse le texte des Commentaires, il a été effectué jadis, lorsque les voies devaient être encore à l'état naturel ou à peine modifiées parles travaux d'art, des transports de marchandises, des mouvements de troupes ; et que ces mouvements de troupes ont eu lieu, en partie comme la marche que nous avons indiquée pour l'armée de César, en partie comme la marche que nous indiquons ici pour l'émigration des Helvètes à travers le pays des Séquanes.

Du reste, cette voie est la seule qui se poursuive à travers le pays des Séquanes, per Sequanos via, à partir de l'entrée de ce pays que César indique avec un repère infaillible, le mont Jura dominant sur le bord du Rhône : inter montem Juram et flumen Rhodanum, mons autem altissimus impendebat.

Donc, c'est par la voie indiquée plus haut que les Helvètes, quittant leurs foyers, ont traversé le territoire des Séquanes, pour se rendre dans la vallée de la Saône, en évitant les défilés des Sébusiens, savoir : le défilé de Nantua et le défilé de Saint-Rambert.

Du sommet du Revermont, avant de descendre dans la plaine, les chefs des émigrants durent porter leurs regards sur les montagnes qui sont en face, de l'autre côté de la Saône, pour reconnaître la voie de l’ouest. Il leur fut facile de distinguer la position des diverses vallées de la chaîne, qui leur permettaient d'aller passer la Loire dans la région de Roanne et de Feurs. Déjà des considérations de ce genre, spécialement appliquées à la vallée de Beaujeu, avaient fait conjecturer à De Veyle et De Lateyssonnière que les Helvètes passèrent la Saône (comme cela va être dit dans le texte) vis-à-vis de cette vallée, près de Montmerle. La découverte fortuite et récente d'une grande quantité d'ossements humains au bord de la Saône[14], plus bas que Montmerle, sur le territoire de Saint-Bernard, au nord-ouest et non loin de Trévoux, pourrait modifier cette hypothèse, si l’on démontre que ces ossements ne peuvent provenir de la grande bataille qui eut lieu dans cette région, entre Septime-Sévère et Albinus. Du reste, les conditions orographiques sont les mêmes des deux côtés. En effet, sur la rive droite de la Saône, vis-à-vis de Saint-Bernard, à Ambérieux en Beaujolais, débouche la vallée de l'Azergue, laquelle remonte à l'ouest dans la chaîne des montagnes, par trois vallées secondaires, qui permettent de traverser facilement cette chaîne, ou par Chauffaille, ou par Tarare, ou par Sainte-Foy-l'Argentière, pour aller ainsi passer ensuite la Loire de plus en plus haut.

De Lateyssonnière fait arriver les Helvètes au bord de la Saône par les gorges de Saint-Rambert, et ensuite par le pays même des Ambarres jusque près de Montmerle, par conséquent, sans les faire entrer sur le territoire qu'il assigne lui-même aux Éduens. Or, cela est en désaccord évident avec le texte de César concernant l'itinéraire des Helvètes — et le sera encore davantage, si l’on admet qu'ils ont passé la Saône près de Saint-Bernard.

 

§ IV. — Itinéraire de César jusqu'à la Saône.

 

Suivons maintenant la marche de César depuis son entrée chez les Sébusiens.

César est campé devant la Perte du Rhône et le confluent de la Valserine qui ont lieu au même point. Les six légions sont réunies là, sur la rive droite du fleuve et du torrent. César est informé de tout ce qui s'est passé durant son absence ; il est très-bien renseigné par la députation des Éduens et le message des Ambarres sur la position actuelle des Helvètes.

Le texte ajoute : Par ces motifs, César résolut de ne point attendre que les Helvètes, après avoir entièrement ruiné les alliés, parvinssent chez les Santons. Quand César nous dit qu'il ne veut pas attendre, c'est qu'il part. Il part dans la direction du lieu où doivent se trouver les Helvètes.

De la Perte du Rhône même et du camp des Tates, une voie directe, facile, conduit dans cette direction : c'est le défilé de Nantua : voie unique, suivie de temps immémorial par les routes nationales de Genève à Lyon, de Genève à Nevers : grande voie naturelle qui traverse les monts Jura par leur unique cassure totale, et où l’on aperçoit encore, çà et là, sur les côtés de la routé actuelle, des restes du chemin primitif. César, arrivé au bout du défilé à la Cluse, dut suivre la branche de la route qui se dirigeait droit à l'ouest, sur Nevers, Noviodunum Æduorum, par Mâcon, Matisco ad Ararim.

Le texte continue ainsi : Flumen est, Arar.... Il est une rivière, l'Arar (la Saône), qui se rend dans le Rhône à travers le pays des Eduens et des Séquanes ; en coulant avec une incroyable lenteur, tellement que, à la vue, l’on ne saurait dire dans quel sens elle coule. Les Helvètes la traversaient sur des radeaux et sur un pont de bateaux.

Voilà César en vue de la Saône : cherchons le premier point de la route d'où l’on peut apercevoir le cours de cette rivière. C'est au col où la route franchit la dernière crête du Jura occidental, un peu au-dessus de Ceysériat-au-Revermont. Ceysériat ! quel nom ! un témoignage : castra Cœsarea. César dut, en effet, camper ici. De ce point, il dominait sur toute la vallée de la Saône : il pouvait apercevoir les Helvètes répandus dans la plaine, et commençant à passer la rivière. Il avait tout le pays sous les yeux ; la position stratégique était excellente.

Il s'y trouve, du reste, des traces antiques sur lesquelles nous aurons à revenir : suivons sans interruption ce qui va se passer.

Ubi per exploratores Cæsar ceriior factus est..... Quand César fut informé par ses éclaireurs..... Ainsi, il attendit là, il envoya ses éclaireurs reconnaître de près la position des Helvètes. Quand César fut informé par ses éclaireurs que déjà les trois quarts des Helvètes avaient passé la Saône, et qu'il en restait encore un quart de ce côté de la rivière, dès la troisième veille (minuit), partant du camp avec trois légions, il parvint jusqu'à cette portion des Helvètes qui n'avaient pas encore passé la rivière ; les ayant attaqués dans l'embarras où ils se trouvaient et à l'improviste, il en tua une grande partie : le reste prit la fuite et se cacha dans les forêts voisines.

Pour que, en partant ainsi du camp à minuit. César ait pu parvenir au bord de la Saône, à Montmerle l’on à Saint-Bernard, et livrer bataille dans la même journée, comme il est naturel d'entendre ce texte, Ceysériat est un point trop éloigné : il faudrait franchir un intervalle de cinquante ou soixante kilomètres. Cherchons donc s'il n'y a point d'autre camp sur la route.

De Ceysériat-au-Revermont, nous descendons droit à Bourg-en-Bresse. La, en continuant de marcher dans la direction de Mâcon, nous croiserions le chemin suivi par les Helvètes, qui se dirige de Jassperon à Montmerle et à Saint-Bernard ; nous laissons donc devant nous la voie de Mâcon, pour prendre à gauche, et suivre les pas des émigrants dans la direction de Châtillon-lès-Dombes et Montmerle ou Saint-Bernard. Nous arrivons à Saint-Denys-le-Ceysérat, Voilà un second camp de César, castra Cœsarea, dont le souvenir est resté. Celui-ci n'est plus qu'à environ trente-sept kilomètres de Montmerle, ou à quarante-sept kilomètres de Saint-Bernard. Cette distance paraîtra sans doute très-convenable, si l’on remarque l'expression du texte — pervenit, — et si l’on réfléchit que César dut, en effet, camper assez loin des Helvètes, pour tomber sur eux à l'improviste. Du reste, le camp était ici très-bien placé et couvert du côté de l'ennemi par la Veyle.

Saint-Denys-le-Ceysérat, est donc, suivant nous, le lieu de ce camp d'où César, d'après les Commentaires (Plutarque dit Labienus), partit à minuit avec trois légions, pour aller surprendre les Helvètes au passage de la Saône, dans la région de Montmerle ou de Saint-Bernard ; et c'est dans l'un ou l'autre endroit que les Helvètes, et César après eux, passèrent la Saône : à la hauteur même qui correspond aux derniers gués de la Loire.

Du point de passage de la Saône, les Helvètes employèrent seize ou dix-sept jours de marche pour arriver en s'écartant de la rivière, probablement par Cluny, à dix-huit mille pas (vingt-sept kilomètres) de Bibracte (Autun)[15]. Ils auraient donc parcouru, suivant nous, depuis Montmerle ou Saint-Bernard jusque près d'Autun, environ cent kilomètres, ce qui fait six kilomètres par jour. On ne peut supposer gratuitement, ce nous semble, que les Helvètes aient fait moins de chemin par jour, c'est-à-dire qu'ils aient passé la Saône plus près d'Autun, plus haut que Montmerle.

En passant cette rivière vis-à-vis de l'une des deux vallées que nous avons indiquées, les émigrants comptaient probablement aller passer la Loire aux gués de Roanne ou de Feurs ; mais César les ayant atteints et attaqués au passage de la Saône, ils ne purent plus, sans doute, en sa présence, s'engager dans ces vallées qui sont très-longues, et dont les versants sont en quelques points très-rapprochés et très-rapides.

 

§ V. — Marche des Helvètes suivis de César au delà de la Saône jusque chez les Lingons ; soumission des débris de l'émigration. Tableau statistique du désastre qu'elle a éprouvé.

 

Nous ne pousserons pas plus loin l'étude des détails de cette première campagne de César en Gaule, ne connaissant pas suffisamment le terrain et les antiquités de la région d'Autun, pour nous former une opinion au sujet du lieu de la grande bataille qui fut livrée à dix-huit mille pas de cette ville. Les Romains y tuèrent encore environ 172.000 émigrants, dont plus de 100.000 incapables de porter les armes. Parmi les divers lieux indiqués jusqu'à ce jour comme ayant été le théâtre de cette bataille, celui de Montmort, sur la rive droite de l'Arroux, à dix-huit mille pas d'Autun et non loin de Bourbon-Lancy, nous parait réunir les principales conditions qu'exige le récit de César.

Nous allons maintenant mettre sous les yeux du lecteur la fin de ce récit, pour compléter ce qui concerne la marche de l'émigration des Helvètes, qui fut le prétexte de la guerre de Gaule ; et nous présenterons ensuite le tableau statistique du désastre qu'éprouvèrent ces émigrants, afin de fournir ainsi un premier aperçu, net et exact, de la nature de cette guerre et du caractère militaire de César.

Ceux des émigrants qui survécurent à cette bataille, dit César, furent au nombre de 130.000. Ils marchèrent sans s'arrêter tout le reste de cette nuit-là[16] ; et, marchant encore toute la nuit sans s'arrêter un seul instant, ils parvinrent le quatrième jour sur le territoire des Lingons[17], sans que les Romains, retenus trois jours pour soigner leurs blessés et ensevelir les morts[18], eussent pu les suivre. César envoya aux Lingons des courriers avec une lettre où il leur défendait de prêter assistance aux Helvètes, en blé ni en quoi que ce fût, et les menaçait, au cas où ils leur prêteraient assistance, de les traiter eux-mêmes comme les Helvètes. Les trois jours écoulés, César, de son côté, avec toute son armée, se mit de nouveau à suivre ces émigrants.

Les Helvètes, dénués de tout, se résignèrent à faire leur soumission et lui envoyèrent à cet effet des députés ; lesquels l'ayant rencontré en chemin, se jetèrent à ses pieds en suppliants, et implorèrent la paix. César ordonna que les Helvètes attendissent à la place même où ils étaient ; ils obéirent. Lorsqu'il y fut arrivé, il exigea qu’on lui livrât des otages, les armes, et les esclaves transfuges. Pendant qu’on les cherchait et qu’on les rassemblait, la nuit étant venue, environ six mille hommes du canton appelé Verbigène[19], soit qu'ils fussent poussés par la crainte d'être après leur désarmement[20] livrés au supplice, soit qu'ils fussent entraînés par une lueur de salut et comptassent que, sur une si grande multitude qui avait fait sa soumission, ils pourraient s'enfuir sans qu’on s'en aperçût tout de suite, ou même qu’on le sût jamais, sortirent du camp des Helvètes à la première veille (six heures du soir), et se dirigèrent à la hâte du côté du Rhin et du pays des Germains. Lorsque César en fut informé, il enjoignit aux habitants du pays à travers lequel les fugitifs étaient partis, de les rechercher et de les ramener, s'ils voulaient eux-mêmes rester purs à ses yeux. Quand l’on les lui eut ramenés, il les traita en ennemis[21].

Après que tous les autres émigrés eurent livré des otages, leurs armes, les esclaves transfuges, César les reçut à discrétion. Il ordonna que les Helvètes, les Tulinges, les Latobriges retournassent dans leur pays, dans les régions mêmes d'où ils étaient partis ; et comme ils avaient perdu leurs provisions de blé et qu'il ne leur restait plus rien chez eux pour vivre, il enjoignit aux Allobroges de leur fournir le blé nécessaire, et aux émigrés de reconstruire leurs places fortes et leurs habitations rurales incendiées au départ. César fit cela par ce motif principal qu'il ne voulait pas que le pays abandonné par les Helvètes restât vacant, de crainte que, vu sa fertilité, les Germains, qui habitent de l'autre côté du Rhin, ne passassent de leur pays dans celui des Helvètes, et ne devinssent limitrophes de la province de Gaule et des Allobroges.

Il permit aux Éduens, qui lui en firent la demande, de céder sur leur territoire une place aux Boïens dont ils appréciaient la remarquable bravoure. Ils leur donnèrent des terres, et par la suite ils les admirent à participer à leurs droits et à leurs libertés.

On doit remarquer ici que César, froidement, fait mettre à mort 6.000 émigrés, pour avoir tenté de regagner leurs foyers sans sa permission, et qu'il y renvoie lui-même tous les autres émigrés. La raison qu'il allègue paraît donc n'être qu'un prétexte, et porte à penser qu'il a simplement voulu se débarrasser de ces 6.000 hommes en état de porter les armes, lesquels étaient probablement tout ce qui restait de cette catégorie d'émigrés, sauf parmi les Boïens. Quant aux Boïens, tout braves qu'ils étaient, César n'avait plus à s'en inquiéter, dès que les Éduens, ses amis et alliés, s'incorporaient tout le reste de ce petit peuple.

Voici, pour terminer, le tableau statistique des résultats généraux de cette émigration des Helvètes, d'après l'ensemble des éléments qu’on trouve dans les Commentaires[22].

 

Peuples divers constituant l'émigration

Helvètes

 

263.000

Tulinges

 

36.000

Latobriges

 

14.000

Rauraques

 

23.000

Boïens

 

32.000

Nombre total des émigrants

 

368.000

Dont

en état de porter les armes

92.000

total

368.000

hors détat de porter les armes

276.000

Helvètes-Tigurins tués ou dispersés avant le passage de la Saône (quart des Helvètes)

66.000

Emigrants qui ont passé la Saône

302.000

Il en a survécu à la grande bataille

130.000

Il en a donc été tué à cette bataille

172.000

Helvètes-Verbigènes mis à mort chez les Lingons

6.000

Helvètes-Tigurins tués avant le passage de la Saône (grande partie de 66.000)

34.000

Nombre total des émigrants tués par les Romains

212.000

Helvètes-Tigurins dispersés avant le passage de la Saône (complément de 34.000 pour faire 66.000)

32.000

Helvètes, Tulinges, Latobriges renvoyés dans leurs foyers

110.000

Boïens établis chez les Éduens (complément des survivants[23])

14.000

Nombre total, égal

 

368.000

 

 

§ VI. — Antiquités locales concordantes.

 

Les antiquités locales qui ont trait à la septième campagne viendraient naturellement confirmer celles qui se rapportent à la première ; et ce n'est qu'en les examinant toutes ensemble qu’on pourrait estimer au juste la valeur de chacune d'elles. Nous ne devions pas cependant les réunir, et confondre ainsi des événements tout différents. Sous la réserve de cette observation, nous n'indiquerons ici que celles des antiquités locales qui peuvent se rattacher aux deux itinéraires que nous venons de décrire, en y joignant toutefois quelques indices relatifs à la sixième campagne, sur laquelle nous n'avons pas à revenir. Ce nouveau rapprochement des antiquités locales de cette frontière avec le récit des Commentaires montrera, une fois de plus, combien la route que nous avons suivie était familière à César.

Plusieurs des éléments historiques que nous allons produire ici n'ont encore été remarqués que par nous seul. Nous prétendons moins les discuter complètement qu attirer l'attention sur ces points, ne songeant nullement, du reste, à faire dépendre de la certitude d'une trace locale des événements dont il s'agit, ou d'une étymologie, la rigueur de notre thèse.

Procédons à ces recherches locales d'abord autour de la Perte du Rhône, puis en suivant la marche de César.

I. Le tunnel de Bellegarde est percé sous un vaste plateau appelé le Credo ou le Grand Credo. Il est incontestable que les Helvètes ont passé sur ce plateau ; il est probable qu'ils y ont stationné. On y a trouvé une certaine quantité d'ossements humains, parmi lesquels des os d'enfants très-jeunes ; l’on en trouve encore aujourd'hui à vingt centimètres environ de profondeur dans le sol[24]. Nous en avons examiné nous-même quelques-uns avec soin. L'aspect de la surface de ces os, leur état intime et la facilité de les réduire en poussière, ne permettent pas de douter qu'ils ne soient là depuis bien des siècles. Quand l’on commença, il y a une cinquantaine d'années, à labourer le plateau du Crédo, la charrue, en certains endroits, y menait les os comme les pierres, suivant l'expression de quelques hommes du pays qui, bien jeunes alors, y conduisaient les troupeaux. Or, le plateau est constitué d'un terrain d'alluvion mélangé de galet provenant des Alpes. Cependant, rapporte-t-on encore, les moutons recherchaient les parcelles de ces os et les croquaient comme du sel. Il parait donc que jadis ces ossements étaient en nombre considérable, et le lieu en présenterait une explication. Le pays n'offre que bien peu d'eau à facile portée pour 360.000 hommes et les attelages. Deux petites sources sortent dans cet endroit ; il put s'y établir une station des malades, des enfants, des femmes, pendant le défilé de tant de monde, et ces ossements ont pu provenir des premières victimes de tant de souffrances que durent éprouver les malheureux émigrants.

Le nom singulier de Credo ou Grand Credo que porte ce lieu remonterait-il (par Cré-do, crét-d'os) à Crest ou Grand Crest des os ? Cré, crêt, crest (crista), c’est le mot par lequel l’on désigne dans ce pays une élévation du sol, une hauteur, une crête, une pointe de montagne. Or, sur la hauteur du Crédo, l’on dut voir des os pendant longtemps, soit les ossements abandonnés des animaux qui y périrent ou qui y furent tués par les émigrants, soit les ossements des hommes qui purent y mourir et qu’on aurait imparfaitement enterrés.

II. Un pont sur la Valserine sépare aujourd'hui les maisons de Bellegarde de celles d'un hameau adjacent, Coupi ou Copi (sur la carte de Cassini). Bellegarde, c'est évidemment un nom moderne appliqué à un poste de frontière facile à garder[25], comme l’on le voit en jetant les yeux au fond de l'abîme creusé par la Valserine. Mais Coupi ou Copi, est-ce un nom ancien ? A l’endroit où se trouve le pont, les deux bords escarpés de l'abîme sont assez rapprochés pour qu’on ait pu facilement établir là, avant tout autre pont, un pont de bois au moyen de poutres solidement réunies. Ces assemblages de poutres, qui sont encore usités dans le pays pour passer la Valserine et même le Rhône, s'appelaient en latin copulata ligna, poutres couplées, ou copulati ligni, ou coplati ligni. A-t-on pu dire par abréviation, d'abord coplati, puis Copi ; comme l’on dit encore de nos jours, dans ce même pays, la Planche, pour désigner la passerelle d'Arloz, le Pont, pour désigner le village de Bellegarde ?

III. Le lieu où campa, suivant nous, l'armée de César à son entrée en Gaule, l'unique place que le rapprochement de la géographie et des textes permette d'assigner à ce camp, s'appelle tes Tates. Une tradition, qui a exercé la plume de quelques écrivains du pays, rattache à ce lieu des souvenirs lointains et confus de Sarrasins et d'une ville de ce nom, les Tates. Ce mot serait-il une modification de stativa, qui aurait indiqué jadis un lieu d'étape, une station de troupes, un camp où les légions ont fait séjour ? Le nom ancien a-t-il été les States ?

Au sommet de la colline des Tates est le plateau de Musinens. Le vent du Nord y souffle comme à Avignon : l’on y a vu souvent des toits emportés, de lourdes voitures renversées, etc. Le nom de ce lieu, Musinens, ne présente-t-il aucune trace d'un des mots latins musice, musso, mussito, mugio, muginor, que les soldats romains campés là auraient, par plaisanterie sur le sifflement du vent, appliqué à ce lieu, et qui y serait resté ?

Suivons la voie que prit César ; et pour abréger, qu’on veuille bien nous permettre d'appeler simplement piste la voie primitive, telle qu'elle était à cette époque, en conservant le nom de route pour désigner le chemin amélioré par des travaux d'art exécutés depuis lors. La voie que nous suivons à partir de Bellegarde, en traversant le Jura moyen par le défilé de Nantua, n'a jamais pu être difficile, sur aucun point, pour une armée capable d'avoir franchi les Alpes en sept jours. Cette voie est généralement ascendante jusqu'au lac de Sylan, placé sur la ligne de partage des eaux du Rhône et de l'Ain, à 595 mètres au-dessus du niveau de la mer. Dans toute cette partie du trajet, la piste a été couverte par la route même, vu les difficultés du terrain ; et sur plus de la moitié du parcours où il existe aujourd'hui deux routes, par suite de rectifications modernes, il va sans dire que c'est la plus ancienne de ces deux routes qui recouvre la piste ; mais nous devons faire remarquer que s’il a été utile d'établir la route nouvelle, c'est précisément parce que l'ancienne recouvre le chemin primitif, lequel avait dû chercher le terrain naturellement favorable pour poser le pied, et se trouvait en beaucoup d'endroits d'un tracé défectueux.

IV. Le lac de Sylan porte un nom des Commentaires, Immédiatement avant la sixième campagne, le lieutenant de César, M. Sylanus, fut envoyé en Italie avec deux collègues, pour lever des hommes et constituer trois légions qu'ils amenèrent dans la Gaule Celtique avant la fin de l’hiver[26]. Remarquons sur la carte de Cassini, à l’extrémité orientale du lac de Sylan, un nom inscrit là, Tour de Sylan, pour indiquer un domaine dont la maison rustique n'a certainement jamais été flanquée d'une tour. Voilà cependant un indice de lieu fortifié. En cherchant, nous avons remarqué au bord même de la route, à main gauche pour qui vient de Bellegarde et au nord-ouest de la maison du domaine, un petit mamelon, d'une forme qui nous a paru singulière, et qui mérite un examen. La base de ce mamelon est régulièrement circulaire. A deux ou trois mètres de hauteur, il présente une plate-forme en couronne, de cent mètres environ de diamètre. Au pourtour de cette plate-forme, la pente, régulièrement égale partout, est d'environ quarante-cinq degrés. Au centre, l’on voit un relief comme seraient les ruines d'une tour élevée jadis au sommet du mamelon, et par conséquent, d'après ce qui précède, cette tour aurait été environnée d'une enceinte forte, pour en défendre l'approche. Ces divers reliefs du terrain, bien qu'atténués et en partie effacés par la culture, sont manifestement configurés de main d'homme ; une source d'eau vive, qui ne tarit jamais, sort du tertre même au bord de la route. Avant qu’on eût fait écouler par une tranchée l'eau de la vallée adjacente — où le lac se prolongeait encore à l'époque de la carte de Cassini —, ce tertre devait être entouré d'un marécage, qui en eût rendu la défense plus facile. Le fait se reproduit de nos jours, lorsque, par suite de grandes pluies, les eaux du lac inondent la vallée. Du côté de la montagne, un petit col que la route franchit aurait, jadis, permis de communiquer avec ce mamelon fortifié et entouré d'eau. C'est le seul relief de terrain non dominé par la montagne qu’on aperçoive autour de soi. En considérant tout cela, nous avons été porté à nous demander s'il n'aurait point existé en cet endroit, au milieu du défilé et au point culminant de la voie, une tour, un poste, une station, pour les légionnaires de Sylanus, qui venaient rejoindre l'armée de César à travers ces montagnes, au cœur de l'hiver, tribus ante exactam hiemem adductis legionibus ? Il serait bien facile de s'éclairer sur la constitution intérieure de ce mamelon en faisant quelques fouilles.

Ce même nom d'un lieutenant de César se rencontre encore sur deux autres points de la voie d'Italie en Gaule, par le pays des Sébusiens (le Bugey). En venant d'Italie par le petit Saint-Bernard, l’on peut quitter la route de Genève à Mionnas (relais de poste entre Rumilly et Frangy), pour prendre à gauche par Droisy, passer le Rhône à Seyssel (Condate), suivre par la route départementale n° 12, qui longe le versant du mont Retort (terrain sec, exposé au soleil), et enfin rejoindre à Châtillon la voie du défilé de Nantua ; l’on aura ainsi évité la traversée de la Semine qu'un sol argileux, retenant l'eau partout, même dans les terrains inclinés, rend presque impraticable l'hiver.

Or, sur ce chemin, le meilleur pendant l’hiver, à environ quatre kilomètres au nord de Seyssel, un village porte le nom de Sylan. Son emplacement, sur un coteau exposé au midi, avec un ruisseau qui en baigne le pied, convient parfaitement pour une station de troupes pendant la saison rigoureuse. Ce village de Sylan est à une étape de la tour de Sylan.

Puis, en continuant, de marcher par cette voie dans la direction du nord-ouest et de Samarobriva, où se rendaient les légions conduites par Sylanus auprès de César, l’on rencontre encore à la distance d'une étape un troisième lieu qui a conservé le nom de Sylanus. C'est le vallon de Sylan, au versant oriental du plateau que nous considérons comme ayant été l'oppidum d'Alésia, vallon où coule un petit ruisseau limpide dont la source est dans le village même d'Izernore.

Revenons à l'examen de la voie. Le lac de Sylan se trouve au milieu du défilé de Nantua. La voie, après avoir monté jusque-là, côtoie le lac du seul côté où l'on puisse passer (du côté nord), puis au delà elle descend à l'ouest. Ici tout d'abord, le thalweg du défilé étant très-rapide, la route a été dirigée, au moyen de travaux d'art, par le versant de gauche, afin de prolonger et d'adoucir la pente. La piste, qui suivait le thalweg, s'est trouvée ainsi délaissée au fond de la vallée et à distance de la route. On peut l'y voir encore aujourd'hui se détacher au point où la route prend par le versant de la montagne, et descendre plus rapidement par le thalweg, jusqu'à l’endroit où apparaît la source du ruisseau de Merloz, appelée Doye des Neyrolles. La piste passe à droite de cette source et se perd au delà sous les cultures, où l’on la reconnaît encore pendant quelques centaines de mètres. Puis, l’on la retrouve plus loin, par places, sur le pied du versant de droite. Enfin, l’on en voit encore une dernière portion notable qui vient rejoindre la route à deux cents mètres avant l'entrée de Nantua.

V. Au delà de Nantua, la piste se confond avec la route qui suit le bord du lac, jusqu'à la Cluse, où le défilé se termine. Cette extrémité occidentale de la grande cassure totale des monts Jura présente, comme l’on voit, le nom latin d'un lieu qui ferme, Clusius, indice qui peut naturellement se rattacher à un événement de guerre, à un souvenir de porte close en ce point de la voie.

Des trois routes qui divergent de la Cluse, nous suivons celle qui mène à l'ouest, à Mâcon et Nevers, par Bourg-en-Bresse. Dans cette direction le chemin primitif évitait d'abord une prairie marécageuse en se détournant au nord, du côté de Sénoche (aujourd'hui Montréal) ; puis, il revenait au sud pour passer l'Ognin à Brion, village d'origine antique. Les éléments de son nom, Bri-Ton, Brig-One, peuvent-ils signifier pont de l’Onc, pont de l'Ognin (rivière appelée Onix dans les chartes) ? Ce lieu fut un castrum. C'est là que mourut l'empereur Charles le Chauve, en revenant d'Italie[27]. Au delà de Brion, la piste, que nous croyons reconnaissable encore sur divers points, reprenait la direction de l’ouest, et gravissait le mont Bertian comme la route actuelle, qui la recouvre dès lors en se dirigeant aux mêmes cols, pour franchir plusieurs crêtes de montagnes jusqu'à la plaine de Bresse. Cette plaine s'ouvre aux regards lorsqu'on arrive sur la dernière crête des monts Jura, un peu au-dessus de Ceysériat-au-Revermont.

VI. Nous avons précédemment, pour ne pas interrompre l'examen du texte de César, réservé ce qui concerne les traces antiques qu'on trouve à Ceysériat-au-Revermont et dans le voisinage. Il existe à ce sujet des difficultés d'explication qui ont été mises en relief par des hommes de grand mérite, difficultés que nous ne devons ni taire, ni éluder, et qu'il conviendrait de résoudre, si c'est possible. Parlons d'abord d'une enceinte fortifiée, exécutée avec des pierrailles, sur la roche de Cuiron, à l'orient de Ceysériat.

Pour exposer la question, nous ne pouvons mieux faire que de citer quelques passages de l'ouvrage de De Lateyssonnière. Voici ce qu'il dit à ce sujet[28] :

M. Delandine a fait une dissertation[29], sur une enceinte construite avec des pierres brutes au sud-est de la roche de Cuiron, située à un quart de lieue à l’est de Ceysériat. Cette enceinte est divisée en trois parties : la première, de forme triangulaire, a 360 pas dans sa plus grande longueur ; ses deux autres côtés ont chacun environ 300 pas de long ; un rocher à pic la borne d'un côté. Des fossés et des remparts en pierres et en gazon séparent cette enceinte des deux autres qui sont plus étendues. Celles-ci contiennent des tas de pierres disposés en lignes parallèles : chaque tas est à une distance de 20 pieds de ses voisins. M. Delandine croit avec raison, d'après le silence de César, qu'aucun de ses lieutenants n'est venu camper sur cette montagne. Il fait observer que ce lieu aurait été mal choisi pour y placer une station militaire, parce qu'on y aurait été éloigné du passage naturel de la vallée de la Reyssouse à celle du Suran. En outre, il aurait fallu aller chercher l’eau à une grande distance, si un corps d'armée était venu stationner sur cette montagne. M. Delandine attribue cet ouvrage aux Gaulois, et il conjecture que ces enceintes avaient servi aux assemblées des druides.

M. Riboud a inséré, à la suite de l'Annuaire du département de l’Ain pour 1824, un mémoire sur cette enceinte de pierrailles.... M. Riboud disserte longuement pour prouver que cet ouvrage fut construit par T. Labienus, lieutenant de César, et qu'il quitta les environs de Genève pour venir camper sur cette montagne, afin de s'opposer au passage des Helvètes. Cette conjecture improbable est formellement contredite par le récit de César.

Ces cônes de pierrailles et ces enceintes peuvent avoir été faits, soit pour cultiver plus facilement cet espace de terrain, soit pour servir de retraite aux habitants du pays, au milieu des forêts dont il était autrefois couvert. Les invasions fréquentes des peuples du Nord, les pestes fréquentes, obligeaient souvent les anciens peuples à quitter leurs demeures ordinaires et à se réfugier sur les parties les moins accessibles et les plus élevées de leur pays. Il vaut mieux avouer notre ignorance complète sur l'origine de ces ouvrages, que de hasarder d'autres conjectures.

On voit quelles sont les trois opinions émises jusqu'ici pour expliquer l'origine de cette enceinte fortifiée qu'on trouve sur la roche de Cuiron. Aucun de ces trois auteurs ne songe à César en cherchant à se rendre compte soit du monument de Cuiron, soit du nom de Ceysériat. Jusqu'à ce jour, en effet, l’on a généralement admis que César, en revenant d'Italie avec les cinq légions de renfort qu'il amenait pour porter la guerre en Gaule, a passé par Briançon, Gap, Valence, Vienne ; et dans cette opinion, comment eût-il pu venir à l'esprit que César eût passé à Ceysériat-au-Revermont ?

Mais maintenant que nous pouvons, d'après ce qui précède, nous appuyer sur la marche de César par cette voie de l'ouest, pour tâcher de nous expliquer le fait d'un retranchement établi sur la roche de Cuiron, nous posons la question de la manière suivante : Quel aurait été le motif de fortifier ainsi le sommet du mont au versant duquel se trouvait le camp de César, le sommet fortifié n'ayant point d’eau à facile portée ? Après avoir bien cherché, voici la seule explication que nous ayons su trouver : l’on l'appréciera. Le texte des Commentaires donne très-clairement à comprendre que César, arrivé en vue de la Saône, attendit là, pendant que ses éclaireurs allaient reconnaître de près la position des Helvètes, et sans doute encore pendant que trois légions s'approchaient d'eux, à pas de loup, et attendaient elles-mêmes, pour s'élancer à l'instant propice sur les derniers qui resteraient au bord delà rivière. Pendant tout ce temps-là, César avec les trois autres légions ne fit-il rien au sommet de Revermont ? Il nous semble, en effet, que tout le reste de l'armée dut attendre là, campé au versant de la montagne, en évidence, et loin des Helvètes, afin de les entretenir dans une sécurité trompeuse. César, d'ailleurs, avait intérêt à exercer aux travaux de retranchement ses légions nouvellement formées ; et il pouvait juger utile de prendre quelques précautions en arrivant ainsi dans un pays inconnu et proche de l’ennemi.

Nous lisons dans le deuxième livre des Commentaires[30] : Mais la tenue et l'ordre de l'armée en marche étaient tout autres que les Belges l'avaient rapporté aux Nerviens ; car, dès que l'ennemi se trouvait proche, César, c'était son habitude, conduisait six légions ne portant que les armes : derrière elles, il plaçait les bagages de toute l'armée : puis, deux légions, les dernières levées, fermaient soigneusement la marche et gardaient les bagages. Voilà une précaution que César avait l'habitude de prendre en marche quand il arrivait au voisinage de l'ennemi ; or c'était le cas où il se trouvait à Ceysériat-au-Revermont.

Rapprochons de cela une autre précaution qu'il prit dans la grande bataille où il tailla en pièces le gros des Helvètes émigrants. Voici ce que disent les Commentaires : César se détourna dans la direction de Bibracte... Les Helvètes, revenant sur leurs pas, commencèrent à poursuivre l'arrière-garde des Romains et à l'attaquer. Ce que voyant César, il porta son armée sur une colline voisine et envoya la cavalerie soutenir le premier choc de l’ennemi. Pendant ce temps-là il fit lui-même ranger les quatre légions de vétérans à mi-côte, sur trois lignes, de telle manière qu'il pût placer en haut de ce corps de bataille, au sommet de la position, les deux légions qu'il avait tout récemment levées dans la Gaule Citérieure, avec tous les auxiliaires, et ainsi couvrir de monde toute la montagne. En même temps, il ordonna que les bagages fussent réunis tous au même lieu, et que les hommes de la ligne de bataille supérieure se missent à fortifier ce lieu.

Voilà donc ici un retranchement exécuté par précaution, même pendant que la bataille est déjà engagée. Qu'un accident survienne, ce qui est si fréquent à la guerre, comme César l'a dit et répété, que cet accident jette le trouble dans son armée, il aura derrière lui un lieu retranché, pour parer à un désastre, pour avoir le temps de se reconnaître et de recourir à quelque expédient de son génie.

Nous concluons, par analogie avec ces exemples, que l'enceinte fortifiée qu'on voit encore aujourd'hui sur la roche de Cuiron, a pu être un fort, un réduit, établi là par César à la veille d'attaquer les Helvètes. Ce guerrier, qui ne négligeait rien, aurait ainsi fortifié le sommet du mont au versant duquel il campait à Ceysériat, par le même motif de prudence qui lui fit, quelques jours plus tard, fortifier le sommet du mont au versant duquel il rangeait les légions en face de ces mêmes Helvètes. Cette précaution aurait été ici d'autant mieux motivée, que César se trouvait en pays inconnu, entouré de populations dont les sentiments à son égard ne pouvaient inspirer confiance, et qu'il approchait d'un ennemi redoutable, soit par le nombre des hommes, soit parce que précédemment ce même ennemi avait fait passer une armée romaine sous le joug. On connut bien du reste la bravoure de cet ennemi dans la grande bataille qui survint peu de jours après, et où, depuis une heure après midi jusqu'à la nuit, aucun Helvète ne put être vu lâchant pied[31].

Qu'on accepte ou non cette manière d'expliquer le fait de l'enceinte fortifiée dont nous venons de parler, il n'est pas sans intérêt, pour l'appréciation des événements de la guerre de Gaule, d'avoir rapproché ces témoignages d'une extrême prudence, chez un homme dont les incroyables succès furent souvent dus à une audace encore plus incroyable, et par conséquent, imprévue. Pompée lui-même, qui devait connaître César, n'avait pu croire qu'il osât l'assaillir dans ses retranchements de Pharsale, et le voyant s'avancer : Ad castra etiam ! s'écria-t-il éperdu, et il s'enfuit.

VII. Le camp retranché de la roche de Cuiron est à l'une des deux extrémités, et au seul point de facile accès, d'une croupe de montagne oblongue, qui présente de tous les autres côtés des versants très-rapides. Le retranchement placé là achevait donc de rendre inabordable la position du sommet. Ceysériat se trouve au versant occidental de la montagne et dans la vallée même de la Saône, en un lieu où la pente s'adoucit, et au bord d'un ruisseau. On voit sur un tertre voisin un village qui porte, ainsi que la montagne elle-même, le nom de Mont July, mons Julii, le mont de Jules. N'est-ce pas là comme une signature de Jules César ? Elle est bien authentique ; l’on peut s'en assurer sur la carte de Cassini, sur celle de l'État-major, sur toutes. Quelle transmission d'oreille en oreille ? mont July, mons Julii, rien n'a changé dans le son, absolument rien, depuis dix-neuf cents ans.

On dit que, parmi les peuples, le souvenir du mal que l’on leur a fait est plus durable que celui du bien. Aussi, quel témoignage que ce mont July ! Ni temps, qui détruit tout, ni les hordes du Nord, en s'écoulant vers le soleil par la vallée de la Saône, tout le long des monts Jura, à plusieurs reprises et comme une lave incendiaire, n'ont pu effacer, au flanc du Revermont gaulois, le nom de l'envahisseur romain, Julii. Si ce nom est resté là, invariable, n'est-ce pas pour attester que là, devant ce mont, fut accompli dans un premier guet-apens le massacre de cette foule de retardataires de l’émigration des Helvètes ; et que là encore repassèrent les derniers débris de ce peuple : vieillards, femmes et enfants, que le glaive fatigué du vainqueur refoulait en masse dans leur pays, affamés, sans abri, laissant des morts à chaque pas ?

Ces lieux ont donc vu pénétrer en Gaule l'homme qui fut si meurtrier au genre humain. Voilà où ses légions campèrent ; voilà où sa tente fut dressée ! Il est monté ici. C'est d'ici que, pour la première fois, il put étendre ses regards sur ces contrées dont il espérait tant ; sur cette Gaule à laquelle il venait, au déclin de l'âge mûr, demander le pouvoir suprême dans Rome ; et qui l'y éleva en le couronnant de la gloire terrible d'avoir tué, massacré ou vendu en esclavage plus d'un million[32] de nos aïeux, et  en lui fournissant assez d'or pour qu'enfin Rome trouvât l'acheteur prévu par Jugurtha[33].

Nec qualem meminere vident ; majorque ferusque

Mentibus occurrit, victoque immanior hoste.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Nec solum vulgus inani

Perculsum terrore pavet, sed Curia ; et ipsi

Sedibus exiliere Patres, invisaque belli

Consulibus fugiens mandat decreta Senatus[34].

Lucain.

Cette première vue de la Gaule, du haut du mont July, spectacle immense et magnifique, ne dut, ce nous semble, jamais sortir de la mémoire de Jules César. C'est là, sans doute, qu'il se reportait dans sa pensée, lorsqu'il dictait ces mots : Flumen est, Arar, quod per fines Æduorum et Sequanorum in Rhodanum influit, incredibiti lenitate.... Du mont July, en effet, nous l'avons devant les yeux, ce bel Arar gaulois, qui passe à travers le pays des Éduens en venant du pays des Séquanes, et allant si doucement au Rhône qui l'enlève et l'emporte dans la mer.

..... Qua Rhodanus raptum velocibus undis

In mare fert Ararim.

Lucain.

Voilà Matisco des Commentaires ; voilà Cabillonum ad Ararim ; voilà, au dernier plan du tableau, la chaîne des montagnes Eduennes ; Bibracte est là derrière. Apercevez-vous ici, un peu à gauche, ces quelques petites taches grises, comme des points sur la dernière ligne de l’horizon ? Ce sont les pointes des montagnes des Arvernes.

Salve, magna parens frugum, . . . . . . . . tellus !

Magna virum !

Virgile.

Salut, terre, puissante mère de moissons, puissante mère de vaillants hommes ! C'est là qu'est né Vercingétorix, un Gaulois qui n'aura pas les défaillances de Pompée : il tiendra ferme, lui, devant César et la famine ensemble.

 

RÉSUMÉ.

 

Sur les lieux mêmes où nous venons d'être conduits en suivant la marche des Helvètes et de César à la première campagne de Gaule, nous allons retrouver, dans la sep-tième campagne, Vercingétorix en face du grand guerrier de Rome ; mais alors le récit de César serait insuffisant pour que l’on parvînt à reconnaître les mouvements des deux armées, si l’on n'avait pas dans la pensée un souvenir très-distinct de sa marche à l’invasion de la Gaule. Nous avons donc un double intérêt à reprendre ici en peu de mots nos déterminations générales à ce sujet.

Nous croyons avoir démontré, d'après le terrain, les textes et les antiquités locales :

Que César, après avoir laissé à Labienus le commandement des ouvrages élevés sur la rive gauche du Rhône, depuis le lac Léman jusqu'au mont Jura (montagne du Vuache), pour empêcher les Helvètes émigrants de passer le fleuve, et être allé à la hâte en Italie chercher des renforts, en revint avec les cinq légions qu'il amenait — à la hâte encore et par le plus court chemin —, dans la direction du corps d’armée de Labienus ;

Qu'il revint ainsi par les points suivants : Aoste, le col du Petit Saint-Bernard, la Tarentaise (qui était le pays des Centrons), Montmeillan (jusqu'où les Voconces remontaient sur la rive gauche de l’Isère), Chambéry (chez les Allobroges), Aix-les-Bains, Frangy et la Perte du Rhône, porte de la Gaule, où Labienus se joignit à lui avec son corps d'armée ;

Que César passa le Rhône, pour entrer en Gaule avec toute son armée, sur les trois points rapprochés où ont existé de temps immémorial le pont de Grezin, le pont de Lucey, la passerelle d'Arloz, et qu'ainsi il entra en Gaule chez les Sébusiens (par Bellegarde en Bugey), à la limite des Sébusiens et des Séquanes au bord du Rhône, où il campa sur la colline des Tates et le plateau de Musinens — à cette place même qui est occupée en partie aujourd'hui par la station du chemin de fer de Lyon à Genève.

Que les Helvètes, voulant aller à l'ouest chez les Santons, après avoir obtenu des Séquanes le passage sur leur territoire (la Franche-Comté), avec garantie réciproque, par otages donnés et reçus, qu'il ne serait fait ni tort en passant ni empêchement au passage, quittèrent leurs foyers par la cassure du Grand Jura où se trouve aujourd'hui le fort de l’Ecluse ; qu'ensuite ils ravagèrent, au versant du plateau du Crédo, en face de la colline des Tates, des propriétés que des Allobroges avaient au delà du Rhône — comme en ont encore aujourd'hui au même lien leurs descendants —, et que les otages entre Helvètes et Séquanes ne garantissaient point ; que de là, les Helvètes cheminant toujours par le pays difficile des Séquanes, allèrent, après un détour au nord en côtoyant la Valserine, reprendre la direction de l’ouest par la vallée de la Bienne, ensuite par celle de l’Ain, puis à travers le Jura occidental, et débouchèrent en plaine chez les Éduens dans la région de Bourg-en-Bresse, où ils ravagèrent les campagnes, prirent d'assaut les oppida ; qu'ensuite, poussant droit au sud-ouest, ils entrèrent sur le territoire des Ambares (dans les Dombes), qu'ils ravagèrent également ; et qu'enfin, ils arrivèrent au bord de la Saône, près de Montmerle ou de Saint-Bernard, vis-à-vis des vallées qui leur ouvraient l'ouest dans la direction de Roanne ou de Feurs, points où l’on peut encore d'ordinaire passer facilement la Loire à gué ;

Qu'alors César, dans sa position devant la Perte du Rhône, renseigné surtout ce qui s'était passé en son absence, reçut là, non ailleurs, la députation des Éduens qui lui demandaient vengeance contre les Helvètes, le message des Ambares qui lui demandaient du secours, et les plaintes des Allobroges qui avaient au delà du Rhône des habitations rurales et autres propriétés, lesquels accoururent lui montrer, de la place où il se trouvait, que les Helvètes ne leur avaient rien laissé que le sol de leurs champs : triple prétexte dont César a cherché à couvrir son invasion préméditée de la Gaule.

Qu'il marcha directement du côté où se trouvaient les Helvètes, par la voie que suit de temps immémorial la grande route de Genève à Nevers, par le défilé de Nantua ; qu'il parvint ainsi au col du mont July, sur la dernière crête des monts Jura du côté de la Saône, point de la route d'où ses regards purent s'étendre à perte de vue sur le cours de la rivière jusqu'au Rhône, à travers une immense étendue d'un pays fertile, et qu'il campa, un peu au delà de ce point culminant, au bord d'un ruisseau, à Ceysériat, bourg dont le nom rappelle ce campement de César, castra Cœsarea ;

Que César attendit là, pendant que ses éclaireurs allèrent dans la plaine reconnaître de plus près la position exacte des Helvètes, examiner où et comment ils passaient la Saône, combien il en restait à passer ; que, son plan arrêté, il fit avancer trois légions dans la plaine jusqu'à Saint-Denys-le-Ceysériat, autre castra Cœsarea, camp avancé, d'où, lorsqu'il ne resta plus en deçà de la Saône que le quart des Helvètes, les trois légions partant à minuit allèrent surprendre cette portion des émigrants dans l'embarras du passage de la rivière, en tuèrent le plus grand nombre et dispersèrent le reste dans les forêts voisines ;

Qu'ensuite César, traversant lui-même la Saône, suivît pas à pas le gros des émigrants qui se dirigeait au nord-ouest, en s'écartant de la rivière (probablement par Cluny), et parvint avec eux, après seize ou dix-sept jours de marche, à dix-huit mille pas (27 kilomètres) de Bibracte (Autun), où, dans une seconde bataille, il en tua le plus grand nombre et s'empara de tous les bagages.

Ceux qui survécurent se dirigèrent du côté du pays des Lingons ; et là, dénués de tout, par suite des menaces et de l'habileté politique de César, ils firent leur soumission ; laquelle eut lieu, selon toute probabilité, dans la région de Saint-Jean-de-Losne.

Marquons ce point, pour nous reconnaître plus tard sur le terrain : nous sommes à l'extrémité méridionale du pays des Lingons.

D'ici, maintenant César va se diriger sur Vesontio (Besançon), pour s'emparer de cette place importante des Séquanes ; et, poursuivant sa marche au delà, il taillera en pièces l'armée germaine d'Arioviste à environ cinquante mille pas (75 kilomètres) du cours du Rhin. On pourrait donc encore assez facilement, les Commentaires à la main, suivre la marche de César dans cette seconde partie de la première campagne.

Mais, au sujet de la septième campagne, dans laquelle les Gaulois auront à leur tête Vercingétorix, il arrivera un moment où le récit de César deviendra obscur : les indications et les points de repère y feront défaut ; l’on verra des légions marcher en toute hâte, et dans des circonstances de marche mal expliquées ; l’on les verra se réunir toutes et passer ensemble à l’une des extrémités du pays des Lingons : à laquelle de ces extrémités ? Pour le reconnaître, il faudra discuter le texte des Commentaires ; et alors il sera utile de se rappeler que déjà une fois César avec son armée a précédemment passé ici, à l’extrémité méridionale du pays des Lingons, et qu'à cette époque, il venait d'envahir ces contrées en traversant les monts Jura par leur grande cassure, où l’on trouve la Perte du Rhône : point où l’on passe facilement ce fleuve et par où les légions étaient entrées en Gaule Celtique.

 

FIN DU PREMIER VOLUME.

 

 

 



[1] Julius Cæsar, XX, XXI, XXII.

[2] Ce qui est traduit textuellement est signalé par le texte en bleu.

[3] Helvetii, aujourd'hui les Suisses. Voici, probablement, les transformations successives de ce nom, depuis l'époque de César : Helvetii, — Elvitii, — Eluitii, — Luitii, — Suitii, — Suisses (Schwitz).

[4] Pour conserver au récit de César tout son caractère personnel, nous adopterons souvent, dans la traduction textuelle, le mot notre, employé dans le sens de romain.

[5] Consulter sur ce point De Lateyssonnière, t. I, p. 38, où sont cités le Journal de Trévoux, juillet 1713, et l'Histoire de Genève, par Spon.

[6] Ou Garocèles, transformation plus avancée du même nom : Graioceli, — Graoceli, — Garoceli.

[7] De bello Gallico, I, XI.

[8] De bello Gallico, I, II.

[9] De bello Gallico, I, XI.

[10] Ces 360.000 hommes à la file, à un mètre par homme, eussent occupé 360 kilomètres de chemin ; à deux hommes de front, la file eût été encore de 180 kilomètres, sans compter les chars et les animaux.

[11] De bello Gallico, I, VI.

[12] De bello Gallico, I, IX.

[13] De bello Gallico, I, XI.

[14] Voir le Courrier de l'Ain, numéro du 24 mai 1862.

[15] De bello Gallico, I, XXIII. Depuis l'époque où nous avons lu ce travail à l'Académie des Inscriptions, nous avons eu connaissance d'une Note sur l'invasion des Helvètes dans les Gaules, par M. Charles Cadot, ingénieur des ponts et chaussées, où notre aperçu précédent se trouve tout à fait confirmé par l'examen des conditions particulières de la contrée.

[16] On s'était battu aux bagages pendant une partie de la nuit.

[17] Cette traduction littérale du texte donne à comprendre que les Helvètes, jusqu'à leur sortie du territoire des Eduens, ne marchèrent que de nuit. Sans doute, pendant le jour, ils devaient chercher des vivres, se tenir serrés en masses, de crainte d'être attaqués, et se reposer un peu.

[18] Et sans doute aussi pour s'accommoder du butin qui dut être grand dans cette occasion ; car, pour les soldats de César, le butin était le mobile principal, comme nous le verrons. Il est dit ici : On se battit aux bagages jusqu'à une heure très-avancée de la nuit.... Après un long combat, les Romains s'emparèrent des bagages et du camp. (I, XXVI.)

[19] N'y a-t-il aucune trace de cet ancien nom, Verbigène ; dans celui de deux villes suisses : Berne ou Orbe ?

[20] Ces 6.000 hommes appartenaient donc à la catégorie des émigrants en état de porter les armes. Cette remarque n'est pas sans intérêt pour apprécier la sentence que César va prononcer contre eux.

[21] C'est-à-dire il les fit mettre à mort.

[22] De bello Gallico, I, XII, XIII, XXVI-XXIX.

[23] César ne dit rien ici du sort des Rauraques, en particulier ; mais, au septième livre, dans l'énumération des cités qui envoyèrent une armée auxiliaire à Alésia, l’on voit de nouveau les Rauraques unis aux Boïens et imposés conjointement avec eux à un certain contingent de troupes. Ainsi, d'après ce rapprochement des textes, les Rauraques qui émigrent avec les Helvètes paraissent s'être fixés en Gaule avec les Boïens, auprès d'eux, sinon confondus avec eux. Cet aperçu est d'ailleurs confirmé par l'inscription de Gaète, où l’on apprend que Munatius Plancus, qui amena des colons d'Italie dans le pays où est aujourd'hui Lyon, en amena pareillement dans le pays primitif des Rauraques, à Rauricum (ou Rauracum, Augusta Rauricorum ou Rauracorum, aujourd'hui Augst, dans le canton d'Argovie, d'après M. L. Rénier, Itinéraires romains de la Gaule). Voici cette inscription intéressante :

L. MUNATIUS. C. F. L. N. PRO.

PLANCUS. COS. IMP.

ITER. VII. VIR. SPULON. TRIUMPB.

Ex. RATI8. ÆDEM. SATURNI.

FECIT. DB. MANUBIUS. AGEOS DI-

VISIT. IN. ITALIA.

BENEVENTI. IN. GALLIA. COLO-

NIAS DEDUXIT.

LUGDUNUM ET RAURICUM

[24] Un chemin conduit du village de Grezin au Credo, en traversant la grande route de Bellegarde à Genève, à côté de la première maison qui se trouve sur la route près de ce village. Par ce chemin, à huit cents mètres environ de cette maison, l'on parvient sur le plateau. Là, en obliquant à gauche, l’on traverse un champ d'une trentaine de mètres de largeur, après lequel il faut gravir un petit tertre qui offre de ce côté deux mètres de hauteur ; il est aplani en dessus et se termine au sud par une pointe, où le terrain s'éboule. C'est là, à l'extrémité méridionale de ce petit tertre, et dans le voisinage, qu’on trouve les ossements dont nous parlons.

[25] Ou peut-être, bellement gardé, quand le maréchal de La Verdin se campa sur cette frontière, au passage des Espagnols, comme l’on l'a vu dans une citation de notre Notice géographique.

[26] De bello Gallico, VI, I.

[27] On peut en voir les preuves dans l'ouvrage de De Lateyssonnière, t. I, et dans les Etudes archéologiques sur le Bugey de D. Monnier, Bourg-en-Bresse, Bottier.

[28] Ouvrage cité, t. I, p. 137.

[29] Lyon, 1780. Chez Lefaucheux.

[30] De bello Gallico, II, XIX.

[31] Il a existera l'époque de César, deux Romains du nom de Curion, le père et le fils. Le père, tribun violent, orateur fougueux, fut d'abord l'ennemi déclaré de César ; mais comme il était de mœurs dissolues, couvert de dettes, et qu'il avait grand besoin d'argent, César acheta son dévouement, et ce Curion joua un grand rôle dans la guerre civile. L'un des deux a-t-il fait la première campagne de Gaule, et son nom, à peine modifié, serait-il resté en souvenir de sa présence au retranchement établi sur la roche de Cuiron ?

[32] Eutrope a fait le compte général : Sous le commandement de César, dit-il, il a été tué en bataille onze cent quatre-vingt-douze mille hommes des ennemis ; car il n'a pas voulu annoter combien il a péri de monde dans ses victoires de la guerre civile. (Eutrope, Epitome belli gallici.) Si dans ce nombre total de barbares tués les armes à la main, l’on fait la part de la Gaule, en ajoutant ce qu'il y a péri de population sans armes, par le fer, le feu, la faim, dans les habitations, les champs, les bois, les marais, comme il est dit en vingt passages de César, de Suétone, d'Eutrope, l’on verra que notre expression ci-dessus est certainement trop faible. Appien dit d'un seul trait : un million de barbares tués dans les combats et un million emmenés captifs.

[33] Salluste, Jugurtha, XXXV.

[34] Il est facile de voir, dans vingt passages des Lettres de Cicéron à Atticus, que les expressions' du poète que nous citons ici n'ont rien d'exagéré.