LE CHEMIN DE LA VICTOIRE

TOME SECOND. — DE LA SOMME AU RHIN (1916-1918)

 

CHAPITRE TROISIÈME. — LE RENVERSEMENT DE LA BATAILLE (MAI-JUILLET 1918).

 

 

Exaspéré d'avoir été deux fois arrêté dans sa victoire par notre intervention, décidé à frapper d'un coup violent la force française, subsidiairement influencé par les instances du Kronprinz de Prusse, Ludendorff, soudain, suspend la poursuite de son plan primitif à l'heure peut-être où cette poursuite assurerait à son profit la décision cherchée. Se détournant de la mer, il se retourne vers le front français au nord-est de Paris.

Sans doute ne voit-il encore là qu'une diversion puissante et, recherchant un effet moral plus qu'une manœuvre stratégique, ne prétend-il que désorganiser notre armée et atteindre notre prestige pour pouvoir, avec une certitude accrue de succès, reporter de nouveau ses coups sur l'armée britannique épuisée.

Sans doute aussi est-il autorisé à tenter l'entreprise par la situation que nous avons vu Pétain signaler à Foch : l'affaiblissement de notre front, anémié par de trop gros prélèvements au profit des combats du Nord et par les pertes qui en sont résultées pour notre armée.

Sans doute enfin est-il agréable à un futur maréchal de satisfaire aux désirs de l'héritier présomptif d'un empire dont le souverain vieillit.

Oui, tout cela est hors de doute. Mais peut-être un très grand homme eût-il résisté, et aux inspirations de sa colère, et à la tentation d'un succès facile, et aux suggestions d'un jeune prince sans génie, et enfin à la singulière illusion qu'on peut arrêter une victoire dans des limites qu'immanquablement l'orgueil enivré incite à franchir.

Ludendorff va attaquer sur l'Aisne. Cette attaque sur un front dégarni lui procurera en quarante-huit heures une victoire telle, qu'elle dépassera son attente. Mais alors, ainsi qu'il est fatal, il ne saura pas résister à l'ivresse qui naît d'un succès démesuré. Pour satisfaire à de nouvelles prétentions, il lui faudra soudain transformer en manœuvre nouvelle une heureuse diversion et improviser des plans hâtifs sur un champ de bataille où l'adversaire est le Français, c'est-à-dire l'ennemi le plus dangereux parce que le plus prompt à se ressaisir. Ainsi pourra-t-il pousser jusqu'à la Marne, mais les deux portants tenant bon, il restera enfermé dans une poche profonde qui le tiendra captif de sa propre victoire.

En vain essaiera-t-il, le g juin, en attaquant à l'ouest, et le 15 juillet, en attaquant à l'est, de l'élargir pour échapper à une situation dont le péril ne lui échappe pas. Arrêté à l'ouest le Ir juin, après un demi-succès, par une contre-attaque de flanc, arrêté à l'est très net le 15 juillet par une résistance horriblement meurtrière, il n'arrivera qu'à approfondir la dangereuse poche et à s'engager plus avant au delà de la Marne. Ainsi s'accusera, pour son infortune finale, la situation créée par sa fatale victoire du 27 mai. Et quand, ainsi aventuré au delà du fleuve qui, une fois déjà, lui a été si funeste, l'Allemand est plus que jamais prisonnier de sa conquête, le grand chef français qui a tout préparé pour que, de la défaite passée, sortît pour nous la victoire tant attendue, lancera sur son flanc, le 18 juillet, deux chefs entreprenants et deux armées magnifiques, lui portant un coup dont il ne saurait se relever. Alors, mettant en action les armées qui entourent l'ennemi aventuré, Pétain pressera vigoureusement cet ennemi surpris et, par des coups précipités, le forcera à évacuer sa conquête de mai. Ainsi, les vainqueurs du 27 mai, devenus les vaincus du i8 juillet, seront-ils, avant le 5 août, rejetés sur l'Aisne et la Vesle. Mais ayant perdu, avec des forces considérables et des moyens importants, l'initiative des opérations, ils ne pourront la ressaisir, principe d'une série de défaites aboutissant à l'écroule ment. C'est entre Aisne et Marne que le destin se sera prononcé. Quand, le 27 mai, Ludendorff attaque, il court à l'abîme et son pays avec lui. Un Bossuet montrerait dans cette aventure la main de Celui de qui relèvent les empires et qui, sur cette terre prédestinée, allait infliger à l'empire le plus orgueilleux du monde une grande et terrible leçon.

***

Depuis l'heureuse opération du 22 octobre 1917, nous tenions les plateaux entre l'Aisne et l'Ailette. Le Chemin des Dames était devenu une de nos courtines. La 6e armée défendait cet important secteur du front qu'elle tenait de Pontoise à Reims, avec les 30e et 11e corps français et, à droite, le 9e corps britannique. Le général Duchêne disposait ainsi de forces fort médiocres et pour une partie assez fatiguées. Certaines divisions avaient à peine eu le temps de panser leurs blessures, car plusieurs n'étaient revenues que depuis quelques semaines des champs de bataille. C'était le cas, par exemple, de la 22e division, droite du 11e corps, et de tout le 9e corps britannique.

On se fiait à la force naturelle de la position, que vous connaissez. Les collines paraissaient une barrière formidable couverte par le fossé marécageux de l'Ailette, et la trouée de Juvincourt, à l'est, que tenait le corps britannique, — si les plateaux résistaient, — ne pouvait servir de débouché sérieux à une offensive de grande envergure. Or, les Allemands pensaient emporter les plateaux à l'heure où ils fonceraient dans la trouée de Juvincourt. Ils savaient qu'une position, si forte soit-elle, ne vaut  tout de même, en dernière analyse, que par le nombre et la force de ses défenseurs. Et les Allemands, voyant la région de l'Aisne faiblement tenue, comptaient submerger la défense en y mettant tout ce qu'il faudrait.

Les 8 divisions françaises et les 3 britanniques, 11 en tout, allaient en effet être attaquées par des forces exactement triples et, sur les plateaux, l'attaque serait particulièrement nourrie, puisque les 3 divisions du corps de Maud'huy recevraient finalement le choc de 21 divisions. Et ces divisions seraient l'élite de l'armée allemande, des 4 divisions de la garde au corps alpin bavarois. Une artillerie formidable appuierait l'attaque, quadruple de celle dont disposait le général Duchêne. L'ypérite serait prodigué, qui paralyserait tout essai de résistance, et j'ai écrit ailleurs que paralyser est le mot exact, car l'ennemi trouvera certains de nos artilleurs et mitrailleurs les mains crispées sur leurs armes, elles-mêmes corrodées par l'action effroyable de cette masse de gaz.

Par surcroît, la surprise avait été, cette fois, préparée par un tel luxe de précautions que rien ne dénonça l'attaque. Le général Duchêne, se méfiant cependant, l'avait signalée comme probable, mais en fondant ses craintes sur des considérations plus que sur des renseignements. On ne la croyait, en tout cas, ni si imminente ni si formidable : la preuve en est que le général commandant l'armée s'était réservé le droit de prescrire en temps utile la destruction des ponts de l'Aisne ; on ne pouvait supposer qu'un mur tel que celui-là serait emporté en quatre heures.

Le 26 mai seulement, dans l'après-midi, deux prisonniers amenés à Maud'huy et pressés par lui de questions, déclaraient que l'attaque allait avoir lieu dans la nuit suivante. L'armée fut immédiatement alertée.

Elle l'était à peine que, vers une heure du matin, le 27, le bombardement commençait, effroyable, de Vauxaillon, à l'est de Reims, battant d'autre part toute la région sur une profondeur telle qu'elle dépassait la Vesle.

A 3 h. 40, l'attaque de l'infanterie se déclencha. Elle trouvait, je l'ai écrit, une défense à moitié paralysée par l'asphyxie. Et puisqu'on ne pouvait pas se défendre en toute première ligne, c'est-à-dire sur l'Ailette, et que la défense était tout de suite rejetée sur les plateaux, il était clair que, loin d'étayer cette défense, la position la trahissait. Les ravins deviennent, dès que se désorganise la résistance, pour l'assaillant de propices couloirs, et l'Allemand s'infiltra bientôt à travers la première position rompue jusqu'au Chemin des Dames et bientôt jusqu'à l'Aisne. A midi, le 11e corps avait déjà dû abandonner les plateaux et gagner la rivière. Sur le plateau, d'héroïques combats devaient cependant se livrer deux heures encore. Pour ne citer qu'un fait, un bataillon du 265e, le bataillon du Plessis de Grenadan, isolé du reste de la division, tint tête devant Vauxaillon à deux régiments allemands auxquels, bien qu'il fût réduit bientôt à 250 hommes, il fit des prisonniers. L'ordre lui ayant été donné de se replier de Vauxaillon sur Margival, il rejoignit son régiment qui, sous les ordres du colonel Rose, ne devait regagner l'Aisne que le 28, après s'être battu sur dix positions. Mais la droite du corps Maud'huy, la 22e division, avait été balayée très rapidement, je vous ai dit qu'elle était à peine reconstituée, et le ge corps britannique, qui tenait la trouée de Juvincourt, sous un choc non moins violent, sembla se volatiliser. Il fallait que nos troupes repassassent promptement l'Aisne de toutes parts, de Berry-au-Bac à Soissons.

La rivière eût dû arrêter, fût-ce pour un temps, l'avance allemande. Mais le général commandant l'armée avait à peine eu le temps de déléguer au général de Maud'huy le droit de faire sauter les ponts, que l'ennemi en saisissait déjà quelques-uns. Et, dès lors, c'était la rivière franchie et le combat porté entre Aisne et Vesle à l'est, entre Aisne et Crise à l'ouest. Vers 19 h. 30, les plateaux de la rive gauche, où nous n'avions pas eu le temps d'établir une défense sérieuse, étaient déjà, à leur tour, entre les mains de l'ennemi, et la Vesle atteinte par deux divisions allemandes. Un trou s'était ouvert entre la 22e division, d'ailleurs aux trois quarts décimée, et les Anglais en repli, et par ce trou, l'ennemi s'engouffrait en direction de la Vesle, puis, plus au sud, du Tardenois. Le 1er corps de cavalerie fut lancé de la région de la Marne vers le nord : la 5e division de cavalerie, général de la Tour, précipitait ses cavaliers qui, avec leurs auto-canons et leurs auto-mitrailleuses, essayaient seuls, dans le trou créé, de faire obstacle à la marche torrentielle de l'ennemi. Rien de plus émouvant que les notes que m'ont communiquées les officiers de cette belle division. Mais l'ennemi, arrêté un instant, refoulait vite les résistances ; le pire est qu'il n'avançait pas en niasse, mais s'infiltrait par minces cordons, tournait les îlots de résistance, recommençait à s'insinuer plus au sud et on le voyait apparaître quand à peine on le croyait à deux lieues plus au nord.

La nuit l'avait à peine arrêté ; à une heure, le 28, une division allemande avait franchi la Vesle ; à 11 heures, Fismes, après une héroïque résistance, tombait et maintenant la rivière était de toutes parts franchie.

A l'ouest, les combats se livraient dans Soissons, puis entre l'Aisne et la Crise. J'espère qu'on pourra sous peu dire les exploits des chasseurs qui défendirent la ville pied à pied, rendant un service capital, puisque chaque moment gagné permettait au général de Maud'huy de se calier entre le fleuve et la forêt de Villers-Cotterêts. Comprenant que celle-ci allait constituer un des piliers de la défense, le commandant du ne corps, en effet, préférait céder à sa droite devant le torrent pour mieux fortifier sa gauche, et son corps bientôt couvrait assez solidement les bois qu'il saura jusqu'au bout garder. Mais, dès ce 28, la poche se creusait, déjà énorme, au sud, vers l'Ourcq supérieur. Et dans cette poche profonde, ouverte du Soissonnais à la région de Reims, nous perdions, avec un matériel énorme, des bataillons entiers, surpris par le cyclone, balayés et enveloppés.

***

Les historiens attacheront une grande importance à la soirée du 28 mai 1918. Ils sauront très précisément dans quelles conditions fut prise par l'état-major allemand la résolution qui, semblant consommer sa victoire, préparait de loin sa défaite. Cette soirée du 28 fut un de ces moments historiques où se joue le Destin.

La nouvelle de notre défaite allait bouleverser d'émotion et de crainte le monde entier. Quand, en octobre, les Italiens s'étaient fait bousculer à Caporetto, quand les Anglais, en mars, s'étaient fait bousculer entre Oise et Somme, le Monde s'était rassuré en se disant : Il reste la France ! Or, sous le troisième grand choc, l'armée française, à son tour, semblait s'effondrer. Alors que l'Allemand n'avait entendu que l'affaiblir ou tout au moins la fixer tandis que, par ailleurs, il préparerait la reprise de la marche à la mer, voici que l'irruption entre Ailette et Aisne, le conduisant en quelques heures à la Vesle, semblait amener, d'autre part, une sorte de dissolution des forces opposées. Et tandis qu'il franchissait plateaux et rivières, l'Allemand raflait un matériel si énorme et un tel chiffre de prisonniers qu'il n'en croyait pas ses propres yeux. Son ivresse s'explique. Elle dépassa pendant deux jours toutes les limites. Un de nos officiers note que les prisonniers faits après le 28, au lieu de cet air de chien battu qu'ils prennent d'ordinaire, affectent un air ironique et triomphant. Les soldats de l'armée von Bœhn étaient dans un état d'enthousiasme inexprimable. Le mach Paris jaillit des lèvres des soldats, le vieux cri que Joffre avait, dans les immortelles journées de septembre 1914, refoulé, pour quatre ans, dans leurs gorges. Oui, il fallait marcher sur Paris. Un vent de folie victorieuse soulevait toute l'armée allemande.

L'empereur avait couru rejoindre, sur le champ de bataille conquis, Hindenburg et Ludendorff. Un soldat allemand note dans son carnet, le 28 mai : Sur la grand'route de Reims, entre Festieux et Corbeny, passent les autos de l'empereur, du Kronprinz, d'Hindenburg et de Ludendorff. Dans son cabinet du grand quartier, Ludendorff eût sans doute vu clair, discerné qu'après ces deux jours de victoire stupéfiante, il allait se heurter à l'infatigable ennemi qui, toujours, était rené de ses cendres, que, de ce fait, la vraie bataille commencerait, qu'à la gagner même, il userait des forces dont il déplorerait un jour cruellement la perte, et qu'après tout, le résultat ne pouvait être de le mener à Paris d'un bond comme le croyaient naïvement ses Feldgrauen, ni même en deux, mais de l'engager dans une poche qu'on ne pourrait élargir que par des combats difficiles aux dépens de la véritable offensive en voie d'accomplissement vers la mer.

Mais les quatre hommes délibéraient sur le champ de bataille, dans l'atmosphère que créaient l'ivresse des hommes et le spectacle tout chaud de la défaite française. Le Kronprinz dut plaider le nach Paris ; c'était affaire à lui de paraître le premier devant notre capitale et d'y préparer l'entrée de l'empereur. Nos hommes l'appelaient, depuis Verdun : le Prince fout-la-guigne. Ludendorff l'ignorait.

La marche au delà de la Vesle fut décidée jusqu'à la Marne, jusqu'au delà de la Marne, jusqu'où l'on pourrait. Ce pendant, on enlèverait la forêt de Villers-Cotterêts droite, et, à gauche, Reims, puis la montagne de Reims. Arrivé à la Marne, on y établirait tout au moins une solide tête de pont qui, un jour prochain, servirait de base de départ à l'opération décisive, — au Drang nach Paris.

***

Jusqu'au 28 au soir, on pouvait voir, de notre côté, dans l'attaque des Allemands sur l'Aisne, une diversion et Foch, ne perdant de vue aucune partie de l'énorme champ de bataille, constatait, du côté du prince Ruprecht, entre Somme et Lys, des préparatifs d'attaque qui, à cette heure, ne constituaient pas une feinte. Comme, à juste titre, Pétain réclamait ses légions, le général en chef des années alliées prenait des mesures pour que les forces françaises du Nord fussent rapprochées des quais d'embarquement. Micheler recevait, dès le 29, l'ordre de se porter du Beauvaisis à la région menacée où il prendrait le commandement d'un groupe important de divisions, que Gouraud, commandant la 4e armée, venait de former pour occuper la montagne de Reims. Le 30, Maistre était, à son tour, du nord d'Amiens, porté, lui, à l'ouest du nouveau champ de bataille, dans la région de Villers-Cotterêts, où il relèverait la gauche de la 6e armée. Les deux piliers seraient ainsi assurés par Micheler et Maistre. D'autre part, des divisions prélevées sut l'armée Debeney étaient portées au sud de la Marne, ainsi que la 3e division américaine qui allait y moissonner ses premiers lauriers.

Avant même que les nouvelles armées vinssent ainsi prendre position, Pétain avait prescrit qu'on tînt ferme sur les deux positions essentielles. Et on y tenait. Dès la première heure, d'ailleurs, nous avons vu Maud'huy se cramponner aux lisières nord-est de la forêt de Villers-Cotterêts, tandis que Gouraud, à peine effleuré par la bataille, assurait la défense de la montagne de Reims. D'autre part, dans la journée du 28, Duchêne organisait, tant bien que mal, une défense dans le Tardenois, en arrière des rivières de l'Ardre et de l'Ourcq. On lui avait envoyé l'admirable 21e corps, commandé par un des chefs les plus énergiques de notre année, Degoutte, qui faisait barrière au nord de l'Ourcq. Et, dans les journées du 29 et du 30, la résistance s'accentuait. Elle ne se laissait vaincre ni à droite ni à gauche, et c'était l'important. Mais, canalisé et comme étranglé par cette résistance, le flot, déferlant vers le sud, n'en était que plus irrésistible. L'ennemi courait vers la Marne avec une sorte de frénésie que les ordres trahissent : C'est une question d'honneur pour nous, dit l'un d'eux, le 29 au soir, d'atteindre la Marne demain. Le 29, le Tardenois était à peu près submergé. Le 30, l'ennemi pointait vers la Marne en direction de Château-Thierry. Le soir, il atteignait, à l'est de cette ville, la rivière, puis à Jaulgonne, C'est alors qu'une brigade américaine, envoyée à Degoutte, vint défendre le passage entre Château-Thierry et Dormans. A 19 heures, le pont de Jaulgonne est si menacé qu'on le fait sauter à 20 heures. Les nouvelles les plus sinistres couraient. Je revis en ce moment ces heures affreuses : je me vois rencontrant, au grand quartier, un aviateur ami qui, alors qu'à peine nous savions l'ennemi sur la Vesle, me disait l'avoir vu, deux heures auparavant, tentant de franchir la Marne.

Le pays tout entier frémissait, l'Europe, — le Monde. On ne pouvait se rendre compte que l'important était moins d'arrêter l'ennemi au centre que de le retenir sur les ailes. Or, accroché, à sa droite, par la défense des lisières de la forêt de Villers-Cotterêts, à sa gauche par celle qui s'organisait devant Reims même, l'ennemi n'était toujours qu'à mi-corps engagé : il était bien comme un homme qui, ayant poussé la tête et le buste en avant, est retenu par les hanches. Il donnait, à la vérité, de terribles coups de reins à droite comme à gauche. Mais, à droite comme à gauche, il continuait à ne pouvoir élargir sa trouée. Le 29 et le 30, Micheler tenait vigoureusement la région de Reims où, avec un groupement de fortune anglo-français, le général Pellé arrêtait l'Allemand définitivement, tandis que, dans toute la région au sud-ouest de Soissons, Maistre, accourant, allait enfin assurer le second pilier. Fayolle, sans attendre aucun ordre, avait donné à son subordonné des instructions énergiques qu'un Maistre n'était pas homme à se faire deux fois répéter.

L'état-major allemand, dès le 31, commençait à déchanter. Il se rendait compte que passer la Marne en ces circonstances était s'aventurer. Un nouveau conseil de guerre se tint ce jour-là, qui décida de continuer l'offensive, mais en se ruant sur les parois du saillant créé.

Devant Reims, l'attaque se brisa dès le premier jour, le er juin. La XIIe division bavaroise avait reçu l'ordre d'entrer, coûte que coûte, dans la ville, tandis qu'à l'est comme à l'ouest de celle-ci, on essaierait de la déborder. Les troupes de Micheler tinrent bon : de la Pompelle à Reims, les chars d'assaut allemands s'élancèrent en vain ; avant midi, ils étaient démolis et l'infanterie repoussée, tandis qu'à l'ouest de la ville, nous reprenions Vrigny perdu. Les tours démantelées de la cathédrale s'élevaient vers le ciel bleu comme pour crier vengeance et réclamer justice. Le soir tomba sur Reims conservé.

Tandis que des bataillons, ayant tenté de franchir la Marne, étaient faits prisonniers, au nord-ouest, Maistre organisait admirablement sa défense et, quand, le 3 juin, l'Allemand partit à l'assaut de la région de Villers-Cotterêts, il essuya, notamment entre Verfeuille et Longpont, un sanglant échec. La bataille, après ce double échec, s'affaissait, tandis que nous reprenions, çà et là, des positions perdues. Le 11e corps, notamment, en attaquant au nord-est de Château-Thierry, achevait — en partie grâce à la vaillance de la division américaine — d'interdire décidément le passage de la Marne à l'Allemand.

***

Cette rude bataille était donc momentanément close. Elle nous coûtait cher : car, avec des milliers de prisonniers et un précieux terrain, nous avions perdu une grande voie ferrée de plus — celle de Paris-Châlons, — sous le feu non seulement des canons, mais des mitrailleuses ennemies. Et l'ennemi, qui, par la prise de Montdidier, menaçait, depuis deux mois, Paris par le nord, emblait, par la prise de Château-Thierry, le menacer par l'est. A la vérité, le saillant que nous gardions entre les deux poches allemandes, très précisément entre Montdidier et Château-Thierry, gênait toute nouvelle offensive ennemie. Mais, très précisément aussi, les Allemands se préparaient à le réduire sans tarder en attaquant en direction de Compiègne. Cette attaque, réussissant, ferait tomber en la prenant entre deux feux, la forêt de Villers-Cotterêts qu'on n'avait pu réduire. Et la marche sur Paris en deviendrait plus facile.

Heureusement, gouvernements et commandements alliés ne se laissaient pas un instant abattre par cet effroyable coup dans l'estomac. Certes, la situation était devenue d'une gravité extrême. En dépit du travail acharné de nos usines et des débarquements américains qui se précipitaient, on savait en haut lieu que nous ne pourrions, — surtout après les nouvelles pertes essuyées, — espérer prendre la contre-offensive avant la fin de juillet. Nous étions à la période critique où, à la veille de tout gagner, nous pouvions tout perdre, faute de n'avoir pu tenir quelques semaines encore. Mais la contenance magnifique de la France, menacée de nouveau en plein cœur, restait rassurante pour le monde entier. Paris, donnant l'exemple d'une belle vaillance, — parfois même un peu goguenarde, — devant les bombardements qui se multipliaient, le gouvernement était admirable de fermeté. Ce fut peut-être la plus belle heure de Clemenceau : Nos effectifs s'épuisent, disait-il à la Chambre, le 4 juin, mais les Américains viennent pour la partie décisive. Messieurs, il reste aux vivants à parachever l'œuvre magnifique des morts. Défendant contre les récriminations et les aveugles réactions les grands chefs qu'on disait menacés, refusant de laisser porter atteinte à leurs pouvoirs et à leurs desseins, leur apportant l'appui de son absolu concours, ce vieillard nous rappelait ce que dans notre enfance scolaire on nous disait de ce Sénat romain venant féliciter le soldat, un moment vaincu, de n'avoir pas désespéré de la République. Mais il y avait longtemps que, nous autres Français, faisions oublier tous les exemples de l'Antiquité et que Plutarque était dépassé.

Foch n'avait, pas une heure, désespéré de la République. Son âme inflexible n'avait pas une minute tremblé. Déjà il surveillait, d'un œil illuminé, tout au contraire, d'un espoir singulier, l'ennemi aventuré. Que celui-ci fût maintenu dans la poche creusée et par conséquent la poche de Château-Thierry à tout prix conservé en l'état pendant quelques semaines, et ce qui était défaite aujourd'hui serait demain principe d'une grande victoire. L'essentiel était que l'armée Humbert, chargée de défendre le saillant français du sud de Montdidier au sud de Noyon, tînt bon devant une nouvelle attaque imminente, — et peut-être tout serait sauvé.

Humbert était l'homme qu'il fallait, soldat dont l'élégante allure couvre une âme d'acier et qui, ayant facilement percé le dessein de l'adversaire, annonçait à ses troupes l'assaut pour l'heure même où il allait se déchaîner.

Il se déclencha le 9 juin. On avait projeté toute une nouvelle tactique défensive : en arrière de la première position, une deuxième s'organisait où, la première position n'ayant été disputée qu e pour fatiguer l'ennemi, serait portée la vraie défense. C'est le système que, le 15 juillet, Gouraud appliquera, nous verrons tout à l'heure avec quel complet succès, en Champagne. Mais, malgré le travail acharné auquel, sur cette seconde position, on se livrait depuis quinze jours sous la direction du général Pénelon, elle n'était pas assez complètement fortifiée pour qu'on abandonnât, ainsi qu'il en avait été question, de gaieté de cœur la première position. Le 4 juin, sentant venir l'orage pour le 9, le général Humbert avait décidé, en dernière analyse, de replacer sa défense sur cette première position, recommandant avant tout de tenir bon aux ailes. Si la première position était enfoncée, du moins les soldats se repliant trouveraient-ils derrière eux un terrain où s'accrocher et, si les ailes n'avaient pas cédé, la ligne s'incurverait sans se rompre.

C'est ce qui arriva très exactement. Von Hutier, attaquant violemment entre Rubescourt, au sud de Montdidier, et le mont Renaud, au sud de Noyon, se heurta à une résistance imprévue. Tandis qu'à l'est, le mont Renaud était vivement disputé et que ses défenseurs ne se repliaient que de fort peu, l'ennemi était arrêté net au sud de Montdidier dans la région de Courcelles. Au centre, à la vérité, trois divisions allemandes, appuyées par une formidable artillerie, faisaient fléchir notre ligne, après des combats fort difficiles dont l'héroïque défense du Piémont est un des plus glorieux épisodes : tenue par les vaillants cuirassiers à pied du général Brécard, cette position, déjà illustrée par les combats de mars, s'inscrivait, grâce à leur magnifique résistance et à leur admirable sacrifice, parmi ces lieux fameux, — Mort-Homme ou Fort de Vaux, — dont la légende traversera les siècles.

Mais la ligne, selon ce qui était prévu, s'incurvait plus qu'elle ne se repliait. L'ennemi, il est vrai, la faisait fléchir jusqu'au delà de la petite rivière du Matz à notre droite, jusqu'au ruisseau de l'Aronde à notre gauche, et une petite poche se creusait là encore. Mais nos positions de gauche continuant à tenir, l'Allemand n'arrivait, là aussi, qu'à approfondir sa conquête sans l'élargir et ce n'était qu'une poche de plus où il s'exposait. Fayolle, qui, de haut, dirigeait cette bataille, aperçut très clairement le profit qu'on pouvait tirer de cette situation. S'enfonçant vers l'Aronde sans parvenir à s'élargir vers l'ouest, l'ennemi offrait le flanc droit. On avait sous la main le général Mangin : c'était l'homme qu'il fallait pour une contre-attaque brusquée. Avec une promptitude singulière, on groupait sous le commandement de ce magnifique tape-dur 4 divisions et quelques chars et, pressant lui-même le mouvement qu'on hésitait à déclencher si vite, il se jetait, dès le 11, sur le flanc de l'ennemi. Ce fut un coup superbe. En quelques heures, l'Allemand était chassé du plateau Courcelles-Méry, laissant entre nos mains 1.000 prisonniers et 16 canons, tandis qu'Humbert le pressait au sud et, le 12, reprenait une partie des positions perdues au nord de l'Aronde. Hutier, décontenancé, dut arrêter son offensive : elle était manquée. La perte du massif de Thiescourt, au sud de Noyon, n'avait eu comme conséquence qu'un très léger recul de l'armée Maistre à droite, et la forêt de Villers-Cotterêts n'avait été, à aucun moment, sérieusement menacée à son ouest. Les Allemands restaient donc, — le soir du 13 juin où la bataille était close, — dans la même position scabreuse que le 8 juin au soir. Ils avaient simplement fait abîmer une douzaine de belles divisions. Par ailleurs, la vigueur du soldat français s'était de nouveau affirmée dans la défensive comme dans la contre-offensive et tout notre pays en avait tressailli d'espoir. Quant aux Allemands, ils en demeuraient profondément déçus. Je lis dans une lettre écrite par l'un d'eux au soir de ce sanglant échec, — un revenant de Russie : Décidément, ces diables de Français ne sont pas des Russes. On allait le lui faire voir d'une manière beaucoup plus sensible avant peu.

***

Foch continuait à tenir sous son regard tout le vaste champ de bataille. Il n'était pas loin de se frotter les mains. L'Allemand s'était mis dans un mauvais cas. Sans doute entrait-il, par deux forts saillants, dans notre chair et nous gênait-il ainsi étrangement, mais, par ailleurs, il fallait qu'il choisit maintenant entre les deux entreprises : la mer ou Paris. S'il attaquait en direction de la Manche, ce serait dans des conditions infiniment moins favorables qu'il ne l'eût fait en mai : outre que les armées britanniques se refaisaient rapidement, l'Allemand, affaibli par de grosses pertes, était exposé à être, ce pendant, attaqué par nous dans la poche qu'il avait creusée jusqu'à Château-Thierry. Il était, semblait-il, maintenant condamné à s'attacher à cette partie de son front pour parfaire l'œuvre du 27 mai, mais c'était l'abandon définitif du plan de campagne primitif et, de ce fait, un très grand danger écarté pour l'Entente. Car, si d'autre part, on continuait à tenir bon à l'est et à l'ouest de la poche de Château-Thierry, tout ce que pourrait faire l'ennemi serait d'approfondir encore la poche sans l'élargir et de s'exposer ainsi tous les jours davantage à un Sedan retourné. L'important était qu'on ne perdît de vue aucun de ses préparatifs d'offensive, afin de n'être, en aucun cas, surpris. Et le général en chef des armées alliées réclamait des armées une constante vigilance et des renseignements abondants. La directive du 1er juillet, examinant toutes les hypothèses, traçait aux lieutenants de Foch la conduite à tenir. C'est un magnifique résumé de la situation stratégique que j'ai ailleurs analysé.

Cependant, la tactique nouvelle achevait de se définir, qui, en attendant la contre-attaque, permettrait de repousser toute nouvelle offensive. Depuis trois mois, tous les états-majors travaillaient à créer cette tactique, et à la perfectionner, et de l'œuvre de tous sortait l'instruction du général en chef qui, démontant en quelque sorte la tactique ennemie, indiquait à grands traits la parade qui y serait désormais opposée. Le grand quartier français mettait tous les jours mieux à point le procédé de parade et Pétain, avec l'esprit clair qui en faisait jadis un professeur si remarquable à l'École de guerre, en exposait à ses lieutenants, le mécanisme et le jeu[1].

D'autre part, notre commandement se renouvelait en partie et les armées recevaient des chefs de premier ordre. Tandis que, Fayolle gardant le groupe d'armées que, depuis le 21 mars, il menait d'une main si avertie, Maistre en recevait un à la tête duquel il allait déployer de plus haut ses qualités de grand chef ; la nomination d'un Mangin à la tête de la 10e armée, d'un Degoutte à la tête de la 6e, d'un Berthelot à la tête de la 5e, d'un Guillaumat au gouvernement militaire de Paris, d'un Buat au poste éminent de major général, ne constituait point des événements indifférents. Voici qu'avec les Debeney, les Humbert et les Gouraud, conservés à leurs armes, se constitue la pléiade des hauts chefs qui, sous le commandement du général Pétain, vont mener, dans les quatre mois qui suivront, les armées françaises à la victoire. Sous eux, c'est la magnifique légion des jeunes commandants de corps et de divisions, chefs de bataillons d'hier portés par d'éminents services aux étoiles et qui vont se montrer si dignes de les porter. Sous ceux-ci encore, un corps d'officiers renouvelés qui, formés par quatre ans de guerre, brûlent maintenant de marcher à leur tour à l'ennemi à la tête ces hommes dans les rangs desquels ils ont conquis leurs modestes galons et dans lesquels leur confiance est absolue. Car, en dernière analyse, nos soldats restent le grand espoir. Aucun revers ne les a abattus ; par là, ils ont mérité de voir luire les jours ont leur valeur va faire des jours de gloire. Tous, — des généraux d'armée aux modestes poilus, — aspirent à cette offensive que médite Foch. Mais il faut, encore quelques semaines, refréner les impatiences, — attendre que l'ennemi vienne définitivement s'enferrer. Alors, suivant la forte formule de Foch, on le saisira, et quand on l'aura saisi, on ne le lâchera plus.

Les troupes s'instruisent en combattant, les armes achèvent de se forger : c'est fini, elles sont là. Le général Duval, mis par Pétain à la tête de l'aviation, a créé son aimée de l'air ; elle était à peine prête en avril, elle l'est en juillet. Le général Estienne a, par ailleurs, tous ses chars d'assaut ; du camp de Bourron partent ces monstres, grands et petits, qui vont se jeter en avant de nos troupes, pourvus non seulement de leurs armes perfectionnées, mais d'une tactique et d'une discipline nouvelles. Tout à l'heure, Mangin pourra attaquer avec 321 d'entre eux. L'artillerie, dont le général Herr est devenu le grand maître, est enfin complète : récemment, un général me disait : Ce n'est qu'au 15 juillet que nous avons eu le sentiment que nous avions enfin l'immense supériorité en canons. Et à l'ypérite ennemie, la nôtre va enfin répondre. On est entré dans cette période où l'arme de la victoire est enfin entre les mains d'un grand chef.

Nos alliés ont, eux aussi, remonté le courant. L'armée britannique, je vous l'ai dit, s'est reformée : elle va sous peu donner de telles preuves de sa force appuyée d'opiniâtreté, que nous aurons à saluer, sous peu, de magnifiques exploits. Les Américains viennent de se révéler admirables dans l'attaque, avec cette témérité qui est d'une armée jeune, mais soulève l'enthousiasme des Français qui récemment ont combattu près d'eux. Les Italiens enfin se sont reconstitués : le 23 juin, ils viennent de repousser une formidable offensive autrichienne et de reconduire leurs adversaires en mauvais arroi, de telle façon que c'est, dans toute la péninsule, un grand mouvement de renaissance guerrière. Et comprenant que c'est cependant en France qu'est la grande bataille, nos alliés ont voulu y être associés : un corps italien, le corps Albricci, combat dans la se armée française, affirmant la fraternité des armes. Et Foch presse chacun de nos alliés de faire plus encore et toujours plus. L'ennemi étant encore à Montdidier et à Château-Thierry, le grand chef prépare de loin, par des lettres qui vont à Rome et à Washington stimuler les efforts, la grande bataille victorieuse qui suivra.

Mais telle perspective ne le saurait détourner de la réalité présente. Il attend l'attaque de l'Allemand : déjà il sait, par les renseignements venus des fronts Gouraud et Berthelot, qu'elle va se produire en Champagne. Parfait ! Gouraud préparant sa parade, Mangin va préparer la riposte. Dès le 14 juin, Foch a invité Pétain à faire préparer une attaque très forte en direction de Soissons et, pendant un mois, Mangin s'y est préparé : car, par une série de petites attaques heureuses au nord de la forêt de Villers-Cotterêts, il a tout à la fois exercé ses hommes et organisé son terrain de départ. L'armée est, à la fin de juin, déjà prête, qui, au moment donné, s'enfoncera au défaut de l'adversaire exposé.

Ce pendant, Gouraud s'apprête à recevoir l'assaut. De ses conférences avec Pétain est sorti le plan célèbre qui va s'exécuter article par article. C'est bien en Champagne que l'Allemand va attaquer : Ludendorff n'a pu s'arracher à la situation qu'il a, le 27 mai, lui-même créée : la poche de Château-Thierry, c'est maintenant la tunique de Nessus ; il ne peut l'arracher à ses flancs qu'avec des lambeaux de sa chair. L'Allemand ne saurait rester sans péril dans la situation où il s'est mis : n'ayant pu élargir la poche à sa droite, il la faut élargir à sa gauche. Une attaque brutale, à la manière du 27 mai, rompra le front de Champagne. La première position enlevée, on se ruera à la seconde : on repoussera la 4e armée française sur la Marne en direction de Châlons et d'Épernay, tandis qu'on passera la Marne entre Château-Thierry et Dormans. Ainsi la montagne de Reims encerclée tombera avec ses quelques milliers de défenseurs. Paris menacé, la France demandera la paix. C'est le Friedensturm. Il est temps de déchaîner cet assaut pour la paix, car déjà les combats du printemps ont, d'une façon inquiétante, fait fondre les réserves : de 78 divisions, elles sont tombées à 43. Mais avec tout ce qu'on a, on peut encore gagner la partie d'un seul coup. Déjà Ludendorff joue son va-tout.

***

Le 13 juillet, le général Foch écrit au général Pétain : La bataille défensive doit viser l'arrêt de la poussée allemande : cet arrêt est à assurer d'une manière certaine.

C'était l'affaire de Gouraud surtout ; mais Pétain eût bien juré, ce 13, que l'arrêt était certain puisque Gouraud lui avait promis de l'assurer.

Il avait été décidé par Pétain que l'on n'attendrait pas l'ennemi sur la première position ; aussitôt que l'attaque serait sur le point de se déclencher, la position serait abandonnée, sauf par des détachements de couverture qui signaleraient par tous les moyens le départ des vagues d'assaut et la direction des colonnes, tandis que, par les feux des mitrailleuses, ils retarderaient les vagues d'assaut en dissociant l'attaque. Alors se dresserait, à quelques kilomètres en arrière, la véritable barrière.

L'artillerie renforcée se dévoilerait à cette heure : elle couvrirait d'obus l'espace entre la ligne abandonnée et la position intermédiaire. Les parties de la plaine accessibles aux tanks ennemis seraient par ailleurs traversées par un cordon d'explosifs assez puissants pour que les chars échappés au déluge d'obus y vinssent sauter.

Quant à la position intermédiaire, créée entre la première et la deuxième position, elle aurait été, au premier signal, occupée par des troupes si nombreuses et si exercées, que les bataillons d'assaut ennemis, ébranlés par leur violent effort contre la première position, décimés par les feux d'artillerie, privés des chars qui devaient les appuyer, viendraient se heurter contre des troupes fraîches et résolues. Un tel système demandait, chez chacun des exécutants, une exceptionnelle fermeté d'âme et d'esprit et dans l'application une coordination singulière. Mais chacun, était soigneusement instruit du rôle qu'il devait jouer dans ce formidable scénario. Dès le 7, Gouraud qui surveillait de son œil bleu si singulièrement pénétrant toute la mise en place de son monde, se déclarait sûr de repousser l'assaut. C'était en toute vérité qu'il adressait à ses troupes la fameuse proclamation : Nous sommes prévenus, nous sommes sur nos gardes... L'assaut sera rude, dans un nuage de fumée, de poussière et de gaz, mais votre position et votre armement sont formidables... Cet assaut, vous le briserez et ce sera un beau jour.

Restait à savoir l'heure et le jour de l'attaque, car la moindre fausse manœuvre, prématurée ou tardive, pouvait tout compromettre. Or, le 14 juillet, à 20 heures, 27 prisonniers faits par un coup de main révélèrent que le Friedensturm était pour le lendemain. Deux heures après, le chef du e bureau de l'année pénétrait dans le cabinet du général : je tiens de lui le récit. Gouraud le regarda longuement, profondément : Vous êtes sûr ?Mon général, comme si je voyais la chose. — C'est bien. Le général prit la plume, et signa l'ordre qui allait déclencher la redoutable et savante parade.

A cette heure-là, la fête nationale, à Paris, prenait fin dans une sorte de surexcitation inspirée. Dans la matinée des soldats représentant toutes les armées alliées avaient défilé à travers la ville sous les fleurs et les baisers. Le hasard me faisait assister pour la première fois à un 14 juillet de guerre. Il courait de la fièvre dans les veines de tous ceux qui y prenaient leur part, mais une foi ardente dominait tout. L'année prochaine, ce sera l'Arc de Triomphe, dit-on auprès de moi. — Ce sera l'Arc de Triomphe en effet — Paris, qui sent et vibre si profondément, semblait avoir, ce jour-là, plus qu'un sentiment, un pressentiment. La foule entonna la Marseillaise : Le jour de gloire est arrivé. Il arrivait. Le ciel, vers minuit, se remplissant d'éclairs, bientôt blanchit comme surnaturellement. C'était la formidable artillerie de Gouraud qui, soudain, prévenait le Boche. Le reflet de ce feu effrayant s'étendait jusqu'à nous. On eût dit une aurore en pleine nuit. C'était bien une aurore miraculeuse, celle de la victoire.

Cependant, tapie dans ses tranchées de départ, convaincue qu'elle allait surprendre le Français, le bousculer jusqu'à la Marne et y enlever la paix, avec la victoire, l'infanterie germanique se tenait prête à bondir. Le piège étant préparé de main de maître, la Bête allait s'y jeter d'un seul bond.

***

L'offensive devait se déchaîner sur un front de go kilomètres de Château-Thierry à l'Argonne. Entre l'Argonne et l'est de Reims, c'était Gouraud qui supporterait l'assaut ; entre Reims et la Marne, Berthelot ; sur la rive gauche de la Marne, la droite de la 6e Degoutte.

Sur le front de la 4e armée, large de 50 kilomètres, le scénario préparé s'exécutait avec une perfection qui devait couvrir de gloire le chef et les soldats Gouraud en restera toujours auréolé.

La première position était brusquement abandonnée, sauf par les quelques détachements chargés de renseigner, de mitrailler — et de mourir, et la position intermédiaire aussitôt occupée. Notre artillerie se révélait formidable à l'ennemi stupéfait. A la vérité, le bombardement ennemi était également formidable ; mais il se dépensait en partie sur les positions abandonnées. A 4 h. 15, l'infanterie se rua sur celles-ci, précédée d'un barrage roulant. Des fusées s'élevèrent alors de notre première position signalant le départ. C'étaient nos admirables soldats d'avant-postes qui criaient à l'arrivée des camarades leur Morituri te salutant : Ceux qui vont mourir te saluent. A leur souvenir, on se sent le cœur étreint d'un douloureux orgueil. Ils étaient résolus à mourir, mais en se défendant. Si peu qu'ils fussent, ils se défendirent si bien que, contre toute attente, les premières positions tinrent près de trois heures. C'est fatigués déjà par ce qu'ils croyaient la véritable défense, que les soldats allemands vinrent se jeter dans la plaine. Presque partout, suivant les prévisions, ils étaient arrêtés net. La position intermédiaire tenait ferme. La vague allemande reflua. Elle se reforma autour des chars d'assaut et repartit avec eux. Mais soudain on vit cette vague de fer osciller et se rompre : le cordon d'explosifs sautait sous les chenilles des tanks. Mais c'étaient les Sturmbataillons, les belles troupes allemandes choisies parmi les soldats d'élite de l'Empire pour nous porter le coup de grâce. Avec un courage vraiment admirable, accablés par notre artillerie, privés de leurs chars, bientôt mitraillés à bout portant, ces bataillons reprenaient le chemin de notre position. Ils parvinrent parfois à l'entamer. Mais, rejetés bientôt de toutes parts, ils étaient massacrés : bientôt les monceaux de leurs corps bordaient d'un sinistre bourrelet nos lignes conservées.

Derrière ces bataillons d'assaut, l'armée allemande avait, — tant elle tenait leur succès pour assuré, — lancé sans plus attendre ses colonnes d'exploitation : elles pensaient atteindre dans la soirée la région de Châlons, à 30 kilomètres en profondeur. Et voici qu'ayant franchi une lieue, elles se heurtaient aux sanglants débris des troupes d'assaut rejetées. Elles y mêlèrent bientôt les leurs ; notre artillerie, intensifiant son tir, prenait à partie ces colonnes profondes et en faisaient un massacre sans précédent. Entre notre première position abandonnée et notre position intermédiaire conservée, on vit alors tourbillonner ces cent mille hommes, puis leurs malheureux restes refluer vers les batteries allemandes, elles-mêmes aux trois quarts écrasées.

Le 16, l'ennemi tenta un nouvel assaut : il fut pareillement brisé et, le soir même, Gouraud donnait l'ordre de réoccuper en partie la position volontairement abandonnée. L'ordre allait s'exécuter avec une maîtrise qui achevait de faire de cette splendide parade le modèle de l'opération défensive. Le général, qui avait gardé, de la première minute à la dernière, cette sérénité un peu mélancolique qui le caractérise, reprenait son bien avec la fermeté de main d'un homme qui, pas un instant, n'a pensé réellement le perdre.

L'échec de l'attaque allemande de Reims à l'Argonne était total, absolu, indéniable.

***

Il devait nécessairement avoir de très grosses conséquences. Du moment que la montagne de Reims n'était pas tournée à l'est par une irruption vers la Marne, le massif pouvait se défendre à l'ouest contre les attaques. Il tiendrait bon, et, dès lors, une nouvelle avance à l'ouest, au delà de la Marne, ne faisait qu'approfondir la nasse où s'enfoncerait l'armée allemande et aggraver le péril où elle se mettait. Ludendorff, s'il n'avait été aveuglé, eût dû arrêter net toute son opération. Mais, d'une part, l'orgueil le détournait de ce qui eût paru, et à quel moment critique ! — un aveu de défaite et, d'autre part, je vous ai dit qu'il était joueur et, par là, porté à croire à une chance qui, inopinément, rétablirait la partie à moitié perdue.

Il avait foncé, le 15 juillet, contre les armées Berthelot et Degoutte qui, sur des lignes assez improvisées, pouvaient, moins facilement que l'armée de Gouraud, pratiquer la nouvelle tactique de défense. L'ennemi avait légèrement entamé le contrefort de la montagne de Reims au nord qui s'appelle le mont de Bligny et que tenait le corps italien et il avait, par ailleurs, traversé la Marne entre Verneuil et Gland sur un front de 15 kilomètres. On ne lui avait pas disputé le passage — c'était la nouvelle tactique — on l'attendait sur les hauteurs de la rive gauche. Il franchit encore la voie ferrée. Mais, ayant pu aborder, au sud, la ligne Crézancy-Fossoy, il en était aussitôt rejeté avec de grosses pertes sur le chemin de fer par une vigoureuse contre-attaque des Américains et de notre 38e corps. Mais plus à l'est, l'Allemand progressait au delà de la rivière, en dépit d'une résistance acharnée : dans la soirée, il avait encore creusé la poche de 15 kilomètres vers le sud, et il tendait manifestement à l'élargir à l'est en poussant vers Épernay. Le général Pellé, à la vérité, couvrait la ville et on s'en pouvait rassurer. D'ailleurs, l'Allemand, s'épuisant en combats difficiles sur le flanc ouest de la montagne de Reims, était contre-attaqué au sud de la Marne dès le 16 et chassé de la ligne extrême occupée. Et le 17, une nouvelle armée, constituée sous les ordres du général de Mitry, accouru de Flandre, recevait mission d'attaquer vivement les Allemands et de les refouler dans la Marne, tandis qu'ils seraient, au nord, brusquement assaillis par Mangin et Degoutte.

***

A cette heure, en effet, tout s'apprêtait pour la fameuse attaque de flanc qui, se préparant depuis trois semaines, devait, dans l'esprit de Foch, renverser la bataille. Le moment approche de cette magnifique péripétie. Le général en chef, en voyant l'Allemand s'enfoncer plus avant, sans parvenir à élargir à l'est la poche créée, a même singulièrement agrandi l'opération projetée. Outre que les forces accordées à Mangin ont été presque doublées, il a été décidé que, celui-ci attaquant entre Aisne et Ourcq sur les plateaux au sud-ouest de Soissons, Degoutte, d'autre part, avec la 6e armée, attaquerait entre Ourcq et Marne. Ainsi d'un seul coup tout te flanc droit de l'adversaire serait frappé, tandis que, contenu devant la montagne de Reims par Berthelot, il serait vivement pressé au sud du fleuve par Mitry.

Mangin recevait des renforts : c'est à lui que Foch envoyait deux divisions britanniques que Haig mettait à sa disposition : déjà une division américaine se cachait sous les couverts des forêts voisines. Mais, avant tout, Mangin comptait sur ses solides corps français et sur ses chars d'assaut. J'allai les visiter à la veille de l'attaque. Ils étaient là plus de trois cents petits monstres groupés sous les épaisses frondaisons de la forêt de Villers-Cotterêts ; ils seraient le fer du bélier. Ce bélier qui allait ébranler un monde, Mangin le tenait d'une main frémissante de généreuse impatience. Je l'avais vu, lui aussi, dans cette veillée des armes. Et, à le visiter, on était pris soi-même de la fièvre qui le dévorait. Il s'était fait ériger derrière les arbres de la forêt ce fantastique observatoire d'où j'ai pu, quelques jours après, contempler le champ de bataille, haute tour de bois rappelant, ces machines de siège du moyen âge qui menaçaient les murailles des cités. Et le fait est que quand, le 18 au matin, le général à l'œil chargé de flammes gravissait les degrés de cette tour, une muraille allait s'écrouler, dont la chute retentirait dans le monde entier et peut-être pour des siècles.

Au moment où, après une nuit d'orage, l'aube rosissait le ciel, notre artillerie ouvrit le feu sur tout le front de la 10e armée comme sur celui de la 6e. Mais les canons venaient à peine de commencer leur concert sur le front Mangin, que les 321 chars, les bataillons d'assaut, les escadrilles d'avions partaient à l'assaut. Le barrage roulant, s'avançant méthodiquement en avant des troupes, semblait prendre la tête du mouvement.

L'armée Mangin entra comme un coin dans le flanc ennemi. Tandis que de l'Aisne à l'Ourcq, nos troupes progressaient partout rapidement, bousculant tout, cette avance se faisait foudroyante en direction de Soissons sur le plateau de Vauxbuin. Les Allemands, assaillis, renversés, pressés, cernés, se rendaient par milliers : nos troupes s'infiltraient dans les ravins, surgissaient sur les crêtes. Tout ce qu'il y avait d'humeur offensive comprimée depuis des mois dans notre armée éclatait en admirables exploits au milieu d'une sorte de mâle allégresse. De son observatoire, Mangin faisait pleuvoir les ordres, poussant encore les troupes, les chefs, et comme présent derrière chaque unité. Dès 7 h. 50, ayant vu le ciel se remplir d'avions allemands, il avait ordonné qu'on déchaînât la chasse en grand pour nettoyer le ciel. Celui-ci se remplissait de nos escadrilles. Pour la première fois, la division aérienne pouvait donner toute sa mesure. Trois étages de patrouilles s'avançaient, une escadrille à 3.000 mètres s'en prenait à l'aviation de chasse allemande, deux à 2.000 mètres attaquaient l'aviation d'observation, une, volant bas, mitraillait les troupes au sol. L'aviation de bombardement semait, ce pendant, la terreur à l'arrière de l'ennemi déjà ébranlé.

On nettoyait le ciel ; on nettoyait aussi la terre. L'Allemand lâchait pied ; les chars d'assaut s'avançaient implacables derrière le barrage d'artillerie, renversaient, écrasaient tout. A 17 heures, la ligne allemande était rompue, et Mangin donnait ordre au 2e corps de cavalerie d'ouvrir à l'infanterie, arrêtée à l'est de Villers-Helon, plus au sud, la route d'Oulchy-le-Château, moment historique où la cavalerie française reprenait enfin, après quatre ans dé paralysie forcée, sa mission traditionnelle.

Le général Degoutte avait, après une heure de préparation d'artillerie, lancé à son tour ses troupes à l'assaut au sud de l'Ourcq. Le eus jeune de nos commandants d'armée, l'ancien commandant de la division du Maroc n'est pas homme à se laisser dépasser, fût-ce par un Mangin : c'est, lui aussi, un énergique, et c'est entre les deux chefs une belle lutte d'émulation dont l'ennemi paie les frais. La 6e armée s'ébranla avec ses 147 chars d'assaut du nord de Château-Thierry à l'Ourcq et, en quelques heures, les débris de la ligne allemande rompue étaient balayés entre l'Ourcq et la Marne, sur un front de 18 kilomètres, jusqu'à 6 et 7 kilomètres de profondeur. Ainsi, de l'Aisne à la Marne, les Allemands bousculés reculaient en mauvais arroi. Plus de 12.000 prisonniers restaient entre nos mains et près de 800 canons. C'était pour les armées alliées une victoire incontestable, opération dont les conséquences stratégiques étaient si fatales que nul, dans un camp ni dans l'autre, ne les mit une heure en doute. Le 18 juillet marquait l'heure où la bataille se renversait. La victoire passe dans notre camp et jusqu'au bout, désormais, va nous rester fidèle.

***

Foch voyait plus clairement que tout autre les conséquences d'une opération dont le résultat, prévu depuis des semaines et recherché par lui avec opiniâtreté, ne le pouvait donc surprendre. Le repli sur la Vesle et l'Aisne s'imposait aux Allemands. Il le fallait troubler : tandis que de l'ouest à l'est, Mangin et Degoutte continueraient à presser l'ennemi, Mitry, au sud, et Berthelot, à l'est, prenant l'offensive, s'accrocheraient à sa retraite.

L'Allemand était, de ce fait, menacé d'encerclement Le 19, Mangin pointait sur Soissons : il avait dépassé Belleu, mais il visait à atteindre le plus rapidement possible la région de Bazoches, ce qui couperait la retraite aux Allemands. La 6e armée Degoutte, plus au sud, marchait, ce 19, droit sur le Tardenois et ne menaçait pas l'ennemi d'une façon moins pressante. Si Berthelot, partant de la montagne de Reims, reprenait l'offensive en direction de l'ouest, la hernie pouvait être étranglée et l'ennemi pris dans un magnifique cercle de feux. C'était affaire à Mitry de l'accrocher au sud de la Marne.

Ludendorff n'est pas un sot. Il comprit en peu d'heures à quel effroyable péril étaient exposées ses armées. Ordre fut donné de repasser incontinent la Marne. Avant que Mitry, qui, accourant de loin, n'avait pas eu le temps de recevoir et de grouper tous ses moyens, pût sérieusement le saisir, l'ennemi se repliait précipitamment vers le fleuve et, défendu par de très fortes arrière-gardes qui, très courageusement, se sacrifièrent, il put repasser l'eau les 19 et 20 juillet. Et quand Mitry arrivait devant la Marne, les ponts étant rompus, il fallait, sous le feu de l'artillerie allemande, en organiser le passage, ce qui perdait encore deux jours.

L'important était maintenant pour l'Allemand de défendre ses deux flancs. Il était dès lors bien résolu à se replier sur la Vesle ; il savait bien qu'il n'y parviendrait pas sans de grands dommages, mais ce serait beaucoup d'avoir tiré de la nasse le gros de ses armées. Il porta sur les parois de la poche toutes ses forces et l'ordre fut donné de contenir, coûte que coûte, les Français à droite comme à gauche.

L'armée Berthelot le 19, commençait à réagir et, encore que l'ennemi se cramponnât au sol, elle s'engageait dans la vallée de l'Ardre qui pouvait la mener vers Fismes. Mais la résistance allemande se renforçait là comme devant Mangin. L'ennemi savait que c'était question de vie ou de mort. Ses troupes de la Marne retraitaient sur la ligne Ardre-Vesle-Aisne ; le problème était d'empêcher Berthelot de lui couper la retraite sur l'Ardre comme Mangin de la lui couper sur l'Aisne et la Vesle.

Ce furent donc, dans la semaine du 21 au 28, des combats aussi âpres à l'est qu'à l'ouest de la poche. Pressé de toutes parts, l'Allemand se défendait pied à pied sur ses flancs, tandis que, péniblement, ses troupes se repliaient vers le nord, dans l'état physique et moral que l'on peut penser. Le 29 au soir, il était derrière l'Ardre jusqu'à son confluent avec la Vesle et, plus à l'ouest, derrière cette dernière rivière. On put croire qu'il tenterait de se fixer sur cette ligne et s'y pourrait défendre.

Mais notre haut commandement ne l'entendait pas ainsi. Tandis que Foch préparait, nous le verrons, la magnifique opération de Picardie qui allait nous ramener à la ligne Hindenburg, il entendait que l'ennemi fût forcé de se replier, d'autre part, non pas derrière l'Ardre, mais derrière la Vesle. Mangin, de son côté, n'admettait pas que les fronts se stabilisassent avant qu'on ne fût rentré à Soissons comme à Fismes. Une seconde fois, il offrait, avec une insistance extrême, de donner le coup de bélier. On lui accorda carte blanche, et la 56 armée fut avertie qu'elle aurait, de son côté, à pousser vivement l'ennemi, ébranlé par le nouveau coup donné entre Soisson et Fère-en-Tardenois.

Le 1er août, Mangin lançait ses corps sur le plateau d'Ambrief et toute la ligne allemande sautait du coup. La voie était ouverte vers Soissons comme vers Mont-Notre-Dame qui domine la Basse-Vesle. En avant, criait Mangin, la victoire du 1er août achève celle du 28 juillet et se termine en poursuite. Ce soir, il faut que la ne armée soit à la Vesle.

Avant même que l'ordre parvînt, la poursuite se faisait talonnante, parfois pénétrante. Toute la masse allemande, menacée de nouveau sur son flanc droit, refluait vers la Vesle inférieure et l'Aisne, harcelée par nos troupes. Le 2, à 19 heures, les bataillons de chasseurs de la ne division étaient dans la partie sud de Soissons reconquis et notre infanterie, de Billy à Nampteuil, rabattait sur la Vesle l'ennemi en mauvais arroi. On voyait s'élever vers le nord de grandes flammes. Les Allemands, rejetés de l'autre côté de l'Aisne, incendiaient les ponts de Soissons et de Venizel et les villages abandonnés de la rive gauche. Plus à l'est, les ponts de la Vesle, que l'ennemi venait de franchir, sautaient l'un après l'autre, et l'on voyait flamber Braisne, Bazoches, Fismes. C'était la preuve la plus claire que les Barbares achevaient leur repli sur la rive droite de la Vesle. On poussait vivement leurs arrière-gardes. Mangin pressait son monde : Les généraux de division dirigeront eux-mêmes les mouvements de leurs unités en tête des gros, et cet ordre marquait bien le nouveau caractère que prenait la campagne.

Degoutte qui avait reconquis le Tardenois et Berthelot qui, de toutes parts, avait franchi l'Ardre, s'étaient, de leur côté, jetés aux trousses de l'ennemi en retraite. On raflait des milliers de traînards, un matériel en détresse. Le 4, laissant entre nos mains 10.000 prisonniers, les Allemands avaient péniblement atteint la rive droite de la Vesle et de l'Aisne. Volontiers nos soldats eussent tenté de franchir les deux rivières. Mais l'ennemi avait pu en faire sauter les ponts et était établi sur de bonnes positions au nord des deux rivières. Évidemment, on eût pu les emporter, mais au prix de quelles pertes ! Or, déjà Foch, nous le verrons, avait besoin de tous ses moyens pour porter ailleurs son effort sur l'ennemi ébranlé. On rappela de la rive droite de la Vesle quelques détachements qui, enragés de gloire, étaient parvenus à franchir la rivière. Et les généraux furent invités à préparer à loisir l'opération qui remettrait avant quatre semaines en marche les années entre Soissons et Reims vers Laon et le Porcien. On allait, en attendant, se battre là et quand il plairait à Foch.

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C'était maintenant, en effet, notre haut commandement qui déciderait de l'heure et du lieu. Tel était le résultat le plus grand de cette magnifique opération qui déjà a reçu dans l'Histoire le nom de seconde bataille de la Marne. L'assaut le plus formidable que les lignes alliées eussent connu, brisé dès les premières heures de Reims à l'Argonne par l'armée Gouraud et déconcerté, du 15 au 17, à l'ouest de Reims, par la lutte pied à pied menée par les 5e et 6e armées ; l'offensive des 10e et 6e armées pleinement victorieuse les 18 et 19 juillet ; les assaillants du 15 juillet reconduits par les Degoutte, Mitry et Berthelot sur la Marne, sur l'Ourcq, sur l'Ardre, finalement sur la Vesle, rejetés sur l'Aisne par l'infatigable général Mangin ; 30.000 prisonniers faits, près de I.000 canons enlevés, plus de 6.000 mitrailleuses capturées, des parcs entiers raflés avec leur matériel ; le front raccourci de 45 kilomètres ; la voie ferrée Paris-Châlons ressaisie ; la menace sur Paris supprimée ; c'étaient là des résultats immédiats que nos armées pouvaient revendiquer avec fierté. Et cependant ces résultats n'étaient rien à côté de l'immense avantage que représentait l'initiative définitivement reprise par notre haut commandement. C'en était fini de la défensive. D'abord mise en défaut par la brutale tactique allemande, elle avait su s'organiser et se réformer ; elle avait, avec Gouraud, abouti au plus magnifique résultat, et, ainsi que Foch l'avait sans cesse annoncé, l'offensive allemande aussitôt brisée, nous avions déclenché la nôtre, et elle avait tout renversé.

L'occasion s'était offerte. L'ennemi lui-même l'avait créée. Si, en effet, nous élevant au-dessus du terre à terre de chaque bataille, nous envisageons d'un coup d'œil la lutte engagée le 27 mai entre Aisne et Marne et qui, le 5 août, se termine, nous voyons clairement pourquoi nous n'en avons point rompu l'ensemble. Attaquant le 27 mai, Ludendorff, ai-je dit, courait à son destin. Et le destin le frappa les 15 et 18 juillet. Les deux parties du drame sont liées. Les écrivains militaires exposeront ce qui, à la veille du 27 mai, pesait pour ou allait contre une modification si brusque d'un plan primitif d'offensive sur la mer ; ils expliqueront la faute commise ; ils montreront, par ailleurs, un grand chef apercevant cette faute à l'heure même où l'ennemi la commet, en prévoyant les conséquences et se tenant toujours prêt à en faire jaillir la victoire. Et ils auront raison, car la faute de Ludendorff eût peut-être finalement tourné en triomphe, si elle n'eût été exploitée par son illustre adversaire. Par ailleurs, on vantera l'admirable valeur des chefs qui, à la tête des armées de la seconde Marne, surent, du 15 juillet au 5 août, les uns tenir tête et les autres donner de la tête, de la hautaine et sereine résolution d'un Gouraud à l'ardente et magnifique fougue d'un Mangin.

Mais il faut s'élever plus haut. Ces hommes furent, en ces journées, les instruments d'une justice supérieure. La nation française avait mérité le retour de fortune qui brusquement lui arrivait. Sous le coup le plus rude, elle n'avait pas fléchi un instant. Des hommes du gouvernement aux plus modestes citoyens et des chefs de l'armée aux plus petits soldats, la défaite avait trouvé des âmes sans timidité. Pas un geste de désespérance ne s'était dessiné ou si quelqu'un avait senti son âme étreinte par le doute, il n'avait, devant la résolution de la nation, osé élever la voix. Cette nation, cette armée que, naguères, on voyait si troublées dans l'intime de leur âme, elles n'avaient, au lendemain du 27 mai 1918, pas un instant connu cette langueur qu'un instant elles avaient éprouvée après le 16 avril 1917. Non ; plus le péril était grand, plus elles avaient élevé leur courage — immense sursum corda qui appelait sa récompense. En haut lieu, on savait que l'heure de la revanche était toute proche, que moyens et effectifs se forgeaient qui, sous peu, rétabliraient la balance entre les deux partis et qu'avant les premiers jours de l'été, la force serait enfin du côté du droit. Mais la masse de la nation l'ignorait ou le soupçonnait à peine. Elle eut, dans les longs jours de juin, un mérite immense à ne pas fléchir. Tandis que, chose étrange, la victoire éclatante du 27 mai ne parvenait pas à relever le moral déclinant de l'Allemagne, la défaite atterrante n'ébranlait en rien, — mais plutôt surexcitait la vertu française. Elle s'était fortifiée d'une confiance absolue dans les chefs, mais cette confiance même était un acte de vertu et, par surcroît, de raison supérieure. Si, le 27 mai, la France avait, même un instant, fléchi, si aveuglement elle eût renversé ses chefs, la défaite eût été un désastre. En se refusant aux suggestions dégradantes, elle rendit vaine la victoire allemande, puisqu'elle ne lui fit pas de lendemain. Elle donna aux chefs de l'arme le loisir de tirer de cette défaite même de grandes leçons, et le principe de leur contre-offensive. Et quand tout fut prêt, ils déclenchèrent l'attaque et terminèrent en victoire éclatante ce qui avait été défaite consternante. C'est par là encore que le 27 mai se lie au 18 juillet. C'est en opposant à la fortune adverse une âme impassible, que la France avait mérité de connaître la fortune qui, soudain, lui venait.

Elle lui venait. La deuxième bataille de la Marne n'était qu'un prologue. L'ennemi, dessaisi par Foch de l'initiative, ne la pourra ressaisir. C'est nous qui, désormais, l'attaquerons, le manœuvrerons, le battrons, le poursuivrons, le pourchasserons. Dans ce Chemin de la Victoire, où on a vu la nation marchant d'un pas sans cesse traversé, nous venons de faire un formidable bond et maintenant elle s'ouvre toute droite devant nous. Nous connaîtrons encore de rudes travaux et de dures montées ; nous ne connaîtrons plus de détours décourageants, de reculs alarmants ni même de stagnations douloureuses. Et au bout du chemin, nous apercevons, dès les premières heures d'août, luire ce soleil de la victoire qui se devinait déjà dans l'aube glorieuse que, le 15 juillet, les Parisiens, éveillés au bruit du canon de Gouraud, voyaient se lever miraculeusement dans le ciel vers l'Orient où Dieu faisait enfin sentir son bras.

 

 

 



[1] Cf. Sur l'évolution de notre tactique défensive les pages remarquables que Jean de Pierrefeu y a consacrées dans sa Deuxième bataille de la Marne, Renaissance du livre, 1919.