ET LA POLITIQUE
DES ROMAINS CONTRE LES GAULOIS D'ITALIE.
§ I. — Intérêt du sujet : extrait historique de Polybe :
critique de ce document.
Il est bien certain que tout se relie ensemble dans l’histoire
d'un peuple. Avant donc de suivre Jules César en Gaule Celtique, nous devons
jeter un coup d'œil rétrospectif sur la guerre de Gaule Cisalpine, contrée où
jadis et en même temps que la puissance romaine commençait à se former, des
émigrations de Gaulois aborigènes de la Celtique étaient venues s'établir, ainsi que
nous ra7ons rappelé dans notre notice géographique. En Italie, les Gaulois et
les Romains, ces deux peuples guerriers, ne tardèrent pas à se rencontrer ; et,
après une longue lutte, les Romains parvinrent enfin à expulser les Gaulois
de la Péninsule
ou à les asservir, l'an de Rome 530, quatre ans avant l'invasion d'Annibal.
On vit bien encore, après cette époque, quelques corps de Gaulois Cisalpins
combattre sous les ordres de ce grand guerrier, mais après lui la population
gauloise abandonna l'Italie, ou fut absorbée par la puissance romaine dans la Gaule Cisalpine,
réduite en province et colonisée de Romains.
La guerre de nos aïeux contre l'invasion romaine
franchissant le haut Rhône et la ligne des Cévennes, cette guerre de notre
race attaquée dans ses foyers, et qui est pour nous d'un si grand intérêt,
n'est généralement connue dans l'histoire que par l'intermédiaire de Jules
César, l'ennemi des Gaulois, l'envahisseur sanguinaire de leurs foyers,
auteur évidemment trop intéressé lui-même au récit de cette guerre pour avoir
pu être impartial. On ne doit donc négliger aucun document accessoire qui
puisse servir à contrôler et à éclairer le récit des Commentaires de la
guerre de Gaule. Un aperçu de ce qui a fait précédemment succomber les
Gaulois en Italie, sous l'invasion romaine franchissant les Apennins, pourra
sans doute nous aider à reconnaître clairement ce qui a fait succomber la
race tout entière chez elle, devant ces mêmes Romains conduits par Jules
César. Les deux guerres, en effet, se rattachent l'une à l'autre
naturellement, comme deux périodes d'une même et longue guerre de deux
peuples, sur une première et sur une seconde ligne de défense» Il y a donc
tout intérêt à considérer la première lutte de la race gauloise contre le
peuple romain, pour mieux juger de la seconde ; car, comme nous ne pouvons
manquer ni de voir les mêmes causes reproduire les mêmes effets, ni de voir
intervenir les mêmes moyens, de part et d'autre, dans ces deux luttes des mêmes
ennemis, ce qui, au sujet d'événements comparables, sera obscur dans
l'histoire de l'une, pourra être plus clair à voir dans l'histoire de
l'autre.
Les résultats de toute lutte des peuples, à main armée,
dépendent de trois éléments de force qui composent la force totale de chaque
peuple. Ces éléments, qui interviennent ensemble dans la lutte, mais qui sont
très-distincts entre eux, doivent être, croyons-nous, soigneusement
distingués dans l'histoire, si l’on désire expliquer le passé et prévoir
l'avenir : nous voulons parler des qualités natives, de la politique et des
moyens militaires de chacun des deux peuples qui combattent. La guerre des
Gaulois Cisalpins contre les Romains va nous permettre d'apprécier
l'importance de chacun de ces trois éléments de force ; ils vont entrer en
jeu tous les trois ensemble dans la lutte ; et il nous sera facile de
distinguer l'effet propre de chacun d'eux, car cette guerre a été rapportée
par un grand historien, par Polybe.
Polybe est un historien militaire et politique aussi
compétent, l’on peut le dire, que Jules César. Il offre, comparativement à
César, l'avantage précieux de n'avoir personnellement aucun rôle à jouer dans
l’histoire[1].
Quand Polybe arriva en Italie, les Gaulois Cisalpins
venaient de succomber assez récemment pour que les faits fassent encore bien
connus du public, outre que cet historien eut à sa disposition les documents
officiels, comme il le dit lui-même, ou le donne à entendre dans plusieurs
occasions. Or, nous avons la bonne fortune nationale de trouver dans Polybe
un résumé de l'histoire de nos aïeux en Italie. Il le présente à l'occasion
de cette entreprise prodigieuse d'Annibal, qui arrive avec ses Africains, à
travers les neiges des Alpes du Nord de la Péninsule, et y
pénètre par la Gaule
Cisalpine, Dans ces quelques pages, œuvre d'un historien
compétent, fidèle, aussi impartial qu'il était possible de l'être à Rome, Polybe
ne cache rien : avec lui et par lui, l’on voit tout : la politique, les moyens
de guerre et les qualités natives des troupes, d'un côté et de l’autre.
Nous allons donc pouvoir apprécier historiquement, dans de
grands exemples fournis par nos aïeux en Italie, les qualités bonnes ou
mauvaises de notre race gauloise, les fautes de sa politique, l’infériorité
excessive des moyens de guerre dont elle conservait l'usage. Quand nous
aurons bien étudié ces faits et leurs conséquences dans l'histoire de Polybe,
nous saurons où il faut regarder dans les Commentaires : regarder avec
soin, car César n'y montre clairement ni la politique, ni les moyens de
guerre, ni les qualités militaires de ces deux mêmes peuples ennemis, qui ont
combattu en Italie et qui se retrouvent en face l'un de l'autre, sur le
territoire national de la Gaule. César se contente uniquement de nous
montrer, et d'assez loin, ses propres succès glorieux. Cela lui suffisait
pour atteindre son but, mais ne nous suffit point, à nous descendants des
Gaulois, à nous qui voulons voir nos aïeux.
Voici le résumé historique de Polybe. Nous empruntons à la
traduction de Dom Thuillier[2] les citations
intéressantes qui jettent sur cette guerre de Gaule Cisalpine une si vive
lumière : nous les abrégeons autant que possible en élaguant quelques détails
accessoires, et si nous ne les abrégeons pas davantage, c'est que nous avons
craint à y amener de l’obscurité. Nous aurons, du reste, bien peu de
réflexions à y ajouter, car les faits eux-mêmes parlent assez clairement.
C'est du pied des Alpes et du
côté du Midi que commencent les plaines occupées par les Gaulois, plaines
«situées dans la partie la plus septentrionale de l’Italie, et qui, par leur
fertilité et leur étendue, surpassent tout ce que l'histoire nous a jamais
appris d'aucun pays de l'Europe. Elles sont en forme de triangle. La jonction
des Apennins et des Alpes auprès de la mer de Sardaigne, au-dessus de
Marseille, fait la pointe du triangle. Les Alpes bordent le côté du septentrion
à la longueur de 2.200 stades, et au midi sont les Apennins, qui s'étendent à
3.600. La base de ce triangle, c'est la côte du golfe Adriatique, et cette
côte qui s'étend depuis Séné[3] jusqu'à
l'extrémité du golfe, est longue de plus de 2.500 stades ; en sorte que ces
plaines ne renferment guère moins de 10.000 stades dans leur circonférence
Je ne dis rien du nombre
d'hommes dont ce pays est peuplé, ni de la grandeur et de la beauté de leurs
corps, ni de leur courage dans les actions de la guerre ; l’on en doit juger
par ce qu'ils ont fait. Les deux côtés des Alpes, dont l'un regarde le Rhône
et le septentrion, et l'autre les campagnes dont nous venons de parler, ces deux
côtés, dis-je, sont habités, le premier par les Gaulois Transalpins, et le second
par les Taurisques, les Agones, et plusieurs autres sortes de barbares. Ces Transalpins
ne sont point une nation différente ; ils ne sont ainsi appelés que parce
qu'ils demeurent au delà des Alpes.....
Le Pô, que les poètes ont tant
célébré sous le nom d'Eridan, prend sa source dans les Alpes, à la pointe du triangle
dont nous avons parlé ; delà, il se dirige d'abord vers le midi, et se répand
dans les plaines ; mais à peine y est-il entré, qu'il se détourne du côté du
levant, et va par deux embouchures se jeter dans la mer Adriatique.....
Vers la source de ce fleuve étaient
les Laëns et les Lébicéens ; ensuite les Insubriens, nation puissante et fort
étendue : après eux, les Cénomans ; auprès de la mer Adriatique, les Vénètes,
peuple ancien, qui avait à peu près les mêmes coutumes et le même habillement
que les autres Gaulois, mais qui parlait une autre langue. Ces Vénètes sont
célèbres chez les poètes tragiques, qui en ont débité force prodiges. De
l'autre côté du Pô, autour de l'Apennin, les premiers qui se présentaient
étaient les Anianes, ensuite les Boïens. Après eux, vers la mer Adriatique,
les Lingons, et enfin sur la côte les Sénonais. Voilà les nations les plus considérables
qui ont habité les lieux dont nous avons parlé.
Tous ces peuples étaient
répartis par villages qu'ils ne fermaient point de murailles. Ils ne savaient
ce que c'était que meubles : leur manière de vivre était simple ; point
d'autre lit que de l’herbe, ni d'autre nourriture que de la viande : la
guerre et l’agriculture faisaient toute leur étude, toute autre science ou
art leur était inconnu. Leurs richesses consistaient en or et en troupeaux,
les seules choses qu’on peut facilement transporter d'un lieu en un autre à
son choix, ou selon les différentes conjonctures. Ils s’appliquaient surtout
à s’attacher un grand nombre de personnes, parce qu’on n'y était puissant et
formidable qu'à proportion des clients dont l’on disposait à son gré.
D’abord ils ne furent pas
seulement maîtres du pays, mais encore de plusieurs voisins qu'ils se
soumirent pur la terreur de leurs armes. Peu de temps après, ayant vaincu les
Romains et leurs alliés en bataille rangée, et les ayant mis en fuite, ils
les menèrent battant pendant trois jours jusqu'à Rome, dont ils s’emparèrent,
à l’exception du Capitole. Mais les Vénètes s'étant jetés sur leur pays, ils
s'accommodèrent avec les Romains, leur rendirent leur ville, et coururent au
secours de leurs foyers. Ils se firent ensuite la guerre les uns aux autres.
Leur grande puissance excita aussi la jalousie de quelques-uns des peuples
qui habitaient les Alpes. Piqués de se voir à beaucoup d'égards au-dessous
d'eux, ils s'assemblèrent, prirent les armes, et firent souvent des
excursions dans leur pays.
Pendant ce temps-là, les Romains
s’étaient relevés de leurs pertes, et avaient pour la seconde fois composé
avec les Latins[4].
Mais de nouveau, dix ans après[5], les Gaulois
revinrent avec une grande armée pour assiéger Arretium[6]. Les Romains
accoururent pour secourir les assiégés, et livrèrent bataille devant la ville
; mais ils furent vaincus, et Lucius qui les commandait y perdit la vie. M.
Curius, son successeur, leur envoya demander les prisonniers ; mais contre le
droit des gens, ils mirent à mort ceux qui étaient venus de sa part. Les
Romains, outrés, sur-le-champ se mettent en campagne, les Sénonais se
présentent, la bataille se donne, les Romains victorieux en tuent la plus
grande partie y chassent le reste, et se rendent maîtres de tout le pays.
C'est dans cet endroit de la Gaule qu'ils envoyèrent pour
la première fois une colonie, et qu'ils bâtirent une ville nommée Séné, du
nom des Sénonais, qui l’avaient les premiers habitée. Nous avons dit où elle
est située, savoir près de la mer Adriatique, à l'extrémité des plaines
qu'arrose le Pô.
La défaite des Sénonais fit
craindre aux Boïens qu’eux-mêmes et leur pays n'eussent le même sort. Ils
levèrent une armée formidable, et exhortèrent les Tyrrhéniens de se joindre à
eux. Le rendez-vous était au lac Oadmon, et ils s'y mirent en bataille.
Presque tous les Tyrrhéniens y périrent, et il n'y eut que quelques Boïens
qui échappèrent par la fuite. Mais l'année suivante, ils se liguèrent une
seconde fois, et ayant enrôlé toute la jeunesse, ils donnèrent bataille aux
Romains. Ils y furent entièrement défaits, et contraints, malgré qu’ils en
eussent, de demander la paix aux Romains et de faire un traité avec eux[7].
Pendant les quarante-cinq ans
qui suivirent ces défaites, les Gaulois restèrent tranquilles, et vécurent en
bonne intelligence avec les Romains. Mais après que le temps eut fait sortir
de ce monde ceux qui avaient été témoins oculaires de leurs malheurs, la
jeunesse, qui leur succéda, gens brutaux et féroces, et qui jamais n'avaient
ni connu ni éprouvé le mal, commença à se remuer, comme il arrive
ordinairement. Elle chercha querelle avec les Romains pour des bagatelles, et
entraîna dans son parti les Gaulois des Alpes. D'abord le peuple n'eut point
de part à ces mouvements séditieux ; tout se tramait secrètement entre les
chefs. De là vint que les Transalpins s’étant avances avec une armée jusqu'à
Ariminium[8], le peuple, parmi
les Boïens, ne voulut pas marcher avec eux. Il se révolta contre ses chefs,
s’éleva contre ceux qui venaient d'arriver, et tua ses propres rois, Atis et
Galatus. Il y eut même bataille rangée, où ils se massacrèrent les uns les
autres. Les Romains, épouvantés de l'irruption des Gaulois, se mirent en campagne
; mais apprenant qu'ils s'étaient défaits eux-mêmes, ils reprirent la route
de leur pays.
Cinq ans après, sous le consulat
de Marcus Lepidus, les Romains partagèrent entre eux les terres du Picenum,
d'où ils avaient chassé les Sénonais. Ce fut C. Flaminius qui, pour capter la
faveur du peuple, introduisit cette nouvelle toi, qu’on peut dire qui a été
la principale cause de la corruption des mœurs des Romains, f et ensuite delà
guerre qu'ils eurent avec les Sénonais. Plusieurs peuples de la nation gauloise
entrèrent dans c la querelle, surtout les Boïens qui étaient limitrophes aux
Romains. Ils se persuadèrent que ce n'était plus pour commander et pour faire
la loi que les Romains les attaquaient, mais pour les perdre et les détruire
entièrement. Dans cette pensée, les Insubriens et les Boïens, les deux plus
grands peuples de la nation, se liguent ensemble et envoient chez les Gaulois
qui habitaient le long des Alpes et du Rhône, et qu’on appelait Gésates,
parce qu'ils servaient pour une certaine solde, car c'est ce que signifie proprement
ce mot[9]. Pour gagner leurs
deux rois, Concolitan et Anéroeste, et les gagner à armer contre les Romains,
ils leur font présent d'une somme considérable ; ils leur mettent devant les
yeux la grandeur et la puissance de ce peuple ; ils les flattent par la vue
des richesses immenses qu'une victoire gagnée sur lui ne manquera pas de leur
procurer ; ils leur promettent solennellement de partager avec eux tous les
périls de cette guerre[10]....
Huit ans après le partage des
terres du Picenum, les Gésates et les autres Gaulois franchirent les Alpes et
vinrent camper sur le Pô. Leur armée était nombreuse et superbement équipée.
Les Insubriens et les Boïens soutinrent aussi constamment le parti qu'ils avaient
pris. Mais les Vénètes et les Cénomans se rangèrent du côté des Romains,
gagnés par les ambassadeurs qu’on leur avait envoyés : ce qui obligea les
rois gaulois de laisser dans le pays une partie de leur armée pour le garder
contre ces peuples. Ils partent ensuite et prennent leur route par la Tyrrhénie,
ayant avec eux cinquante mille hommes de pied, vingt mille chevaux et i
autant de chariots.
Sur la nouvelle que les Gaulois
avaient passé les Alpes, les Romains firent marcher Lucius Æmilius, l'un des
consuls, à Ariminium, pour arrêter les ennemis par cet endroit. Un des préteurs
fut envoyé dans la
Tyrrhénie. Caius Attilius, l’autre consul, était allé
devant dans la Sardaigne.
Tout ce qui resta dans Rome de
citoyens était consterné et croyait toucher au moment de sa perte. Cette frayeur
n'a rien qui doive surprendre. L'extrémité où les Gaulois les avaient
autrefois réduits était encore présente à leurs esprits. Pour éviter un
semblable malheur, rassemblent ce qu'ils avaient de troupes, ils font de nouvelles
levées, ils mandent à leurs alliés de se tenir prêts ; ils font venir des
provinces de leur domination les registres où étaient marqués les jeunes gens
en âge déporter les armes, afin de connaître toutes leurs forces.
On donna aux consuls la plus
grande partie des troupes et ce qu'il y avait de meilleur parmi elles. Des vivres
et des munitions ; l’on en avait fait un si grand amas que l’on n'a point
d'idée qu'il s'en soit jamais fait un pareil. Il leur venait des secours, et
de toutes sortes et de tous les côtes. Car telle était la terreur que l'irruption
des Gaulois avait répandue dans l'Italie, que ce n’était plus pour les
Romains que les peuples croyaient porter les armes ; ils ne pensaient plus
que c’était à la puissance de cette République que l’on en voulait ; c'était
pour eux-mêmes, pour leur patrie, pour leurs villes qu'ils craignaient ; et
c'est pour cela qu'ils étaient si prompts à exécuter tous les ordres qu’on
leur donnait[11].
A peine les Gaulois furent-ils
arrivés dans la Tyrrhénie,
qu'ils y firent le dégât sans crainte et sans que personne les arrêtât. Ils s'avancèrent
enfin vers Rome. Déjà ils étaient aux environs de Clusium, ville à trois journées
de cette capitale, lorsqu'ils apprennent que l’armée romaine, qui était dans la Tyrrhénie, les
suivait de près et allait les atteindre. Ils retournèrent aussitôt sur leurs
pas pour en venir aux mains avec elle. Les deux armées ne furent en présence
que vers le coucher du soleil, et campèrent à fort peu de distance l’une de
l'autre. La nuit venue, les Gaulois allument des feux, et ayant donné ordre à
leur cavalerie, dès que l'ennemi l'aurait aperçue le matin, de suivre la
route qu'ils allaient prendre, ils se retirent sans bruit vers Fésules, et
prennent là leurs quartiers, dans le dessein d'y attendre leur cavalerie, et
quand elle aurait joint le gros, de fondre à l'improviste sur les Romains.
Ceux-ci, à la pointe du jour, voyant cette cavalerie, croient que les Gaulois
ont pris la fuite, et se mettent à la poursuivre. Ils approchent, les Gaulois
se montrent et tombent sur eux : l'action s'engage avec vigueur, mais les Gaulois,
plus braves et en plus grand nombre, eurent le dessus. Les Romains perdirent
là au moins six mille hommes ; le reste prit la fuite, la plupart vers un
certain poste avantageux où ils se cantonnèrent. D'abord les Gaulois
pensèrent à les y forcer ; celait le bon parti, mais ils changèrent de
sentiment. Fatigués et harassés par la marche qu'ils avaient faite la nuit
précédente, ils aimèrent mieux prendre quelque repos, laissant seulement une
garde de cavalerie autour de la hauteur oh les fuyards s'étaient retirés, et
remettant au lendemain à les assiéger, en cas qu'ils ne se rendissent pas
d'eux-mêmes.
Pendant ce temps-là, Lucius Æmilius,
qui avait son camp vers la mer Adriatique, ayant appris que les Gaulois s'étaient
jetés dans la Tyrrhénie
et qu'ils approchaient de Rome, vint en diligence au secours de sa patrie et
arriva fort à propos. Il campa proche des ennemis : les Romains réfugiés sur
la hauteur virent les feux, et se doutant bien de ce que c'était, ils reprirent
courage. Us envoyèrent au plus vite quelques-uns des leurs sans armes pendant
la nuit et à travers une foret, pour annoncer au consul ce qui leur était
arrivé. Æmilius, sans perdre de temps à délibérer, commande aux tribuns, dès
que le jour commencerait à paraître, de se mettre en marche avec l'infanterie
; il se met lui à la tète de la cavalerie, et tire droit vers la hauteur.
Les chefs des Gaulois avaient
aussi vu les feux pendant la nuit, et conjecturant que les ennemis étaient
proches, ils tinrent conseil. Anéroeste leur roi dit qu'après avoir fait un
si riche butin (car le butin était immense en prisonniers, en bestiaux et en
bagages), il n'était pas à propos de s'exposer à un nouveau combat, ni de
courir le risque de perdre tout ; qu'il valait mieux retourner dans leur
patrie ; qu'après s'être déchargés là de leur butin, ils seraient plus en
état, si l’on le trouvait bon, de reprendre les armes contre les Romains.
Tous se rangeant à cet avis, avant le jour ils lèvent le camp, et prennent
leur route le long de la mer par la Tyrrhénie.
Quoique Lucius eût joint à ses
troupes celles qui s'étaient réfugiées sur la hauteur, il ne crut pas pour
cela qu'il fût de la prudence de hasarder une bataille rangée ; il prit le
parti de suivre les ennemis et d'observer les temps et les lieux où il pourrait
les incommoder et regagner le butin.
Le hasard voulut que, dans ce
temps-là même, Caius Attilius, venant de Sardaigne, débarquât ses légions à
Pise, et les conduisît à Rome par une route contraire « à celle des Gaulois.
A Télamon, ville des Tyrrhéniens, quelques fourrageurs gaulois étant tombés
dans l'avant-garde du consul, les Romains s'en saisirent. Interrogés par Attilius,
ils racontèrent tout ce qui s'était passé ; qu'il y avait dans le voisinage
deux armées, et t que celle des Gaulois était fort proche, ayant en queue celle
d'Æmilius. Le consul fut touché de l'échec que t son collègue avait souffert
; mais il fut charmé d'avoir surpris les Gaulois dans leur marche et de les
voir entre deux armées. Sur-le-champ il commande aux tribuns de ranger les
légions en bataille, de donner à leur front l’étendue que les lieux
permettaient, et d'aller bravement au devant de l’ennemi. Sur le chemin il y
avait une hauteur, au pied de laquelle il fallait que les Gaulois passassent.
Attilius y courut avec la cavalerie et se logea sur le sommet, dans le
dessein de commencer le premier le combat, persuadé que par là il aurait la
meilleure part à la gloire de l’événement.
Les Gaulois, qui croyaient Attilius
bien loin, voyant cette hauteur occupée par les Romains, ne soupçonnèrent
rien autre chose, sinon que pendant la nuit Æmilius avait battu la campagne
avec sa cavalerie pour s'emparer le premier des postes avantageux. Sur cela
ils détachèrent aussi la leur et quelques soldats armés à la légère pour
chasser les Romains de la hauteur. Mais ayant su d'un prisonnier que c'était
Attilius qui l'occupait, ils mettent au plus vite l'infanterie en bataille,
et la disposent de manière que, rangée dos à dos, elle faisait front par
devant et par derrière ; ordre de bataille qu'ils prirent sur le rapport du
prisonnier et sur ce qui se passait actuellement, pour se défendre et contre
ceux qu'ils savaient à leurs trousses, et contre ceux qu'ils auraient en
tête.
Æmilius avait bien ouï parler du
débarquement des légions à Pise, mais il ne s'attendait pas qu'elles seraient
si proches ; il n'apprit sûrement le secours qui lui était venu que par le
combat qui se donnait à la hauteur. Il y envoya aussi de la cavalerie, et en
même temps il conduisit aux ennemis l’infanterie rangée à la manière
ordinaire.
Dans l’armée des Gaulois, les
Gésates, et après eux les Insubriens, faisaient front du côté de la queue,
qu'Æmilius devait attaquer ; ils avaient à dos les Taurisques et les Boïens,
qui faisaient face du côté qu'Attilius viendrait. Les chariots bordaient les
ailes ; et le butin fut mis sur une des montagnes voisines, avec un
détachement pour le garder. Cette armée à deux fronts n'était pas seulement
terrible à voir, elle était encore très-propre pour l’action. Les Insubriens
y paraissaient avec leurs braies, et n'ayant autour d'eux que des saies
légers. Les Gésates, au premier rang, soit par vanité, soit par bravoure,
avaient même jeté bas ces habits, et ne gardaient que leurs armes, de peur
que les buissons qui se rencontraient là en certains endroits ne les
arrêtassent, et ne les empêchassent d'agir.
Le premier choc se fit à la
hauteur, et fut vu des trois armées, tant il y avait de cavalerie de part et d'autre
qui combattait. Attilius perdit la vie dans la mêlée, où il se distinguait
par son intrépidité et sa valeur, et sa tête fut apportée aux rois des
Gaulois. Malgré cela, la cavalerie romaine fit si bien son devoir, qu'elle
emporta le poste, el gagna une pleine victoire sur celle des ennemis.
L'infanterie s'avança ensuite
l'une contre l’autre. Ce fut un spectacle fort singulier, et aussi surprenant
pour ceux qui, sur le récit d'un fait, peuvent par imagination se le mettre
sous les yeux, que pour ceux qui en étaient témoins ; car une bataille entre
trois années tout ensemble est assurément une action d'une espèce et d'une
manœuvre bien particulières. D'ailleurs aujourd'hui, comme alors, il n'est
pas aisé de démêler si les Gaulois attaqués de deux côtés s'étaient formés de
la manière la moins avantageuse, ou la plus convenable. Il est vrai qu'ils
avaient à combattre de deux côtés ; mais aussi rangés dos à dos, ils se
mettaient mutuellement à couvert de tout ce qui pouvait les prendre en queue.
Et ce qui devait le plus contribuer à la victoire, tout moyen de fuir leur
était interdit ; et une fois défaits, il n'y avait plus pour eux de salut à
espérer : car tel est l'avantage de l'ordonnance à deux fronts.
Quant aux Romains, voyant les
Gaulois serrés entre deux armées et enveloppés de toutes parts, ils ne pouvaient
que bien espérer du combat : mais d'un autre côté, la disposition de ces
troupes et le bruit qui s,y faisait, les jetaient dans l’épouvante. Le nombre
des cors et des trompettes y était innombrable, et toute l'armée ajoutant à
ces instruments ses cris de guerre, le vacarme était tel que les lieux
voisins, qui le renvoyaient, semblaient d'eux-mêmes joindre des cris au bruit
que faisaient les trompettes et les soldats. Ils étaient encore effrayés de
l'air et des mouvements des soldats du premier rang, qui en effet frappaient
autant par la beauté et la vigueur de leurs corps, que par leur nudité ;
outre qu'il n'y en avait point dans les premières compagnies qui n'eussent le
cou et les bras ornés de colliers et de bracelets d’or. A l'aspect de cette
armée, les Romains ne purent à la vérité se défendre de quelque frayeur, mais
l’espérance d’un riche butin enflamma leur courage.
Les archers s'avancent sur le
front de la première ligne, selon la coutume des Romains et commencent l’action
par une grêle épouvantable de traits. Les Gaulois des derniers rangs n'en
souffrirent pas extrêmement, leurs braies et leurs saies les en défendirent ;
mais ceux des premiers, qui ne s'attendaient pas à ce prélude, et qui
n'allaient rien sur leur corps qui les mit à couvert, furent très-incommodés.
Ils ne savaient que faire pour parer les coups. Leur bouclier n'était pas
assez large pour les couvrir ; ils étaient nus, et plus leurs corps étaient
grands, plus il tombait de traits sur eux. Se venger sur les archers mêmes
des blessures qu'ils recevaient, cela était impossible, ils en étaient trop
éloignés ; et d'ailleurs comment avancer au travers d'un si grand nombre de
traits ? Pans cet embarras, les uns, transportés de colère et de désespoir,
se jettent inconsidérément parmi les ennemis, et se livrent volontairement à
la mort : les autres pâles, défaits, tremblants, reculent et rompent les
rangs qui étaient derrière eux. C'est ainsi que dès la première attaque fut
rabaissé l'orgueil et la fierté des Gésates.
Quand les archers se furent retirés,
les Insubriens, les Boïens et les Taurisques en vinrent aux mains. Ils se
battirent avec tant d'acharnement que, malgré les plates dont ils étaient
couverts, l’on ne pouvait les arracher de leur poste. Si leurs armes eussent
été les mêmes que celles des Romains, ils remportaient la victoire. Ils
avaient à la vérité comme eux des boucliers pour parer, mais leurs épées ne
leur rendaient pas les mêmes services. Celles des Romains taillaient et
perçaient, au lieu que les leurs ne frappaient que de taille.
Ces troupes ne soutinrent le
combat que jusqu'à ce que la cavalerie romaine fût descendue de la hauteur,
et les eût prises en flanc. Alors l'infanterie fut taillée en places, et la
cavalerie s'enfuit à vau-de-route. Quarante mille Gaulois restèrent sur la
place, et l’on fit au moins dix mille prisonniers, entre lesquels était Concolitan,
un de leurs rois. Anérœste se sauva avec quelques-uns des siens en je ne sais
quel endroit, où il se tua lui, et ses amis, de sa propre main.
Æmilius, ayant ramassé les
dépouilles, les envoya à Rome, et rendit le butin à ceux à qui il
appartenait. Puis, marchant à la tête des légions par la Ligurie, il se jeta sur
le pays des Boïens, y laissa ses soldats se gorger de butin, et revint à Rome
en peu de jours avec l'armée. Tout ce qu’il avait pris de drapeaux, de
colliers et de bracelets, il l'employa à la décoration du Capitole ; le reste
des dépouilles et les prisonniers servirent à orner son triomphe.
C'est ainsi qu’échoua cette
formidable irruption des Gaulois, laquelle menaçait d'une ruine entière
non-seulement toute l'Italie, mais Rome même.
Après ce succès, les Romains, ne
doutant point qu’ils ne fussent en état de chasser les Gaulois de tons les
environs du Pô, firent de grands préparatifs de guerre, levèrent des troupes,
et les envoyèrent contre eux, sous la conduite de Q. Fulvius et de Titus
Manlius, qui venaient d'être créés consuls. Cette irruption épouvanta les Boïens
; ils se rendirent à discrétion.
L'année suivante, Publius Furius
et Caius Flaminius se jetèrent encore dans la Gaule. Ils entrèrent
dans le pays des Insubriens par l'endroit où l’Adda se jette dans le Pô.
Ayant été fort maltraités au passage et dans leur campement, et mis hors
d'état d'agir, ils firent un traité avec ce peuple et sortirent du pays.
Après une marche de plusieurs jours, ils passèrent le Cluson, entrèrent dans
le pays des Cénomans, leurs alliés, avec lesquels ils retombèrent, par le bas
des Alpes, sur les plaines des Insubriens, où ils mirent le feu et
saccagèrent tous les villages. Les chefs de ce peuple, voyant les Romains
dans une résolution fixe de les exterminer, prirent enfin le parti de tenter
la fortune et de risquer le tout pour le tout. Pour cela, ils rassemblent en
un même endroit tous leurs drapeaux, même ceux qui étaient relevés d'or,
qu'ils appelaient les drapeaux immobiles, et qui avaient été tirés du temple
de Minerve. Ils font provision de toutes les munitions nécessaires, et, au
nombre de cinquante mille hommes, ils vont hardiment et avec un appareil
terrible se camper devant les ennemis.
Les Romains, de beaucoup
inférieurs en nombre, avaient d'abord dessein de faire usage dans cette
bataille des troupes gauloises qui étaient dans leur armée ; mais sur la
réflexion qu'ils firent que les Gaulois ne se font pas un scrupule
d'enfreindre les traités, et que c'était contre des Gaulois que le combat
devait se donner, ils craignirent d'employer ceux qu'ils avaient dans une
affaire si délicate et si importante ; et, pour se précautionner contre toute
trahison, ils les firent passer au delà de la rivière, et plièrent ensuite les
ponts. Pour eux, ils restèrent en deçà, et se mirent en bataille sur le bord,
afin qu'ayant derrière eux une rivière qui n'était pas guéable, ils
n'espérassent de salut que de la victoire.
Cette bataille est célèbre par
l’intelligence avec laquelle les Romains s'y conduisirent. Tout l'honneur en
est dû aux tribuns, qui instruisirent l’armée en général, et chaque soldat en
particulier de la manière dont l’on devait s’y prendre. Ceux-ci, sur les
combats précédents, avaient observé que le feu et l’impétuosité des Gaulois,
tant qu'ils n'étaient pas entamés, les rendait à la vérité formidables dans
le premier choc ; mais que leurs épées n,avaient pas de pointe, qu'elles ne
frappaient que de taille et un seul coup ; que le fil s'en émoussait, et
qu’elles se pliaient d'un bout à l’autre : que si les soldats, après le
premier coup, n'avaient le loisir de les appuyer contre terre et de les
redresser avec le pied, le second n'était d'aucun effet. Sur ces remarques,
les tribuns donnent à la première ligne les piques des triaires qui sont à la
seconde, et commandent à ces derniers de se servir de leurs épées. On attaque
de front les Gaulois, qui n'eurent pas plutôt porté les premiers coups que
leurs sabres leur devinrent inutiles. Alors les Romains fondent sur eux l'épée
à la main, sans que ceux-ci puissent faire aucun usage des leurs : au lieu
que les Romains ayant des épées pointues et bien affilées, frappent d'estoc
et non pas de taille. Portant donc alors des coups et sur la poitrine et au
visage des Gaulois, et faisant plaie sur plaie, ils en jetèrent la plus
grande partie sur le carreau.
La prévoyance des tribuns leur
fut d'un grand secours dans cette occasion ; car le consul Flaminius ne
parait pas s'y être conduit en habile homme. Rangeant son armée en bataille
sur le bord même dé la rivière, et ne laissant par là aux cohortes aucun
espace pour reculer, il ôtait à la manière de combattre des Romains ce qui
lui est particulier. Si pendant le combat les ennemis avaient pressé et gagné
tant soit peu de terrain sur son armée, elle eût été renversée et culbutée
dans la rivière. Heureusement le courage des Romains les mit à couvert de ce
danger. Us firent un butin immense, et, enrichis de dépouilles considérables,
ils reprirent le chemin de Rome.
L'année suivante, les Gaulois
envoyèrent demander la paix ; mais les deux consuls Marcus Claudius et Cn.
Cornélius ne jugèrent pas à propos qu’on la leur accordât. Lee Gaulois
rebutés se disposèrent à faire un dernier effort. Ils firent lever à leur
solde chez les Gésates, le long du Rhône, environ trente mille hommes, qu'ils
tinrent en haleine, en attendant que les ennemis vinssent» Au printemps, les
consuls entrent dans le pays des Insubriens, et s'étant campés proche
d'Acerres[12],
ville située entre le Pô et les Alpes, ils y mettent le siège. Comme ils
s'étaient les premiers emparés des postes avantageux, les Insubriens ne purent
aller au secours de la ville, cependant, pour en faire lever le siège, ils
firent passer le Pô à une partie de leur armée, entrèrent dans les terres des
Adréens, et assiégèrent Clastidium[13].
A cette nouvelle, Marcus
Claudius, à la tête de la cavalerie et d'une partie de l’infanterie, court au
secours des assiégés. Sur le bruit que les Romains approchent, les Gaulois
laissent là Clastidium, viennent au-devant des ennemis, et se rangent en
bataille, La cavalerie fond sur eux avec impétuosité, ils soutiennent de
bonne grâce le premier choc : mais celte cavalerie les ayant ensuite
enveloppés et attaqués en queue et en flanc, ils plièrent de toutes parts.
Une partie fut culbutée dans la rivière, le plus grand nombre fut passé au
fil de l’épée.
Les Gaulois qui étaient dans
Acerres abandonnèrent la ville aux Romains, et se retirèrent à Milan, qui est
la capitale des Insubriens. Cornélius se met sur-le-champ aux trousses des
fuyards, et paraît tout d’un coup devant Milan. Sa présence tint d'abord les
Gaulois en respect : mais il n'eut pas sitôt repris la route d'Acerres,
qu'ils sortent sur lui, chargent vivement son arrière-garde, en tuent une
bonne partie et en mettent plusieurs en fuite. Le consul fait avancer
l'avant-garde et l’encourage à faire tête aux ennemis ; Faction s'engage ;
les Gaulois fiers de l'avantage qu'ils venaient de remporter, font ferme
quelque temps ; mais bientôt enfoncés, ils prirent la fuite vers les
montagnes. Cornélius les y poursuivit, ravagea le pays et emporta de force la
ville de Milan.
Après cette déroute, les chefs
des Insubriens, ne voyant plus de jour à se relever, se rendirent aux Romains
à discrétion.
Ainsi se termina la guerre
contre les Gaulois. Il ne s’en est pas vu de plus formidable, si l’on en veut
juger par l’audace désespérée des combattants, par les combats qui s’y sont
donnés, et par le nombre de ceux qui y ont perdu la vie en bataille rangée ;
mais à la regarder du côté des vues qui ont porté les Gaulois à prendre les
armes et de l'inconsidération avec laquelle chaque chose s'y est faite j il
n'y eut jamais de guerre plus méprisable ; par la raison que ces peuples, je
ne dis pas dans la plupart de leurs actions, mais généralement dans tout ce
qu,ils entreprennent, suivent plutôt leur impétuosité qu’ils ne consultent
les règles de la raison et de la prudence. Aussi, furent-ils chassés en peu
de temps de tous les environs du Pô, à quelques endroits près qui sont au
pied des Alpes ; et cet événement m'a fait croire qu il ne fallait pas
laisser dans l'oubli leur première irruption, les choses qui se sont passées
depuis, et leur dernière défaite. Ces jeux de la fortune sont du ressort de
l'histoire ; et il est bon de les transmettre à nos neveux pour leur
apprendre à ne pas craindre les incursions subites et irrégulières des
barbares, lis verront par là qu'elles durent peu, et qu'il est aisé de se
défaire de ces sortes d'ennemis, pourvu qu’on leur tienne tête, et qu’on
mette plutôt tout en œuvre que de leur rien céder de ce qui nous appartient.
Je suis persuadé que ceux qui nous ont laissé l’histoire de l’irruption des
Perses dans la Grèce
et des Gaulois à Delphes, ont beaucoup contribué au succès des combats que
les Grecs ont soutenu pour maintenir leur liberté ; car quand l’on se
représente les choses, extraordinaires qui se firent alors, et le nombre
innombrable d'hommes qui, malgré leur formidable appareil de guerre, furent vaincus
par des troupes qui surent dans les combats leur opposer la résolution, l'adresse
et l’intelligence, il n'y a plus de magasins, plus d'arsenaux, plus d'armées
qui épouvantent, ou qui fassent perdre t espérance de pouvoir défendre son pays
et sa pairie. Or, comme les Gaulois n'ont pas seulement autrefois jeté la
terreur dans la Grèce,
mais que cela est encore arrivé plusieurs fois de nos jours, c'a été pour moi
une nouvelle raison de reprendre de plus haut et de rapporter en abrégé les
principaux points de leur histoire.
Nous nous demandons si Polybe exprime bien ici toute sa
pensée. En effets peut-on admettre sans réserve qu'un historien vivant à
Rome, un Grec si éclairé, si judicieux, n'ait pas vu clairement que la
véritable irruption n'arrivait point de l'extérieur de l'Italie, ne
convergeait point sur Rome ; mais, au contraire, divergeait de Rome sur
l'Italie et sur tout l'univers par la politique et parles armés ? Polybe
peut-il ne pas avoir compris cela, lui qui personnellement avait été emporté
par le flot submergeant sa patrie et du coup ramené dans le gouffre, à Rome ?
Lui qui savait fort bien que depuis lors, — pendant que, d'un côté, son noble
élève détruisait Carthage, — d'un autre côté, Corinthe aussi, où les beaux
arts ralliaient tous les Grecs en corps de nation, avait été saccagée et
livrée aux flammes par un consul digne exécuteur d'un tel acte[14] ; qu'ensuite
Numance avait subi le même sort ?....
Comment Polybe, en exposant avec tant de clarté la politique
romaine, peut-il taxer les Gaulois de ne se faire
aucun scrupule d’enfreindre les traités, lui qui n'en rapporte
aucun exemple à la charge des Gaulois[15] ? Comment
n'adresse-t-il pas ce reproche aux Romains, lui qui nous montre les consuls Furius
et Flaminius mis par les Insubriens hors d'état
d'agir, et alors faisant un traité avec ces Gaulois et sortant de leur
territoire comme pour retourner à Rome, mais en réalité pour se rendre, par
un chemin détourné, dans le pays des Cénomans, leurs alliés, avec lesquels
ils retombèrent par le bas des Alpes, sur les plaines des Insubriens, où ils
mirent le feu et saccagèrent tous les villages ? Est-ce bien là
aussi, comme le dit ensuite l’historien dans ses conclusions, ne rien céder de ce qui nous appartient ?
N'est-ce pas plutôt ne reculer devant rien pour nous emparer de ce qui né
nous appartient pas ?
Comment Polybe, qui nous a si clairement démontré l’infériorité
extrême des armes des Gaulois comparativement à celles des Romains, qui nous
a dit, au sujet de la bataille de Télamon : Si les
armes des Gaulois eussent été les mêmes que celles des Romains, ils
remportaient la victoire, peut-il ensuite dire dans ses
conclusions, comme si ces mêmes armes de ces mêmes Gaulois eussent été
réellement terribles : Il n’y a plus d'arsenaux,
plus d’armées qui épouvantent, ou qui fassent perdre l’espérance de pouvoir
défendre son pays et sa patrie ? Pourquoi n'a-t-il pas dit
simplement, ainsi que l'exigeaient la logique et l'impartialité : il n'y a
plus d'armées qui épouvantent, quelles qu'elles soient d'ailleurs, avec des
armes si imparfaites. On le voit, les conclusions tirées ici par Polybe sont
loin d'être justes et impartiales : tant il était difficile, même pour un
homme sincère, d'écrire l'histoire avec impartialité au milieu du peuple
romain.
§ II. — Influence de la politique dans la guerre de
Gaule Cisalpine.
C'est au sujet de la politique qu’on a pu, avec juste
raison, appeler les Gaulois des barbares ; ils n'en suivaient aucune
pratique, même la plus élémentaire, la plus indispensable, celle de rester
unis entre eux pour la guerre, comme l'exigeait le simple sentiment de
conservation. Il est vrai que ce n'est point le peuple, c'est-à-dire la race
gauloise elle-même, qui a mérité le reproche historique de manquer de raison et de prudence que Polybe
adresse à nos aïeux ; tout au contraire, peut-être ? Ce sont les chefs
gaulois seuls qui ont mérité ce reproche grave ; et il est très-important de
le démontrer, car tout l'espoir de notre avenir historique repose sur la
certitude que cette distinction doit être faite. Examinons donc bien la
formule même du jugement de Polybe, et nous allons voir tout de suite à qui
doit être adressé le blâme.
Ainsi se termina, dit-il, la guerre contre les Gaulois. Il ne s'en est pas vu de
plus formidable, si l’on en veut juger par l'audace désespérée des combattants,
par les combats qui s'y sont donnés et par le nombre de ceux qui ont perdu la
vie en bataille rangée. Tout ceci doit être appliqué, sans le moindre
doute, aux combattants, au peuple militaire, à la race des soldats gaulois.
Mais, ajoute l’historien, à regarder cette guerre du côté des vues qui ont porté les
Gaulois à prendre les armes et de l’inconsidération avec laquelle chaque
chose s’y est faite, il n'y eut jamais de guerre plus méprisable ; par la
raison que ces peuples, je ne dis pas dans la plupart de leurs actions, mais
généralement dans tout ce qu'ils entreprennent, suivent plutôt leur impétuosité qu’ils
ne consultent les règles de la raison et de la prudence. Ceci doit incontestablement être
appliqué aux princes des Gaulois. A qui, en effet, sinon aux princes,
l'initiative des entreprises, et l'obligation de savoir résister aux
impulsions personnelles ? A qui de consulter les règles de la raison et de la
prudence au sujet d'une guerre à entreprendre ? A qui de ne pas
l'entreprendre à la légère, sans avoir bien prévu les éventualités et les
difficultés ; sans avoir fait les préparatifs en conséquence ; sans s'être
assuré du concours des co-intéressés, sans s'être ménagé des alliances
utiles, comme les Romains n'ont jamais manqué de le faire, même parmi leurs
ennemis naturels, et surtout parmi leurs ennemis naturels ?
Ainsi, en deux mots : peuple
formidable, princes méprisables.
Tel est le résumé et l'application juste des conclusions historiques
formulées ici par un grand historien au sujet de la guerre de Gaule
Cisalpine. D'où cette conséquence forcée : race
gauloise, race d'hommes trop facile dans la main des princes, et par suite
exposée dans l’occasion à s'en affranchir trop violemment.
Ce que nous venons de voir en Italie, nous le reverrons en
Gaule avec les mêmes conséquences désastreuses ; mais au moins là, dans la
défense des foyers gaulois et d'idées religieuses d'un ordre élevé, nous
trouverons quelques grands et nobles chefs, l'un d'eux, l'honneur de notre race.
Suivons donc ici, dans le récit de Polybe, avec attention, bien que d'une
manière sommaire, l'ordre et l'enchaînement des victoires et des défaites des
Gaulois en Italie.
Nous reconnaissons dans la Gaule Cisalpine,
dans l'immense bassin du Pô, entré les Alpes, les Apennins et la mer
Adriatique, des émigrations de six de nos cités aborigènes de la Gaule Transalpine.
Sur la rive gauche du fleuve sont les Insubres,
établis dans la région de Milan ; les Cénomans,
dans celle de Mantoue ; les Vénètes,
dans celle de Venise ; sur la rive droite, les Boïens
occupent le pays de Bologne ; les Lingons
sont au bord de la mer, auprès de l'embouchure du fleuve ; les Sénonais s'étendent au sud-est, le long des
Apennins, jusqu'à Sène (Sinigaglia). Ainsi, les Boïens et les
Sénonais sont du coté du midi, limitrophes des Romains ou de leurs alliés, et
séparés d'eux par la chaîne des Apennins.
La guerre parait avoir commencé avec les Sénonais tout
seuls. Polybe n'indique point quelle en fut la cause ou l’occasion. Tite-Live
dit qu'elle fut provoquée par un acte hostile d'ambassadeurs romains contre
les Sénonais qui assiégeaient, en Étrurie, la ville de Clusium[16]. Quoi qu'il en
soit de la première cause et des autres causes apparentes de cette longue
guerre, l'ambition romaine et le caractère gaulois l'expliquent assez tout
entière. Remarquons, en général, qu’on y voit constamment les Gaulois se
contenter du territoire qu'ils possèdent, tandis que toujours, au contraire,
l’on y voit les Romains songer à étendre leurs possessions, à s'annexer du
territoire en avant, provincia, pro-vincire. La guerre de Gaule faite par Jules
César provint de cette même tendance romaine unie à l'ambition personnelle du
proconsul.
Quant à l'aspect historique des événements de la guerre de
Gaule Cisalpine, le récit de Tite-Live diffère notablement de celui de Polybe
; mais nous n'hésitons point à accorder une entière confiance à Polybe. Les
raisons qui nous y déterminent sont : que Polybe vivait à une époque beaucoup
plus rapprochée de ces événements ; qu'il était Grec et écrivait à Rome dans
la maison des Scipions où il avait sous la main tous les documents officiels,
à Rome où tout le monde eut connaissance de son histoire et où il lui eût été
impossible de l'écrire, telle qu'elle est écrite, s'il n'eût pas eu pour
appui la vérité, la vérité certaine par tous les témoignages contemporains et
manifeste pour tous[17].
Ainsi, nous considérons tout d'abord le grand événement de
la prise de Rome par les Gaulois comme
s'étant accompli tout à fait de la manière rapportée par Polybe. Ce ne sont
donc point à nos yeux les oies du Capitole, mais bien les Gaulois Vénètes qui
ont délivré Rome de l’occupation gauloise.
Ce n'est pas que la vigilance et l'intelligence des oies
du Capitole doivent nous déplaire ; car elles ont valu à nos aïeux une
inscription monumentale qui a duré déjà plus que le Capitole lui-même, et
qui, l’on peut le prédire, ne sera jamais effacée : Monumentum œre perennius. Nous voulons parler
de la description du bouclier d'Énée, où Vulcain avait représenté l'avenir de
Rome, les principaux événements de son histoire future. Virgile, après avoir
décrit le Capitole avec son temple, et fait apparaître Manlius, ajoute : Et là, sous les portiques dorés, une oie d'argent, battant
des ailes, signalait par ses cris la présence des Gaulois à la porte ; les
Gaulois étaient là parmi les buissons et dans la citadelle, protégés par les
ténèbres et la faveur d'une nuit profonde. Ils ont la chevelure d'or et les
vêtements d'or. On distingue leurs sayons bariolés ; et même l’or qui s'enroule
à leur cou d'une blancheur de lait. A la main de chacun brillent deux gesa
des Alpes ; ils se tiennent couverts de leur long bouclier. (Æneide, VIII.)
Voilà le portrait de nos ancêtres, avec leurs armes. Il
est tracé par un grand poète qui avait vu dans son enfance les derniers
Gaulois restés sur la terre italienne[18]. Tous les
peuples n'ont pas ainsi des ancêtres dépeints par Virgile et auxquels
l'immortalité soit assurée :
Cœlo
Musa beat..... (Horace)
Mais la poésie a des parfums qui peuvent enivrer. Revenons
à l'histoire, qui présente des fruits nourrissants et toujours salutaires,
même ceux qui sont amers. Pour un peuple de sang gaulois, facile à entraîner,
le souvenir historique de la prise de Rome, de ce brillant fait d'armes, doit
être inséparable du souvenir de la plus grande faute politique que ses aïeux
aient commise, de celle qui a causé tous les malheurs de la nation et son
asservissement pendant tant de siècles, à savoir, la coopération avec
l’ennemi commun à l'oppression des frères de race. On peut s'en rendre
coupable à deux degrés : le premier, c'est l’abstention, c'est le défaut de
concours contre l’ennemi commun ; le second degré, c'est le concours prêté à
l'ennemi : il n'y a de différence que dans la gravité du mal.
Nam
tua res agitur paries quum proximus ardet.
C'est là un élément politique qu’on ne doit jamais perdre
de vue dans notre histoire. Nous voyons déjà ce mal apparaître parmi les
Gaulois en Italie, à la prise de Rome. H est impossible d'en chercher la
source ailleurs que dans la rivalité ou l'ambition de quelques chefs. Nous
allons voir découler de là une série continue de désastres du côté des
Gaulois, et de succès du côté des Romains, depuis la délivrance de Rome par
les Gaulois Vénètes, jusqu'à la catastrophe d'Alésia et à l'oppression de
toute la race gauloise par les Romains.
Suivons les faits en Italie.
Les Sénonais combattent seuls ; les autres Gaulois
s'abstiennent, même les Boïens qui sont à côté d'eux et comme eux limitrophes
des Romains. La bataille se donne, dit Polybe
; les Romains victorieux tuent la plus grande partie
des Sénonais, chassent le reste et se rendent maîtres de tout le pays. C'est
dans cet endroit de la Gaule
qu'ils envoyèrent pour la première fois une colonie (à Sinigaglia, Sena gallica).....
Ainsi, à cette seconde faute politique des Gaulois, voilà les Apennins
franchis par les Romains.
La défaite des Sénonais,
dit Polybe, fit craindre aux Boïens qu'eux-mêmes et
leur pays n'eussent le même sort. Ils levèrent une armée formidable.....
Voilà les Boïens, non encore les autres Gaulois, qui ouvrent les yeux ! Voici
la conséquence : Les Boïens furent entièrement
défaits, et contraints, malgré qu'ils en eussent, de demander la paix aux
Romains et de faire un traité avec eux[19].
Après quelques années écoulées,
les chefs des Gaulois cherchèrent querelle aux Romains pour des bagatelles,
dit notre auteur, et entraînèrent dans leur parti les Gaulois des Alpes.....
Le peuple parmi les Boïens, ne voulut pas marcher
avec eux. Il se révolta contre ses chefs, s'éleva contre ceux qui venaient
d'arriver des Alpes, et tua ses propres rois Atis et Galatus. Il y eut même
bataille rangée où ils se massacrèrent les uns les autres. Ainsi fut
amenée chez les Gaulois la guerre civile avec ses résultats. Il paraîtrait donc
qu'il s'y est rencontré de petits Césars, ne craignant pas de verser le sang
des peuples dans l'intérêt de leur propre ambition, et que le peuple Boïen
n'a pas voulu s'y prêter. Le peuple Boïen a pu avoir de bonnes raisons pour
refuser de faire la guerre, et certainement il en avait le droit : qui le
nierait ? Mais, tuer ses propres rois, quel grave désordre ! Voilà où conduit
la trop grande obséquiosité.... à la violence. En effet, elle conduit
naturellement à l'arbitraire, à l'abus de l'autorité (comme en abusèrent ces deux rois des Gaulois) ; or, une fois
la situation politique d'un peuple arrivée là, s'il a le sang bouillant, qui
pourrait s'étonner de le voir se porter aux plus graves désordres, puisque ni
lui ni ses rois n'ont plus de frein, et que la lutte est entre eux ? Aussi
les Romains s'en retournèrent-ils à Rome, en disant : nous n'avons pas besoin
de nous en mêler, les Gaulois feront assez d'eux-mêmes. Tel fut le premier
avertissement donné à la nation gauloise : que le bon ordre se trouve entre
l'obséquiosité excessive pour les princes, qui les expose à l'erreur, et la
violence contre eux, qui laisse la nation sans guide, exposée à tous les
hasards.
Nous voyons ensuite les Insubriens, à leur tour, ouvrir
les yeux, s'unir enfin aux Boïens tout meurtris, et faire appel aux Gaulois
Transalpins. De son côté, le Sénat de Rome ne s'est point endormi, et les
Romains sont devenus forts : l'historien nous fait l'énumération de leurs
forces coalisées ; il est trop tard pour les Gaulois Cisalpins, d'autant plus
que deux de ces divers petits peuples, les Vénètes et les Cénomans, restent
encore tournes contre leurs frères et unis à l’ennemi commun. Nous avons vu
le résultat fatal de la bataille, malgré le courage héroïque des Gésates, des
Insubriens, des Boïens.
Dès lors les Romains ne laissent plus de trêve ni de repos
aux Gaulois Cisalpins, Us font de grands préparatifs de guerre, lèvent
beaucoup de troupes et les envoient avec les consuls dans les plaines du Pô.
Les Boïens se rendent à discrétion.
Les Insubriens tiennent encore ferme et font leurs
conditions. Mais à peine le traité était-il fait que les Romains le violent ;
et, renforcés par les Cénomans, ils mettent à feu et à sang le pays des Insubriens.
Ceux-ci voyant les Romains dans une résolution fixe
de les exterminer, marchent à eux avec toutes leurs forces : mais
l'imperfection déplorable de leurs armes trahit leur courage ; ils sont taillés
en pièces. Ils font un effort suprême, appellent à eux les Gésates des rives
du Rhône, et livrent une dernière bataille, dans laquelle ils succombent
comme un peuple brave, mais non sans reproche politique à se faire. Leur
capitale. Milan, est prise ; la Gaule Cisalpine est définitivement conquise par
les Romains.
Les débris des divers petits peuples gaulois qui
occupaient cette Gaule Cisalpine paraissent s'être fondus peu à peu dans les
colonies romaines qui s'y sont établies. Les Boïens seuls se seraient
éloignés de là en corps de peuple, pour aller s'établir dans la Norique — sur la rive
droite de l'Inn et du Danube, entre ces cours d'eau et l’extrémité orientale
de la chaîne des Alpes, qui se recourbe et se termine dans la direction
nord-est —. Nous les y retrouverons au début de la guerre entreprise par
Jules César en Gaule Celtique.
Telles furent les guerres des Gaulois en Italie, au point
de vue de la politique, laquelle fut nulle de leur côté, habile
du côté des Romains.
§ III. — Influence des armes dans la guerre de Gaule
Cisalpine, et dans quelques autres cas remarquables.
Polybe, en historien compétent et fidèle, n'a point manqué
de porter son attention sur les armes employées de part et d'autre dans la
guerre qu'il racontait, et de signaler l'extrême infériorité de celles des
Gaulois Cisalpins ; ce qui nous intéresse d'autant plus que César, dans ses Commentaires,
ne nous parlera pas de celles des Gaulois Transalpins, certainement armés de
même, puisque les Cisalpins étaient des émigrations armées, envoyées en
Italie par les Transalpins. Nous ne pouvons donc nous dispenser d'arrêter
encore un peu l'attention du lecteur sur le récit de Polybe à cet égard.
Il nous montre ici, dans deux grandes batailles, le fait
réel, signalé et apprécié techniquement par Végèce en ces termes : Pour les soldats romains (exercés à porter des coups de pointe),
non-seulement ce fut facile de vaincre les ennemis qui frappaient de taille,
mais encore ils s'en jouèrent. — Nam cœsim
pugnantes, non solum facile vicere, sed etiam derisere Romani. —
Il n'est pas besoin d'être un grand militaire pour juger ici avec certitude
que nos aïeux combattaient dans des conditions telles, qu'il leur était
impossible d'obtenir la victoire, pour peu que leurs adversaires apportassent
de fermeté dans le combat. On devrait donc plutôt s'étonner que les Gaulois
aient pu vaincre tant de fois les Romains, si la terreur que le nom gaulois
inspirait à Rome ne venait expliquer les défaites des légions, par le trouble
moral et le désordre matériel que cette terreur devait susciter dans leurs
rangs et autour d'elles. Ainsi, tant que les Romains n'eurent point assez de
sang-froid pour apprécier à sa juste mesure la force réelle des Gaulois,
ceux-ci purent les vaincre par leur vaillance fougueuse, unie à la terreur
qu'ils inspiraient ; situation illusoire qui parait avoir duré encore assez
longtemps. Mais, une fois que les Romains se furent formé une idée saine de
la situation vraie de leurs propres soldats, munis de toutes leurs armes
défensives, de leur épée espagnole bien affilée, et de leurs forts javelots à
longue pointe de stylet, vis-à-vis des Gaulois, n'ayant que de faibles
boucliers, un sabre sans pointe, à tranchant émoussé, et des gesa ou autres projectiles impuissants à
transpercer un fort bouclier ou une cuirasse, les légionnaires durent enfin
se trouver guéris de leur terreur. Que peuvent, en effet, la vaillance et la
force brute du corps de l'homme nu, ou comme nu, contre une pointe aiguë
d'acier, sinon faire transpercer l'homme, sans guère augmenter le danger pour
celui qui tient la pointe à la main, et qui se trouve à couvert par des
moyens suffisamment protecteurs ? Par conséquent l’on peut dire que, dans les
conditions respectives d'armement, la vaillance des Gaulois restait sans
effet contre les Romains. Végèce ajoute avec raison, au sujet des armes
défensives, une considération qui doit encore trouver place ici, à savoir,
que les soldats romains de son époque, en voulant se décharger du fardeau des
armes défensives des anciens, de la cuirasse, du casque (et substituer à ce dernier le bonnet à poil),
se mettaient dans des conditions à être tués
comme des troupeaux[20]. Et cependant,
il leur restait encore l’épée espagnole, le pilum
et le fort bouclier ; différence énorme entre une situation dont la pensée
alarmait tant Végèce, et la situation réelle des Gaulois en face des soldats
romains.
Ainsi, Polybe et Végèce, l’historien militaire et l'auteur
du traité sur les armes, s'accordent complètement : l'un nous montre et
l'autre nous explique comment, à une certaine époque des guerres des Gaulois Cisalpins
contre les Romains, ce ne fut plus qu'un jeu pour
les soldats romains de tuer les soldats gaulois comme des troupeaux.
Tel fut le sort de nos aïeux en Italie.
N'est-ce pas là dans l'histoire (tout sentiment patriotique à part) une chose étonnante,
incroyable ? Car enfin, la race gauloise était-elle donc dénuée de tout bon
sens ? Qui oserait dire cela ? Qui le croirait ? Et néanmoins il n'est pas
possible de douter qu'elle n'ait été battue ainsi en Italie, percée,
transpercée, couchée par terre dans plusieurs batailles, jusqu'à la fin, sans
avoir jamais à son tour percé de la même manière les soldats romains ?
Comment se rendre compte de ce phénomène ? Comment comprendre qu'un peuple qui eût remporté la victoire, s'il eût eu les
mêmes armes que les Romains, dit Polybe, n'ait jamais, après plusieurs
batailles semblables, fait usage d'armes pareilles à celles des Romains ;
qu'il ait persisté à conserver l'usage de ses anciennes armes si
défectueuses, évidemment défectueuses à tous les yeux, aux yeux des soldats
romains, aussi bien qu'à ceux des tribuns, qui prirent leurs mesures en
conséquence et gagnèrent la bataille ?
Il n'est pas admissible qu'une telle faute militaire et
tous les désastres qui en résultèrent soient provenus de la ténacité
routinière du soldat gaulois. Ce n'est point là, en effet, un des mauvais
côtés du caractère de la race ; au contraire, le goût pour le changement lui
a été reproché. En matière militaire, César lui-même a été frappé (comme nous l'avons vu dans le récit du siège
d'Avaricum) de l'esprit inventif de la race gauloise, de sa facilité à
comprendre et à imiter tout ce qu'elle voit faire aux autres. — Ut est summæ genus solertiæ, atque ad omnia imitanda atque
efficienda, quæ ab quoque traduntur, aptissimum. — Or, au sujet
des armes de main, chaque soldat gaulois y voyait aussi clair qu'aucun chef ;
l'insouciance n'était pas possible : il y allait de la vie de chacun. Cette
faute militaire, si grave, ne peut donc pas être imputée aux soldats gaulois
; il faut remonter aux chefs pour en découvrir la cause.
Quelle qu'ait été la gravité des conséquences, la cause
qui les a amenées peut, en elle-même, être fort petite — comme pour nos
chemins de fer la moindre pierre négligée sur un rail peut amener la catastrophe
d'un puissant train — ; ce peut donc être une petite affaire d'administration
militaire. Ainsi, nous devons naturellement chercher la cause primitive de
ces faits historiques, si déplorables, dans les vices d'administration qui
ont pu jadis découler des défauts du caractère national.
On a reproché à notre race d'être obséquieuse : peu
importe si d'autres races le sont moins ou davantage ; ce n'est pas là notre
beau côté, mais ce n'est pas le moins utile à examiner. Il y a du vrai dans
le reproche qu’on nous adresse, et Paul-Louis Courier, afin que jamais
personne en France n'oublie que l'obséquiosité est une tache dans notre
caractère national, et un danger pour la chose publique, en a accentué le
reproche, comme l’on sait, jusqu'à l'insulte en face[21]. Cherchons de ce
côté-là.
La chose publique se divise naturellement en un certain
nombre de parties et de parcelles à administrer dans l’intérêt national.
L'administration de ces diverses parties et parcelles est confiée à autant de
personnes et de groupes de personnes, qui deviennent ainsi de respectables
serviteurs publics. Tel est le principe administratif. Mais naturellement aussi
l'intérêt particulier ou l’amour-propre tendent à supplanter l'amour du bien
public ; et, l’obséquiosité environnante s'y prêtant, poussant dans la même
direction, il survient une tendance générale à passer, du rôle de serviteur
public, au rôle de maître de la partie ou parcelle à administrer ; chacun se
saisit de la sienne, se l'approprie, empêche le public de s'immiscer dans son
affaire, de toucher à sa chose, et l'en voilà maître exclusif, repoussant
tout perfectionnement qui serait proposé par un simple citoyen.
Or, d'ailleurs, comme pour perfectionner une chose
quelconque, il faut y songer sans cesse, pendant longtemps ; et qu'aussi pour
avancer un peu vite en position personnelle, il faut pareillement y songer
toujours et s'en occuper sans cesse ; évidemment il n’y a pas lieu de
s'étonner si un administrateur ambitieux ne songe guère à perfectionner la
chose qu'il administre.
D'où il est facile de comprendre que les chefs du peuple
gaulois en Italie, préoccupés chacun d'atteindre le but de son ambition, ne
se soient nullement occupés de perfectionner les armes de ce peuple ou d'en
faire venir d'autres d'Espagne et d'exercer les soldats gaulois à les manier
habilement ; ajoutons qu'il eût encore, au préalable, fallu que ces chefs
gaulois reconnussent leur ignorance et leur faute en matière si importante.
On voit donc bien qu'en Italie l'esprit personnel parmi les chefs gaulois,
joint à l'esprit d'obséquiosité parmi le peuple, a fort bien pu faire négliger
la modification des armes, et amener ainsi le désastre commun dont Polybe
nous a rendus témoins[22].
Il n'est pas sans intérêt d'ajouter ici deux mots
seulement, pour montrer que les considérations générales qui précèdent
expliquent déjà plusieurs événements de la lutte des autres peuples contre
l'invasion romaine, et qu'ainsi elles méritent une certaine confiance au
sujet de la guerre de Gaule.
Annibal, à son arrivée en Italie n’avait, d'après Polybe,
que vingt mille hommes d'infanterie et six mille hommes de cavalerie[23]. Voilà avec
quelles troupes il venait attaquer au cœur la puissance romaine appuyée sur
plus de sept cent mille combattants. Mais les vingt mille hommes de pied
qu'amenait Annibal étaient des soldats pesamment
armés, munis de l’épée espagnole. Tous,
dit l'historien, étaient de bons soldats,
merveilleusement exercés par les guerres continuelles qu'ils avaient faites
en Espagne. De plus, Annibal était un grand politique ; il se
présentait comme le libérateur des peuples opprimés par les Romains. Il
arrivait donc en Italie avec une infanterie bien armée et une excellente
cavalerie, avec une grande force politique, et avec son génie militaire sans
égal : triple puissance dont le succès n'offre rien de bien surprenant, si
quelques peuples du pays se sont détachés des Romains et ont passé de son
côté. Or, outre les Gaulois restés dans la Cisalpine, et qui
s'étaient d'avance entendus avec Annibal, d'autres peuples de l'Italie se
sont alors réunis à lui. Nous en avons le témoignage dans Florus en ces
termes : Et néanmoins, le peuple romain ne pouvait se
délivrer d'Annibal attaché aux entrailles de l'Italie. La plupart des peuples
avaient passé à l'ennemi ; et ce foudre de guerre employait contre les
Romains les propres forces de l'Italie.
Le même auteur appelle l'Espagne, la
belliqueuse Espagne, illustre par ses vaillants hommes et ses armes, la
pépinière de l'armée ennemie, l'école d'Annibal. En effet, les guerres
des Romains contre les Numantins, les Lusitaniens et d'autres petits peuples
de la péninsule Ibérienne ; les défaites nombreuses qu'ils ont essuyées dans
ce pays, prouvent assez et le courage vigoureux des Espagnols et les qualités
parfaites de leurs armes.
Il semblerait qu'avant la première guerre des Romains en
Macédoine (à l’appel des Athéniens), la
redoutable épée du légionnaire n'était point encore connue en Grèce, car l’épreuve
qu'en firent les belliqueux Macédoniens, les frappa de stupeur, Rien ne causa tant de terreur aux Macédoniens, dit
Florus, que l'aspect des blessures faites, non par
de petits dards, non par des flèches, ni par aucune autre petite arme des
Grecs ; mais par d'énormes javelots et de non moindres épées qui faisaient
des plaies plus que mortelles. Déjà Tite-Live avait signalé le même
fait.
On peut dire, d'une manière générale, que les désastres
éprouvés par les aimées romaines, en ligne de bataille, n'ont eu lieu que
dans des rencontres où les ennemis étaient armés de l’épée espagnole — comme
les Numantins, les Lusitaniens, les troupes d'Annibal —, ou bien dans des
combats contre de la cavalerie : exemples, la défaite de Crassus par les
Parthes ; celle de Curion par les Numides de Sabura, lieutenant de Juba ; les
succès des Germains.
Le désastre complet de Cannes fut dû tout à la fois à la
supériorité de la cavalerie ennemie et à l'épée espagnole ; mais, avant tout,
au génie incomparable d'Annibal, qui sut tirer le plus grand parti du courage
des Gaulois qu'il avait dans son armée, et remédier autant que possible à
l'infériorité de leurs armes, de manière que leur défaite même, qui était
inévitable, fût assez retardée pour amener la réussite de son admirable plan
de bataille, et la perte totale de l'armée romaine.
Bien n'est plus intéressant que d'examiner, dans
l'histoire de cette bataille par Polybe, comment Annibal parvint à envelopper
et à passer au fil de l'épée une armée romaine deux fois plus nombreuse que
la sienne, encore bien que cette dernière ne présentât qu'une partie des
soldats complètement armés à la romaine[24], avec des
Espagnols munis de leur bonne épée mais dénués de cuirasses, et des Gaulois
nus conservant toujours leur mauvais sabre qui coupait mal et ne pouvait
nullement percer un ennemi[25]. Ce furent même
les Gaulois et les Espagnols que choisit le grand Carthaginois pour l’exécution
de la terrible ruse qui devait décider de la bataille ; et, en effet, ils en
décidèrent selon sa pensée.
Annibal avait conçu le projet d'attirer et de faire masser
toute l'armée romaine contre le centre de la sienne, puis, de l'envelopper là
en repliant ses ailes sur elle, des deux côtés, en même temps que sa
cavalerie viendrait, par derrière les légions fermer l'enceinte et charger
dans l'intérieur.
L'armée romaine s'étant rangée sur une même ligne en
cohortes serrées et profondes, avec la cavalerie aux deux extrémités, Annibal
rangea la sienne sur une ligne parallèle, d'égale longueur et de profondeur
moindre ; il y plaça les Africains par moitié à droite et à gauche, les
Gaulois et les Espagnols mélangés par cohortes alternes au centre ; la
cavalerie espagnole et gauloise à l'aile gauche, en face de la cavalerie
romaine ; les Numides à l'aile droite, en face de la cavalerie auxiliaire des
Romains. — On voit qu'Annibal a soin de remédier à l’infériorité des sabres
gaulois par un mélange d'épées espagnoles : c'est sur ce centre composé ainsi
de Gaulois et d'Espagnols que repose tout son plan de bataille ; il s'en
réserve le commandement et y prend place avec son frère Magon —.
Le moment venu, il fait partir ses deux corps de
cavalerie, et, refusant le combat aux deux extrémités de sa ligne
d'infanterie, il s'avance avec le centre seul, en lui faisant prendre la
forme d'un croissant à convexité tournée du côté de l'armée romaine ; il va
ainsi donner au milieu de la ligne des légions. C'était marcher à la mort ;
mais Annibal lui-même était là — avec son frère pour le remplacer s'il
tombait — ; il payait de sa personne, et il comptait sur le courage des
Gaulois et des Espagnols pour tenir de pied ferme pendant quelque temps,
jusqu'à ce qu'ils se fussent attiré toute l'armée romaine sur les bras[26], et jusqu'à ce
que sa cavalerie eût exterminé toute la cavalerie ennemie. Lorsqu'il voit les
légions bien acharnées sur ce croissant, bien massées là, et que d'ailleurs
l’on vient l'informer que sa cavalerie est victorieuse, il fait rentrer le croissant
sur lui-même, en cédant le terrain, pour se reformer en arrière et en sens
inverse. L'armée romaine se précipite dans la dépression ; les Africains se
replient sur elle à droite et à gauche, l’embrassent des deux côtés ; et en même
temps la cavalerie espagnole et gauloise, laissant tous les fuyards aux
Numides, revient, charge les légions par derrière et ferme l'enceinte. Dès
lors, un triangle meurtrier presse l'armée romaine, la serre peu à peu, de
plus en plus ; la cavalerie pénètre dans la masse par pelotons qui tuent
autour d'eux, jusqu'à ce qu'enfin toute cette armée soit passée au fil de
l'épée. Finalement, du côté des Romains et dans toute la bataille, il périt
environ six mille hommes de cavalerie et soixante-dix mille d'infanterie ; il
n'en échappa qu'environ quatre cents cavaliers et trois mille fantassins. Annibal,
qui n'avait, de son côté, que dix mille chevaux et tin peu plus de quarante
mille hommes de pied, y perdit environ quatre mille Gaulois, quinze cents
Espagnols ou Africains et deux cents chevaux. Telle est, en résumé,
l'histoire de la bataille de Cannes, écrite par Polybe presque sur place et à
l'époque.
On en doit conclure que cette bataille a été gagnée
principalement parla bravoure des Gaulois et des Espagnols. De plus, comme les
Gaulois en face des légions étaient, par le vice de leurs propres armes,
fatalement destinés à périr Sans vengeance, l’on peut dire qu'ici, le génie
d'Annibal sut tirer de leur perte inévitable la plus grande victoire que
présentent les fastes de la guerre ; et, au moyen de ce dernier sacrifice de
Gaulois Cisalpins — sacrifice si magnifiquement accepté par des milliers
d'hommes sans gladius pour combattre :
Morituri te salutant, Annibal ! —,
amener une effroyable compensation à tous les massacres de leurs frères par
les légions romaines.
Il est facile de reconnaître ici, comme au sujet d'autres
batailles, que les succès d’Annibal en Italie, contre les légions romaines,
exigeaient qu'il eût de son côté la supériorité en cavalerie, l’épée
espagnole et des hommes capables, par la vigueur unie au courage, d'exécuter
les conceptions de son génie. Dans la guerre de Gaule, en face des légions
conduites par Jules César, nous pourrons bien voir surgir quelque grand chef,
à la tête de vigoureux et braves fantassins, de nombreux et vaillants
cavaliers ; maïs, pour que ce chef ait les mêmes moyens militaires qu’Annibal
en Italie, il lui manquera encore dans son armée l’épée espagnole, et il ne
l'aura jamais. Par conséquent, même sans tenir compte du génie de Jules César,
il sera incomparablement plus difficile au chef gaulois de tenir tête aux
légions romaines ou de les vaincre avec une armée composée de telles troupes,
si grands que puissent être son génie et leur vaillance, qu'il ne fut
difficile à Annibal de vaincre ces légions en Italie, avec Bon armée telle
qu'elle était composée. Comment donc le chef gaulois pourra-t-il suppléer à
ce défaut capital d'armes de main dans son armée ? Voilà un point que nous
aurons à rechercher et à examiner soigneusement.
Tout ce que nous venons de déduire de l'histoire de
Polybe, Jules César le connaissait mieux que nous ; car il n'est pas possible
d'admettre qu'un homme lettré, politique, militaire et ambitieux comme lui,
n'eût pas médité sur tout ce qui est rapporté dans cette histoire politique
et militaire, qui avait été écrite à Rome même. César connaissait donc
très-bien la terreur que le nom gaulois inspirait traditionnellement dans
toute l'Italie, l'éclatant courage du peuple de ce nom, et sa faiblesse
réelle faute d'armes utiles. Quelle perspective pour un tel ambitieux que de
mener les légions à la conquête de la patrie d'un tel peuple, et de revenir
ensuite à leur tête et avec un renfort de Gaulois à Rome ! Aussi, voyons-nous
dans Suétone que César, lorsqu'il eut réussi à se faire attribuer le
commandement de la province romaine limitrophe de la Gaule Celtique,
ne put, dans l'élan de sa joie, s'empêcher de dire en plein Sénat qu'il avait
enfin obtenu l'objet de tous ses désirs[27]. En effet, dès
lors César tenait en main le moyen de sa fortune[28].
Nous terminons ici nos considérations générales sur les
guerres des Gaulois. Ces considérations générales ont eu pour but de parvenir
à examiner sous un aspect vrai la guerre de Gaule rapportée dans les Commentaires,
d'en faciliter l’intelligence et l'appréciation historique. Nous pouvons
maintenant suivre sans trop de difficultés et le récit de l’illustre auteur,
et la marche du redoutable conquérant sur notre territoire national. Nous
avons, en effet, apprécié 1° le degré de créance que mérite son récit qui
nous guide ; 2° la position des anciens peuples sur le territoire de la Gaule ; 3° les moyens
militaires dont disposent les légions, 4° les moyens de la politique romaine,
politique d'annexion (provincia), de propagande ardente,
habile, sans frein ni repos ; et comparativement nous avons reconnu chez les
Gaulois Cisalpins le défaut de politique joint au défaut d'armes ; ce qui a
amené leur extermination des contrées de l'Italie arrosées par le Pô,
contrées fertiles où ces aborigènes de la Gaule Celtique
avaient émigré jadis à travers les Alpes, dès les premiers temps de Rome.
L'invasion romaine arrivait ainsi du côté du nord de
l'Italie à la barrière des Alpes. Annibal, qui survint, l'arrêta quelque
temps ; mais après les guerres puniques, elle reprit son cours plus
violemment. Marseille (aussi imprudente
qu'Athènes) ayant invoqué l'appui des Romains contre un petit peuple
de son voisinage, les Salyens, ce fut pour les légions l'occasion de tourner
de ce côté-là l'obstacle des Alpes et d'entrer ainsi en Gaule Transalpine.
L'appui accordé, les Salyens vaincus, une colonie romaine demeura établie à
Aix — Aquœ-Sextiœ, ville ainsi appelée
du nom du consul vainqueur —. Puis les Éduens s'étant de même plaints des
Allobroges et des Arvernes, les Romains firent marcher les légions, qui
défirent les Allobroges près de l'endroit où l’Isère se jette dans le Rhône,
et les Arvernes près de l'embouchure de la Sorgue — à douze ou quinze kilomètres au
nord-est d'Avignon —. C'est ainsi que, de proche en proche et successivement,
les Romains se trouvèrent, à l'époque de Jules César, maîtres de tout le pays
situé, d'une part, entre les Alpes et le Rhône, depuis l'extrémité orientale
du lac Léman jusqu'aux portes de Marseille ; d'autre part, entre le Rhône, les
Cévennes et la mer, depuis un peu plus bas que le confluent de la Saône jusqu'aux
Pyrénées, le territoire Toulousain compris. Le tout ensemble constituait la Province Ultérieure de César,
avec un port principal à Narbonne, et des routes de terre faciles, soit du
côté de l'Italie, soit du côté de l'Espagne. L'Espagne, autre péninsule où
les Gaulois encore avaient eu des frères, les Celtibères, et qui se trouvait
déjà pareillement réduite en province romaine à l'époque où César porta la
guerre en Gaule Celtique.
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