JULES CÉSAR EN GAULE

 

TOME PREMIER

INTRODUCTION.

 

 

COMMENTAIRES DE CÉSAR.

 

L'homme qui a le mieux possédé la langue latine, Cicéron, a fait de Jules César, soit comme orateur, soit comme écrivain, le plus grand éloge possible, jusqu'à dire des Commentaires que, après cette œuvre, jamais un homme sensé n'osera toucher au même sujet[1].

Comme Cicéron, tous les grammairiens latins, et depuis lors tous les littérateurs modernes ont proclamé la gloire littéraire de César ; elle est donc bien établie, et ce n'est pas là ce qui doit nous occuper, sauf pour dire que la perfection même du style de César nous sera parfois d'une certaine utilité.

Notre travail a pour but de parvenir à connaître la vérité concernant les événements dont César nous a laissé le récit ; et, à ce point de vue, l'habileté littéraire de notre auteur est fort à craindre : elle peut nous masquer le vrai caractère des faits, si César n'a pas voulu que ce caractère nous apparût avec certitude.

Posons donc nettement la question.

 

§ I. — DE LA SINCÉRITÉ DU RÉCIT DU CÉSAR.

 

Des hommes dont l'autorité est grave, de savants militaires, avec Napoléon Ier, ont mis en doute la véracité du récit de César, principalement au sujet de la septième campagne de Gaule, le considérant comme inexact et arrangé dans un intérêt politique. Berlinghieri et le commandant Dumesnil vont jusqu'à parler de circonstances fabuleuses, de jonglerie. Le duc d'Aumale, sous une forme plus réservée, donne à comprendre la même chose. D'autres savants ont cru pouvoir supposer de notables inexactitudes dans les évaluations que César nous fournit concernant la force des armées, les distances et les autres éléments des opérations militaires ; en un mot, l’on ne s'est point toujours considéré comme rigoureusement astreint au texte de César, dans l'application de cette partie des Commentaires.

Quant à nous, nous pensons que, dès qu'il s'agit de déterminer sur le terrain de la Gaule quel fut le théâtre des événements principaux de la guerre, le texte de César est strictement obligatoire pour les traits généraux de chaque événement, en tenant compte toutefois des causes d'erreur que n'exclut pas le coup d'œil même d'un général expérimenté.

Ainsi, pour les faits principaux, tels que sièges, marches, batailles, appréciables par toute Tannée, nous considérons le récit des Commentaires comme exact et incontestable. En effet, ces magnifiques bulletins historiques de la guerre de Gaule, qui fut l’origine d'une guerre civile universelle et de l’empire des Césars, l’on dut se les arracher pour les lire, à Rome et dans tous les pays où s'étendait la domination romaine. Or soixante mille légionnaires revenus des Gaules, et répandus en tous lieux, vivaient pour contrôler le récit des événements dont ils avaient été les témoins actifs, et ne pouvaient y demeurer indifférents. Ce récit fut donc nécessairement véridique touchant les grands faits. Aucun homme, pas même César, n'a pu affirmer nettement le contraire de la vérité à la face du genre humain. Il existe un point au delà duquel la pudeur publique ne saurait être bravée.

César, néanmoins, avait dans ce récit un si grand intérêt politique, et possédait d'ailleurs une si grande habileté de style, qu’on ne devrait pas s'étonner de trouver, dans les Commentaires, le récit de ses victoires admirable de clarté, et celui de ses revers, s'il en a éprouvé, merveilleusement voilé.

C'est ainsi que M. Quicherat parle de lacunes dans les Commentaires, à propos du passage de la Saône par l’armée romaine, pour se rapprocher de la Province. De semblables lacunes existent, dit-il, à toutes les pages des Commentaires ; c'est la manière césarienne : une concision admirable, comme l’on a coutume de dire ; un art qu’on fait reposer uniquement sur des principes littéraires ; mais moi j'y reconnais souvent la dextérité d'un politique qui glisse, comme avec des patins, sur les situations équivoques, et qui dérobe sous la précipitation du récit des faits défavorables pour sa gloire qu'il lui était impossible de passer sous silence. Ici, (ajoute M. Quicherat, au sujet d'un point de la discussion que nous retrouverons), il n'a pas voulu laisser voir qu'il s'en était fallu seulement de quelques heures que Vercingétorix l'enfermât chez les Lingons[2].

M. Rossignol est loin de partager cette opinion. Je cherche vainement, dit-il, les faits qui pouvaient être en ce moment désagréables pour la gloire des Romains, et que César aurait pu dissimuler dans son intérêt ; je n'en trouve aucun. Quelle honte y avait-il à franchir sans échec une barrière (la Saône) qui pouvait arrêter ou détruire son armée ? Ce passage eût été un triomphe....

Ces brillants débuts auraient-ils eu, dans un avenir éloigné, des résultats sur lesquels l’historien aurait pu jeter un voile ? Au contraire, la fin nous montre Vercingétorix aux pieds de César et la Gaule vaincue.

Le danger eût été réel, que c'était une raison de tout dire, même dans l’intérêt de la gloire : la gloire est d'autant plus grande que le péril évité est plus imminent. Quand César est enfermé dans le Nord, il le dit, quand il est battu à Gergovia, il le dit ; quand il est prisonnier entre l'Allier et la Loire, il le dit... Au lieu de l’hypothèse de M. Quicherat, il y aurait un gouffre béant, soyez-en sûrs, César l'aurait dit, parce qu'il y aurait de la gloire à le combler. Cette théorie est si simple[3]...

Entre ces deux affirmations opposées, tachons d'établir une appréciation motivée et précise. Il est clair que si César eût borné son ambition au succès final, il n'eût point dicté les Commentaires : le résultat de ses guerres, visible comme le soleil, ne pouvait être ignoré de personne, ni oublié dans la postérité. Son livre seul est un témoignage manifeste qu'il a voulu élever à sa gloire un monument historique, se présenter lui-même aux contemporains et à la postérité tel qu'il désirait être vu. Le procédé adopté dans cette œuvre, c'est-à-dire un récit fait simplement si grands traits, est une manière parfaite pour atteindre ce but ; et l’on aperçoit facilement quel art César y a mis dans ce qui concerne sa lutte en Gaule contre Vercingétorix et sa lutte en Grèce contre Pompée. Il avait eu l :i deux émules de chacun desquels le parallèle avec lui-même dut attirer toute son attention. Aussi, quelle habileté de rédaction, quel art de style, quelle trame à peine visible relient tous les détails ensemble, presque naturellement, dans ces deux parties des Commentaires ! Quel arrangement soigné, quelle pose parfaite dans la statue que César s'y élève à lui-même en déprimant ses émules ! Nous allons bientôt le reconnaître à loisir par la discussion du texte.

Il est vrai néanmoins, et nous devons le rappeler ici, que le continuateur de l’œuvre historique de César, Hirtius, dans sa lettre à Balbus, placée en tète du livre VIII sur la guerre de Gaule, tendrait à nous suggérer une opinion contraire, louchant la véracité des Commentaires dont César est l'auteur. Dans cette lettre, en effet, après avoir rappelé quel sentiment d'admiration font naître ces Commentaires chez tous ceux qui les lisent, Hirtius ajoute : Cependant personne d'autre ne peut les admirer autant que nous (Balbus et Hirtius), Les autres, en effet, peuvent bien en apprécier la beauté et la perfection de style ; mais nous, nous savons, de plus, avec quelle facilité et quelle rapidité César les a rédigés. Or, non-seulement César écrivait avec facilité et avec une élégance suprême, mais encore il savait exposer ses desseins de la manière la plus véridique[4]. Que vaut ce témoignage d'Hirtius en faveur de la sincérité du récit de César ? Hirtius, d'après une lettre de Cicéron à Atticus, était le confident politique de César. Il a été choisi par Balbus pour la continuation de l’œuvre historique de César : il était donc évidemment l'ami politique de Balbus. Or Balbus était aussi l’ami politique, intime, le confident de César : l’on en trouve dix preuves dans les lettres de Cicéron à Atticus, dans une lettre de Balbus lui-même à Cicéron[5], citée par Suétone[6]. Donc le témoignage présenté ci-dessus par Hirtius doit être considéré, au point de vue politique, comme fourni par Balbus et émanant, à son origine, de César lui-même. Dès lors, que prouve ce témoignage d'Hirtius ? Bien en faveur de la sincérité du récit de César ; mais, au contraire, sa publication même donne à penser que César et ses amis ne considéraient point comme inutile de présenter au public, à Rome et dans l'histoire, quelque témoignage constatant que les Commentaires sont très-véridiques.

L'intérêt politique de César exigeait que tout le monde fût bien convaincu que ses succès étaient le résultat nécessaire de son génie et de sa fortune, non un accident qui eût pu ne pas se réaliser. Il lui convenait de se montrer au milieu de dangers très-grands, comme le dit M. Rossignol, pourvu que ces dangers fussent toujours moindres que les ressources de son génie. Il a bien pu rapporter que ses légions furent battues à Gergovia, maïs par leur faute, a-t-il ajouté ; qu'elles le furent encore près de Dyrrachium, mais par suite d'un de ces hasards de la guerre qu'il est absolument impossible de prévoir. Tandis que, avouer qu'à Gergovia, et surtout après le départ de Gergovia, il fut trompé dans ses prévisions, arrête dans l'exécution de ses projets, qu'il faillit être enveloppé, affamé, écrasé en détail par un ennemi habile, et qu'il dut chercher son salut dans la fuite (comme nous tâcherons plus loin de le démontrer), c'eût été admettre qu'il pouvait trouver son égal, que sa fortune pouvait périr ; ce que César n'admettait point. On en a la preuve dans cette parole qu'il adressait à son pilote, alarmé du mauvais temps : Va, mon brave, du courage et ne crains rien, tu mènes César, et ta barque porte la fortune de César ![7]

Le rôle de César est donc de prévoir et de maîtriser les événements. Il ne peut pas laisser croire qu'il ait fui, qu'il ait désespéré de sa fortune ; aucun triomphe ensuite ne serait pour lui une compensation suffisante. La conscience de sa propre force et la confiance qui en résulte, c'est l’étoile de César ; c'est sa puissance sur le soldat et sur le peuple. L'étoile de César, Julium sidus, un barbare aurait pu la faire pâlir, la faire disparaître ! Un barbare aurait fait fuir le fils des rois et des dieux ! Quel effet cela aurait produit à Rome et sur l’armée !

Car César n'est point un simple mortel : César provient du sang des rois mêlé au sang des dieux. Il a eu soin de le dire positivement au peuple romain, du haut de la tribune, en faisant l'éloge de sa tante Julia, femme de Marius[8]. Il sait la puissance immense que ce caractère royal et divin lui donne sur le vulgaire, et il a soin, toutes les fois que l'occasion s'en présente, d'entretenir autour lui cette persuasion. Ainsi, un messager des dieux vient de le guider au passage du Rubicon[9]. Un soupçon doit lui suffire pour répudier sa femme[10]. Les entrailles des victimes seront d'un présage favorable, quand il le voudra[11]. La populace qui le salue roi se trompe : il n'est point un roi, mais bien César[12]. Les hommes doivent lui parler avec plus de respect et tenir ses paroles pour des lois[13]. De tels moyens paraîtront peut-être futiles ? Et, cependant, ils ont produit, à Rome et partout à cette époque, beaucoup d'effet sur l'opinion publique, pour asseoir la puissance de César ; car il s'ensuivit qu'il eut son siège d'or au Sénat et à son tribunal ; son char à estrade aux pompes du Cirque ; ses temples, ses autels, ses statues parmi celles des dieux, ses prêtres (flamines et luperques), son mois dans l'année. Après sa mort, sans parler des poètes du temps qui ont fait son apothéose, nous voyons un historien grave et impartial, Suétone, énumérer tous les prodiges, bien caractérisés, qui ont annoncé cette mort. Il est vrai que, au sujet d'un de ces prodiges, il cite le témoignage de Balbus, l’ami intime du nouveau dieu, et peut-être qu'il a souri en écrivant ce nom[14]. Mais le peuple romain tout entier a pu voir, dit-il, à l'occasion de la première célébration des jeux institués en l’honneur de César par Auguste, son héritier, une étoile chevelue, se levant environ à onze heures (cinq heures du soir), briller sept jours durant. Il ne douta pas que ce ne fût son âme reçue dans le ciel ; et de là est venu l’usage de placer à son image une étoile sur la tête[15]. Tel est le rôle que César a joué, de son temps, aux yeux du peuple romain, dans un intérêt politique[16].

Par conséquent, dans les Commentaires, César sait tout ce qui peut arriver et n'est jamais surpris en défaut. Considérons comme il se drape dans cette infaillibilité personnelle, soit à Gergovia, lorsqu'il admoneste ses soldats de ce qu*ils se sont permis de juger eux-mêmes des choses, au lieu d'observer ponctuellement ses ordres, ce qui a été cause de leur défaite ; soit à Vesontio (Besançon), lorsqu'il tâche de relever le moral de son armée, consternée d'avoir à se mesurer bientôt avec les Germains : les uns cherchant un prétexte pour s'en aller, les autres, retenus par la pudeur, se cachant dans les tentes ; les vieux soldats, les centurions eux-mêmes, atteints de cette terreur contagieuse, tous faisant leur testament, comme s'ils se tenaient déjà pour écrasés par ces horribles Germains :

Germania quos horrida parturit

Fœtus[17].

Si nous considérons César dans ses Commentaires sur la guerre civile, il s'y présente sous le même aspect. Près de Dyrrachium, il attaque, à la tête de trente-trois cohortes, une légion de Pompée, retranchée dans une position. Averti de la chose. Pompée accourt avec une autre légion, reprend l'offensive sur César et lui fait éprouver un échec grave[18]. Des deux côtés, ce sont des Romains ; les détails du fait sont aussi notoires que s'il eût eu lieu à Rome. César vaincu par Pompée, c'est une grande nouvelle. Ceux qui ne sont point partisans de César s'empressent de la répandre partout. Ils disent sans doute, carie récit des Commentaires le démontre assez, que Pompée a surpris César en défaut dans son plan d'attaque, et que, par une manœuvre habile, il l’a battu. César ne serait donc point infaillible. Cela le touche au vif, comme l’on voit. Ecoutons son explication.

Il commence par dire que Pompée avait l'avantage du nombre[19], — non illi paucitatem nostrorum militum, — ce qui est en contradiction formelle avec son propre récit du combat, où il montre, du cote de Pompée, deux légions (vingt cohortes), et du sien, trente-trois cohortes[20]. Puis il rappelle des détails qui prouvent, contrairement à son intention, qu'il a manqué de prévoyance en engageant les siens dans une position très-périlleuse, oh Pompée, voyant plus juste, les a surpris. Et puis enfin, au sujet du point personnel, du point délicat de son infaillibilité, il ajoute, en parlant de ceux qui chantent victoire et proclament sa faute : Ils ne veulent pas se rappeler les accidents si fréquents à la guerre ; ni quelles petites causes souvent, telles qu'un soupçon mal fondé, une terreur subite, ou un scrupule religieux qui survient, ont amené de grands revers ; ni combien de fois, ou par la faute de celui qui a été chargé de conduire les soldats, ou par l'incapacité d'un tribun, une armée a éprouvé un échec. Mais, comme s'ils avaient vaincu par leur courage, et que jamais les chances ne pussent se retourner, ils proclament sans cesse, dans tout l’univers, par la renommée et par leurs lettres, la victoire de ce jour. Et encore, lorsqu'il harangue ses propres soldats, à l’entendre : L'échec éprouvé doit être attribué plutôt à la puissance de la fortune qu'à leur faute ; lui-même leur a simplement fourni une occasion de combattre ; ils se sont emparés de la position des ennemis, les ont chassés et ont eu le dessus dans le combat ; mais quoi que ce puisse être, ou leur propre trouble, ou une erreur de direction, ou même la fortune, qui leur ait fait manquer la victoire qu'ils tenaient déjà dans leurs mains, tous devaient prendre à tâche de réparer par leur courage l'échec éprouvé ; et si l’on le faisait, il saurait lui-même faire tourner le mal au bien[21].....

Du reste, César n'est pas le seul grand conquérant qui ait eu cette prétention de tout savoir, de tout prévoir et d'être personnellement conduit par le destin, de manière que nul ne dût songer à résister. Nous trouvons dans l’histoire moderne un second exemple de l'emploi de ce même moyen de domination sur l'esprit des peuples ; il nous est fourni par un autre génie politique et guerrier dont personne ne récusera le parallèle avec César. Voici une proclamation du général Bonaparte, quand il était sur cette terre mystérieuse des Pharaons, dont les pyramides immuables le virent un jour apparaître, comme elles avaient vu apparaître César, Alexandre et d'autres guerriers venus de l’Orient. Bonaparte, après la révolte du Caire, s'adresse directement aux chefs religieux du pays et il leur dit :

Schérifs, ulémas, orateurs des mosquées... Que les vrais croyants fassent des vœux pour la prospérité de nos armes. Je pourrais demander compte à chacun de vous des sentiments les plus secrets de son cœur, car je sais tout, même ce que vous n'avez dit à personne. Mais un jour viendra que tout le monde verra avec évidence que je suis conduit par des ordres supérieurs, et que tous les efforts humains ne peuvent rien contre moi. Heureux ceux qui, de bonne foi, seront les « premiers à se mettre avec moi[22].

Ainsi, en résumé, l’on doit admettre, d'après les documents de l'histoire romaine, et l'analogie avec un grand exemple de l'histoire moderne, que Jules César, dans un intérêt politique, prétendait jouer parmi les hommes un rôle fatal et divin. En conséquence de quoi il a dû, autant que possible (contrairement à la théorie sur laquelle M. Rossignol se fonde pour faire accorder une foi entière au récit des Commentaires), passer sous silence ou pallier les faits désagréables pour sa gloire s'il en est survenu de tels dans la guerre de Gaule, par exemple, un péril des plus imminents qu'il aurait évité par la fuite.

Il ne serait donc pas prudent de croire que César a tout dit, ni qu'il a toujours dit vrai dans les Commentaires.

Notre conviction personnelle va même beaucoup plus loin. Nous avons remarqué dans cette œuvre, et môme dans les passages les plus importants, certaines expressions qui nous ont paru justifier complètement les présomptions que nous venons de motiver. Il s'agit d'expressions placées là par César pour y faire l'office d'un voile, afin d'empêcher l'esprit du lecteur de bien distinguer le vrai caractère des faits rapportés. On pourrait môme dire que le récit de la septième campagne, outre son étendue exceptionnelle, offre encore par là, surtout à partir du siège de Gergovia, une composition particulière et très-remarquable.

Expliquons toute notre pensée à ce sujet. On est d'abord frappé de l'insuffisance des indications concernant les lieux et la direction des mouvements de l'armée romaine, après le passage de l’Allier, le troisième jour de marche depuis Gergovia ; si bien que, pour déterminer dans quelle direction elle fit route ensuite, il faut discuter sa position par rapport à la Loire, et recourir à d'autres données géographiques connues de tous aujourd'hui, mais non du temps de César. Et puis, au sujet d'Alésia, cet oppidum dont il était d'un intérêt capital de bien déterminer la position, quand le narrateur s'est contenté de dire que c'était un oppidum des Mandubii, sans indiquer ni la situation de ce lieu, ni celle des Mandubii, ni même leurs rapports de clientèle, n'a-t-il pas composé son récit comme s'il eût voulu laisser ignorer la position réelle d'Alésia ? Et n'est-il pas ainsi lui-même la cause première de tant de recherches et de travaux entrepris pour déterminer cette position ? Ne devient-il pas probable, a priori, que César avait un intérêt politique à ce qu’on ignorât la véritable position d'Alésia ?

Déjà Strabon, évidemment, en était réduit à des conjectures sur la position géographique de cet oppidum, quand il nous dit que les combats des Arvernes contre César eurent lieu, l'un aux environs de leur ville, Gergovia, patrie de Vercingétorix, située sur une haute montagne ; l'autre aux environs d'Alésia, ville des Mandubii, leurs voisins, située également sur une haute colline environnée de montagnes et entre deux cours d'eau. Car de quel côté, autour du vaste territoire des Arvernes, les Mandubii étaient-ils leurs voisins ? A quelle distance ? Strabon ne le dit pas. Il n'y a donc rien de précis dans la géographie de Strabon, non plus que dans les Commentaires, pour déterminer la situation d'Alésia ou celle du pays des Mandubii.

Dans la manière ordinaire de César, lorsqu'il raconte, et généralement jusqu'au siège de Gergovia, outre l'ordre chronologique observé dans l'exposé des faits, et qui rend si facile d'en saisir l’enchaînement, l’on peut remarquer encore trois autres qualités, à savoir : l'emploi du mot propre : ce qui montre nettement chaque objet ; toutes les indications utiles : ce qui signale bien tous les éléments du fait ; l'absence de toute indication inutile : de sorte que rien ne vient distraire l’attention, rien n'empêche de voir. Delà résulte, en définitive, cette perfection du récit ordinaire de César qui nous fait, pour ainsi dire, assister a la succession et au spectacle des événements.

Au contraire, dès le siège de Gergovia, l’on peut reconnaître, çà et là, dans le récit : 1° le manque d'indications utiles : d'où l'obscurité par défaut de renseignements ; 2° des indications inutiles ou même fausses : d'où encore l'obscurité par addition de renseignements illusoires ou erronés. On est même porté à douter que l'ordre chronologique ait été observé pour une indication importante, qui sera examinée en son lieu.

 

§ II. — MOYENS DE CONTRÔLE

IMPORTANCE DE CELUI QUE NOUS FOURNISSENT LES INDICATIONS TOPOGRAPRIQUES.

 

La défiance avec laquelle nous abordons ici le texte de César est d'ailleurs autorisée par le témoignage de plusieurs écrivains anciens, de Pollion, de Suétone, de Plutarque, d'Appien, de Dion Cassius, d'Eutrope, d'Orose, lesquels, éclairés sans doute par les témoignages du temps, ont rectifié le caractère militaire des principaux événements des guerres de César contre Vercingétorix et contre Pompée. Mentionnons ici seulement l'opinion de Pollion touchant la véracité des Commentaires en général. Pollion était un contemporain de César ; il avait eu un commandement dans son armée ; c'était un auteur très-compétent et très-bien placé pour apprécier son œuvre historique. Voici son opinion, que Suétone nous fait connaître en ces termes : Pollion Asinius pense que les Commentaires ont été composés avec peu d'exactitude et peu de respect pour la vérité : César, d'ordinaire, ayant trop légèrement ajouté foi aux rapports qui lui étaient faits au sujet des actes d'autrui, et quant aux siens propres, les ayant rapportés d'une manière erronée, ou avec intention, ou bien encore par défaut de mémoire[23].

Nous aurons dans l'occasion à nous servir du témoignage de ces auteurs au sujet de divers faits particuliers, tout en le contrôlant et le complétant à l'aide de connaissances géographiques sur le territoire de la Gaule qui probablement leur ont manqué.

Ce défaut de connaissances géographiques concernant la Gaule, chez les Romains de l’époque de César, même chez ceux qui écrivaient l'histoire peu de temps après lui, nous paraît très-important à remarquer. Le fait est facile à constater dans Eutrope[24], dans Florus[25], qui ont interverti (eux ou leurs copistes) les noms des lieux principaux ; et cette remarque serait assez grave pour jeter quelque défiance sur le témoignage de ces historiens, si l’on ne réfléchissait pas que ces erreurs consistent purement dans les noms, et n'atteignent nullement le caractère, ni même l’ordre des faits. Par exemple, Eutrope, en rapportant les événements de la septième campagne, s'est trompé sur les noms d'Avaricum, de Gergovia, d'Alésia, sans que cette confusion altère le caractère spécial ou la suite réelle des événements rapportés. Dans le récit d'Eutrope, en effet, ainsi que dans celui de César, la septième campagne comprend trois grands événements qui se succèdent, et qui eurent lieu sur trois points très-distincts entre eux et très-faciles à reconnaître : 1° un oppidum longtemps assiégé par les Romains, puis escaladé par un temps de grande pluie, ses quarante mille habitants cernés et tous massacrés : c'est l’Avaricum des Commentaires ; 2° un oppidum placé sur un mont très-élevé, contre lequel un assaut malheureux fut tenté par les Romains, qui furent refoulés et précipités jusqu'au bas du mont : c'est Gergovia, chez les Arvernes[26] ; 3° un oppidum occupant le haut d'une colline, bloqué par César, amené à reddition à l'aide de la cavalerie germaine : c'est Alésia. Le témoignage des historiens que nous avons nommés pourra donc ne pas nous être inutile

Mais le meilleur moyen de contrôle, la lumière la plus importante pour nous diriger dans l'intelligence du récit de César, nous viendra de la géographie moderne.

Aujourd'hui, nous qui avons une connaissance parfaite du terrain de la Gaule, nous pouvons discuter les détails du récit de César en regard du théâtre des événements, qui nous est suffisamment signalé par les repères généraux indiqués dans le récit : la Loire, l'Allier, Gergovia, Bibracte, Lutèce, etc.

Quand l’on lit, par exemple, dans les Commentaires, le récit de la marche de César, après le siège de Gergovia, l’on peut être porté à croire que César, tournant le dos à la Province, marcha directement au nord vers Labienus, qui se trouvait du côté de Lutèce, et qu'il arriva ainsi jusque chez les Sénonais, en traversant, dans le pays des Éduens, le centre même de l’insurrection gauloise, et en opérant une manœuvre agressive de la plus grande hardiesse. Le langage entraînant de M. Rossignol n'admet aucune hésitation à cet égard : Aussi bien, dit-il, César paye d'audace : au lieu de battre en retraite vers le midi, de s'éloigner de la Gaule à marches forcées, il fait soixante lieues en ligne droite dans le sens de la grande Ourse, au cœur de la Gaule dont les tribus ont jeté le cri de guerre. Est-ce là le fait d'un capitaine désespéré ? Cette course audacieuse aurait dû faire comprendre que des soldats aussi respectés en pays ennemi, sont des hommes qui doivent avoir autre chose à faire que de traverser la Séquanie pour aller panser leurs blessures. En effet, au Heu de rentrer en Italie, César bat Vercingétorix deux ou trois fois devant Gergovia, pour prouver aux Gaulois qu'il ne fuit pas, — ad Gallicam ostentationem minuendam, — et il tourne le dos à la Province. Suivons-le, nous marchons du côté d'Alise[27]...

Sans doute, pour parler avec cette assurance, il fallait que le savant archiviste de la Côte-d’Or n'eût pas connaissance d'un texte où Eutrope, d'après Suétone (comme il va être constaté), nous dit que César, en partant de Gergovia, loin de songer à attaquer l'ennemi, prit la fuite : Là donc, César, chargé par les ennemis qui se précipitent de la hauteur, ayant perdu une grande partie de son armée, fut vaincu et s'enfuit[28]. César n'aurait donc ni opéré une manœuvre agressive, ni marché au nord. La contradiction du récit apparent des Commentaires et du texte que noua citons est évidente ; et l’on ne peut penser qu'à la vue de ce texte, M. Rossignol se fût contenté de trancher d'un mot et la question historique, de savoir si César fut vainqueur ou vaincu, et la difficulté stratégique, d'exécuter une marche de deux cent soixante-dix kilomètres, à travers le foyer de l’insurrection gauloise, depuis Gergovia jusque près de Saint-Florentin.

Ici se montre l'importance des indications topographiques, qui peuvent seules nous permettre d'expliquer une grande contradiction historique ; car, si nous parvenons à démontrer, par les conditions du terrain, que César, au lieu de traverser le foyer de l'insurrection, l'a évité, s'est rejeté en arrière et l’a tourné, nous devons admettre, avec Suétone, que César s'est enfui devant les Gaulois.

Voici quel doit être, suivant nous. Tordre général de la démonstration. Après une défaite à Gergovia, César, avec des légions dont le moral était ébranlé, avait en face de lui Vercingétorix, plus ardent que jamais à réunir toutes les cités de la Gaule contre les Romains, à harceler ceux-ci, à leur couper les vivres ; de plus, César prévoyait la défection des Eduens, ses alliés, et dès lors une insurrection générale de la Gaule. Dans ces conjonctures graves, la pensée stratégique à laquelle il s'arrêta fut de réunir toute son armée, en rappelant à lui les quatre légions qu'il avait envoyées sous les ordres de Labienus du côté de Lutèce, en s'avançant à leur rencontre et en se réservant toujours la faculté de faire retraite sur la Province, s'il y était forcé. La marche de César fut donc dirigée, d'abord, à partir de Gergovia, droit au nord pour aller passer l'Allier entre Vichy et Moulins. Mais ensuite, l’insurrection éclatant au nord, la marche de l'armée romaine devint, sinon une déroute, tout au moins une retraite très-précipitée dans la direction du sud-est, pour aller passer la Loire dans la région de Roanne et se jeter à l'écart de l'insurrection dans la vallée de la Saône. Là, les légions purent s'arrêter, se raffermir, séjourner et se refaire. Puis César remonta au nord à la rencontre de Labienus, qui se retirait lui-même du pays de Lutèce, et ils firent leur jonction probablement au débouché des voies qui viennent de ce pays dans la vallée de la Saône, non loin de Beaune ou de Saint-Jean-de-Losne, à l'extrémité méridionale du pays lingon ; d'où César continua sa retraite sur la Province. Alors Vercingétorix vint lui couper le chemin dans cette direction, une première fois à l'entrée des monts Jura, une seconde fois plus loin, dans la traversée des monts, à Alésia.

Telle est notre thèse, mais l’on ne peut la démontrer qu'en suivant pas à pas le fil du récit et en examinant bien, d'une part, les expressions que César emploie pour rapporter les événements, d'autre part, les conditions topographiques du terrain où ils se sont accomplis.

Pour résumer en deux mots ce qui précède touchant la sincérité de César dans son récit, — il aurait, suivant nous, dicté ses Commentaires, spécialement le livre VII sur la guerre de Gaule, de telle manière que la vérité des faits y fût assez reconnaissable pour les légionnaires qui en avaient été témoins actifs, et généralement pour ceux qui connaissaient le terrain de la Gaule ; mais aussi de manière que les autres contemporains et la postérité ne connussent ces mêmes événements que sous l'apparence qu'il lui convenait de leur donner, dans son propre intérêt politique. C'est là, suivant nous, ce qui rend si difficile l'intelligence du livre VII des Commentaires, et ce qui donne tant de prix à une bonne carte de Gaule, qui doit y apporter la lumière.

Du reste, dans la discussion de ces événements eux-mêmes, nous aurons soin d'indiquer positivement et en son lieu chaque lacune du récit de César ; nous signalerons les mots qui nous paraissent servir à voiler les faits, et le lecteur appréciera.

Au sujet du huitième et dernier livre des Commentaires de la guerre de Gaule, ajouté à ceux de César pour compléter l'histoire de cette guerre, après que Vercingétorix eut succombé, nous n'avons que deux mots à dire. D'une part, l’on ne peut douter, d'après un témoignage positif de Suétone[29], et d'après la lettre d'Hirtius à Balbus, qui sert de prologue à ce complément, qu'il n'ait été rédigé par Hirtius d'accord avec Balbus ; d'une autre part, nous avons démontré ci-dessus[30], que Balbus et Hirtius étaient les confidents politiques de César ; donc, ce huitième livre des Commentaires de la guerre de Gaule, bien que rédigé par Hirtius, doit être considéré, quant au fond et quant à la créance qu'il mérite, comme émanant de Jules César lui-même.

Le sujet que nous allons traiter se compose naturellement de deux parties distinctes.

La première partie comprend trois questions générales, qui sont 1° la géographie des régions du sud-est des Gaules ; 2° les moyens militaires employés du temps de Jules César ; 3° un coup d'œil rétrospectif et sommaire sur la guerre de Gaule Cisalpine, qui précéda la guerre de Gaule proprement dite.

La seconde partie comprend trois questions spéciales, qui sont : 1° l’invasion de la Gaule Celtique ; 2° la guerre de Vercingétorix ; 3° les conclusions historiques qu’on en peut déduire.

 

 

 



[1] Sanos quidem homines a scribendo deterruit. — SUÉTONE, J. Cæsar, LVI.

[2] L'Alésia de César rendue à la Franche-Comté, Paris, 1857, p. 38.

[3] L'Alésia de César maintenue dans l'Auxois, p. 32 et 33.

[4] De bell. Gall., VIII.

[5] Cette lettre de Balbus est intercalée parmi celles de Cicéron à Atticus, entre les lettres VII et VIII du livre IX. (Éd. Amar, rev. par Le Clerc, t. I, p. 423.) La lettre où il est parlé d'Hirtius est la quatrième du livre VII, p. 313.

[6] SUÉTONE, J. Cæsar, LXXXI.

[7] PLUTARQUE, C. J. Cæsar, XXXVIII.

[8] SUÉTONE, J. Cæsar, ch. VI.

[9] SUÉTONE, J. Cæsar, ch. XXXII.

[10] SUÉTONE, J. Cæsar, ch. LXXIV.

[11] SUÉTONE, J. Cæsar, ch. LXXXVII.

[12] SUÉTONE, J. Cæsar, ch. LXXXVIII.

[13] SUÉTONE, J. Cæsar, ch. LXXXVII.

[14] SUÉTONE, J. Cæsar, ch. LXXXI.

[15] SUÉTONE, J. Cæsar, ch. LXXXVIII.

[16] Nous-mêmes, de notre temps, avons-nous la certitude que la première impression faite sur la candeur de notre enfance, par l'enthousiasme de nos beaux auteurs classiques, soit complètement effacée quand nous portons notre jugement sur cet homme prodigieux ? On connaît la sentence :

Quo semel est imbuta recem servabit odorem

Testa diu.

[17] HORACE, Od., l. IV, v. 26. Qui redouterait ces horribles enfants de la Germanie, quand Auguste est plein de vie ? s'écrie avec enthousiasme le poète flatteur. Ainsi, le sentiment de terreur inspiré par les Germains n'était point encore effacé à Rome du temps d'Auguste.

[18] De bell. civ., III, LXVII.

[19] De bell, civ., III, LXXII.

[20] On voit dans ce passage que si César a souvent payé d'audace sur le champ de bataille, il a, au moins cette fois, usé du même moyen dans son livre.

[21] De bell. civ., III, LXXII, LXXIII.

[22] Moniteur universel, décadi 30 germinal an VII, n° 210.

[23] SUÉTONE, C. J. Cæsar, ch. LVI.

[24] EUTROPE, De gestis Romanorum, lib. VI, Bellum Gallicum.

[25] FLORUS, Lib. III, ch. X, Bellum Gallicum.

[26] Florus ne rapporte nullement le siège de Gergovia, où les Romains subirent un échec. Le ton général du récit de cet auteur porterait à croire qu'il a omis cet événement avec intention. Il parait y avoir substitué le sac de Genabum (Orléans), que César livra aux flammes peu de jours avant le siège d'Avaricum. Telle serait, suivant nous, l'origine du désaccord qu’on remarque ici au sujet des événements, le seul que présente le récit sommaire de Florus, comparé à celui de César ou à celui d'Eutrope.

[27] Alise, étude sur une campagne de J. César, Dijon-Paris, 1856, p. 9.

[28] EUTROPE, De gestis Romanorum liber VI, Bellum Gallicum. — Cette partie du livre VI d'Eutrope a été, sous le titre de — Eutropii epitome belli Gallici, ex Suetonii Tranquilli monumentis quæ desiderantur, — réunie par Aldus Manutius à son édition des Commentaires de César, imprimée à Venise, en 1616, par Sarzina. Eutrope lui-même, immédiatement au début de ce livre, avertit le lecteur que ce qu'il va dire touchant la guerre de Gaule est composé d’extraits d'une histoire très-explicite de cette guerre, par Suétone (œuvre aujourd'hui perdue) : Hanc historiam Suetonius Tranquillus plenissime explicuit, cujus nos competentes portiunculas decerpsimus. Ce qui prouve d'ailleurs que telle est la véritable origine du texte que nous apportons ici en regard des Commentaires, c'est que Paul Orose, de son côté, cité par M. Delacroix, le présente aussi, et identiquement, dans les mêmes termes qu'Eutrope. Il faut donc bien que ce texte important provienne d'un troisième auteur, plus ancien qu'Eutrope et Orose, copié par eux, et, par conséquent, selon toute probabilité, qu'il provienne de Suétone, comme le dit Eutrope. Cette considération nous parait ajouter beaucoup à l'autorité de ce texte, soit pour l'époque où il a paru, soit pour l'auteur à qui l’on le doit, comme nous l'avons fait remarquer dans une note adressée à l'Académie des inscriptions et belles-lettres, lorsque M. Delacroix le présenta en l’attribuant à Paul Orose.

[29] SUÉTONE, Julius Cæsar, LVI.

[30] Si l’on adopte l'opinion très-probable qu'Hirtius est aussi l'auteur du livre delà guerre d'Afrique, ses rapporta confidentiels et sa connivence historique avec César deviennent encore plus évidents, par l'opposition manifeste qu’on peut remarquer dans ce livre, entre certaines réflexions de l'auteur favorables à César, et la nature même des faits auxquels il les rattache.