L'opinion publique, comme l’Empereur, s'intéresse vivement
à ce que les campagnes de Jules César en Gaule soient enfin rapportées d’une
manière satisfaisante au terrain qui en fut le théâtre, pour que la critique
de l’histoire puisse apprécier la fidélité du récit qu'il nous en a laissé
dans les Commentaires y et éclairer cette grande lutte de nos pères
contre les Romains. La question est posée : il importe de la résoudre, avant
que le temps ait effacé du sol national les dernières traces qui peuvent y
être restées d'événements déjà si anciens. Une bonne carte des Gaules, clans
leur constitution primitive en petits peuples indépendants ou cités, est une base indispensable à toute
discussion sur ce sujet historique.
Pour sentir la nécessité de procéder à de nouvelles études
concernant la véritable position géographique des diverses cités gauloises, et pour reconnaître avec évidence
l’imperfection des cartes qui nous les ont présentées jusqu'à ce jour, il
suffit d'avoir examiné avec attention la nouvelle carte des Gaules de la Commission impériale.
Cette carte offre le résumé de toutes les tentatives précédentes. Assurément,
elle a été rédigée par les hommes les plus compétents à tous égards ; et
cependant, aucune des grandes difficultés qui ont embarrassé jusqu'à ce jour
le lecteur des Commentaires ne s'y trouve résolue. Ainsi, par exemple,
l’on n'y voit sur aucun chemin des Alpes les trois peuples que César dit
avoir rencontrés sur son passage, lorsqu'il vint porter la guerre en Gaule.
Il est impossible d'y tracer, du pays des Helvetii
à la Saône,
un itinéraire qui traverse le territoire des divers peuples que César indique
sur l'itinéraire suivi par l'émigration des Helvetii,
avant d'arriver à cette rivière. Aucun point du cours du Rhône ne s'y
présente avec la réunion des conditions locales que le récit de César exige
pour le point où il passa ce fleuve. La position assignée à l'oppidum d’Alésia, position qu'il est si important de
déterminer, y est telle que, même en supposant qu’Alise-Sainte-Reine
soit, pour les détails du terrain, absolument conforme à l'oppidum gaulois,
sa situation géographique serait néanmoins en opposition avec les traits généraux
du récit de César.
On ne voit point d'ailleurs sur cette nouvelle carte des Gaules
les limites du territoire de chaque peuple ; ce qui laisse subsister dans
l'intervalle des noms inscrits une indétermination générale, et s'oppose à ce
que l’on y puisse suivre avec précision la marche d'une armée à l’aide des
noms de peuples que présentent les textes, ou reconnaître clairement les
rapports nécessaires des peuples limitrophes, et retendue de leurs
territoires respectifs.
Ces considérations nous ont déterminé à publier la notice
partielle que nous présentons ici. Elle est le résultat d'études patientes,
poursuivies depuis de longues années sur le terrain et dans les textes. Nous
n'avons pas craint de rechercher et d'indiquer les limites des peuples, ce qui
est indispensable pour obtenir la clarté, et pour mettre en relief l'accord
ou le désaccord de la carte avec les auteurs anciens. Si, du reste,
quelques-unes de nos limites donnent lieu à des objections, ces limites, une
fois posées, peuvent être redressées facilement ; la connaissance de la
géographie de l'ancienne Gaule gagnera toujours à cet essai. Quant à la
position générale des peuples, nous avons été conduit à nous écarter
considérablement des opinions suivies dans la nouvelle carte des Gaules. Nous
nous en séparons notamment pour les Graioceli,
les Caturiges, les Vocontii, les Allobroges,
les Sequani, les Mandubii, les Ædui,
les Ambarri, les Segusiavi, et pour le territoire gaulois sur
lequel fut fondé Lugdunum, Lyon. En
outre, nous avons dû placer un peuple de plus au bord du haut Rhône, celui
par le territoire duquel César pénétra en Gaule Celtique, à savoir, les Sebusiani.
PARTIE PHYSIQUE.
CHAÎNES DE MONTAGNES, GRANDS COURS D'EAU, PASSAGES NATURELS, CHEMINS
PRIMITIFS.
Les régions des Gaules que nous devons décrire ici
présentent de hautes montagnes et de grands cours d'eau, ce qui rendra moins
difficile et plus sûre la détermination des lieux de ces contrées dont il est
question dans les Commentaires. En effet, les chaînes de montagnes et les grands
cours d'eau offrent des passages naturels par où une armée, une émigration de
peuple, doivent nécessairement les traverser lorsque des travaux publics n'y
ont pas encore ouvert d'autres passages. Les voies de communication ne sont
alors que de grandes pistes, frayées par les passants eux-mêmes. Ces chemins
naturels ne sont pas même encore bien difficiles à reconnaître lorsqu'il a
été exécuté des travaux d'art. D'ordinaire, en pays de montagnes, les pistes
ou chemins primitifs et les routes actuelles se superposent dans l'ensemble
du tracé, mais non partout dans le détail ; de sorte que, sur divers points,
le chemin primitif est encore, visible, et nous reste en témoignage de
l'ancien état des voies. Mais ce qui détermine encore mieux les chemins primitifs
dans les montagnes, c'est l'exigence du pays même, où l’on voit que, anciens
et modernes, les chemins n'ont jamais pu passer ailleurs. Ainsi,
indépendamment des points de repère, des mesures de distance, de
l'orientation des lieux, et des autres éléments de précision qui se
rencontrent dans les textes, les obstacles naturels toujours présents, les
passages et les chemins primitifs encore reconnaissables, doivent
nécessairement servir de base pour retrouver l'itinéraire des armées ou des
peuples qui ont traversé jadis les pays de montagnes et de grands cours
d'eau.
§ I. — Monts Jura.
On sait que les monts Jura, dans leur ensemble, forment un
long et épais système, lequel, à partir du bord du Rhin près de Bâle, se
dirige au sud-ouest jusque sur le Rhône entre Lyon et Genève, séparant ainsi la Suisse et la Savoie de nos deux
anciennes provinces françaises, la Franche-Comté et la Bresse, les premières
situées au sud-est de la chaîne, les dernières situées au nord-ouest.
L'ancien Bugey occupe l'épaisseur même des monts à l'extrémité méridionale de
la chaîne, entre la Savoie
et la Bresse,
à la suite de la partie montagneuse de la Franche-Comté.
Le système des monts Jura est généralement continu et en
ligne droite, sauf dans le Bugey, où l’on aperçoit un coude prononcé. Là, le
système est cassé en travers, et une profonde crevasse permet de franchir la
chaîne sans gravir les sommets : c'est le défilé de Nantua, à partir duquel
les monts se prolongent directement du nord au sud, jusque sur le Rhône. Ce
coude que fait la chaîne des monts à la cassure du défilé de Nantua a été
remarqué par les Latins, de temps immémorial ; témoin le nom que porte
traditionnellement la plus élevée des crêtes qui forment ce coude, laquelle
est appelée le mont Retort, mons retortus, mont détourné
de la direction régulière[1] :
La crête du mont Retort se prolonge au sud, le long du Rhône,
jusqu'au-dessus de Culoz, et domine de son promontoire excessivement élevé,
qu’on appelle le Colombier, cette
station du chemin de fer de Genève. Ce nom aussi, Columbarium,
a été donné par les Latins, sans doute, lorsque jadis ils virent dans le ciel
des Gaules arriver à cette station aérienne les nuées d'émigrants ailés qui,
deux fois Tan depuis Tordre actuel du globe, ont franchi les monts Jura, sur
les têtes de nos pères comme sur les nôtres.
Le mont Retort et le Colombier sont aperçus, quand l’on
vient d'Italie, dès qu’on a passé Chambéry.
La portion méridionale de la chaîne des monts Jura sépare
la vallée du haut Rhône de la grande et fertile vallée de la Saône. Les monts s'y
présentent sous la forme d'un ensemble de roches plissées ou de crêtes
parallèles, nombreuses, plus ou moins continues, dirigées dans le même sens
que la chaîne, se terminant au sud en promontoires abrupts. Les crêtes
décroissent de hauteur d'est en ouest. Elles sont séparées par des vallées
dont le fond est aussi de moins en moins élevé dans le même sens.
Pour plus de clarté dans ce que nous devons ajouter
concernant ces nombreuses crêtes de montagnes qui, semblables à des murailles
parallèles, barrent la communication directe de la vallée de la Saône avec la région du
haut Rhône, nous les considérerons en trois groupes ou massifs distincts, que
nous appellerons Jura oriental, Jura moyen et Jura
occidental.
On trouve d'abord à l’orient une première crête
longitudinale isolée, la plus élevée de toutes, qu'un spectateur placé à
Genève ou sur le Léman aperçoit du coté de l’ouest comme une immense barrière
: c'est le Jura proprement dit ; c'est notre Jura
oriental, ou Grand Jura ;
c'est le Jura de César, en y
comprenant, ce qui est essentiel, une suite de cette grande crête située en
Savoie, où elle est indiquée sur la carte de Cassini sous le nom de montagne aux Vaches, et sur celle de
l'état-major sous le nom de montagne du Vuache
ou de Chaumont. Le Jura oriental se
termine au sud en forme de promontoire à Frangy, petite ville située au pied
du mont, sur le torrent des Lusses. A partir de là, en remontant au nord,
cette grande crête du Jura oriental présente, à environ dix kilomètres de
distance, la brèche ou cassure profonde qui livre passage au Rhône et que
défend aujourd'hui le fort de l'Ecluse ; puis l’on voit la grande crête
s'élever encore davantage sur la rive droite, suivre la direction du
nord-est, et se prolonger au loin, à perte de vue, sans présenter aucun
abaissement considérable dans sa ligne de faîte.
Le Jura oriental ou Grand Jura paraît n'avoir pu, à cause
de la hauteur de sa ligne de faîte et de la rapidité de ses versants, être
traversé par une armée, à l'époque de César, sinon à la cassure où se trouve
aujourd'hui le fort de l'Écluse.
A l’ouest du Grand Jura se trouve un massif moyen, notre Jura moyen. Il est très-épais et se compose de
plusieurs crêtes parallèles séparées par des vallées. Il est compris entre la Valserine et l'Ain,
deux cours d'eau qui proviennent du cœur des montagnes et qui coulent droit
au sud, dans le sens de la chaîne, de part et d'autre de ce massif moyen,
pour aller se jeter dans le Rhône sur deux points très-éloignés l'un de
l'autre. Ainsi, la Valserine
et l'Ain bordent le Jura moyen et se réunissent au fleuve pour embrasser le promontoire moyen, qui est vaste et accidenté.
Le Jura moyen semble avoir repoussé le Rhône, l'avoir forcé de faire un coude
à angle droit au confluent de la
Valserine, et d'aller, à partir de ce point, faire un grand
détour au sud, pour se rendre à Lyon où il tendait directement depuis Genève.
La
Valserine ou Vacerones
(Serona
dans les chartes) prend naissance dans la vallée
des Dappes. C'est un torrent impétueux et puissant, à bords
profondément fouillés, escarpés ; c'est donc proprement une frontière
naturelle. La source de l'Ain, appelé autrefois le Dain, est très-rapprochée de celle du Doubs, et se trouve au
voisinage de Nozeroy. A partir de cette région, où l'Ain n'est qu'un
ruisseau, les affluents successifs qu'il reçoit finissent par rendre le
volume de ses eaux assez considérable ; mais comme à la fin de son cours
l'Ain s'étale, il offre partout d'ordinaire des gués pour le traverser.
Le Jura moyen, très épais et encore très-élevé, surtout du
côté de l’est, se prolonge au sud beaucoup plus loin que le Jura oriental. On
ne peut guère le franchir de l'est à l'ouest qu'en suivant deux cassures
transversales, les seules qu'il présente. L'une de ces deux voies naturelles,
connue sous le nom de gorges de Saint-Rambert,
coupe en travers l'extrémité du promontoire moyen : elle est suivie
aujourd'hui par le chemin de fer de Genève à Lyon, entre Culoz et Ambérieux.
L'autre voie naturelle passe au nord de la précédente : c'est le défilé de Nantua. Il fait partie de la grande
cassure du système des monts, et conduit, du point de Bellegarde où la Valserine se jette
dans le Rhône, au point de la Cluse, situé à l’extrémité
occidentale du petit lac de Nantua.
Le Jura occidental
ou Petit Jura est compris entre
l'étroite vallée de l'Ain et la large vallée de la Saône, dont il constitue
la berge orientale sous le nom de Revermont. Le Jura occidental est composé
de plusieurs crêtes moins élevées, moins épaisses que celles du Jura moyen,
et il se prolonge aussi moins loin au sud. Son promontoire, à Pont-d'Ain, est
par la même latitude que celui du Jura oriental, à Frangy. Le Jura moyen
dépasse donc de beaucoup au sud les deux autres portions de la triple chaîne.
Le Jura occidental est facile à traverser de l’est à l’ouest,
sur divers points, en gravissant les crêtes médiocrement élevées qu'il
présente ou en profitant de certains cols qu'offrent celles qui sont le plus
élevées, comme l’on le voit dans le tracé des anciennes routes sur la carte de
Cassini.
Il est particulièrement très-facile d'y pénétrer ou d'en
sortir du côté de Lons-le-Saunier ; et voici d'où provient cette facilité
exceptionnelle qu'il est important de signaler. Non-seulement le mont Retort,
comme nous l’avons fait remarquer plus haut, mais tous les monts qui se
trouvent au sud de la grande cassure du système, et encore tous ceux du Jura
occidental qui se trouvent au sud de Lons-le-Saunier, paraissent avoir subi
un mouvement commun de conversion sur place : mouvement angulaire qui aurait
eu son centre à la grande cassure, aurait reporté les promontoires
méridionaux des grand et moyen Jura vers l'orient, la région de Lons-le-Saunier
vers l'occident, en la détachant du système, et ainsi, dans tout cet espace,
aurait ramené les crêtes des monts dans la direction nord-sud, plus ou moins
exactement. Quoi qu'il en soit de l'explication, il résulte du fait que, du
côté de Lons-le-Saunier, les vallées du Jura occidental mènent directement
dans les plaines du Doubs et de la
Saône, sans qu'il soit besoin de franchir les crêtes qui
les séparent ; d'où une facilité exceptionnelle pour pénétrer dans les monts
en cet endroit.
Le défilé de Nantua fait directement suite à la cassure du
Grand Jura, où se trouve placé le fort de l’Écluse, comme si un même
mouvement géologique, en produisant la vaste cavité du sol qui donne lieu au
lac Léman, s'était prolongé à l’ouest, en rompant le Grand Jura et le massif
moyen, jusqu'au point de la Cluse, où la dislocation se
termine et donne encore lieu à un petit lac.
Au point de la
Cluse, le défilé de Nantua débouche à niveau et à angle
droit dans la vallée de l’Ognin, affluent de l’Ain. L'Ognin (Onix)
coule du sud au nord, et va se jeter dans l’Ain, un peu au-dessus de
Thoirette. La vallée de l’Ognin est largement ouverte, son thalweg peu
incliné est facile à suivre. On arrive ainsi facilement à franchir le massif
moyen des monts Jura.
Au delà, le Jura occidental présente aussi, de son côté,
une voie naturelle facile à suivre, la grande vallée de la Valouse, autre affluent
de l’Ain, qui vient s'y jeter un peu au-dessous de Thoirette. La vallée de la Valouse s'ouvre à la
suite de celle de l'Ognin, dans la direction du nord : l’on remonte le long
de cette rivière jusqu'à Orgelet, l’on traverse un plateau, et l’on descend,
à Lons-le-Saunier, dans les plaines de la Saône.
Ainsi, de Bellegarde ou même de Genève à Lons-le-Saunier,
c'est-à-dire de la vallée du haut Rhône à celle de la Saône, le système des
monts Jura présente comme une grande tranchée transversale, composée de trois
parties, savoir : la grande cassure
des monts, la vallée de l'Ognin, la vallée de la
Valouse, qui se trouvent à la suite l'une de
l'autre, dans la direction générale du sud-est au
nord-ouest. Voilà une grande voie naturelle, qui n'a exigé aucun
travail d'art sur aucun point pour que les hommes aient pu y passer. C'est
donc un chemin primitif important, dans ce pays difficile. Les points les
plus élevés que l’on ait à franchir par cette voie, sont : l'un, entre le
Rhône et l'Ain, le milieu du défilé de Nantua, près du lac de Sylan, à 623 mètres au dessus
du niveau de la mer ; l'autre, entre l'Ain et la Saône, Orgelet, à 495 mètres.
Les deux noms latins qu’on y rencontre aux deux extrémités
de la grande cassure, l'Ecluse, la
Cluse, témoignent déjà qu'à l'époque de la présence des
Romains dans le pays, ces deux points furent considérés comme deux portes :
nous verrons même que la porte orientale est signalée dans les Commentaires.
Ainsi, le défilé de Nantua était suivi à cette époque reculée. Mais réservons
les indications particulières, pour être examinées dans la suite de cet
ouvrage où elles offriront plus d'intérêt.
§ II. — Vallée de la
Saône.
La chaîne des monts Jura constitue la berge de la portion
inférieure de la vallée du Doubs, du côté du sud-ouest, puis la berge
orientale de la vallée de la
Saône à partir du confluent de ces deux rivières, jusqu'au
confluent de la Saône
et du Rhône. Cette partie de la vallée de la Saône est très-large ; elle est presque plane,
surtout du côté de l'orient, où elle a pour berge le Revermont.
La berge opposée au Revermont, c'est-à-dire la berge occidentale
de la vallée de la Saône,
est constituée par la petite chaîne des montagnes du Charolais, du Beaujolais
et du Lyonnais. Nous devons y faire remarquer divers cols de passage que
prennent les chemins, pour passer de la vallée de la Saône dans la vallée de la Loire. On traverse la
chaîne ou par Saint-Étienne, ou par Sainte-Foy-l’Argentière, ou par Tarare,
ou par Chauffailles, ou par Charolles, ou par le col que prend la route
impériale de Mâcon à Autun, qui passe à Cluny, ou enfin par le point que
franchit le canal du Centre.
Ces divers passages aboutissent sur la Loire, en des points de
son cours de plus en plus bas, dans le même ordre. Le chemin par Chauffailles
monte du bord de la Saône
par la vallée de Beaujeu, et descend de l'autre côté dans la région de
Roanne, où l’on peut d'ordinaire passer la Loire à gué, ce qui se peut rarement plus bas
et ne se peut plus à partir de Digoin, où arrive l'Arroux, affluent
considérable. Ces gués de grands cours d'eau sont à remarquer avec soin, au
point de vue des voies primitives d'un pays et de la marche d'un peuple
émigrant ou d'une armée.
La Saône
est large et profonde dans la région de sa vallée que nous considérons ici ;
mais la lenteur excessive de son cours donne toute facilité pour y établir un
pont flottant.
§ III. —Vallée du Rhône.
La triple barrière des monts Jura, dans leur région
méridionale, le mont Vuache excepté, sépare, avons-nous dit, la vallée de la Saône, qui est au
nord-ouest, de la vallée du Rhône, qui est au sud-est. Considérons cette
vallée du Rhône, et principalement le fleuve lui-même, qui longe et contourne
les monts de très-près, à leur pied.
Le Rhône prend naissance à cinquante lieues à l'est de
Genève, dans la région des Alpes où les Romains remarquèrent le mont Adula, qui leur servit de borne pour les
divisions territoriales, et d'où partent, en s'irradiant, trois grands
fleuves qui vont se jeter dans trois mers.
Pour se rendre à la Méditerranée, le Rhône
se dirige d'abord de l'est à l'ouest, jusqu'à Lyon. On donne à cette partie
de son cours le nom de haut Rhône.
Nous prouverons qu'à l'époque de la guerre de Gaule, il servait de limite à la Province romaine,
depuis l'extrémité orientale du lac Léman jusqu'au confluent de la Saône. En recevant la Saône, le Rhône prend sa
direction au sud, et, pénétrant dans la Province, il va tout droit se jeter dans la mer
Méditerranée, mare internum, qui était
devenue un lac romain à cette époque.
Déjà à sa sortie du lac Léman dans Genève, le Rhône
présente un volume d'eau assez important ; mais, sous Genève, dès que le
fleuve a reçu l'Arve, affluent majeur qui lui amène les eaux de la région du
Mont-Blanc, son volume devient considérable ; de plus, son cours est rapide.
De sorte que, en général, l’on ne saurait traverser le Rhône à gué en aval du
confluent de l'Arve, sinon à quelques points fort peu nombreux, où il étale
ses eaux, par exemple, aux îles sous Collonges, à Chancy ; encore n'est-ce
possible qu'à des époques rares dans Tannée, car le Rhône, provenant
principalement des Alpes et de la fonte de neiges inépuisables, offre ce
caractère particulier que ses eaux s'élèvent par les chaleurs de la belle
saison et se maintiennent hautes fort longtemps, ne baissant guère que durant
les grands froids secs de l’hiver.
Naturellement donc, le Rhône, dès qu'il a reçu l'Arve,
serait un obstacle presque invincible pour une armée dénuée d'équipage de
pont, surtout dans le cas où elle serait harcelée par l'ennemi, s'il n'existait,
à environ trente-cinq kilomètres en aval du confluent de l'Arve, trois points
exceptionnels et très-remarquables, où l’on peut, où l’on a toujours pu
facilement et en toute saison passer le fleuve. Nous voulons parler : 1° de la Perte du Rhône, qui touche au confluent de la Valserine ; 2° du pont de Grezin, qu’on trouve plus haut, à trois
kilomètres du premier point ; 3° de la planche
d'Arloz, qu’on trouve plus bas, à deux kilomètres. Ceci est
très-important au point de vue de la première et surtout de la septième
campagne de César en Gaule.
Le Rhône, en creusant incessamment son lit depuis l'époque
primitive, dans cette région bouleversée où sa pente est considérable, a
rencontré jadis, à environ six ou huit mètres au-dessus de son lit actuel, une
couche de roche calcaire, horizontale, mince et dure, superposée à d'autres
couches épaisses et peu cohérentes. Il parait qu'à cette époque reculée, dès
que les énormes galets charriés dans le thalweg du fleuve eurent sillonné,
puis perforé la couche de roche mince et dure, et atteint les couches tendres
placées au-dessous, il dut être creusé là en fort peu de temps un profond et
vaste chenal où le fleuve entra bientôt tout entier, et s'enfonça de plus en
plus, élargissant de nouveau son cours dans les couches tendres, de manière à
laisser au-dessus de lui deux rives excavées, séparées par une sorte de fente
irrégulière.
Tel est du moins l'état actuel des bords du Rhône sur
plusieurs points de cette région accidentée ; et l’on peut voir encore
aujourd'hui le même phénomène se produire dans le lit du Parnant, près du
pont de Grezin. U en est de même dans le lit de la Valserine, un peu plus
haut que le pont de Bellegarde, au pont des Ouïes, qu’on aurait aussi bien pu
appeler la Perte de la
Valserine.
Il y a quarante ans peut-être, pour faire passer des bois
flottés à la Perte
du Rhône l’on a mis son lit à découvert, sur une largeur de sept à huit
mètres, en faisant sauter les bords de la fente au moyen de la poudre. Le
fleuve lui-même s'est chargé d'opérer le déblai, comme il faisait encore
l'année dernière pour de nouveaux éboulements de roches. Le Rhône n'est pas un fleuve paresseux, dit Florus
: Impiger fluminum Rhodanus. Mais
avant les travaux dont nous venons de parler, des blocs de roches, arc-boutés
ensemble dans le Ut primitif du fleuve, le recouvraient encore, et un homme
eût pu le franchir d'un saut, à l'endroit où il s'abîmait, sous une pluie
serrée jaillissant du gouffre, et donnant lieu à toutes les couleurs de
l'arc-en-ciel, quand le soleil éclairait cet étrange phénomène.
Au pont de Grezin, il existe deux fentes avec un îlot
interposé. L'une de ces fentes a deux mètres environ de largeur ; l'autre en
a trois ou quatre. L'îlot moyen a la forme d'une pyramide renversée, dont le
sommet, rongé sans cesse par le fleuve, ne présente aujourd'hui guère plus de
deux mètres d'épaisseur prise transversalement au courant, sur une épaisseur
triple ou quadruple dans le sens du courant. En ce lieu ont existé, depuis un
temps immémorial jusqu'en 1860, deux petits ponts composés de poutrelles, de
fascines superposées et d'un peu de terre jetée par-dessus. On passait ainsi
d'une rive sur l'îlot, et de là sur l'autre rive. Quelques trous au pont
n'alarmaient personne : l’on y plaçait une fascine, l’on la recouvrait de terre,
et l’on continuait de passer. Depuis lors, l’on a établi là deux petits ponts
de bois plus solides que les précédents, et garnie de tringles de fer qui
font l'office de parapets, ce qu’on n'avait jamais vu en cet endroit.
La planche d'Arloz consistait en deux poutres réunies, de
dix mètres environ de longueur. En 1860, elle est tombée de vétusté dans le
Rhône : l’on vient d'en rétablir une autre.
Au sujet du rapport que peut avoir ce triple passage
naturel du Rhône avec l'histoire des peuples ou avec les événements d'une
guerre, trois points de fait sont à noter et à retenir : 1° en temps de paix,
l’on pouvait passer le fleuve aux trois endroits avec la plus grande facilité
et en toutes saisons ; 2° dans le cas de guerre, l’on pouvait couper deux des
passages : il fallait fortifier celui de la Perte du Rhône ; 3° à l’époque de César, une
armée romaine avec ses armes et ses moyens ordinaires, sans équipage de pont,
eût toujours pu forcer le passage aux trois endroits.
À la Perte
du Rhône, c'est la rive gauche qui commande le passage ; au pont de Grezin,
c'est la rive droite.
Il résultait de là, pour la population riveraine de la Perte du Rhône et du pont
de Grezin, un état de choses tel que si le fleuve n'eût pas existé. Cet état
de choses est encore le même de nos jours : il se révèle par l'identité de la
population, de l'idiome, des mœurs, par les alliances habituelles des
familles, et par la situation des divers biens d'un même héritage sur les
deux rives du Rhône.
Il est important de remarquer que dans la région de la Perte du Rhône, des
particuliers riverains possèdent et cultivent des propriétés sur les deux
rives du fleuve ; qu'ils habitent d'un côté, et qu'ils ont du côté opposé une
partie de leurs champs ou d'autres propriétés rurales. Cet état de choses
résultant de la facilité de passer le fleuve en cette région, facilité qui
provient d'accidents g,logiques, l’on est fondé à considérer l'état de choses
lui-même comme ayant existé de tout temps. De plus, aucun accident de ce
genre, ni même aucun gué habituel, ne se rencontrant sur aucun autre point du
cours du Rhône, depuis Genève jusqu'à Vienne, la région de la Perte du Rhône était la
seule où cet état de choses fût possible. Par conséquent, la région de la Perte du Rhône se
trouverait désignée par la simple indication d'un fait de ce genre dans les Commentaires.
Une dernière remarque à faire ici, et qui est d'une importance
fondamentale, c'est que la région de la Perte du Rhône se trouve située entre le Grand
Jura et le massif moyen, sur le trajet même de la grande cassure du système des
monts, par laquelle l’on traverse si facilement la chaîne, de sorte que, si
l’on entre de la Province
romaine en Gaule par la Perte
du Rhône, l’on évite le Grand Jura, la passe du fort de l’Ecluse. Par
conséquent, dans cette direction, il n'y a plus derrière le Rhône que le
défilé de Nantua et le Jura occidental à traverser, pour parvenir dans la
vallée de la Saône. De
sorte que, par cette voie, le fleuve et les monts livrent passage, tous les
obstacles deviennent nuls ou presque nuls. Le chemin par la Perte du Rhône et le
défilé de Nantua constitue donc une voie naturelle, un chemin primitif de
communication, le plus court et le plus facile qui soit entre la Province et la Gaule Celtique ;
c'est comme un couloir d'entrée et de sortie, avec deux portes aux extrémités,
l'une à la Perte
du Rhône, l'autre à la
Cluse. Ces deux portes ont joué, suivant nous, un grand
rôle dans les événements de la guerre rapportée par César.
§ IV. — Passages des Alpes. Chemins primitifs pour aller du nord de
l'Italie en Gaule Celtique.
Examinons comment l’on pouvait venir d'Italie, à travers
les Alpes, jusqu'à cette porte d'entrée de la Gaule Celtique, la Perte du Rhône. Prenons
pour point de départ Milan, ville principale de la Province Citérieure,
et cherchons les divers passages des Alpes que l’on pouvait prendre pour se
rendre dans la
Province Ultérieure, sur le haut Rhône, où la guerre de
Gaule commença.
Les passages des Alpes, dans cette direction générale,
sont au nombre de quatre : l’on les prendrait successive, ment, l'un après
l'autre, en traversant aujourd'hui, 1° de Martigny à Aoste parle Grand
Saint-Bernard ; 2° d'Aoste à Montmélian par le Petit Saint-Bernard ; 3° de
Montmélian à Suse par le mont Cenis ; 4° de Suse à Embrun par le mont Genèvre.
Le passage du mont Cenis parait n'avoir été fréquenté jadis qu'après l'époque
de la guerre de Gaule. Remarquons que ces quatre passages ne présentent, du
côté du nord de l'Italie, que deux points d'entrée, assez écartés l'un de
l'autre, Aoste et Suse, pour trois points de sortie, encore plus écartés, du
côté de la Gaule
Ultérieure, savoir : Martigny, Montmélian, Embrun. Il est
clair que les deux passages qui débouchent en Gaule par Montmélian sont les
seuls qui correspondent directement à la frontière du haut Rhône ; que c'est
là une double voie de communication naturelle entre Milan ou Tarin et toute
cette région des frontières méridionales de la Gaule Celtique.
Or, de Montmélian, une voie traditionnelle et facile
conduit tout droit par Chambéry, Aix-les-Bains, Rumilly, au pied du
promontoire méridional du Grand Jura, à Frangy, où l’on passe les Tisses. De
là, si l’on veut aller à Genève, l’on prend à droite : la distance est de
trente-quatre kilomètres et la route monte beaucoup.
Mais si, du point de Frangy, l’on veut aller en Gaule Celtique,
l’on va presque tout droit à travers la Semine ; la route monte peu : la distance n'est
que de douze à quatorze kilomètres pour se rendre à la triple entrée de la Gaule, à la Perte du Rhône, au pont de
Grezin, à la planche d'Arloz.
La Semine est un plateau qui
prolonge le versant occidental de la montagne du Vuache, laquelle fait suite
en Savoie au Jura proprement dit, à notre Jura oriental. C'est un petit
territoire enclavé, de forme quadrilatère, dont les côtés inégaux ont de dix
à quinze kilomètres de longueur. La
Semine est close au nord et à l'ouest par le Rhône, qui
fait un coude à angle droit au confluent de la Valserine ; au sud par
le torrent des Usses, qui va se jeter dans le fleuve ; à l'est par la
montagne du Vuache, qui se prolonge du Rhône aux Usses. On ne communique avec
la Semine
que par cinq points, dont trois sont la Perte du Rhône, le pont de Grezin, la planche
d'Arloz, groupés à l'angle nord-ouest du quadrilatère ; un quatrième point de
communication est Frangy, à l'angle sud-est ; le cinquième est à l'angle
nord-est, où l’on peut contourner la montagne du Vuache en côtoyant le fleuve
par un vieux chemin à l'état naturel. Le plateau de la Semine est élevé de cent
à deux cents mètres au-dessus du Rhône ; au pourtour, la pente sur le fleuve
est rapide ; du côté des Usses, la pente est douce ; du côté du mont Vuache,
hi montée est de plus en plus rapide, jusqu'aux roches escarpées qui
constituent le sommet.
De Frangy, une route, si l’on peut lui donner ce nom, mène
à la Perte du
Rhône en suivant une diagonale du quadrilatère, de l'angle sud-est à l'angle
nord-ouest. C'est la seule route de la Semine. Elle est en
général plane, facile ; mais elle se trouve aujourd'hui encore telle que
devaient être les routes à l'époque de la guerre de Gaule, dans l'état d'une
piste battue sur un terrain argileux très-compacte, piste très-sinueuse, sans
travaux d'art, sans ponts ni chaussées[2] Par cette voie,
l’on va facilement de Frangy à la
Perte du Rhône en trois heures.
Où pouvait mener cette route venant directement du nord de
l'Italie à la Perte
du Rhône ? Ici doivent trouver pkce des documents historiques qui
établissent, en premier lieu, que cette route directe de Milan à la Perte du Rhône a été
suivie par une armée ; en second lieu, que cette armée, après le passage du
Rhône, traversa le massif moyen des monts Jura par un chemin difficile, dont
nous n'avons point encore parlé, et qu'il est important de connaître. Nous
trouvons ces témoignages dans la
Chronique septenaire de l’histoire de la paix
entre les Roys de France et d’Espagne, par maistre Pierre Victor Cayet,
docteur en théologie, et lecteur du Roy éz langues orientales[3].
Lisons d'abord dans l'article premier du traité de 1601,
par lequel la Bresse
et le Bugey ont fait retour à la
France, la réserve faite du versant occidental du Grand Jura,
le long de la Valserine,
depuis le Rhône jusqu'au comté de Bourgogne, pour que le commerce et les
troupes pussent traverser librement cette région. Il est stipulé :
I. Que ledit Duc de Savoye cède,
transporte et delaisse audit sieur Roy et à ses successeurs, roys de France,
tous les pays et seigneuries de Bresse, Baugé et Veromey, et généralement
tout ce qui peut lui appartenir, jusques à la riviere du Rosne, icelle
comprise. De sorte que toute ladite riviere du Rosne, des sa sortie de
Geneve, sera du royaume de France et appartiendra audit sieur Roy et ses
successeurs. Et sont lesdits pays cédés ainsy que dessus, avec toutes leurs
appartenances et dépendances..... sans y rien
reseruer. Sinon que pour la commodité du passage, demeurera audit sieur Duc
le pont de Grezin sur ladite riviere du Rosne, entre l’Escluse et le pont
d'Arle, qui, par le présent traité appartiendroit audit sieur Roy. Et par
delà le Rosne, demeureront encore audit sieur Duc les paroisses de Lez,
Lancran et Chezay, auec tous les hameaux et territoires qui en dépendent,
entre la riuiere de Vacerones et le long de la montagne appelée Grand Credo,
jusques au lieu appelé la
Riviere. Et passée ladite riuiere de Vacerones, demeure
encore audit sieur Duc le lieu de Maingre, Combes, jusques à l'entrée plus
proche pour aller et passer au comté de Bourgogne. A condition toutefois, que
le sieur Duc ne pourra mettre ni leuer aucunes impositions sur les denrées et
marchandises, ni aucun péage sur la riviere pour le passage du pont de Grezin
et autres lieux ci-dessus designés. Et tout ce qui en est reservé pour ledit
passage et tout le long de la riviere du Rosne, ledit sieur Duc ne pourra
tenir ou bastir aucun fort. Et demeurera le passage libre par ledit pont de
Grezin et en tout ce qui est reservé, tant pour les sujets dudit sieur Roy
que pour tous autres, qui voudroient aller et venir en France, sans qu'il
leur soit donné destourbier, moleste ni empeschement. Passant neanmoins gens
de guerre pour le service dudit rieur Duc ou autres princes, ne pourront
entrer es pays et terres dudit sieur Roy sans sa permission ou de ses gouverneurs
et lieutenans généraux. Et ne donneront aucune incommodité aux subjets de Sa
Majesté...
Lisons maintenant ce qui concerne le passage de troupes
par cette voie.
Sur ce le Roy, partant de
Fontainebleau pour aller à Blois et en Poictou, manda au mareschal de Biron
de le venir trouver, lequel lui renvoya des excuses, sur le prétexte que
l'Espagnol vouloit faire passer une armée au pont de Grezin, ainsy que nous
dirons ci après (fol. 288 V.).
Nous avons dict que la première
excuse qu'envoya le mareschal de Biron au Roy, de ce qu'il ne pouvoit venir en
cour, estoit que l'Espagnol avoit une armée, laquelle il vouloit faire passer
au pont de Grezin pour aller en Flandre (ainsy qu'il disoit), au passage
de laquelle la présence dudit mareschal estoit requise de peur de quelque
surprise. Taxis, embassadeur d'Espagne, demande le passage au Roy, et le
supplie de croire que le Roy son maistre ne s'estoit point meslé pour
débaucher le duc de Biron de son obéissance. Mais le Roy luy dit : Vous
voulez que je croie que vostre maistre n'a pas su les pratiques du mareschal
de Biron avec le comte de Fuentes, et je vous dis qu'il est impossible que
son argent et ses finances y aient esté si librement distribués que ce n'ait
esté du consentement de son conseil. J'ai trop de sujet de ne laisser point
mes frontières désarmées, jusqu'à ce que, par la fin du procès du mareschal
de Biron, je connoisse toute sa conspiration. Cependant je n'entends pas
empescher le commerce suivant nos traictez.
Le comte de Fuentes (avec lequel le mareschal de Biron avoit
negotié, ainsy qu'il a esté dict) avoit faict
avancer toutes les forces qu'il avoit au Milanais, avec celles du duc de
Sauoye, pour passer le Rosne au pont de Grezin, sous couleur de les enuoyer
en Flandres, au siège d'Ostende ; mais l’on tient qu'elles ne s'estoient
approchées de là, que pour fortifier les desseins du mareschal de Biron.
Le mareschal de La Verdin se campe sur la
frontière. D'Albigny, lieutenant du duc de Sauoye, proteste de passer sur le
ventre à tous ceux qui voudront empescher leur passage ; mais les Espagnols
aimèrent mieux s'aller loger à Rumilly et à Nicy que d'estre repoussés.
Le Roy ayant donné ordre tant à
Lyon qu'aux frontières de Bourgongne et Bresse, voyant que ces troupes
espagnoles craignoient plus d'estre attaquées que d'attaquer, commanda au
mareschal de La Verdin
de les laisser passer, ce qu'il fit. Quelques vues demeurèrent encore à
Bumilly, et trois mille Espagnols que le comte de Fuentes avoit de nouveau
faict passer les monts, furent mis en garnison à Mont-Meillan, Charbonnières et
Conflans (fol. 322 r.).
Cette route par la Franche-Comté,
dont il est ainsi question, à une époque où nuls travaux d'art sans doute ne
l'avaient encore améliorée, remonte d'abord depuis le fleuve sur la rive
gauche de la Valserine
jusqu'à Chézeri (Chezay). Elle est
tracée comme route commerciale, de la Perte du Rhône à Saint-Claude, par Chézeri et la Croix-Bouge (près des Moussiëres), sur une carte éditée à
Lyon à la fin du siècle dernier[4].
Mais l’on ne pouvait traverser ainsi le Jura moyen qu'avec
des bêtes de somme, et encore très-difficilement, tandis que, depuis Chézeri,
en continuant de remonter la vallée de la Valserine, jusqu'à
Mijoux, l’on trouve, du coté de l'ouest, un col peu élevé, où des chars
peuvent facilement passer pour gagner Saint-Claude par diverses voies qui y
descendent. De Saint-Claude, il n'y a plus aucune difficulté notable pour se
rendre soit au nord, par Champagnole, Salins, Besançon, soit au nord-ouest,
par Moyrans, Lons-le-Saunier, Châlons, soit à l’ouest, par Jeurre, Thoirette,
Bourg-en-Bresse, Mâcon.
Maintenant, si nous nous reportons dans la pensée au temps
de la guerre de Gaule, en jetant les yeux tout autour de la Perte du Rhône, nous
pouvons facilement apprécier toute l'importance de ce passage du fleuve. En
effet, il est facile de voir qu'à cette époque, sauf à Genève, où un pont
existait, l’on ne pouvait passer le haut Rhône en aval du Léman, avec
facilité et en toute saison, qu'au triple passage naturel de la Perte du Rhône. On pouvait
encore, il est vrai, le passer à gué, entre la Perte du Rhône et Genève,
mais non en toute saison, non quand il pleuvait beaucoup ; et plus bas, le
nombre des points du Rhône, le nombre des jours de l'année où le passage à
gué était possible, devait diminuer, faire défaut bien vite, à mesure que le
fleuve recevait successivement les Usses, le Fiers, le Guiers, l'Ain,
affluents de plus en plus considérables. Le point stratégique de la Perte du Rhône était donc
bien alors réellement la clef de la Gaule Celtique dans la contrée du haut Rhône.
Pour considérer les chemins primitifs de cette même époque,
il ne faut point perdre de vue que ni Lyon, ni les routes que nous y voyons
converger aujourd'hui, n'existaient alors. Ce fut Agrippa, au dire de
Strabon, qui créa les quatre principales routes dont Lyon est le point de
convergence. Au temps de César, les chemins primitifs de cette région des
Gaules devaient se diriger, de la
Savoie et de la
Suisse, en Franche-Comté et en Bresse ; de Chambéry et de
Genève, à Mâcon, Châlons, Autun, Besançon, toutes villes contemporaines. La Perte du Rhône se trouvait
donc parfaitement placée pour passer le fleuve. Elle est, de plus, avons-nous
dit, située sur la grande cassure par où la traversée des monts est le plus
facile ; aussi tous les chemins primitifs de la contrée du haut Rhône
venaient-ils toucher à ce point. L'un y vient du sud, par Frangy. Deux autres
j viennent de l'est, avec le fleuve, par la grande cassure du Jura oriental,
un chemin sur chaque rive. Un quatrième, indiqué ci-dessus, en part et
remonte le long delà Valserine, pour aller au nord-ouest parla Franche-Comté.
Un cinquième en part pour mener au sud-ouest, en suivant le Rhône sur sa rive
droite, et va, par Seyssel, contourner à Culoz le promontoire du mont Retort,
pour gagner les gorges de Saint-Rambert qui débouchent à Ambérieux, dans la
plaine des bords de l'Ain. Enfin, un sixième et dernier chemin primitif part
de la Perte
du Rhône dans la direction de l'ouest, en suivant la grande cassure du Jura
moyen, le défilé de Nantua. Celui-ci est le plus important de tous : il fait
suite, de son côté, au chemin direct qui vient du nord de l'Italie à la Perte du Rhône ; et ces
deux chemins partiels, se continuant l'un l’autre à ce dernier point,
constituent ensemble le chemin naturel le plus court et le plus facile pour
se rendre du nord de l'Italie en Gaule Celtique. Suivons-le donc
attentivement d'un bout à l'autre, du sud-est au nord-ouest.
Nous partons du pays de Milan ; nous entrons dans les
Alpes à Aoste ; nous traversons par le petit Saint-Bernard, par Moutiers,
Conflans : nous débouchons des Alpes à Montmélian. Nous suivons par Chambéry,
Aix-les-Bains, Rumilly, Frangy, la
Perte du Rhône, où nous passons le fleuve sous Bellegarde
et où nous entrons en Gaule. Nous y pénétrons par le défilé de Nantua, à
l'extrémité duquel nous débouchons dans la vallée de l'Ognin, au point de la Cluse.
De cette porte occidentale du grand défilé des monts Jura,
le chemin se divise en quatre branches qui divergent à l’ouest.
Considérons-les successivement de gauche à droite, du sud au nord.
La première branche du chemin va au sud-ouest. C’est
aujourd'hui la plus importante, la route impériale de Lyon à Genève, n° 84 ;
mais Lyon n'existait pas à l'époque dont nous nous occupons, et nous avons
déjà vu un chemin primitif qui va du même côté, par les gorges de
Saint-Rambert : négligeons donc cette première branche du grand chemin que
nous suivons.
La seconde branche va droit à l'ouest. C'est aujourd'hui
la route impériale de Nevers à Genève, n° 79 ; elle passe à Mâcon. Or ces
trois villes sont des villes gauloises de l'époque de César, et tout porte à
penser que la route qui les relie est une route de ce temps-là, bien qu'elle
soit négligée aujourd'hui que les intérêts locaux ont changé. Aussi
présente-t-elle le caractère des antiques voies, tracées directement par
monts et par vaux, pour être suivies par des gens qui vont au loin, se
dirigeait d'après les grandes montagnes, les astres, et obi ont besoin de
regarder souvent autour d'eux. Ce chemin de l'ouest descend du Revermont tout
droit, par Bourg en Bresse, dans la direction de Mâcon, où il passe la
rivière, et, de là, il suit par Charolles sur Nevers.
La troisième branche, qui est aujourd'hui la route
départementale, n° 6, conduit au nord-ouest, par Izemore, Thoirette,
Arinthod, Orgelet, Lons le Saunier, pour se rendre à Châlons-sur-Saône et
Autun, villes gauloises : ce chemin doit donc être, comme le précédent et
pour les mêmes raisons, une ancienne voie ; nous en verrons d'autres preuves.
Il en est de même au sujet de la quatrième branche, qui
est aujourd'hui la route départementale, n° 5. Elle se dirige, comme la
précédente, au nord-ouest, mais par Oyonnax, Dortan, Jeurre, Moyrans,
Lons-le-Saunier
Il se rencontre donc, dans cette direction du nord-ouest, deux anciens chemins, pour aller de la Cluse
à Lons-le-Saunier, et réciproquement ; lesquels chemins, en
partant d'un de ce, points extrêmes, s'écartent, pour s'insinuer, chacun de
son côté, parmi les obstacles du terrain, et se réunissent de nouveau en
parvenant à l'autre point extrême. Cette disposition est importante à remarquer.
Les trois derniers chemins dont nous venons de parler,
outre que leur direction est imposée par les montagnes, et qu’on n'a jamais
pu passer ailleurs pour la même destination, présentent des traces gauloises,
romaines, gallo-romaines, comme il sera dit au sujet des antiquités locales.
Ainsi, en résumé, la voie primitive qui vient du nord de l’Italie dans les
régions du sud-est des Gaules, à travers les Alpes, le Rhône, les monts Jura,
débouche par Bourg-en-Bresse et par Lons-le-Saunier dans la vallée de la Saône, riche vallée
intérieure de la
Gaule Celtique. Dans cette même région de la vallée de la Saône aboutissent en sens
opposé les voies gauloises de l'ouest, par tous les cols que nous avons
indiqués dans la berge occidentale de cette grande vallée ; les voies du
nord-ouest, par Autun et Châlons ; celles du nord, par Beaune et
Saint-Jean-de-Losne ; celles de l’est, par la vallée du Doubs. Ce sont là des
indications stratégiques dont l'importance est manifeste. Cette même voie,
qui vient ainsi du nord de l'Italie au cœur de la Gaule Celtique,
est encore la plus courte ; la difficulté du passage du Rhône est nulle ; les
difficultés de la traversée des monts Jura sont presque nulles, comme il a
été dit.
Cette importance exceptionnelle, réunie à cette facilité
exceptionnelle, autorisent à présumer que la voie dont nous venons d'indiquer
le trajet pas à pas fut la route militaire par laquelle César communiqua avec
l'Italie, durant la guerre de Gaule. Telle est du moins la base
d'appréciation que fournit, a priori, l'observation détaillée des grandes
montagnes et des grands cours d'eau de la région du haut Rhône par laquelle
il est indubitable que César entra en Gaule, et vers laquelle encore il se
dirigeait, de l'intérieur, dans la septième campagne, après sa jonction avec
Labienus.
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