Les grands peuples ont eu le culte des aïeux. Suivre les beaux exemples donnés par les aïeux, more majorum, a été la grande maxime du peuple romain. Nous retrouverions sans doute cette maxime au fond des annales de tous les peuples qui ont occupé une large place dans l'histoire. Mais il ne suffit point de garder la mémoire des hauts faits et des vertus des aïeux, il faut aussi savoir se souvenir de leurs fautes et de leurs malheurs, afin de s'en préserver. Se connaître soi-même est encore plus nécessaire pour les nations que pour les individus : les enseignements de l’histoire portent ce fruit. Car Ion rencontre dans les races d'hommes des qualités bonnes ou mauvaises qu'elles tiennent de leur sang, des aptitudes et des défauts qui font leur force et leur faiblesse. Dans chaque race l'ensemble de ces tendances natives, heureuses ou malheureuses, utiles ou nuisibles, constitue le caractère propre de la nation, caractère qui persiste dans l'histoire comme le caractère de l'homme durant sa propre vie. Les races qui n'ont pas vécu sans gloire paraissent, en effet, avoir conservé leur caractère primitif et se perpétuer dans les mêmes régions, malgré tous les ébranlements de la politique. A ce point de vue, l'histoire des Gaulois, au temps de César, n'est pas seulement l'histoire de nos aïeux : c'est la nôtre ; c'est là que nous pouvons voir à quoi nous exposent les tendances naturelles de notre race ; et l'expérience de ce qui leur est arrivé montre assez à un peuple intelligent son côté fort et son côté faible : à lui de conclure s'il veut grandir ou déchoir. Est-elle d'ailleurs sans intérêt général pour la philosophie de l'histoire des peuples, cette guerre de nos pères à laquelle la plus fameuse guerre des Grecs n'est comparable que par sa durée de dix ans ? cette guerre de Gaule rapportée par l’un des plus parfaits écrivains, par celui dont le génie universel a peut-être plus fait pour sa propre grandeur avec son livre qu'avec les légions romaines ? cette guerre soutenue par un barbare de noire race contre le plus grand guerrier de Rome ; par notre patrie, dans l’état primitif de tribus isolées, contre le peuple romain dans toute sa force, au moment où l'unité romaine envahissante atteignait déjà le haut Rhône, la ligne des Cévennes ? cette guerre dans laquelle le souffle de la liberté qui remuait les Gaules y fit sortir de la terre des Arvernes le germe, arrosé de tant de sang, qui devait un jour devenir l'unité française ? N'y a-t-il pas un intérêt général à connaître les lieux de cette terrible guerre, pour la mieux comprendre ? Les antiquités locales qui nous en ont conservé le souvenir depuis les Gaulois ne disent-elles rien des malheurs des peuples, en parlant à nos cœurs du premier âge de notre patrie ? L'opinion publique, en France, ne s'y est pas trompée. Elle a bien vite, à l’occasion des recherches spéciales publiées il y a sept ans, saisi tout l'intérêt que présente l'étude des Commentaires de César : cette base de notre histoire nationale posée de la main d'un ennemi. Les publications se sont succédé depuis lors en grand nombre ; et l'Empereur lui-même a chargé une commission, composée de savants de toute classe, d'exécuter une carte des Gaules en concordance avec les Commentaires. Les recherches ont été provoquées partout et poussées avec beaucoup d'ardeur. Au sujet du point capital, l'emplacement du lieu fatal où
succomba En face d'un texte aussi correct que celui de César, après tant d'investigations poursuivies par des hommes si compétents, l'incertitude est un résultat qui pourrait paraître surprenant. L'oubli d'un certain nombre de passages essentiels dans les auteurs, de frappantes erreurs d'interprétation du texte de César, que nous aurons dans notre travail l'occasion de signaler plus d'une fois, surprendront encore davantage, de la part de savants dont personne ne peut mettre en doute ni les connaissances ni la bonne foi scientifique. Certes, l’on a vu souvent des idées préconçues obscurcir les points les plus lumineux dans les meilleurs esprits ; mais en considérant l’ensemble des travaux mis au jour sur la matière qui nous occupe, l’on est frappé d'un caractère général tenant à la marche qu’on a suivie. A nos yeux, il y aurait là plus que des erreurs accidentelles : il s'y trouverait un vice fondamental ; quelque chose d'incohérent s'y reconnaît ; il nous semble qu'il y manque une interprétation large et suivie des textes, et une vue suffisamment étendue de la question. On s'est renfermé dans les détails en omettant les caractères généraux. Or ce sont les caractères généraux qui peuvent fournir les plus sûrs éléments de certitude. On s'est appuyé avec confiance sur la similitude entre un
nom local et le nom d'Alésia. Il est vrai que le nom est un indice, mais cet
indice est incertain : car le nom d'Alésia peut n'être pas resté au véritable
emplacement do cet oppidum. Ne voyons-nous pas que les noms de Genabum, d'Avaricum,
ont disparu de la surface du sol de Quant à la similitude entre un terrain et celui de l’oppidum, il la faudrait absolue, et il est de fait qu'elle n'est ici qu'approximative de part et d'autre. La situation géographique d'Alésia relativement au pays
lingon, au pays séquane, et dans la direction de On s'en est tenu là. Or, dans ces tenues, le problème nous parait insoluble ; ainsi posée, la question est une impasse. Deux éléments ont manqué dans la discussion, à savoir : la
porte de sortie de Nous n'avons pas l'avantage que donne, dans une discussion de cet ordre, l'expérience de l'art militaire moderne ; mais nous y apportons, avec une méthode nouvelle, avec la connaissance de quelques textes négligés jusqu'à ce jour et le secours de traces romaines de cette guerre qu’on n'avait point encore observées, une longue habitude du livre de César, et des notions complètes du terrain de la région à laquelle s'appliquent les événements. Nous avons pu lire et relire les Commentaires sur les lieux mêmes qui y sont décrits. Nous avons traduit César par lui-même ou par des comparaisons tirées des livres de Salluste, son lieutenant. Nous avons suivi rigoureusement l'ordre du récit de César. Nous avons établi les faits avec continuité ; nous n'avons rien omis dans l'examen du texte qui pût se rattacher à la question. Pour ce qui tient à notre plan, nous avons d'abord
rapproché deux campagnes, la première et la septième, qui s'éclairent l’une
l’autre ; les circonstances particulières de ces deux campagnes nous ayant fait
préjuger que César, dans le cours de la septième, avait dû chercher à
reprendre, pour sortir de Nous avons étudié, dans l’ensemble et dans le détail, l’orographie
de cette partie de Nous avons ainsi pu suivre la marche de César dans les deux campagnes pas à pas sur le terrain, sans laisser aucun point indéterminé derrière nous : confirmé sans cesse dans notre méthode par la facilité constante de l'application des faits successivement présentés, et par l'accord des deux récits. ... Tantum series juncturaque pollet ! De cette étude patiente des textes en regard du terrain de l’ancienne Gaule, disons-le dès à présent, car cette considération importe, et c'est là le point capital que nous cherchons à démontrer par ce travail, il est résulté peu à peu dans notre pensée, comme appréciation définitive et sommaire : que Jules César est loin d'avoir eu sur Vercingétorix et les Gaulois la supériorité militaire qu’on lui accorde généralement dans l'histoire, et que l'illusion provient de l'art que César lui-même a mis dans ses Commentaires de la guerre de Gaule. Il était, dit Appien, très-habile dans l'art de l’hypocrisie. Et c'est l'usage qu'il a fait généralement de cette habileté dans la réduction des Commentaires qui formera l'objet de notre Introduction ; car le texte de César étant la base de toutes nos preuves, il est indispensable que le lecteur apprécie bien d'avance avec nous la valeur et l'esprit de ce texte célèbre. Nos premières communications faites à l'Académie impériale des inscriptions et belles-lettres, touchant la guerre de Gaule, remontent à 1856. Nous y présentâmes une opinion nouvelle, à savoir, que le véritable emplacement de l'oppidum d'Alésia est le plateau d'Izemore, dans le département de l'Ain. Depuis cette époque, l’Académie a bien voulu nous accorder quelques moments de lecture, malheureusement trop peu nombreux pour une exposition suffisante de nos preuves, qu’on trouvera à leur place dans le travail plus étendu que nous publions aujourd'hui. Nous profitons de cette publication pour lui adresser nos remercîments. Nous devons ici un témoignage de reconnaissance à notre honorable ami et ancien collègue, M. Valette, professeur à l’Ecole de droit, dont nous avons mis à profit la science et la judicieuse critique. Nous devons la même gratitude à un autre excellent ami et ancien collègue, le Dr Nélaton, qui aujourd'hui trouve encore le temps de s'intéresser à l’histoire, et qui a écarté devant nous les difficultés matérielles. Grâce à eux, nous avons pu mener à bonne fin et publier ces recherches historiques, au milieu d'occupations obligatoires d'un autre ordre. Une mort récente, imprévue et prématurée, nous fait un
devoir de prononcer encore un autre nom, celui d'un camarade de collège, ami
invariable, qui nous a vingt ibis soutenu dans ce travail, quand nous
faiblissions devant les difficultés du sujet ; nous voulons parler d'Henri
Vicaire, l’éminent directeur général des forêts, qu'ont à regretter,
non-seulement tous les siens, mais encore le ministre qui l’honora de sa
confiance, le Prince qui lui donna plus d'une fois des marques de bonté
personnelles, et, croyons-nous, Paris, 15 février 1865. |