LE CHEMIN DE LA VICTOIRE

TOME SECOND. — DE LA SOMME AU RHIN (1916-1918)

 

CHAPITRE QUATRIÈME. — LA VICTOIRE EN MARCHE (SEPTEMBRE-OCTOBRE 1918).

 

 

La bataille s'était renversée le 18 juillet. La victoire, après quelques hésitations, avait brusquement changé de camp. Il fallait qu'elle restât désormais dans le nôtre. Dans tous les temps, le soir d'une bataille, une question s'est posée : celle qu'Annibal ne sut point comprendre le soir de Cannes : Tu as su vaincre, lui dira un des généraux carthaginois, tu as su vaincre, Annibal ; tu ne sais pas profiler de la victoire !

Un soir de victoire, c'est peut-être le moment où un grand chef donne toute sa mesure. Ni le succès ne le peut jamais satisfaire, ni la fatigue l'induire à un repos même momentané. S'il veut ne point laisser de répit à l'ennemi vaincu, il faut qu'il ne s'accorde à lui-même aucune trêve. Après un grand effort accompli, il y a tendance chez tous à souffler : on se paie volontiers du prétexte qu'il ne faut point, par trop de précipitation compromettre le résultat acquis. Ces raisonnements-là passent pour sagesse qui, souvent, sont — non point pusillanimité — mais absence de largeur en la conception. Rien ne sert de remporter une victoire, si, incontinent, on n'en profite point. Foch est de ces esprits tout à la fois actifs, larges et volontaires, qu'une victoire ne satisfait point, mais que seule contente la victoire.

Lorsque, après le 18 juillet, l'ennemi, pressé de toutes parts dans la poche de Château-Thierry, se replie, harcelé, vers la Vesle, le général en chef des armées alliées est déjà en train de battre le fer quand il est encore chaud. De quoi s'agit-il ? C'est, on le sait, son mot favori. Non pas de chasser l'Allemand de la Marne sur l'Aisne, — ce qui n'abolira que les résultats de sa dernière offensive heureuse du 27 mai, — mais tout d'abord d'anéantir les résultats de toutes ses offensives de 1918 en le ramenant, — fort étrillé, — à ses positions de départ de mars : la ligne Hindenburg ; mais, ensuite, tout simplement de le chasser de France et de libérer le territoire ; mais, enfin, de détruire la force de l'adversaire pour l'acculer à la capitulation. Pour cela, l'offensive — l'offensive constante et l'offensive éclairée : Le moment est venu, écrit-il à ses lieutenants, de quitter l'attitude défensive imposée jusque-là par l'infériorité numérique et de passer à l'offensive. Il faut ne point laisser à l'ennemi le temps de souffler et, partout, si peu que ce soit, de se refaire. Le frapper, le frapper sans cesse. Tout à l'heure, il écrira au général Diaz : L'Entente doit frapper à coups redoublés et répétés avant que l'ennemi ait eu le temps de refaire le moral de son pays, un plan de guerre, comme de reconstituer ses forces et son matériel. Et, parce que commander, — comme gouverner, — c'est prévoir, il n'a pas attendu que l'ennemi fût définitivement ramené, le 5 août, à la Vesle et à l'Aisne, pour tout préparer afin qu'il fût ailleurs attaqué et battu.

C'est, en effet, le 24 juillet, qu'a eu lieu, au château de Bombon, près de Melun, son quartier général, la conférence d'où est sortie cette grande offensive qui, du 8 août au II novembre, ne cessera de se développer, de s'élargir, de s'agrandir, mais dont, à y bien regarder, le principe tient dans le fameux mémoire soumis, le 24 juillet, par Foch à ses lieutenants.

Tout de suite, en dehors de l'opération, qui est en voie d'achèvement et qu'il ne s'agit que de mener au mieux, entre Aisne et Marne, il ne prévoit pas moins de quatre opérations. Il faut dégager la voie ferrée Paris-Amiens, c'est son delenda Carthago depuis le 26 mars. Il faut, dans la région de Commercy, dégager la voie ferrée de Châlons à Toul en réduisant la hernie de Saint-Mihiel. Il faut libérer de toutes menaces la région des mers du Nord. Il faut écarter l'ennemi des régions de Dunkerque et de Calais. Ainsi seront abolis les résultats de l'assaut allemand de 1918. Il ne semble pas, pour l'heure, prétendre à plus. A quoi bon étaler de grands projets ? l'important est qu'ils soient déjà conçus. Chaque opération n'est, dans l'esprit du grand chef, que l'amorce de manœuvres plus décisives. Au fond, toute la directive du 3 septembre, qui acheminera elle-même aux magnifiques directives des 10 et 19 octobre, est en puissance dans ce mémoire du 24 juillet. Au delà de l'opération sur la Somme, un Foch aperçoit déjà l'abordage de la ligne Hindenburg de Cambrai à la Fère ; au delà des opérations sur la Lys, la marche sur l'Escaut ; comme au delà de l'opération sur Saint-Mihiel, — ici seulement un mot révèle l'arrière-pensée, — la manœuvre sur la Meuse et la Moselle. Parce qu'il y a, parce qu'il faut qu'il y ait toujours un visionnaire chez tout grand constructeur, Foch voit très bien, le 24 juillet, les armées allemandes assaillies sur tout le front, — ainsi qu'elles le seront dans deux mois, — des Flandres à la Lorraine.

Tous les Alliés doivent concourir à cette bataille ; Foch leur a distribué les rôles ; de Haig à Pershing, chacun a accepté le sien. Pétain court à son grand quartier préparer sa partie. Et déjà, Foch donne à Diaz le la car, a-t-il dit, il faut, pour qu'un orchestre marche, que le chef d'orchestre reste en relation étroite avec ses musiciens.

Ce n'est pas un bâton de chef d'orchestre qu'il lèvera le 8 août, c'est celui d'un maréchal de France. La confiance du gouvernement de la République est telle que ni Poincaré, ni Clemenceau n'ont voulu attendre une nouvelle victoire pour que, par ce titre superbe, les services déjà éclatants fussent reconnus et le prestige accru.

C'est le maréchal Foch qui, le 8 août, déchaînera les armées alliées.

Les Allemands ne les attendent pas si tôt. Battus le 18 juillet et ayant, le 5 août, atteint à l'Aisne et à la Vesle leur ligne de repli, ils se fient au rythme ordinaire de cette guerre, croient à un long entr'acte. Ils croient ce qu'ils espèrent, car cet entr'acte leur est absolument nécessaire. Ludendorff a dû avouer le 3 août : Notre offensive du 15 juillet n'a pas réussi au point de vue stratégique. Évidemment ; mais veut-il faire entendre qu'elle ait réussi en quelque autre point ? En réalité, le moral de l'armée allemande reste profondément atteint par les effroyables journées des 15 et 18 juillet. Le 7 août, un ordre du Kronprinz trahit de l'inquiétude. Il faut, dit-il, rétablir par tous les moyens la force combattive des soldats. Pour cela, le repos, ajoute-t-il, est nécessaire. Mais l'Allemand n'a plus l'initiative et Foch n'est pas là pour donner du repos à S. A. le kronprinz Frédéric Guillaume et à ses Feldgrauen. Le 8 août, les Alliés attaquent.

***

La première opération devait viser au dégagement de la voie Paris-Amiens. La 4e armée britannique Rawlinson, la re armée française Debeney en sont chargées. Mais déjà, d'accord avec Debeney, Fayolle suggère qu'une manœuvre habile peut amener la réoccupation de Montdidier et que, Montdidier repris, peut-être l'opération pourra s'étendre, de par une attaque de l'armée Humbert, à la région de Lassigny. Foch y consent bien volontiers. Mais il entend surtout qu'on pousse droit sur Roye.

 

Le 8 août, le tonnerre, de nouveau, éclate du nord-est d'Amiens au sud-ouest de Montdidier.

Rawlinson entend reconquérir d'un seul coup violent, à l'est d'Amiens, tout le Santerre : le coup est, en effet, si violent que, dès le soir de la première journée, les Allemands, chassés de toutes les positions, laissaient entre les mains des Britanniques 13.000 prisonniers et 400 canons. L'ennemi, abandonnant précipitamment les positions qu'on ne lui avait pas enlevées, reculait de 10 kilomètres en quelques heures.

Debeney, lui, manœuvrait. Le commandant de la ire armée française se révèle, en effet, à cette heure un des premiers manœuvriers de notre armée. Pendant trois mois, ce caractère s'affirmera : un Debeney fera tomber les plus fortes positions par des combinaisons. Montdidier est sa première victoire : tandis qu'au nord de la ville, il emporte, avec ses bataillons et ses chars d'assaut, les plateaux de Mézières et d'Hangest, il actionne, au sud, un de ses corps, et Montdidier encerclé tombe le 9 août. Et déjà Foch, dans une lettre impatiente, pousse Debeney de Montdidier sur Roye.

Debeney reprenant Montdidier, Rawlinson achevait, le 9 août, de reconquérir le Santerre. Chaulnes déjà était menacé, — et Roye au sud.

Par surcroît, l'offensive, en progressant, s'élargissait peu à peu. Au nord, elle débordait maintenant sur la rive droite de la Somme, car il fallait protéger le flanc gauche de Rawlinson avançant. Mais déjà Haig, actionné par Foch, rêvait mieux. La 7e armée Byng se prépare à attaquer, à la gauche de Rawlinson, en direction de Péronne et de Bapaume. Et voici que Fayolle, d'autre part, lance sur le flanc de l'Allemand, reculant devant Debeney, la 3e armée française Humbert. Humbert déchaîne en direction de Lassigny quelques régiments et déjà le massif de Thiescourt, qui nous barre la route de Lassigny, est en quelques heures cerné et pénétré le 10, tandis qu'aux 12.000 hommes capturés par Debeney s'ajoutent les 2.000 enlevés par Humbert. Et celui-ci, prévenant les ordres, étend encore son action vers l'est, le 12, en direction de Noyon. On croit voir, avec Byng au nord Humbert au sud, deux bras qui peu à peu s'allongent pour étreindre et vous savez déjà de combien ils s'allongeront par la suite : vers Gand et vers Metz.

Foch, enchanté de ce départ, presse son monde : Il y a aujourd'hui une occasion à saisir qui ne se retrouvera sans doute pas de longtemps et qui commande à tous un effort que les résultats à atteindre justifient pleinement. Et déjà il ne lui suffit pas qu'Humbert tende vers Noyon ; à sa droite, Mangin, sur l'Aisne, est alerté ; tandis qu'à gauche de Rawlinson, ce ne sera pas seulement Byng, mais Horne qu'avant peu, Douglas Haig devra mettre en mouvement. A la manœuvre du coup de poing brutal qui a été celle de Ludendorff, succède la manœuvre savante d'enveloppement qui sera celle de Foch.

Cette mise en mouvement des ailes est d'autant plus nécessaire qu'après les magnifiques succès des premiers jours, Rawlinson et Debeney se heurtent à une résistance acharnée, — et bientôt Humbert. Or, il ne faut pas que la bataille languisse. Haig volontiers l'arrêterait au centre pour la mieux mener à l'aile gauche. Foch n'est point de cet avis. Byng attaquerait au nord de l'Aisne, oui, et Mangin, à l'est de l'Oise ; mais, ce pendant, Rawlinson, Debeney, Humbert pèseraient sur le front ennemi, prêts à sauter sur l'Allemand au cas où de grands succès obtenus aux ailes le contraindront à un repli sur la ligne Péronne-Chauny.

C'est donc manière de parler que de dire que la bataille est close, — mais une phase seulement ; et quels résultats déjà obtenus ! Amiens dérobé au feu de l'ennemi, Montdidier reconquis, Lassigny, Roye et Chaulnes approchés, 30.000 prisonniers faits, 600 canons enlevés. Mais le résultat le plus appréciable est la démoralisation de l'Allemand. Ludendorff révélera plus tard que des divisions entières ont, les 8, 9, 10 août, fait défection et avouera que, du soir du 10 août, il a désespéré lui-même de la victoire finale. Peut-être exagère-t-il. Si la bataille s'affaisse, il pourra se cramponner aux anciennes lignes de la Somme perdues en 1916, reprises en 1918. Mais, tandis qu'il y précipite ses réserves, le voici attaqué sur les ailes. Rawlinson, Debeney et Humbert tenant l'ennemi entre Somme et Oise, Byng prépare sa bataille entre Somme et Scarpe, Mangin entre Oise et Aisne. C'est le second acte de la bataille de Picardie qui va commencer, quand à peine le premier se termine.

***

Mangin s'élança le premier. Depuis le 10 août, son armée était alertée. Il lui avait donné le mot d'ordre qui s'impose à tous : Il est temps de secouer la boue des tranchées. Il entend enlever jusqu'à l'Oise et jusqu'à l'Ailette, son affluent, les plateaux situés au nord-ouest de Soissons, au nord-est de Compiègne. Suivant sa coutume, il prépare le terrain par une première attaque qui enlève tout le sud des plateaux avec 3.000 prisonniers, — les 18 et 19 — et, le 20, il déchaîne toutes ses forces, les chars d'assaut en tête et l'aviation plein le ciel. Attaque foudroyante. Malgré sa vive résistance, l'ennemi est bousculé sur une profondeur variant de 4 à 5 kilomètres, 8.000 prisonniers enlevés et 100 canons. Le 22, Mangin est déjà au-dessus de l'Oise et de l'Ailette, au rebord septentrional des plateaux conquis. Le 23, on descend sur l'Ailette inférieure et l'armée Humbert, profitant de la progression de Mangin à sa droite, a franchi la Divette, encerclé Lassigny, fait tomber la ville, tandis que Noyon est à son tour investi. En trois jours, les deux armées ont créé, du nord-est de Soissons à l'ouest de Lassigny, une poche de plus de 12 kilomètres de profondeur, tout à la fois menaçante pour les corps ennemis qui occupent, au nord-est de Soissons, le Chemin des Dames et pour la XVIIIe armée allemande qui tient le front de Noyon à Roye.

Or, à la même heure, cette armée, ainsi exposée à sa droite, est, à sa gauche, menacée par les éclatants succès des armées britanniques.

Haig avait lui aussi projeté une attaque préparatoire au nord de l'Ancre qui le rendrait maitre du chemin de fer d'Arras à Albert. Ayant ainsi avancé ses lignes, il déchaînerait tout à la fois la gauche de la 4e armée entre Somme et Ancre et la 3e entre Ancre et Scarpe.

Plus encore que de l'attaque Mangin, Foch attendait de celle des Britanniques un très gros résultat. Quelle ne fut donc sa joie quand, le 22, il apprenait que Byng, attaquant dès l'aube en direction de Bapaume, après voir, le 21, conquis le chemin de fer visé, avait, le 22, enlevé, avec 4.600 prisonniers, entre Albert et Bray-sur-Somme, un terrain considérable. Et quand, courant porter ses félicitations à Haig, Foch arrivait à Mouchy-le-Châtel, il y trouvait le maréchal anglais en train déjà de relancer ses troupes victorieuses sur la ligne Péronne-Quéant sur un front de 53 kilomètres.

Ce fut une splendide attaque où nos alliés apportaient, avec leur beau courage ordinaire, le sentiment d'une nécessaire revanche. Sur le sol même qui avait vu la grandeur de leur acharnement dans la défensive, écrit le maréchal Haig, nos troupes se portèrent à l'attaque avec une vigueur inlassable et une inébranlable détermination que ni l'extrême difficulté du terrain ni la résistance obstinée de l'ennemi ne purent ni briser ni diminuer.

Du 23 au 25, chaque heure fut marquée par an succès et quand, le 25, ayant creusé, vers Bapaume comme vers Croisilles, deux poches menaçantes, ils eurent fait tomber le plateau de Thiepval, nos Alliés marchaient avec une stupéfiante assurance vers la redoutable ligne Drocourt-Quéant, premier rameau de la formidable position Hindenburg ; Bapaume et Combles tombaient le 26 et telle était la menace que créait, pour l'armée von Hutier, l'énorme poche creusée, qu'elle abandonnait en très mauvais arroi le front du nord de Bapaume à la Somme.

Menacé par la double attaque sur ses flancs, l'ennemi se repliait d'ailleurs au sud comme au nord de la rivière. Le soir du 29, la 4e armée britannique, les 1re et 3e armées françaises le suivaient en le talonnant, occupant Flaucourt, Belloy-en-Santerre, Roye, les massifs du Noyon-nais, et déjà menaçant, de Péronne à Ham, la ligne où les Allemands avaient entendu arrêter leur repli.

Cette ligne était menacée le 3o, elle était entamée dès le 31, et à son point d'appui en apparence le plus inexpugnable. Les Australiens de Rawlinson, se jetant sur le mont Saint-Quentin au nord de Péronne, emportaient, dans la nuit du 3o au 31, cette formidable position et, de ce fait, Péronne devait tomber. La ville était, en dépit d'une résistance acharnée, conquise le 31. Sans même avoir pu s'y établir solidement, l'ennemi voyait donc sa nouvelle ligne ébranlée. Avant une semaine, elle va s'écrouler sous les coups de cinq armées alliées.

De tels succès justifiaient la méthode de Foch. C'est parce qu'on ne laissait aucun répit à l'ennemi, qu'on pouvait le bousculer d'une ligne à l'autre, l'obliger à d'humiliants replis, le pourchasser et sans cesse le battre, Le maréchal Haig, jadis si circonspect lorsqu'il s'agissait de monter une opération, était si bien converti à cette méthode talonnante que, Péronne à peine enlevé, il méditait déjà, suivant son expression, un coup soudain et heureux en force suffisante pour faire sauter la charnière des organisations où l'ennemi pensait se retirer. C'était tout simplement la ligne Hindenburg que visait maintenant le maréchal anglais avec une surprenante audace. Foch n'était pas homme à le retenir : cette belle armée britannique, c'était une arme magnifique que, jadis, on avait quelque peine à mettre en mouvement. Emportée par son succès, elle courait maintenant sans cesse à de nouvelles batailles, et Foch, à la voir s'y précipiter, sentait tomber son dernier doute sur le succès final. Car de l'armée française, par ailleurs, il n'avait jamais pu douter.

Son plan du 24 juillet se développait. Déjà la simple bataille entre Amiens et Montdidier était devenue bataille entre Ancre et Oise, puis bataille entre Arras et Soissons et maintenant il étudiait une extension plus forte encore des opérations. Les pensées qui l'agitaient se trahissent en une lettre à Pershing du 23 août : S'étendant de la Scarpe à la Champagne, écrivait-il, la bataille peut bientôt s'étendre jusqu'à la Moselle. En fait, tandis qu'il s'apprêtait à jeter Mangin, par delà l'Ailette, sur Laon, il avisait Pétain qu'aussitôt l'opération sur la Woëvre exécutée par les Américains, — et en attendant la Moselle — il comptait faire attaquer en direction de Mézières les troupes de Gouraud comme celles de Pershing et le priait d'en préparer les moyens.

Ce pendant, les armées de Haig et toutes celles de Fayolle continuaient à faire bonne besogne.

Les victoires anglaises au sud de la Scarpe avaient mis, en avant d'Arras, les positions allemandes en saillant. Avant de s'engager vers la ligne Hindenburg, il paraissait expédient au maréchal Haig de réduire ce saillant. Le 31 août, ils l'avaient réduit et maintenant nos alliés marchaient vers ce qu'on peut appeler les avancées de l'énorme forteresse menacée. Se jetant dès le 2 septembre sur l'une d'elles, la ligne Quéant-Drocourt, à l'est de Douai, ils pénétraient dans la position de 5 kilomètres et le coup fut si rude que, incontinent, les Allemands se repliaient sur la ligne Hindenburg elle-même. Ils n'essayèrent même pas de disputer entre Péronne et Vélu la ligne de la Tortille. Ils couraient se réfugier dans l'énorme réduit avec l'unique espoir d'y trouver un délai.

Ils étaient également obligés de se replier plus au sud. Le 29, Humbert avait enlevé Noyon, puis le mont Saint-Siméon, forte position sur quoi l'Allemand avait cru pouvoir s'appuyer. D'autre part, plus à droite, Mangin avait repris l'offensive au nord de l'Aisne. Maître des plateaux de l'ouest, il était entré comme un coin dans les plateaux de l'est. Au nord de Soissons, la défense du Chemin des Dames devenait pour l'Allemand difficile. Il se replia sur une partie des plateaux. Mais ainsi s'exposait-il à être pris entre les deux branches d'une tenaille ; car Mangin menaçait déjà ses arrières, il pouvait être attaqué par la 5e armée Berthelot qui, nous le savons, bordait la Vesle depuis un mois dans une attitude menaçante. L'Allemand lâchant pied derrière la partie ouest de !a rivière, Berthelot avait alors franchi derrière l'Allemand la rivière de Missy à Fismes, et, le talonnant vivement, endommageant ses arrière-gardes, le reconduisait jusqu'à l'Aisne.

Ainsi se terminait cette deuxième phase de la bataille de Picardie Si considérablement élargie. Du 8 août au 8 septembre, l'Allemand, rejeté de position en position, menacé par notre savante manœuvre des ailes, battu entre la Somme et la Scarpe par les armées britanniques, battu entre l'Aisne et l'Oise par les armées françaises, avait vu la bataille le déborder pour l'étreindre et, pour se dérober à cette dangereuse étreinte, il avait dû renoncer à ses conquêtes de mars 1918. Menacé dans la région de l'Aisne par l'opération à deux fins de l'armée Mangin, il lui avait fallu, par surcroît, chercher dans le massif de l'Aisne, — déjà menacé, — le refuge qu'il y avait, de si longues années, trouvé, tandis que, plus au nord, il n'en trouvait un que dans cette position Hindenburg d'où il s'était, en mars 1918, élancé avec un si délirant espoir et où il était rejeté finalement en septembre 1918, vaincu en dix rencontres, ayant laissé entre nos mains 100.000 prisonniers et des milliers de canons et désespéré d'une défaite qui jetait bas tous ses rêves. Sans doute se croyait-il à l'abri. Il n'était plus d'abri pour l'Allemand : car, confiance' et fierté étant du côté de l'assaillant, la plus forte position devait s'écrouler devant nous. On allait, comme chantaient les patriotes de l'an I de la République, chercher les tyrans jusque dans leurs repaires.

***

Le repaire était de taille. Nous nous trouvions en face d'une forteresse unique dans l'histoire, la position Hindenburg, et encore n'est-ce là que le premier rempart d'une triple ligne de formidables défenses.

A vrai dire, ce premier rempart était le plus fort. De la mer à la Suisse, il courait par les régions du Catelet, Saint-Quentin, la Fère, Anizy-le-Château, enveloppant Laon qui lui servait de soutien, barrant au nord de Berry-au-Bac la trouée de Juvincourt, offrant une partie particulièrement large de défenses entre les régions de Lens et de la Fère. C'étaient les terribles lignes Wotan, Siegfried et Alberick, — car tous les Niebelungen avaient été mobilisés, eux aussi, puisque tout à l'heure nous trouverons Hunding, Brunehilde et Kriemhilde. Toute cette mythologie était destinée à donner un air de Walhala à cette forteresse remplie de prestiges et comme déjà enveloppée de fables et de nuées. Système de tranchées se croisant dans tous les sens, sur une profondeur qui parfois mesurait 12 kilomètres, réseaux formidables de fils de fer, maquis de ronces d'acier, enchevêtrement de tunnels sournois, de cours d'eau utilisés, de marécages aggravés, de réduits bétonnés, de villages fortifiés, ce rempart aux mille trappes pouvait vraiment passer pour imprenable.

Serait-il franchi, que l'assaillant se trouverait en face d'un nouveau système : deux lignes s'appuyant, d'un côté, sur le camp retranché de Lille, de l'autre, sur la région fortifiée Thionville-Metz, position Hunding, Brunchilde, Kriemhilde et Michel. Et, derrière encore, ce serait un troisième mur, Hermann Stellung et Hagen Stellung, — couvrant les frontières mêmes de l'Empire. Qui donc osera même affronter ce triple mur ? L'Allemagne en est presque à souhaiter qu'on l'y assaille. C'est à ses yeux un acte de folie : Nous voulons montrer aux Anglais, aux Français et Américains, écrit un des généraux, que toute nouvelle attaque de la ligne Siegfried sera complètement brisée et que cette ligne est un rempart imprenable.

Tandis que j'étudiais tout à la fois cette formidable muraille et les propos railleurs que, en septembre encore, la presse allemande prodigue, après l'Empereur, le chancelier, les princes et les chefs d'armée, à qui oserait l'assaillir, je songeais à cette fable admirable de Jéricho et aux vers du poète à cette autre muraille que, sonnant en leurs clairons, d'autres soldats de Dieu entouraient au milieu des railleries :

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

A la sixième fois, sur sa tour de granit,

Si haute qu'au sommet, l'aigle faisait son nid,

Si dure que l'éclair l'eût en vain foudroyée,

Le roi revint, riant à gorge déployée,

Et cria : — Ces Hébreux sont bons musiciens !

Autour du roi joyeux riaient tous les anciens,

Qui le soir sont assis au temple et délibèrent.

A la septième fois, les murailles tombèrent.

Foch n'est pas homme à se laisser prendre aux prestiges même les plus fondés. Pas plus il n'est homme à se fier aux seules trompettes du droit. Car s'il croit à la puissance d'un Très Haut et à ses promesses, il est de ceux qui pratiquent le : Aide-toi, le Ciel t'aidera. Il sait bien ce qu'il va trouver en face de lui : défenses formidables, murs imprenables. Oui, mais il a jadis écrit : Tous les terrains sont franchissables si on ne les défend à coups de fusil, c'est-à-dire avec des hommes vaillants et actifs. Et à ses services de renseignements, il pose la question : Qu'est-ce que vaut aujourd'hui le moral de ces gens-là ? Or, le moral baisse de jour en jour dans l'armée et plus encore dans la nation allemande ; j'en ai cité des témoignages frappants. La presse couvre de ses déclamations et de ses mensonges les murmures, — je renvoie à l'étude si nourrie d'André Hallays — mais on sent déjà une fêlure dans les affirmations mêmes de la presse et certaines lettres montrent, d'autre part, que la crédulité prodigieuse du peuple allemand est ébranlée : dans l'armée, ce sont cris de désespoir furieux ; j'ai cité la lettre d'un officier qui en arrive à appeler avec fureur la défaite nécessaire. Ce ne sont à la vérité que quelques indices. La masse de l'armée est résolue à se défendre et, prudemment, Foch monte un plan où les redoutables positions Wotan, Siegfried et Alberick étant attaquées de front par les soldats des armées de Haig et de Fayolle, la droite des armées alliées, Gouraud et Pershing, s'efforcera de les tourner en attaquant nettement vers le nord en direction des Ardennes.

Cette double opération est l'objet de la directive du 3 septembre. Et une troisième se prépare qui, sur le flanc droit des Allemands, déchaînera les armées des Flandres.

En attendant, on achève d'enlever les avancées. Du 10 au 17, les troupes britanniques attaquant en direction de Cambrai, Marcoing et le Catelet, ont rencontré une résistance très âpre, mais, le 18, elles l'ont brisée et, emportant tout avec 10.000 prisonniers et 150 canons, ont atteint la lisière de la ligne Hindenburg, le pied du mur, que couvrent d'un double fossé le canal du Nord, puis le canal de Saint-Quentin.

Debeney aborde également, sur la ligne est de Saint-Quentin-est de la Fère, la redoutable position, tandis qu'arrivé sur l'Oise, il donne la main à Mangin.

Celui-ci continue à miner la défense allemande sur les plateaux entre Aisne et Ailette ; partout on est à pied d'œuvre. Le grand assaut se prépare.

Mais, pour que les armées de droite, d'autre part, puissent, par leur attaque en direction des Ardennes, essayer de tourner la forteresse, il faut qu'elles soient libérées, dans la région de la Meuse, du boulet qui, depuis quatre ans, nous a si souvent entravés. Le 12, les Américains, appuyés du 2e corps colonial Blondlat, ont été jetés sur la hernie de Saint-Mihiel et l'ont, en deux jours, proprement étranglée. Plus d'Allemands au sud de Verdun : dès lors on peut songer à aller à Sedan.

C'est Gouraud et c'est Pershing, vous le savez, qui y sont destinés. Ils attaqueront, le 26, entre Suippe et Meuse. Cependant, le 27, Debeney et les armées britanniques assailliront, entre la Somme et la Sensée, le mur Hindenburg ; et, le 28, l'aile gauche des armées alliées, se mettant en mouvement à son tour, menacera les Flandres. Car, sous les ordres du roi Albert Ier, secondé par le général Degoutte, devenu son major général, trois armées, belge, française et anglaise, s'ébranleront en direction de Gand et de Bruges. Nous voici arrivés à l'heure du grand assaut.

***

L'aile droite devait donc partir la première — Gouraud et les Américains. Foch attachait une importance capitale à cette opération ; elle pouvait, si elle réussissait, prendre de revers toutes les années allemandes de France, forcer l'ennemi à abandonner ses positions encore formidables, lui couper la retraite sur la Meuse. Mais, précisément, les Allemands, comprenant la gravité de cette situation, allaient porter toute leur puissance de résistance de ce côté.

Il n'est donc pas étonnant qu'après une brillante, rapide et fructueuse avance dans la journée du 26, les deux armées alliées se soient heurtées à une résistance désespérée. Sur le plateau de Gratreuil, au nord de Massige, comme sur la petite rivière de la Py, Gouraud devait bientôt conquérir le terrain pied à pied ; il avait, à la vérité, enlevé 10.000 prisonniers, et, de leur côté, les Américains avaient emporté le piton de Montfaucon, — réputé, lui aussi, imprenable, — à l'est de l'Argonne. Mais, dans le massif argonnais lui-même, qui est à la vérité un terrible terrain d'attaque, nos alliés avançaient peu et, ayant compté être à Grandpré en trois jours, ils marquaient bientôt le pas, bien plus au sud, devant Varennes. La journée du 28 fut très dure. Le massif de Notre-Dame-des-Champs, qui commandait toute la basse vallée de la Py, résistait à la gauche de Gouraud, et, d'autre part, les Américains n'avançant pas, la droite de notre 4e armée était de ce fait accrochée à l'ouest immédiat des pentes argonnaises. Il fallait stopper ; l'opération n'avait point donné les résultats stratégiques attendus.

Heureusement, la forteresse qu'on n'avait pas pu tourner était, sur ces entrefaites, forcée de haute lutte par les armées Horne, Byng, Rawlinson et Debeney, dans les batailles à jamais célèbres de Cambrai, du Catelet et de Saint-Quentin.

L'attaque s'était produite le 27. Le canal du Nord, premier fossé de la ligne Hindenburg, avait été, par Horne et Byng, franchi au milieu de combats épiques, et Cambrai bientôt approché, débordé, tandis que 10.000 prisonniers et 200 can.sns étaient saisis. Et déjà nos alliés abordaient, sans timidité, la partie nord du canal de Saint-Quentin, deuxième fossé de l'énorme forteresse, à Marcoing, et, de même, le forçaient.

Rawlinson, attaquant le 28, plus au sud, arrivait également à le franchir sous le feu des canons et des mitrailleuses. Et on se jetait à l'assaut des plateaux. J'ai raconté ailleurs cette page d'épopée. Américains et Anglais y donnèrent des preuves d'une résolution et d'une opiniâtreté toute pareilles. Car, tandis qu'au nord, les soldats du corps américain Read prenaient d'assaut Bellicourt et Nauroy et à la droite Bony qu'ils n'abordaient qu'après être stoïquement restés deux heures dans un ouragan de mitraille, les divisions anglaises, à leur droite, enlevaient Bellenglise, après avoir franchi le canal en partie à la nage sous la mitraille et, plus à droite encore, emportaient les crêtes et atteignaient les abords du Tronquoy, où ils se rencontraient avec les soldats victorieux de notre Debeney.

Celui-ci, en effet, avait, le 29, attaqué à son tour. Ayant comme objectif la chute de Saint-Quentin, il avait, à son ordinaire, savamment manœuvré, car nous savons qu'il n'est pas l'homme des assauts aveugles. Ce genre de chef ménage le sang des siens, car la science du stratège vient décupler la force des soldats. Par sés attaques au nord et au. sud de la ville, il a rapidement isolé la position : ses hommes ont d'ailleurs répondu à son attente ; ils se sont, par leur valeur, montrés dignes de leurs voisins, passant comme eux le canal et, comme eux, assaillant les crêtes. Le 30 septembre, Saint-Quentin est investi ; le 1er octobre, il est aux trois quarts encerclé ; le 2, nous y pénétrons ; et déjà Debeney marche de l'avant, résolu à laisser derrière lui l'épaisse muraille Hindenburg pénétrée.

Rawlinson était déjà, le 1er octobre, à 7 kilomètres à l'est du canal et commençait l'encerclement du Catelet ; le 2, il en était maître ; Byng et Home encerclaient Cambrai. Restait, pour que la ligne Hindenburg fût entièrement franchie, à occuper Montbrehain et Beaurevoir à l'est. L'infanterie britannique se relança à l'assaut, appuyée par les tanks. Ces deux villages étaient, le 5, enlevés, l'ennemi forcé d'abandonner toute sa ligne entre le Catelet et Crèvecœur-sur-Escaut au nord, et la droite de Byng ainsi mise en mesure de franchir le canal de l'Escaut. On avançait à grands pas vers l'est.

En fait, de toute part, la ligne Hindenburg était brisée : les Allemands, le 5 octobre, n'en défendaient plus que des lambeaux. Elle était entièrement emportée à l'ouest de Cambrai dont Byng occupait les faubourgs ; elle l'était à l'est de Montbrehain, qui en était, de ce côté, le dernier élément et que Rawlinson venait d'enlever ; elle l'était enfin par Debeney, entre l'est de Saint-Quentin et à l'ouest de Fontaine-Utertre qu'atteignait presque notre 16e corps. Par ailleurs, la chute de Crèvecœur-sur-Escaut, du Catelet, de Beaurevoir, de l'énorme saillant de Saint-Quentin, installait. au cœur de la position Britanniques, Américains et Français. Déjà les portes étaient ouvertes vers cet espace libre dont parle le maréchal Haig et auquel, depuis tant d'années, on tendait le bras. Les armées alliées allaient attaquer l'ennemi en terrain découvert et ce ne serait pas l'œuvre du surlendemain, mais du lendemain même. L'assaut magnifique, certes, n'avait pas été sans de rudes difficultés. Rendons hommage à nos ennemis : rarement résistance plus violente avait été opposée et résistance plus difficile à vaincre du fait des redoutables positions décuplant la valeur des défenseurs, exigeant de celle des assaillants de véritables miracles, Ceux-ci avaient cependant franchi le fossé infranchissable, puis les bastions imprenables, et ce faisant, raflé plus de 40.000 prisonniers, plus de 500 canons. L'armée allemande s'en allait en pièces avec ses positions.

Ce fut, dans l'armée et la nation allemandes, un long frisson d'effroi. Les lettres que j'ai dépouillées témoignent d'un sombre désespoir. Quoi ! ce mur inattaquable ! Quoi ! la ligne Wothan ! Quoi ! la ligne Siegfried ! Alors que vaudraient les autres ? On croit voir, ai-je écrit, un gladiateur qui, sa cuirasse rompue d'un maître coup de glaive, fléchit des genoux sous ce coup. Avant quelques semaines, nous allons le voir lever la main dans un geste de détresse, ayant touché des épaules, puis, demander grâce sous la menace du poignard de miséricorde que Foch aura mis dans la main de Mangin.

Le haut commandement allemand mesure mieux même que ses soldats l'effroyable péril auquel il est exposé, le mur rompu couvrait tout et particulièrement ses chemins de rocade, ses voies de communication ; ces voies sont maintenant directement menacées et tous ses plans de résistance à vau-l'eau. Ses divisions rejetées lui reviennent en lambeaux. Moralement et matériellement, ces journées du 27 septembre au 5 octobre sur la ligne Hindenburg comptent parmi les grandes défaites de l'histoire. Qu'importe que l'Allemand continue à résister sur les ailes entre Suippe et Meuse, entre Lys et Mer, — au prix d'ailleurs de quelles pertes ! — si son centre est enfoncé. L'aigle noir est frappé au cœur. Son flanc saigne et ses mouvements deviennent convulsifs.

***

Et, ce pendant, une nouvelle blessure lui a été sur ces entrefaites portée par nos armées du Nord : ce n'est pas seulement au canon victorieux de Cambrai que Lille, tressaillant de joie, prête l'oreille, mais au canon victorieux des Flandres.

La mission donnée par Foch à ce groupe d'armées est nette : chasser l'ennemi de la province au nord de la Lys entre Armentières et la frontière hollandaise, c'est Ostende, Bruges et Gand montrés du doigt aux armées d'Albert Ier. Il faut que sous leurs murs retentissent aussi les trompettes du droit. La Belgique ! le premier crime qui a crié vers le ciel !

Le 28, à 5 h. 10, l'assaut se déchaîna et ce fut une journée magnifique. Du sud d'Ypres au sud de Dixmude, sur ce champ de bataille déjà si souvent arrosé des trois sangs, Belges, Français et Anglais se ruèrent à l'assaut. Là aussi, le mur auquel, pendant quatre ans, on s'était heurté s'écroula sous la violence du choc. Cette forêt d'Houthulst en particulier, vraie forteresse boisée qui toujours avait arrêté et brisé nos offensives, celle de 1914 comme celle de 1917, fut enlevée par les Belges qui partaient à la reconquête de leur pays avec une ardeur sans pareille. Tous les assaillants se portaient alors sans arrêt à l'attaque de la deuxième position, en direction de Thourout-Roulers-Menin, à l'assaut de cette crête des Flandres qui, en partie, était, ce premier soir, entre les mains des Alliés. Et, le 29, le succès était poursuivi. Les Anglais avaient reconquis la fameuse position Wytschaete-Messine, — cinq fois perdue et reprise depuis quatre ans, — et les Belges étaient rentrés à Dixmude. Entre nos deux alliés, notre corps Massenet faisait merveille. On était à quelques kilomètres de Roulers et de Thourout. L'Allemand se sentait, là encore, là surtout, terrifié par la rupture de son front. Convaincu que jamais les Belges n'attaqueraient, que jamais les positions de la mer à la Lys ne seraient rompues, il avait accumulé, derrière ce mur, un matériel immense ; la Belgique était son entrepôt ; or, à l'heure où plus encore que les effectifs, le matériel commençait à leur faire cruellement défaut, la capture par les armées alliées de cet entrepôt équivalait au pire désastre. Au risque de dégarnir son centre, il précipita en Flandre comme tout à l'heure en Champagne, ses dernières réserves. La résistance en devint plus âpre, et le temps s'en mêla, pluie violente qui là-bas délaie le sol, empêtre tout. Nous avançâmes encore, mais l'opération dut stopper. Degoutte reprenait d'ailleurs incontinent la préparation de cette seconde opération qui, à la fin d'octobre, nous mènera à la frontière hollandaise. Car nous n'en étions plus aux batailles sans lendemain. Celle qui venait de se livrer en Flandre coûtait d'ailleurs déjà fort cher aux Allemands. Ayant en effet perdu 11.000 prisonniers et un gros matériel, ils voyaient se creuser dans leur front un saillant qui devait le faire promptement ou éclater ou se replier. Lille, menacé par le sud, pouvait maintenant l'être par le nord.

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D'ailleurs, les défaites se multipliaient pour l'Allemand. Elles n'avaient pas seulement pour théâtre les trois grands champs de bataille où nous venons de voir les Alliés remporter des succès inégaux, mais tous gros de conséquences : dans les régions de l'Aisne et de la Vesle, d'autres attaques, quoique de moindre envergure, venaient d'imposer aux Allemands menacés un nouveau repli.

C'est encore Mangin qui avait, par un nouveau coup, engagé cette bataille. Vous savez qu'il s'était déjà enfoncé en coin dans ce tournant de la ligne Hindenburg qu'était le massif de Saint-Gobain ; maître des forêts de Coucy, il essayait, depuis des jours, de pousser ce coin vers Laon, — où il arrivera sous peu, — dans l'espoir de déchausser cette pierre d'angle et, en attendant, de forcer l'ennemi, pris de revers sur le Chemin des Dames, à évacuer le pays entre Vesle et Aisne. Soudain il poussa sur le fort de Malmaison qui est, vous le savez, la clé du Chemin. L'ennemi effrayé lâcha pied. Mangin se jeta à sa poursuite d'ouest à est sur les plateaux, et bientôt il les saisissait entre Aisne et Ailette, du nord de la forêt de Pinon à Chavonne sur l'Aisne. L'Allemand, qui allait être pris de derrière, devait évacuer ce qu'il tenait encore à l'est de Fismes entre Vesle et Aisne. Déjà il avait trop tardé. Avant qu'il ne donnât l'ordre, nos chefs avaient prévu cet ordre de repli qui était fatal. Pétain jetait Berthelot sur la Vesle le 29. Il franchit la rivière, pressant l'ennemi et le reconduisant, tambour battant, sur l'Aisne. Une poche se creusait dans le front allemand qui mettait en péril d'une part les troupes allemandes tenant les derniers plateaux entre Ostel et Craonne à l'est, et, d'autre part, celles qui, plus à l'est, de Berry-au-Bac au massif de Moronvillers, étaient, d'autre part, menacés par la reprise imminente de l'offensive Gouraud. Sous la triple menace de Mangin, Berthelot et Gouraud, le haut commandement allemand était forcé d'ordonner un vaste repli sur tout son front de Champagne et il ne dépendait que de Foch de le contraindre à étendre ce repli plus loin encore, à droite et à gauche, de la Fère à Vouziers. L'à-propos avec lequel Mangin avait sauté sur l'ennemi, la rapidité avec laquelle Berthelot avait été jeté au delà de la Vesle, allaient faciliter la reprise des opérations de Champagne, déjà décidée en principe. Le feu allait d'ailleurs se rallumer sur tout le front, de l'Argonne à l'Artois, et bientôt, à la mer. L'assaut concentrique allait être poussé.

***

C'était l'assaut décisif et chacun s'y préparait. Foch excitait de haut toutes les énergies. Lui-même définissant le rôle du haut commandement caractérise sa façon

Animer, entraîner, veiller, surveiller reste avant tout sa première tâche. La temporisation a pu être nécessaire ; elle ne l'est plus. Chacun, écrit Pétain à ses chefs d'armée, chacun doit regarder au delà de sa propre situation et se convaincre qu'aucun effort ne serait fait en pure perte, même s'il n'est pas immédiatement couronné de succès. Dans une grande bataille comme celle qui est actuellement en cours, la victoire est au plus tenace.

A chacun de ses lieutenants, le général en chef des armées françaises distribue les rôles : Gouraud s'orientera sur Vouziers et Rethel, Berthelot, faisant au préalable sauter Brimont et achevant de dégager Reims, poussera l'ennemi au delà de l'Aisne, Mangin agira fortement vers Laon et par sa gauche appuiera l'action de Debeney sur la Fère. Les deux admirables commandants de groupe, Fayolle et Maistre continueront, sous Pétain, à mener les deux parties de la bataille. Le maréchal Haig, de son côté, donne ses consignes : ses armées vont être lancées à l'assaut en direction de Valenciennes, du Quesnoy, de Landrecies. Degoutte promet une reprise d'offensive en Flandre pour le 13 octobre et, à l'aile opposée, les Américains, tout en continuant à attaquer sur l'Argonne, vont étendre leur action sur la rive droite de la Meuse. Ainsi l'enveloppement peu à peu se fera plus complet.

Et à quel moment l'assaut suprême va-t-il être donné ?

Soudain, un des étais de l'Allemagne s'écroule. C'est dans les Balkans que le bouillant général Franchet d'Espérey vient de le jeter bas. Tout l'hiver de 1917-1918, le général Guillaumat, qui a succédé à Sarrail au grand quartier de Salonique, a préparé un vaste plan d'offensive qu'il a passé à son successeur. Franchet d'Espérey a adopté et adapté le plan, et après en avoir préparé l'exécution, a, le 15 septembre, déchaîné les armées d'Orient : Serbes, Français, Anglais, Italiens, Grecs sont partis à l'assaut des positions ; on peut presque dire, tant le mouvement prendra d'ampleur, que c'est la péninsule entière des Balkans qu'ils vont prendre d'assaut. Elle est encore défendue par 445.000 Bulgares et quelques corps austro-allemands, mais là comme ailleurs le droit combat à nos côtés. Tandis qu'un Albert Ier repart à la conquête de la Belgique martyre, le vieux roi Pierre de Serbie va voir se rouvrir ses cités torturées. Partout les morts soulèvent la pierre des tombeaux que les oppresseurs croyaient avoir à tout jamais scellée.

La 2e armée serbe est venue se heurter à la haute barrière rocheuse que domine le mont Dobropolie et l'a rompue, soutenue par les troupes françaises du général Henrys. Ce pendant, les Anglais, attaquant le 18 dans la région du lac Doïran, ont achevé la déroute des soldats de Ferdinand qui, partout, battent précipitamment en retraite. De Monastir au Vardar, toutes les armées alliées ont commencé la poursuite. Le 26, la frontière bulgare a été franchie ; Véies, défendu par une division allemande, a cédé ; le z8, la cavalerie française est entrée, le général Jouinot-Gambetta en tête, dans la vieille capitale serbe d'Uskub, tandis que le général Henrys faisait mettre bas les armes à 72.000 ennemis. La Bulgarie, affolée, a sollicité l'armistice. Le 29, Franchet d'Espérey lui a imposé les conditions qui vont nous permettre de nous porter rapidement sur le Danube : menace terrible pour l'Autriche-Hongrie dont la mort approche. En Bulgarie, déjà un trône s'écroule ; le tsar Ferdinand est tombé, chute qui en précède bien d'autres et les annonce. Allemands et Autrichiens des Balkans sont balayés. Les avant-gardes françaises atteindront le Danube le 19 et, le régent de Serbie rentrant dans Belgrade le 1er novembre, on peut s'écrier que le ciel a déposé les puissants et exalté les humiliés, — deposuit patentes de sede et exaltavit humiles. Et nous allions en voir bien d'autres. Les Turcs, violemment pressés, puis battus en Syrie, vont, nous le verrons mercredi, capituler sans plus de combats, mais déjà leurs alliés allemands ne les comptent plus. Nous, peuple allemand, écrit le Vorwœrts, nous restons donc seuls en face des Français, des Anglais et des Américains, le dos au mur et la mort devant nous. En fait, la domination allemande s'écroule en Orient. Le bruit en retentit dans le monde.

***

Il fut un temps où l'Allemagne eût accueilli avec superbe une pareille catastrophe. Mais elle-même est prise dans une catastrophe militaire telle, que le Bulgare même a des excuses : eût-il si vite lâché pied le 15 septembre s'il ne lui était arrivé les pires nouvelles du front de France depuis le 15 juillet ? C'est la première défaite allemande qui a été le principe des déconfitures bulgares et turques, et le cri de sauve qui peut est parti, en août, des tranchées de Picardie où des divisions allemandes lâchaient pied successivement devant toutes nos armées.

C'est, en réalité, depuis que le mur Hindenburg lui-même a été rompu, que Berlin est au comble de l'angoisse. Ces gens sentent passer sur eux le vent de la défaite, le souffle précurseur de l'invasion. Si elle se déchaîne sur l'Allemagne, il va falloir payer tant de crimes commis ! Et, avant un mois, l'Empire peut être ouvert aux armées de Foch. Un long frisson traverse l'Allemagne.

Dès le 28, Ludendorff, actionnant Hindenburg, a lui-même demandé au chancelier von Hertling d'avoir égard à l'extrême gravité de la situation militaire, — aveu à retenir, — et l'a invité à demander de toute urgence un armistice qui permettrait tout au moins de gagner du temps. Le 2 octobre, a eu lieu au palais de la Wilhelmstrasse une réunion présidée par l'Empereur d'où est sortie la nomination à la chancellerie du prince Max de Bade ; et ce prince, au nom d'opérette, le prince Max, est uniquement chargé de terminer au meilleur prix toute cette tragédie. Hindenburg a, le 3, en une lettre solennelle, déclaré au nouveau chancelier que, par suite de l'écroulement du front de Macédoine et de la diminution de réserves qui en est résultée pour le front occidental, par suite aussi de l'impossibilité où l'on se trouve de combler les pertes très élevées qui leur ont été infligées dans les combats de ces derniers jours, il ne reste plus aucun espoir de forcer l'ennemi à faire la paix. Dans ces conditions, ajoute-t-il, il vaut mieux cesser la lutte pour éviter au peuple allemand et à ses alliés des pertes inutiles. Cette lettre, qui est sincère dans le fond et même d'une sincérité brutale pour les espérances de l'Allemagne, la veille encore surexcitées par ces hauts militaires, trouve cependant moyen d'être encore mensongère. L'écroulement du front de Macédoine, dit Hindenburg c'est bien de l'écroulement du front de France qu'Hindenburg devrait parler s'il était tout à fait sincère. Retenons la date : 5 octobre. C'est le 5 octobre qu'a pris fin la bataille sur la ligne Hindenburg. Le Bulgare a bon dos. L'Allemand a été battu en réalité bien avant lui. En tout cas, l'Allemand implore le président Wilson, — j'y reviendrai, — de se faire, de belligérant, arbitre pitoyable ; pour séduire son orgueil, l'Allemand l'adule ; pour le convaincre, il commence cette hideuse comédie de conversion à la démocratie, le camouflage s'organise qui ira aussi loin qu'on voudra. Démocratie, liberté, humanité, respect du droit, respect de la vie humaine, — république même quand on voudra. Attila, soudain, se fait Tartufe.

***

Foch suit d'un œil aussi attentif que sceptique cette magnifique conversion. Il sait déjà l'ennemi aux abois. Pratiquement, les réserves de Ludendorff sont maintenant presque nulles. La crise de l'artillerie arrive à une scabreuse acuité : déjà, en pleine bataille décisive, les ordres recommandent l'économie des munitions. La démoralisation éclate à tous les échelons. Une paix si mauvaise soit-elle, ai-je lu dans une lettre du 7 octobre, est préférable pour le soldat au front, à l'attente de la dernière heure. Lorsque Hindenburg et Ludendorff prétendront ensuite que la démoralisation est venue de l'intérieur, ils mentiront comme ils n'ont jamais cessé de mentir depuis. Non Ce n'est pas la révolution qui causera leur défaite, c'est leur défaite qui causera la révolution, — si révolution il y a jamais eu. Car plus que jamais nous sommes aujourd'hui autorisés à parler d'une colossale mystification.

Foch ne s'y est jamais laissé prendre. De quoi s'agit-il ? L'Allemagne, battue déjà en dix rencontres, saignée aux quatre veines, démunie de réserves, privée bientôt de matériel, rejetée de toutes ses positions, expulsée de celle qu'elle réputait imprenable, acculée à la suprême défaite et prévoyant que ce peut être désastre sans précédent, veut tout simplement arrêter la marche victorieuse de nos armées. Il faut bien prendre garde de se laisser jouer. Si c'est une manœuvre de l'ennemi pour gagner du temps, la déjouer ; si c'est une capitulation qui vraiment se pré pare, faire nettement éclater le caractère de cette dé marche de vaincu. Déjà Foch indique aux gouvernements alliés, dont certains se sentent hésitants, à quelles conditions la demande d'armistice doit être agréée. Et, en attendant, il crie à tous : Pressons, poussons, marchons, bousculons, exploitons. En avant ! Et l'assaut est repris.

 

Le 3 octobre, Gouraud relance son armée vers le nord, ainsi que Pershing.

Cette fois, notre 4e armée emporte tous ses objectifs de haute lutte. Voici le plateau de Notre-Dame-des-Champs enlevé à la gauche et, du coup, outre toute la ligne de la Py, le massif des monts de Champagne tombe. L'ennemi est obligé à un repli important, au nord de Moronvillers, mais aussi au nord de Reims. Brusquement, il lâche enfin ses positions devant la ville martyre. C'est fini : les cloches de Reims ne peuvent sonner l'Alléluia ; elles gisent en pièces au bas des clochers écroulés ; mais, de la cité en ruines s'élèvent les cris de joie ; les pierres même semblent hurler d'allégresse I L'armée Gouraud, l'armée Berthelot à sa gauche, sont en mouvement : elles franchissent la Suippe et l'Arnes ; elles marchent franchement vers le nord, l'une vers Vouziers, l'autre vers le Porcien. Le 12 octobre, raflant un gros matériel abandonné, l'armée Gouraud précipite sa marche : en une seule journée, elle occupe trente-six villes et villages. Et, en fin de journée, le 9e corps entre à Vouziers et vient barder l'Aisne supérieure. Le 13, toute l'armée est sur la rivière.

Les Américains l'ont quelques jours retardée à sa droite. Ayant nettoyé l'Argonne de Varennes à Grandpré, s sont arrêtés là par une défense acharnée de l'ennemi. Gouraud attaque à l'ouest du passage de Grandpré qui, investi, finira bien par céder, car à l'est, nos Alliés d'outre-Océan avancent sur les deux rives de la Meuse et, si, débordant eux aussi l'Argonne.

Cependant, Pétain, plus à gauche, a lancé ses antres armées. La 1re armée Debeney pousse vers Guise et occupe, par sa droite, l'Oise. La 5e armée a passé de Berthelot, qui court vers la Roumanie où l'armée ressuscite, prête à déchirer l'infâme traité, — à Guillaumat, soldat énergique et allant : l'armée lui fait une sorte de don de joyeux avènement, en franchissant ce jour-là l'Aisne en trois points à l'est de Berry-au-Bac. Entre Debeney et Guillaumat, Mangin, d'après les ordres de Pétain, doit mener une action vigoureuse.

On ne répète pas à un Mangin ce genre d'ordre. Tandis que Guillaumat déborde à l'est le massif de l'Aisne, en pleine marche sur Amifontaine et Prouvais, Mangin achève de le faire tomber. Le lx au soir, on le tient jusqu'à l'Ailette. Déjà les incendies, éclairant le ciel du côté de Laon, font penser que chassés ainsi des plateaux du sud, les Allemands abandonnent l'énorme forteresse naturelle. En fait, ils évacuent le 12 le massif de Saint-Gobain, y laissant, dans l'espoir de nous retarder au moins vingt-quatre heures, de très fortes arrière-gardes. C'est compter sans l'infatigable Mangin. Il fait bousculer en quelques heures ces arrière-gardes et court vers cette colline fatidique où, il y a un siècle, s'est brisée la fortune du grand empereur.

Et le 13, à 11 heures du matin, épilogue des combats incessants menés depuis trois mois par cette vaillante armée, le général Mangin entrait à pied, la canne à la main, à la tête des premières troupes, dans Laon abandonné.

Plus au nord, une furieuse bataille se livrait. L'assaut terrible, donné du 8 au 13, par les armées britanniques et notre armée Debeney du nord de Cambrai au nord de la Fère, a fait crouler la nouvelle ligne de défense allemande. Car, tandis qu'entre Cambrai et Saint-Quentin, nos Alliés renouvelaient leurs exploits de la ligne Hindenburg, Debeney, appuyant cette attaque, a, toujours en manœuvrant, nettoyé tout le plateau de Fontaine-Utertre. Ce sont les derniers pans du mur Hindenburg qui croulent. Et, dès lors, l'Allemand rejeté est obligé à un nouveau repli et de taille, vers la Selle et l'Oise, — fossés extérieurs de la position Hermann. C'est derrière les deux rivières que, de ce côté, il va tenter une suprême résistance.

***

Celle-ci ne saurait longtemps arrêter notre élan. Debeney, en félicitant ses troupes, leur a dit : La force est passée au service du droit et l'heure de la justice va enfin sonner, l'heure qui est marquée depuis quarante-huit ans au clocher de Strasbourg. En avant !

De plus haut, Foch, lui aussi, crie : En avant ! En avant !

Il sait l'ennemi désespéré ; mais si le désespoir conseille parfois la lâcheté, parfois il surexcite la force. Sur l'Hermann Stellung en face des Britanniques, sur l'Hunding Stellung en face de Mangin et de Guillaumat, sur la Brunehild Stellung en face de Gouraud, sur le Kriemhilde Stellung en face des Américains, sur tout ce dernier rempart du réduit d'Ardennes, l'ennemi est résolu à tenir au delà des forces humaines. Au fond, il se sait irrémédiablement battu : il a perdu dans la bataille près d'un million d'hommes ; comment le remplacer ? Sa classe 1919 est en train de fondre et une commission ramasse à travers l'Allemagne le rebut des classes épuisées, infirmes, malades, une commission où les médecins n'ont plus le droit de parler, à ce point qu'on l'a surnommée là-bas la Mord Kommission, la Commission d'assassinat. L'Allemand, a depuis juillet, perdu 5.000 canons, — le quart de son artillerie, — et à ce qui lui reste de pièces les munitions commencent à faire défaut. Les lignes de rocade sont toutes, ou saisies par nous, ou menacées de près. La demande d'armistice n'est qu'un aveu de défaite. Mais précisément parce que l'armistice est proposé, l'Allemand entend en imposer. On tiendra coûte que coûte, afin que tout au moins la capitulation soit à meilleur compte.

Foch a deviné. Il sait bien, parbleu, qu'on va encore avoir une rude côte à monter : mais ce sera la dernière. Et il entend manœuvrer. Tandis que le centre assaillira Hermann, Hunding, Brunehilde et Kriemhilde Stellung, de la Lys à la Meuse, les armées de Flandre à gauche seront relancées sur Gand et Bruges avec ordre de rabattement sur Bruxelles et Aix-la-Chapelle ; et une formidable attaque s'organise à l'autre aile, maintenant allongée jusqu'à la Sarre. Le projet est à l'étude qui, prenant sous peu corps, aboutira à une puissante offensive préparée en direction de Metz et Sarrebourg.

Le 14, les armées de Flandre, relancées, brisent toute résistance, enlevant 12.000 prisonniers et 120 canons : les Belges, qui ont repassé l'Yser, — car voici que de toute part l'histoire de la guerre semble refluer vers ses origines et que, chaque jour, une grande revanche s'affirme, — les Belges qui ont repassé l'Yser marchent sur Ostende et poussent vers la frontière hollandaise ; et, tandis que nos troupes attaquent Bruges, Lille menacé par l'avance en Flandre, aux trois quarts investie et devenue intenable, est enfin abandonnée par l'ennemi, le 16 octobre. Minute solennelle, le 17 octobre, la grande ville voit entrer les troupes alliées, aux acclamations de la malheureuse population délivrée, après quatre ans, de l'abominable régime qui suffirait à déshonorer nos misérables ennemis. Le lendemain, la statue de Lille, sur la place de la Concorde, se couvre de fleurs, tandis que celle de Strasbourg, toute voisine, semble, sous ses crêpes noirs, frémir d'impatiente espérance.

A cette heure, les Britanniques forcent le passage de la Selle et abordent l'Hermann, Debeney force le canal de l'Oise et enlève la forte position du mont d'Origny et, tandis que Gouraud, ayant fait tomber Grandpré, franchit l'Aisne par surprise de part et d'autre de Vouziers, les armées Mangin et Guillaumat, — entre Debeney et Gouraud, — ayant franchi la Serre, abordent les réseaux de la redoutable position Hunding.

Foch continue à pousser ses armées. A la directive du 10 octobre qui déjà a reçu satisfaction, celle du 19 succède, qui sera la dernière. La résistance allemande s'accentue sur la Hermann, sur la Hunding et en Flandre comme derrière Vouziers. Qu'importe ! Le grand chef sait que cette résistance on la vaincra et il donne ses ordres en conséquence. Voici les instructions suprêmes : le dernier rempart emporté, les troupes vont toutes converger vers l'énorme réduit des Ardennes : l'armée des Flandres en direction de la basse Meuse, les armées britanniques vers Mons et Avesnes, la Ire armée française vers Chimay, les armées de droite vers Vervins, Rocroy, Renwez, Mézières, Sedan, — et voici que, le massif assailli, la suprême manœuvre prend corps, qui le tournera, coupant par une irruption hardie entre Moselle et Sarre en direction du Rhin la retraite aux armées aile-mande, menacées ainsi d'un gigantesque Sedan.

L'Allemand se cramponne à son dernier mur. Il le fortifie encore I Par habitude, il répète qu'il est imprenable. Le mur ! le mur ! Tenir coûte que coûte ! Jamais cette fois les Alliés ne pourront renverser le dernier mur ! Voilà ce que crient désespérément les chefs allemands à leurs hommes, le 19 octobre. Mais la foi ardente en la victoire, nourrie par la conscience que le droit enfin triomphe, soulève de notre côté les quatorze armées qui se préparent à l'assaut final. Que vaudra ce dernier mur à ceux qui ont brisé la position Hindenburg ? L'Allemand en est simplement à essayer d'adoucir les conditions imposées à sa capitulation. Mais, nous, nous sentant arrivés à la dernière côte du chemin de la Victoire, ne combattons point pour pallier une défaite, mais pour consommer une victoire. Et tout à l'heure, par un ordre bref, Foch sonnera la charge. Oui, car l'ordre va retentir comme un suprême coup de clairon.

Rappelons-nous Jéricho :

A la septième fois, les murailles tombèrent.

La dernière muraille va tomber et la Victoire suprême jaillir de ce prodigieux écroulement.