LE CHEMIN DE LA VICTOIRE

TOME SECOND. — DE LA SOMME AU RHIN (1916-1918)

 

CHAPITRE DEUXIÈME. — LE NOUVEL ASSAUT ALLEMAND.

 

 

Les six derniers mois de 1917 sont les plus critiques de la guerre. Le monde, excédé et ulcéré, aspirait violemment à la paix. Mais rien n'y semblait acheminer l'humanité. Le ciel semblait avoir condamné les hommes à s'entre-déchirer pour de longues années.

La révolution russe avait ajourné la décision qui, sans cette néfaste péripétie, eût pu, de l'aveu récent du général de Ludendorff, être enlevée par les Alliés en 1917. L'intervention américaine, loin d'abréger la guerre, semblait devoir la prolonger. Car, si l'Allemagne tirait un légitime espoir de la dissolution de la puissance russe, l'Entente, par contre, en mettait un, non moins légitime, dans le secours qui, soudain, lui venait d'outre-mer. Il semblait qu'un génie malfaisant embrouillât tour à tour les deux jeux pour que l'affreuse partie se prolongeât indéfiniment.

L'Allemagne, cependant, était résolue à frapper le grand coup en 1918 et nous l'attendions. De toutes parts, on voit les nations belligérantes se préparer au suprême corps à corps.

A la vérité, l'Entente semblait, au printemps de 1917, dans la plus fâcheuse posture.

La Russie s'effondrait, entraînant la Roumanie dans l'abîme.

En Italie, la lassitude est si grande qu'elle semble condamner l'Italie à l'insuccès. Cadorna a tenté, en mai, en août, de prendre l'offensive : dixième et onzième batailles de l'Isonzo. L'énergie parfois héroïque de ses soldats s'y est usée. Les agents allemands travaillent sourdement certains régiments. Quand l'heure sera venue, de bonnes divisions allemandes attaqueront brusquement, crèveront à Caporetto le front d'une armée, et toute la force italienne paraîtra sur le point de s'abîmer en un désastre effroyable. La France enverra, avec Fayolle et une de ses armées, le général Foch en Italie ; l'appui de nos soldats permettra à nos alliés de se fixer derrière la Piave où les conseils de Foch leur auront montré le salut. Mais les pertes d'hommes et de matériel subies, — qui sont énormes, — semblent affaiblir pour de bien longs mois notre alliée en mauvais arroi.

La guerre sous-marine fait d'effroyables ravages jusqu'en juillet. Un instant, on peut penser qu'elle va rendre l'Allemagne maîtresse des mers. Dès lors, que vaudra le secours américain ? Les États-Unis sont entrés en guerre avec les sentiments de croisés, — le mot est tous les jours répété, — mais aussi avec la vigoureuse résolution d'un peuple pratique. Mais si, au cours de l'été, des procédés savants parviennent à diminuer la nocivité de la guerre sous-marine, si le tonnage coulé peu à peu décroît rapidement en importance, on n'en sera pas moins autorisé à craindre, en automne encore, que l'aide américaine ne soit pour de longs mois singulièrement entravée. Combien de divisions seront en France au printemps de 1918 ? Les plus optimistes disent 400.000 hommes. Et l'écroulement de la Russie va rendre, bien avant ce printemps de 1918, près de zoo.000 hommes à l'Allemagne.

Nos alliés britanniques ont peu de foi en une décision ajournée. Ils croient moins que nous à l'efficacité du secours américain. Le maréchal Haig a désapprouvé l'arrêt de notre offensive et, opiniâtrement, il a poursuivi la sienne. A peine closes ses attaques en Artois, il a, le 7 juin, pris l'offensive devant Ypres et, en reconquérant, de Wytschaete à Messine, les crêtes perdues en 1915, n'a entendu s'en faire qu'un tremplin d'où s'élancer. Le 31 juillet, appuyés par une de nos armées, que commande le général Anthoine, nos alliés britanniques déchaîneront contre le front allemand des Flandres leurs deux armées Gough et Plumer. Mais, après de premiers succès éclatants, la lutte s'éternisera. Reprise dix fois du 31 juillet au 27 octobre, elle n'entamera pas sérieusement le front ennemi ; par contre, elle épuisera dans des combats glorieux, mais meurtriers, l'armée britannique. Telle est l'opiniâtreté anglaise que, cependant, nos alliés repartiront à l'offensive le 20 novembre, cette fois sur Cambrai, qu'ils seront bien près d'emporter par une remarquable attaque brusquée ; finalement, là comme en avant d'Ypres, ils seront arrêtés — toutes attaques qui coûtent tant de sang quand, avant six mois, cinq mois, trois mois peut-être, on attend le suprême assaut de l'Allemagne.

Qui donc saura le supporter et, sinon le repousser aussitôt, en restreindre les résultats jusqu'au moment où l'Amérique aura débarqué ses légions ?

Qui peut encore sauver l'Humanité de la défaite et de l'esclavage, sinon l'éternelle France ? Sans l'avouer, l'Humanité, une fois de plus, ne compte que sur la France.

***

La France a, elle aussi, traversé une crise douloureuse, mais plus vite qu'aucune nation de l'Entente, elle l'a dominée et maîtrisée. Et pourtant quelle crise multiplie et profonde !

La nation était excédée de la guerre. Elle avait plus qu'aucune autre répandu son sang le plus pur : les foyers déjà portaient tous le deuil ; à l'été de 1917, la France avait déjà perdu plus d'un million de ses enfants. On avait supporté très vaillamment ces pertes dans les deux premières années de guerre ; on les trouvait plus lourdes, la guerre s'éternisant et la victoire reculant chaque année devant nos bras tendus. La nation s'était encore résignée l'année précédente, sans aigreur, à remettre à 1917 la victoire qu'elle avait attendue de 1916. Elle avait fait confiance à ses chefs militaires et civils, parce qu'on les disait toujours d'accord. Lorsqu'on avait appris que l'offensive se déclenchait, les cœurs avaient suivi d'un élan sans précédent les soldats courant à ce qu'on avait imprudemment affirmé être le suprême assaut. Et ç'avait été la déception que vous savez. Des récriminations dont certains chefs militaires, certains ministres et certains parlementaires s'accablaient les uns et les autres, les échos déformés et grossis parvenaient au pays. Les uns, dès lors, allaient criant que le commandement avait fait tuer sciemment 200.000 soldats, les autres que le gouvernement avait arrêté de propos délibéré une offensive victorieuse — parce qu'il y avait des traîtres au gouvernement.

La trahison, à la vérité, travaillait. Les arrêts des tribunaux aujourd'hui sont là qui permettent d'en pénétrer les trames. La France était remplie d'agents allemands. Un jugement de la Haute Cour nous autorise à dire qu'ils trouvaient tout au moins des complaisances au ministère de l'Intérieur. Forts de l'impunité, ils s'insinuaient partout, augmentaient les alarmes, aigrissaient les mécontentements, liaient les rancunes. Inconsciemment, le parti socialiste, — en France comme ailleurs, — se faisait le complice de ce travail de démoralisation.

La nation inquiète devenait sombre. La victoire ne venant pas dédommager des maux encourus, les maux paraissaient soudain dix fois plus durs. Or, certaines gens, — même d'honnêtes gens, — allaient, disant que personne n'aurait la victoire, que tout cela finirait par une paix blanche. La France, d'avance, s'en indignait. Car il y avait au fond de tout cela un patriotisme exaspéré. L'armée devait nécessairement dépasser la nation dans sa déception parce qu'elle l'avait surpassée tout à la fois en souffrances depuis trois ans et en espérances depuis six mois.

Les soldats, à Verdun et dans la Somme, avaient connu l'extrême de la misère. Ils disaient dans leurs lettres, — d'un terme d'argot intraduisible, — qu'ils en avaient marre. Et, cependant, ils étaient repartis d'un pas presque joyeux à l'assaut du 16 avril. Je suis témoin que ce fut moins encore le demi-échec de cet assaut que l'arrêt de l'offensive, qui les exaspéra, parce que, résignés à répandre leur sang, ils s'indignaient de l'avoir répandu pour rien. Par ailleurs, — en dépit de l'arrêt de l'offensive, — le Chemin des Dames restait un champ de bataille toujours fumant : les Allemands, quand nous n'attaquions pas pour arrondir nos gains, nous attaquaient pour nous les reprendre. Et on s'usait là-haut sans profit évident. Notre soldat aime, suivant le mot de Castelnau, à mourir puissamment. On ne mourait pas puissamment sur le Chemin des Dames, mais on y mourait et il fallait relever les divisions par des divisions, et ces divisions, ayant en perspective des combats sans gloire, y allaient en murmurant. D'Aubigné a écrit : Dieu ne donne pas le courage, il le prête seulement. Parfois il le reprend.

L'armée était malade : cette maladie n'était pas toute de génération spontanée. Depuis la fin de 1916, des tracts infâmes circulaient par milliers, envoyés de Paris. En 1917, cette propagande impie se multipliait. Dès le 28 février, le général Nivelle avait signalé, très véhémentement et avec preuves à l'appui, au ministre de la Guerre, les tentatives faites pour ébranler le moral de l'armée. M. Malvy, avisé, s'en était lavé les mains.

Le fond de notre armée est trop solide pour que de telles excitations rencontrassent beaucoup d'écho. La fièvre, résultant de la déception d'avril, y trouva cependant des aliments. Un corps, — un de nos plus beaux, hélas ! — fut porté dans la région de l'Aisne au commencement de mai. Quelques bataillons, excités par des meneurs, se mutinèrent. Quelques-uns firent mine de marcher sur Paris, ils ne savaient pas trop pourquoi. C'étaient de très petits éléments. La preuve est que, les mutineries apaisées, on n'eut à faire que vingt-cinq exemples. Mais, précisément parce que l'esprit de l'armée française n'avait pas, jusque-là, connu de défaillance, les chefs en restèrent un instant douloureusement frappés. Le général commandant l'armée de l'Aisne avait dit à M. Galli, député de la Seine, au moment où les mutineries se révélaient : Dites à Paris que jamais la patrie n'a été en pareil danger. Les chefs ne s'irritèrent point, ils avaient trop de tendre pitié pour le poilu ; ils furent fermes sans rigueur. Tout parut s'apaiser. L'abcès était bientôt fermé. Mais il avait révélé que le corps était malade. Alors le grand médecin des âmes apparut.

***

Pétain, nommé chef d'état-major général le 29 avril, avait, le 15 mai, succédé à Nivelle à la tête des armées. Nous le connaissons. Nous l'avons vu à l'œuvre à Verdun. C'est un organisateur. C'est aussi un bienfaiteur : je veux dire que son esprit étant essentiellement clair, son âme est, par ailleurs, essentiellement généreuse. Il m'en voudrait de pousser plus loin l'analyse, mais il faut le connaître pour comprendre l'œuvre entreprise, qui fut de conséquence. Sous des dehors marmoréens, il y a chez cet homme une âme frémissante d'humanité : il aime profondément le soldat ; par ailleurs, il a un bon sens acéré, qui se traduit en raisonnements froids. Peut-être la raison a-t-elle par trop relégué chez le stratège l'imagination qui, elle aussi, est nécessaire. Mais, en mai 1917, il fallait au commandement plus de raison que d'imagination une raison éclairée pal le cœur. C'est pourquoi Pétain était exactement l'homme qu'il fallait en cette occurrence.

Il jugeait d'un œil sagace la situation de l'armée. Les effectifs fondaient ; les cadres étaient éprouvés ; l'armée française traversait une crise de personnel ; elle avait perdu trop de soldats et proportionnellement plus d'officiers encore. D'autre part, elle se transformait. Tout était changé depuis 1914. A peine le soldat connaissait-il ses nouvelles armes et il fallait l'y exercer. Artillerie lourde et artillerie d'accompagnement, obus à l'ypérite et chais d'assaut, aviation, tout était en train de se réaliser. Mais tout était encore en travail. L'armée française devait attendre quelques mois ses armes définitives. Elle devait aussi attendre qu'une nouvelle classe, — la classe 18, entraînée, vînt remplir les vides creusés et que les nouveaux officiers, issus des cours de chefs de sections, fussent bien instruits de leur métier. Nos alliés étaient pour le moment, nous l'avons vu, d'un faible secours : le Russe lâchait, l'Italien faiblissait, l'Anglais s'usait, l'Américain se préparait ; l'armée française devait se refondre et se fortifier pour être à même de supporter presque seule le grand choc. Il la fallait ménager. On ne la laisserait pas cependant inactive : des opérations limitées bien préparées, bien menées, d'un succès sûr, tout en nous donnant des gains utiles, tiendraient l'armée en haleine et permettraient d'expérimenter les nouveaux procédés.

Mais avant tout, il fallait que la discipline se rétablît. Que vaut le corps le plus musclé, si l'âme est malade ? Pétain entendit que le rétablissement de la discipline sortît d'un rassérènement des âmes et que de nouveau, suivant la belle formule que Joseph Bédier, emprunte au moyen âge, le soldat obéît d'amitié. J'ai été mêlé de trop près à cette œuvre de rassérènement pour ne pas connaître toute l'admirable activité qui fut déployée dans ce but par notre grand chef. De l'amélioration de l'ordinaire à la création des bibliothèques, de l'organisation des cantonnements de repos à l'incessante action sur les officiers de troupes, de la multiplication des permissions aux interventions directes du général en chef, tout devait concourir à assainir, éclairer, relever les âmes. Pétain voulut visiter toutes ses divisions ; son désespoir était de ne pouvoir parler à tous les soldats. Je le vis bien souvent à cette époque : je le trouvais toujours possédé de cette idée, la remoralisation de l'armée. De même qu'en entretenant la Voie Sacrée, il avait rendu possible la victoire de Verdun, de même en refaisant une âme à l'armée, préparait-il une autre voie sacrée qui nous mènerait à une bien autre victoire. Dès la fin de lm, l'armée était de nouveau prête aux grands exploits et aux grands sacrifices. Trois mois avaient suffi pour que le moral se relevât, tandis que, par ailleurs, le travail de préparation matérielle s'intensifiait. Dès la fin d'août, des résultats étonnants étaient, sur les deux terrains, parfaitement patents.

Le général en chef avait alors, prudemment, mais fermement, donné ses coups de sonde. Déjà le concours actif fourni en Flandre aux armées britanniques le 31 juillet, avait rassuré sur elles-mêmes les troupes qui y prenaient part : le général Anthoine avait eu les honneurs de la journée en emportant Bixschoote d'un maître coup ; on avait, ai-je lu dans une lettre, a battu le Boche et épaté l'Anglais Le 20 août, le général Guillaumat, commandant l'armée de Verdun, avait, à son tour, attaqué au nord de la place avec des troupes d'élite, et, en deux jours, on avait, avec le massif du Mort-Homme, les bois de la rive gauche, la côte de Talou et Champneuville, Samogneux, Regneville et la côte de l'Oie, reconquis tout ce que l'Allemand avait jadis mis quatre mois à nous arracher. Nous avions fait 10.000 prisonniers sans subir de pertes sensibles.

Et c'était un résultat plus éclatant encore que, le 22 octobre, le général Maistre obtenait sur le Chemin des Dames. Au lieu de jeter les troupes à l'assaut du mur, on avait rudement frappé la pierre d'angle, le fort de la Malmaison. Le fort avait été enlevé, ainsi que les carrières de Montparnasse et de Bohery, ainsi que Vaudesson et Chavignon, et l'ennemi, pris de flanc et menacé d'être pris de derrière, avait dû évacuer précipitamment le Chemin des Dames, se retirer derrière l'Ailette, laissant entre nos mains 11.000 prisonniers et un matériel considérable. Et là encore, l'opération ayant été préparée de main de maître, les pertes étaient relativement minimes.

Dans les Flandres, au nord de Verdun, sur le Chemin des Dames, le soldat avait constaté qu'on pouvait encore avoir le Boche. Sa confiance dans ses chefs, et particulièrement dans le grand chef, soudain augmenta. Les Allemands, par contre, s'en démoralisaient. Écoutons le plus haut d'entre eux : Le monde vit Tamopol, Czernowitz, Riga, écrit Ludendorff ; il vit Caporetto, la Piave, Il ne vit pas mon cœur, il ne vit pas ma douleur, la pitié de nos malheureuses troupes sur le front occidental. Mon esprit était en Russie, en Italie, mon cœur en France. Il y avait longtemps que j'avais perdu la joie. Et mille lettres allemandes, confirment que, des Flandres à la Meuse, le soldat allemand avait perdu la joie. Mais les nôtres avaient retrouvé la leur. C'était l'œuvre, à tout jamais admirable, du général Pétain.

***

Il n'y avait pas de doute que l'Allemand n'y vît qu'une raison de plus de précipiter la décision. Si on laissait plus longtemps l'armée française se relever, tandis que la britannique se referait et que se multiplieraient les débarquements américains, on s'exposait à perdre le fruit de la révolution russe. Celle-ci achevait son œuvre. Le 6 novembre, c'est la chute de Kerensky. L'armistice, qui consommera vis-à-vis de nous la trahison, ne se conclura que le 15 décembre, mais on sait bien, dès l'avènement de Lénine, que tout se prépare pour la paix honteuse. L'Allemand déjà — en novembre — ramène ses divisions vers la France.

Nous n'en ignorons rien, et si la merveilleuse résurrection du moral dans l'armée rassure, le sentiment national reste vaguement inquiet. Cette armée tiendra le coup, oui ; mais il faut qu'un gouvernement résolu l'étaye, qui, pour que rien ne trouble l'action militaire, ait nettoyé l'arrière des ferments de trahison. Le ministère Ribot a démissionné et M. Painlevé a été chargé de constituer un cabinet. Le maintien de l'inévitable M. Malvy au ministère de l'Intérieur l'a, dès les premières heures, compromis. Déjà, de courageux et hardis publicistes, de Léon Daudet à Maurice Barrès, dénoncent, avec les faits de trahison patents, la complicité évidente ou tout au moins la complaisance du fâcheux ministre. Clemenceau, à son tour, démasque la trahison, en termes violents, dans son journal, puis à la tribune du Sénat. Le pays tout entier applaudit à la campagne. Que pense donc M. Painlevé ? Le 13 novembre, M. Painlevé tombe derrière M. Malvy et voici l'occasion qu'il ne faut pas laisser échapper. Ainsi que l'écrit Victor Giraud, tous les États belligérants avaient pris le parti d'opérer une réforme sur eux-mêmes. Il faut se remettre entre les mains d'un homme vigoureux qui — c'est toujours le cas de citer Corneille — pour tout conserver, tienne tout en sa main. — De l'audace, encore de l'audace et toujours de l'audace ! a crié un jour Danton en face d'un péril pareil : de l'audace contre les ennemis de l'extérieur, de l'audace contre les ennemis de l'intérieur. Un seul de nos hommes politiques semble pouvoir remplir ce personnage. L'heure de Georges Clemenceau a sonné.

Journaliste âpre, souvent violent, parfois injuste, ainsi qu'il arrive fatalement à qui multiplie et distribue les coups, il a blessé, entre beaucoup de bandits, quelques honnêtes gens. Mais ses campagnes l'ont affirmé ce qu'il a toujours été : un patriote sans réserve, sans nuance, sans timidité. Peut-être n'a-t-il pas le génie politique ni le doigté de certains hommes d'État. Mais le moment n'est point celui du doigté, — non, — mais de la main aux doigts de fer. L'opinion porte Clemenceau : le président Poincaré, qui, au milieu des orages, assure la permanence de la France, n'est pas homme à sacrifier à de légitimes ressentiments celui qui a pu le meurtrir, mais qui, à cette heure, peut sauver l'État. Il n'hésite pas vingt-quatre heures il appelle l'homme et, tout de suite, celui-ci forme son gouvernement, se présente devant les Chambres et, à la question : que fera-t-il ? répond : Je ferai la guerre. Faire la guerre, qu'est-ce à dire ? Collaborer de toutes les forces de l'État à l'action militaire, tout subordonner à la nécessité de la victoire, saisir, écraser les agents de l'ennemi, réduire à l'impuissance leurs complices et ainsi assurer derrière l'armée qui se battra une absolue sécurité. Et, tandis que, cordialement, il se lie aux grands chefs de guerre, Pétain, général en chef, et Foch, chef d'état-major général, Clemenceau ose ce que nul n'eût osé à sa place : un homme, fort de la situation jadis occupée à la tête du gouvernement, des amitiés intéressées et des complicités actives, s'est constitué le centre des intrigues de trahison. Tout le monde le nomme ; c'est, a écrit Barrès, le maître de la danse ; nul n'a pensé l'arrêter. Comme le duc de Guise, il dirait volontiers : Ils n'oseraient ! Clemenceau ose : Joseph Caillaux est arrêté. De ce jeu Clemenceau a gagné sa partie et, disons-le à son honneur, la partie de la France,

***

Ainsi tout s'ordonnait pour la résistance. La nation, tout entière assainie, se sent rassurée et, rassurée, se découvre soudain de nouvelles forces. Elle les rassemble et on sent les muscles et les cœurs se bander pour l'épreuve suprême. Pétain achève ses préparatifs de résistance. Le matériel se fabrique et s'éprouve ; les troupes s'entraînent ; la méthode se dégage : ne se point fier absolument aux défenses de première ligne, les faire simplement assez fortes pour que des réserves, préalablement réunies à quelques lieues en arrière, puissent être portées vers les points menacés : ainsi pourra-t-on durer jusqu'à l'heure où les réserves de l'Entente, forcément modiques à l'hiver 1917-1918, seront, au printemps de 1918, assez fortes pour prendre la contre-offensive.

Les Allemands, ce pendant, préparent leurs forces, car décidément l'heure est venue de frapper le grand coup de la guerre. L'Empire a été, pendant les six premiers mois de 1917, plein de trouble ; la paix à tout prix a été réclamée à grands cris. Mais les pangermanistes, soutenus par tout le parti militaire, se sont indignés, insurgés, soulevés. La paix, oui, on va la donner à l'Allemagne, mais par des victoires éclatantes. N'a-t-on pas vaincu le monde ? La Russie écroulée, la Roumanie acculée, la Serbie écrasée, ne sont-ce point là des marques éclatantes que le vieux Dieu de l'Allemagne est toujours avec elle ? La paix se négocie, — si l'on peut dire, — avec la Russie. Ce sera, le 3 mars, l'infâme paix de Brest-Litowsk conclue et, le 26 mars, l'abominable paix de Bucarest imposée à la malheureuse Roumanie. Nous concluons la paix sur les bases du succès de nos armées, a déclaré sans vergogne, après le général Hoffmann, le chancelier de Hertling. L'Empereur s'est écrié, le 22 décembre : Si l'ennemi décline la paix, nous devons la redonner au monde, en frappant de notre gantelet de fer et de notre épée flamboyante à la porte de ceux qui la refusent, et Hindenburg : La France a creusé elle-même son tombeau. Ce Hindenburg est maintenant dictateur : le pouvoir civil et l'Empereur même lui sont subordonnés ; mais, si Hindenburg est tout-puissant, c'est Ludendorff qui fait les gestes de ce vieux soldat. Cet Erich von Ludendorff que le général Buat vient de nous livrer, est le vrai chef de l'armée et le vrai maître de l'État. Oseur jusqu'à être — dira-t-on — aventureux, joueur effréné parce qu'il croit à sa chance, grand joueur d'ailleurs et stratège à vues fortes, il est autorisé à croire l'Allemagne assurée d'une prompte et éclatante victoire. Elle a une supériorité incontestable de forces et de moyens. Depuis le début de novembre, se transportent vers l'Ouest les forces de Russie : 64 divisions vont venir peu à peu grossir l'armée impériale de France qui déjà en comptait 141. Et ces 205 divisions vont se jeter sur les 177 de l'Entente, mais, en outre, avec le bénéfice que confère l'initiative fortifiée de la surprise.

L'Allemagne entière partage la confiance de ses chefs et l'exprime en termes extravagants.

Et cependant, au fond de cette confiance outrée, il y a un élément de faiblesse. Cette offensive attendue s'appelle l'offensive pour la paix. Ce sera le Friedensturm. Mais cette paix, que nulle nation peut-être ne désire plus frénétiquement que l'Allemagne, celle-ci l'attend tout de suite d'un si gigantesque effort. Elle croit que la France s'écroulera après le premier choc comme la Russie vient de s'écrouler. Les cloches de Pâques sonneront la paix, a dit à ses soldats le kronprinz impérial. Et le mot se colporte. Il faut qu'il en soit ainsi. Quand, écrit-on de Berlin le 2 février 1818, quand commencera-t-elle, l'offensive désespérée ? Le mot est intéressant : si l'offensive désespérée ne réussit pas à imposer la paix avant Pâques, ou tout au moins la Trinité, une terrible réaction se prépare en ces âmes d'avance désespérées que ne pourront empêcher les victoires de l'Allemagne et que les nôtres précipiteront. Et nous, cependant, nous fortifions nos cœurs. Et si l'Allemand parvient à rompre quelque temps les rangs des armées alliées, pas un instant il n'arrivera à rompre les cœurs.

***

Sa seule force réelle était dans une faute immense de son adversaire. Que la supériorité des forces et des moyens lui fût, pour quelques semaines, acquise, cela était redoutable. Ce qui était plus redoutable, c'est que forces et moyens fussent groupées, de son côté, dans la main d'un seul homme, alors que, du nôtre, forces et moyens étaient sans cette cohésion étroite qu'assure seule l'unité de commandement. En vain, la France avait-elle, depuis six mois surtout, sollicité de ses Alliés l'institution d'un commandement unique : elle ne l'avait pu obtenir de leurs préjugés. Sur le front occidental, trois armées s'alignaient : la belge, la britannique, la française. Elles s'alignaient, elles ne se nouaient pas. Et deux grands quartiers, celui du maréchal Haig et celui du général Pétain, en attendant la bataille, dirigeaient sa préparation, élément de faiblesse qui allait être cause de défaite et pouvait devenir péril de mort.

Ludendorff ne l'ignorait pas. Il frapperait à la soudure des deux armées parce que cette soudure, du fait même d'un commandement partagé, était faible et mal assurée. Il redoutait encore l'armée française : c'est sur l'armée britannique qu'il porterait ses coups. C'est au sud-ouest du massif de Saint-Gobain, à Barisis-aux-Bois, que celle-ci jouxtait notre dernière division de gauche, la 125e, et le général Gough, commandant la 5e armée britannique, s'était très précisément peu fortifié à sa droite entre la région de la Fère et celle de Saint-Quentin, se croyant suffisamment couvert par les marais de l'Oise. C'est là que serait appliqué d'abord le coup de poing : il ferait crouler la ligne entière, d'ailleurs vigoureusement attaquée plus au nord. Du coup, les armées britanniques, séparées brutalement de la gauche française, seraient repoussées jusqu'au Santerre, peut-être au delà de l'Amiénois. Une seconde opération, Amiens une fois occupé, conduirait à la mer, et dès lors ce ne serait pas seulement les deux armées qui seraient séparées, mais les deux pays. Un rabattement à droite rejetterait les Anglais, et par-dessus le marché les Belges, sur les armées allemandes d'Artois et de Flandre ; un rabattement à gauche rejetterait les armées françaises sur les armées allemandes de Champagne, et Paris serait alors saisi. Mais, bien avant, l'Entente affolée aurait sollicité la paix. On la lui accorderait. Une paix qui, si l'on en croit un mot imprudent du ministre Kuhlmann aux plénipotentiaires du roi de Roumanie, ferait, en comparaison, estimer bien doux aux Roumains l'effroyable traité qu'on leur imposait.

Ludendorff comptait sur l'absence d'entente des deux armées qu'il entendait disjoindre. Il y comptait trop. Déjà Pétain, voyant venir le coup, avait offert à Haig une intervention éventuelle. Si l'Allemand parvenait à ébranler les lignes anglaises et à les faire reculer, deux armées françaises, glissant sans fracas derrière nos alliés, tandis qu'ils se replieraient lentement en combattant, viendraient prendre position sur une ligne supposée de Noyon à Bapaume. Et les armées allemandes, arrivant fatiguées par la longue et âpre résistance britannique attendue, viendraient se heurter et se briser contre les deux armées françaises fraîches. On supposait que ce serait pour le sixième ou septième jour de la bataille. Un état-major de groupe d'armées, celui du général Fayolle, avait été, à cet effet, mis en réserve, tandis que l'était également l'état-major de la 3e armée Humbert, à Clermont dans l'Oise, ayant immédiatement sous la main les trois divisions retirées du front groupées sous les ordres du général Pelé, commandant le 5e corps ; d'autre part, le général Debeney, commandant la Ire armée à Toul, avait été averti qu'il aurait, éventuellement, à abandonner son secteur lorrain, pour se porter, avec des troupes prélevées sur le front Est, vers le champ de bataille prévu.

La surprise devait résider dans la foudroyante avance allemande à la droite des armées britanniques et le recul précipité de nos alliés. Il n'en va pas moins que les mesures prévues devaient, sinon donner en des circonstances si différentes le résultat attendu, du moins tout sauver de ce qui pourrait être sauvé.

***

Le 21 mars, à 4 h. 40, sur les 90 kilomètres qui s'étendent de la Scarpe, au nord, à l'Oise, au sud, une canonnade d'une violence insolite éclatait sur le front allemand. Et dès 9 h. 10, l'infanterie allemande, traversant à la faveur d'un épais brouillard, l'espace d'un kilomètre qui la séparait des Britanniques, abordait en quelques minutes les lignes anglaises. Contre l'armée Byng, forte de 4 divisions, Marwitz en lançait 10, entre Croisilles et Demicourt. Mais le maître coup de poing était confié à Hutier : c'était, avec 27 divisions, près de 700.000 hommes, que l'homme de Riga attaquait l'armée Gough qui n'en comptait, avec ses 10 divisions, que 125.000 à peine. Sur la droite de Gough, qui, je le répète, s'était cru couvert par les marais et n'avait là que de faibles forces, 4 divisions allemandes se déchaînaient brusquement. Là devait se faire la percée.

Elle se fit incontinent. Tandis qu'au nord de Bapaume, Byng tenait tête à l'assaillant, l'armée Gough était enfoncée en face de Saint-Quentin et, plus au sud surtout, rejetée rapidement de position en position dans la direction de Ham. La résistance désespérée que certaines unités opposaient n'avait comme résultat que de les faire cerner et décimer, et le front en retraite était déjà disloqué le soir du 21. Dès le 22, le canal Crozat était franchi par les Allemands, la ligne Ham-Péronne menacée, la Somme près d'être traversée et, la troisième et dernière position étant rompue, l'armée Gough allait se battre à découvert. Or, elle était à ce point éprouvée, qu'elle avait déjà dû engager toutes ses réserves. Chose très grave, la ligne Chauny-Noyon-Lassigny, qui couvrait la route de Paris, était, après quelques heures, découverte et pouvait, avant vingt-quatre heures, tomber aux mains de l'ennemi. Les débris des divisions de la droite de Gough — je les vis refluer — ne la pourraient certainement pas disputer plus d'un jour. Le flot allemand, roulant, semblait-il, vers Roye et Péronne en direction d'Amiens, pouvait, en l'absence de toute barrière, déferler soudain en direction de Clermont et Compiègne. En tout cas, la liaison entre les armées britanniques et françaises était rompue. Les Allemands eux-mêmes n'avaient pu prévoir un succès si complet et si prompt. Le général Gough, qui semblait avoir perdu tout contact avec sa propre armée, reculait de ville en ville et, ne fixant nulle part son quartier général, paraissait absolument désemparé.

Pétain, dont le sang-froid fut magnifique en ces journées, avait, heureusement, dès le 21, alerté ses réserves. Immédiatement le général Pellé était, avec ses 3 divisions, jeté sur la région Noyon-Chauny, tandis que la 125e division Diebold, qui était à l'est de Barisis, serrerait pour renforcer la droite de Gough. Humbert portait son quartier général à Montdidier pour prendre en main avec le corps Pellé les troupes qui allaient arriver et Fayolle, avisé, se préparait, dès que Debeney serait à son tour accouru, à diriger de haut cette bataille qui inopinément s'imposait à nous.

Pellé, qui, sous les apparences d'un gentilhomme soli-riant, cache une âme forte et un cerveau de mathématicien, avait pour trois jours tout le poids de la bataille en avant et autour de Noyon. Il intervenait en de telles conditions, que la tâche était cent fois plus difficile que si, dès les premières heures, il l'avait assumée. Le 23, ses trois divisions Brécard, Gamelin et Valdant — se jetaient entre le canal Crozat et Noyon. La ville était perdue d'avance ; mais l'important était que, se battant pied à pied, on en défendît, au moins deux jours, l'approche, et que, sous le couvert de ces héroïques divisions, une ligne française s'organisât, qui se cramponnerait au sud de Noyon et barrerait l'accès de l'Oise aux Allemands. Humbert, dont nous savons qu'il était chef énergique et prompt en ses décisions, s'occupait de lier l'action des divisions françaises avec la défense de nos alliés. Mais ceux-ci, repliant sans cesse leur aile droite vers le nord-ouest, découvraient bientôt Montdidier comme ils avaient découvert Noyon. Tandis que Pellé, après avoir, les 23 et 24, disputé les bois au nord de Noyon, s'installait le 25, la ville abandonnée, sur les collines au nord de l'Oise, du mont Renaud au Piémont, le général Robillot, commandant le 1er corps d'armée, groupait sous son commandement les divisions arrivant en hâte et, formant le corps de gauche de Humbert, essayait de sauver Nesle, Roye et de couvrir ainsi Montdidier. Mais les Anglais, se repliant sans s'arrêter sur le Santerre au sud-est d'Amiens, forçaient ces malheureuses divisions françaises à s'étirer. Des trous se produisaient, où s'infiltraient les bataillons allemands. Le 25, Montdidier était déjà très menacé : la voie de Paris pouvait être ouverte. C'est le soir de ce jour que Humbert lançait à ses troupes l'appel resté célèbre : Soldats, vous défendez le cœur de la France !

Il fallait qu'à sa gauche, de nouvelles forces vinssent fixer en les renforçant, nos alliés désaxés. Debeney accourait de Lorraine ; mais c'était un général sans troupes. L'héroïque 56e division Demetz, qui avait été portée à gauche de Humbert, fut, pendant vingt-quatre heures, l'unique unité aux ordres de Debeney. Elle se cramponnait en avant de Montdidier, en attendant que l'arrivée de nouvelles troupes permît à celui-ci d'organiser une défense sérieuse derrière la petite rivière de l'Avre, qui seule maintenant couvrait le sud d'Amiens.

Le général Debeney, qui allait sous peu s'affirmer un des plus éminents stratèges de nos armées, suppléait aux forces par l'énergie. Il criait de tenir bon et la 56e division, effectivement, se cramponnait. Fayolle, de son côté, pourvu des instructions formelles du grand quartier français, prenait définitivement en main toute la bataille de l'Oise à la Somme. Il avait transmis à ses troupes l'appel cordial de Pétain : Cramponnez-vous au terrain. Courage, les camarades arrivent.

Ils arrivaient, mais jetés en hâte en avant d'un ennemi victorieux et emporté par son élan, nos divisions arrivaient souvent démunies de leur artillerie et même de leurs mitrailleuses. La ligne était encore faible en avant de Montdidier, quand, le 27, le flot ennemi vint la heurter : nos hommes combattaient un contre six. Ils défendirent les abords de la ville avec un acharnement qui ne fut pas perdu. L'ennemi en effet arriva bien à Montdidier, mais hors de souffle et saigné aux quatre veines. Et derrière la ville, Debeney se soudant à Humbert fermait la brèche qui, de ce côté, ne sera plus rouverte.

Mais elle pouvait se rouvrir plus au nord. Le 18e corps britannique, droite de Gough, continuait son mouvement de retraite vers le Santerre : il fallait que, sans cesse, Debeney étendit sa gauche, à lui, vers le nord ; il le faisait avec une belle résolution, garnissant de troupes, entre Montdidier et Moreuil, la mince ligne d'eau que lui fournissaient le ruisseau des Trois-Doms et l'Avre inférieure. Et il était temps, car le 28, une ruée furieuse allait se produire sur ce front. Plus au nord, les armées anglaises continuaient leur repli. Elles avaient dû abandonner, après la ligne de la Somme, de Voyennes à Péronne, et celle de la Tortille, de Péronne à Bertincourt, presque tout le champ de bataille conquis en 1916 ; l'ennemi, harcelant, talonnant les troupes britanniques en retraite, créait sans cesse des trous, s'y infiltrait, forçait nos alliés à de nouveaux replis. Ceux-ci n'avaient plus de réserves. Et le maréchal Haig, semblant désespérer de cette partie, parlait dans sa note du 25 de retirer son armée tout à fait au nord-est, pour couvrir simplement les forts du Pas-de-Calais ; il faisait savoir qu'il était urgent, si on voulait sauver Amiens, qu'au moins n trente divisions françaises fussent portées sur ce champ de bataille. Or, Pétain, de son côté, estimait que jeter à cette bataille, aux trois quarts perdue, le tiers de son armée, serait folie. Dans ses instructions, datées du 24, il insiste sur ce que, tout en assurant tant qu'on le pourrait la liaison avec les armées britanniques, il fallait avant tout maintenir solide l'armature des armées françaises et assurer la protection de Paris. Mais, dès lors, Pétain retenant son armée au sud d'Amiens et Haig tirant la sienne au nord d'Arras, on risquait de voir, après la chute d'Amiens, la trouée vers Abbeville ouverte. Ainsi s'affirmait L'effroyable péril que nous faisait courir, depuis le début de cette bataille malheureuse, l'absence de commandement unique.

***

L'un et l'autre chef sentaient vivement ce péril et cherchaient loyalement à le conjurer. Le 25, ils se donnaient rendez-vous pour le lendemain à Doullens et prévenaient leurs gouvernements de cette rencontre. Le président Poincaré, qui, dans cette redoutable crise comme dans les précédentes, préconisait les résolutions d'État, y courut, accompagné de Georges Clemenceau, du ministre Loucheur et du général Foch, tous résolus à faire prévaloir enfin la seule mesure qui pût, en cette minute d'extrême danger, sauver la situation. M. Poincaré nous a récemment, en accueillant le maréchal Foch à l'Académie, fait partager l'intense émotion qui étreignait les cœurs alors que, devant la mairie de Doullens, nos chefs militaires et civils attendaient que Haig eût fini de conférer avec ses lieutenants. A côté du maréchal anglais, ils trouvaient lord Milner, ministre de la Guerre, envoyé par Lloyd George avec de pleins pouvoirs. Les deux commandants en chef, Haig et Pétain, n'aspiraient qu'à trouver un arbitre qui les départageât et, au besoin, un chef qui coordonnât leurs efforts. Leur abnégation facilitait toutes choses. Et chacun parla dans ce sens. La nécessité était d'ailleurs plus éloquente que les hommes : elle imposait tout au moins un coordinateur supérieur. Un nom vint sur toutes les lèvres. Personne n'avait oublié avec quel mélange d'énergie, d'ingéniosité, de clairvoyance et de cordialité, le général Foch avait, dans la bataille des Flandres de 1914, su jouer, entre les armées alliées, très précisément ce rôle de coordinateur.

A 2 heures, heure solennelle dans l'histoire de cette guerre, MM. Clemenceau et Milner, du cordial consentement des deux généraux en chef, signaient l'ordre suivant : Le général Foch est chargé par les gouvernements britannique et français de coordonner l'action des armées alliées sur le front ouest. La fonction était encore limitée et imprécise ; mais l'homme ferait la fonction.

J'ai, dans une très copieuse étude sur la bataille de France, dit notamment, en de longues pages, ce qu'était l'homme, ce qu'était le stratège, ce qu'était le chef[1].

Foch n'était pas de ceux que la guerre avait révélés. Parmi les maîtres de notre École de guerre, il s'était affirmé le premier et les deux traités issus de son enseignement faisaient autorité. Mais ce n'était pas un simple théoricien. Lorsque, le 20 août 1913, il avait reçu le commandement du 20e corps à Nancy, chacun savait que ces belles troupes recevaient, dans la personne de ce soldat, pétillant d'intelligence et ferme au besoin jusqu'à la rudesse, le chef qui convenait aux avant-postes de France.

Ce Pyrénéen n'a gardé du Midi qu'une finesse mordante qui lui fait apprécier, à sa valeur exacte, tout événement, heureux ou malheureux. Il accueillera les grands revers de la guerre avec cette tranquillité d'esprit, avec ce plissement presque malicieux des paupières où tient, ai-je écrit, le vers du fabuliste : Mais attendons la fin. Peut-être, en mars 1918, dirait-il, devant les cris de triomphe des Allemands : Rira bien qui rira le dernier.

Intelligence acérée, sens critique exercé, sang-froid imperturbable, c'est Foch, et un cerveau qui, nourri de la doctrine, ne se laisse jamais cependant opprimer par elle, car il a le sens aigu de la réalité et il y a vingt ans qu'il a écrit que le commandement est illuminé par la vue du champ de bataille. De quoi s'agit-il ? Il a adopté la formule ; ce grand théoricien militaire n'a jamais voulu-étudier que des cas concrets. C'est, par surcroît, dans le meilleur sens du mot, un animateur. Je retrouve sans cesse, et sous la plume du colonel Foch de 1897, et sous celle du général en chef de 1918, ce mot : animer la bataille. Cette vie qu'il communique vient d'une volonté de fer : Victoire égale volonté, ensuite d'une conscience très forte, car il est de ces natures supérieures, avides de responsabilités dont il a jadis parlé, enfin d'une foi absolue ; ce croyant, que nous verrons un jour se présenter si gravement recueilli dans les cathédrales de Metz et de Strasbourg, a, par ailleurs, une foi imperturbable dans le triomphe des forces morales : Victoire égale supériorité morale chez le vainqueur, dépression morale chez le vaincu. Sa bataille de 1918 sera tout entière un acte de foi dans la supériorité finale des forces morales. C'est pourquoi, en pleine défaite de mars 1918, il affirme que la France sortira à coup sûr victorieuse de la lutte engagée.

Ame, on le voit, d'un métal peu commun et âme maîtresse du corps. Si Turenne morigénait sa carcasse, Foch, sans aucun scrupule, surmène la sienne. Il obtient d'elle une activité qui tient du miracle. Je l'ai, au début de cette étude, montré courant les quartiers généraux du Nord en 1914, et on sait déjà quelle activité prodigieuse il a déployée, quelle belle humeur communicative, quels trésors d'énergie suggestive tenant dans une parole brève et un geste expressif.

Grand stratège, il a depuis longtemps livré ses principes. L'offensive seule donne la victoire, mais cette offensive doit toujours avoir la forme de la manœuvre. Pour assurer cette manœuvre, former sans se lasser des réserves ; pour couronner le succès, se servir des suprêmes réserves pour le coup de massue. Si l'ennemi attaque, tenir où l'on est, mais avec la résolution de passer à l'offensive à la première heure ; attendre le moment où l'ennemi prêtera le flanc, le saisir et, dès qu'on l'aura saisi, le manœuvrer. Et, dès qu'on le manœuvre, y aller de toutes ses forces, ne lui point laisser de répit. Pour décider l'ennemi à battre en retraite, il faut l'achever en marchant sur lui ; pour conquérir la position, pour prendre sa place, il faut y aller.

Quand on pense que ces phrases-là ont été écrites en 1897, on croit presque rêver. Le général Foch est peut-être le seul théoricien qui ait pu si parfaitement appliquer, en des circonstances cependant sans précédent, tous ses principes.

Quand, le 26, mars 1918, il prend les rênes, jusque-là forcément éparses, du commandement interallié, c'est d'une main singulièrement préparée ; si elle ne tremble pas, c'est qu'une intelligence grave s'appuie sur des principes mûris et une volonté d'acier sur une foi absolue dans la victoire. Les armées de l'Entente ont un chef et ce chef va se révéler l'un des plus grands génies militaires que le monde ait connus.

**

Les deux commandements britannique et français sont, ce 26 mars, portés l'un à se replier vers le Pas-de-Calais, l'autre à couvrir avant tout Paris. Il va en résulter qu'Amiens et, derrière Amiens, les abords de la Manche seront découverts. La trouée de la Somme peut s'ouvrir jusqu'à la mer. Les premiers ordres de Foch sont tout à la fois pour arrêter le repli anglais, pour activer le secours français. Déjà le 27, le 28, il court de quartier général en quartier général. Dès le 26, il a vu le général Gough avant tout autre et l'a enfin fixé dans le Santerre, en lui mettant, on peut le dire, les deux mains sur les deux épaules : 19e corps, tenir à tout prix... 18e corps, tenir à tout prix... A Fayolle, en qui il a une pleine confiance datant de loin, il a donné l'ordre de soutenir et relever le plus tôt possible Gough en avant d'Amiens. Et il a fait agréer à Haig et à Pétain les principes d'une liaison qui, au besoin, peut tout de suite aller jusqu'à l'interpénétration des forces alliées. C'est fait : il a noué les deux armées.

L'armée allemande était maintenant engagée dans une poche profonde qu'elle essayait encore d'élargir. Au sud, Humbert, appuyé sur Pellé à sa droite et Robillot à sa gauche, tenait décidément bon du sud de Noyon au sud de Montdidier. Pellé surtout, du mont Renaud au Plémont, brisait tous les assauts.

Mais Debeney, dont les divisions à peine s'asseyaient, par surcroît, n'avait pas une position pareille sous les pieds. L'Avre seule pouvait constituer une faible barrière. D'une énergie parfois âpre et toujours résolue, Debeney maintenait cependant en avant de cette barrière ses divisions ; il serait toujours temps de se replier derrière, après avoir fatigué l'assaut qui se préparait.

L'attaque s'essayait le 28 : elle fut arrêtée. Le 29, elle reprit sur Moreuil, et certains indices permettaient de redouter pour le 30 un assaut plus général sur tous les flancs de la poche.

Ce jour-là, mon ami Henry Bordeaux et moi, chargés par le grand quartier de suivre cette énorme bataille, avions vu le général Fayolle ; et sa sérénité, sans aucune insouciance, nous avait rassurés. C'était le vendredi saint. Terrible semaine sainte, nous avait-il dit ; mais aujourd'hui, si Mangin est avec ses divisions devant Amiens, tout sera sauvé, et nous chanterons l'Alléluia dans la cathédrale le jour de Pâques. Nous courûmes à Amiens ; tout y était trouble, crainte et désolation. Je garderai toute ma vie le souvenir de cette ville angoissée. Mais nous avions dépassé dans sa banlieue les divisions de Mangin arrivant à la rescousse.

Ce fut, le 30, le furieux assaut prévu. Le front Debeney, le front Humbert étaient également menacés. L'ennemi se ruait avec 20 divisions, près de 300.000 hommes, sur toutes les parois du saillant créé, espérant en faire éclater au moins un morceau. Sur le front Humbert, ce fut contre le Piémont et ses alentours, notamment Plessis de Roye, plus à l'ouest, contre le massif de Boulogne-la-Grasse, contre les positions au sud de Montdidier et, sur celui de Debeney, de l'ouest de Montdidier à Moreuil, des attaques d'une violence inouïe. On tint bon : au Piémont, une magnifique division brisait la ruée dans ces combats qu'Henry Bordeaux a racontés en des pages palpitantes. Montagne de sinistre mémoire, — beruchtigste Berg, — écrira le général bavarois qui s'y est heurté, contre laquelle est venu se briser, — zerschellen, — l'élan du 30 mars. Ce pendant, les troupes du général Robillot barraient la route en avant d'Orvillers-Sorel, en des combats terriblement âpres. Debeney, appuyé sur Mitry et Mesple, subissait d'aussi rudes assauts, de Montchel à Moreuil, particulièrement à Grivesnes. L'ennemi s'acharnait : parfois il repartit cinq fois à l'assaut, Si on perdait Moreuil, — ce fut l'unique gain notable de la journée pour les Allemands, — la ligne se reformait derrière l'Avre. Le soir de cette terrible journée du 30, samedi saint, l'une des plus terribles de toute la guerre, l'ennemi éreinté, saigné, à bout de forces, s'affaissait devant notre ligne assise enfin du sud de Noyon à l'est d'Amiens.

Ce jour-là, Paris apprenait avec horreur qu'en plein office du vendredi saint, une de ses églises, éventrée par un obus de la fameuse Bertha, avait enseveli sous ses ruines cent malheureuses victimes. Mais le sang répandu sur les dalles du sanctuaire avait crié vers le Ciel : c'est le samedi 30 qu'était arrêté le plus furieux assaut que nous eussions jusqu'ici subi, et, de ce côté, l'Allemand n'irait jamais plus loin. Tandis que Paris, soulevé d'indignation, pleurait sur ses martyrs, nous pouvions, suivant la prophétie du général Fayolle, chanter l'Alléluia, le jour de Pâques, dans la cathédrale d'Amiens sauvée.

***

La première offensive de Ludendorff était donc arrêtée. Ayant attaqué en masse, le 28, sur la crête de Vimy, au sud-est d'Arras, l'Allemand s'était vu repoussé par les soldats britanniques. Le 2 avril, un assaut au nord de la Somme était par ceux-ci également brisé et, du fer au 4 avril, Debeney rompait le suprême effort de l'ennemi sur les collines de la rive gauche de l'Avre. Les Allemands épuisés s'arrêtaient. Dès le 5, Debeney, félicitant ses troupes, avait cependant raison d'ajouter : La grande bataille est commencée. Car on ne pouvait douter qu'elle ne se réveillât ailleurs.

Or, si nous avions finalement, en arrêtant la ruée allemande, empêché la déroute anglaise de tourner en un irréparable désastre, les résultats de cette première ruée n'en compliquaient pas moins singulièrement la tâche de notre haut commandement.

L'ennemi avait réalisé vers Montdidier une avance qui le remettait à 8o kilomètres de Paris et à moins de 6o kilomètres d'Abbeville ; qu'il entendît poursuivre son opération vers le littoral, ou, ainsi qu'il paraissait en avoir eu quelque velléité, la diriger sur le bassin parisien, il était en situation de le faire, en face de positons hâtivement organisées et qui, s'il ne perdait pas de temps et répétait l'attaque brutale du 21 mars, pourraient, semblait-il, résister moins encore que la ligne de défense qu'il avait, ce jour-là, si rapidement renversée. Pour s'en tenir au présent, s'il n'avait pu prendre ni même investir Amiens, il tenait sous son feu le nœud de communications que représentait cette ville et notamment la voie ferrée de Paris-Calais. S'il attaquait plus au nord, en Artois, en Flandre et, si, ayant attaqué plus au nord, il reportait brusquement son attaque plus au sud, les mouvements de rocade de nos réserves en étaient singulièrement gênés. La poche creusée dans notre front augmentant la ligne à défendre de 5o kilomètres, les réserves des Alliés en étaient par là diminuées. Or, l'un d'eux, l'Anglais, sortait de cette bataille avec de telles pertes, qu'il était incapable de se défendre seul sur aucune partie de son front cependant raccourci. Enfin, les Alliés combattraient dorénavant le dos à la mer et à l'Ile-de-France, ramenés à la situation à laquelle avaient mis fin la bataille de la Somme et le repli allemand  qui s'en était suivi.

Cette situation sollicitait l'attention du général Foch. Il a toujours professé que la meilleure défensive est dans l'offensive. La bataille n'était pas finie de Montdidier à Arras, qu'il envisageait la perspective d'une offensive qui dégagerait largement Amiens et reprendrait Montdidier. A travers toutes les vicissitudes de la bataille, de mars à août 1918, nous le verrons garder cette idée fixe, immuable, inébranlable.

Je vis à cette époque le général Foch à Beauvais. Je le retrouvai tel que je l'avais toujours vu, — ou plutôt, rajeuni par l'activité retrouvée, — dans sa tenue bleu-gris, roulant sur ses jambes un peu courtes et fortement arquées par l'équitation, sa forte tête aux cheveux courts sabrée de rides et bronzée par la guerre, le regard clair, parfois malicieux, sous les paupières plissées et, sous la rude moustache grisonnante jaunie par le cigare, cette bouche qui peut, en quelques minutes, prendre tant d'expressions diverses, de la plus mâle vigueur à l'ironique bonhomie. Son geste restait prodigieusement prompt, prodigieusement expressif ; sa main, comme à l'ordinaire, tranchait sa propre phrase ou suppléait au propos. Il nous mena à la carte où, en teintes diverses, s'inscrivait l'histoire de la bataille de mars. Il nous en expliqua les phases. Et puis : Voilà. C'est le passé. De quoi s'agissait-il ? Arrêter à tout prix ! Et il fit le geste des bras qui s'écartent lentement ; soudain la poche se creusa à nos yeux : Et ensuite tenir ferme. C'est maintenant. Et ses deux mains plongèrent énergiquement vers le sol. Et enfin, — ce sera pour plus tard, — ça ! Et, ses bras de nouveau ouverts, il rapprocha les poings pour étreindre l'ennemi aventuré. J'ai heureusement conté la scène quelques jours après ; aujourd'hui, les mots en paraîtraient forgés, tant ce devait être ça ! un jour, — un jour un peu plus lointain qu'on ne le pensait alors.

Déjà en effet se préparait autour de la poche d'Amiens notre contre-offensive, quand, brusquement, en revenant, le 9 avril, de Breteuil où il venait d'en conférer avec le général Foch, sir Douglas Haig apprit que son front des Flandres avait été attaqué, défoncé et que tout était remis en question.

***

Dans la matinée du 9, les Allemands avaient en effet attaqué la gauche de la 1re armée britannique entre le canal de la Bassée et la Lys. Ce front avait été dégarni par suite des nécessités de la bataille de mars. Deux divisions portugaises tenaient précisément le secteur attaqué. Les Allemands s'y ruèrent avec cette fureur ordonnée qui venait de leur réussir si bien sur le front du général Gough.

Les Allemands, ayant écrasé les Portugais, avaient immédiatement élargi la trouée faite et les divisions anglaises surprises avaient été à leur tour entraînées. Déployant un courage opiniâtre, nos alliés se défendirent, par groupes isolés, jusqu'à la mort. Mais laissant ces îlots de résistance derrière eux, les Allemands étaient déjà sur la deuxième position. Les troupes de renforts furent refoulées sur la Lys qui était déjà forcée sur deux points. Pour tous les détails de cette bataille, je me permets de vous renvoyer à l'excellent article publié dans la Revue des Deux Mondes, l'année dernière, par mon ami Louis Gillet.

Le 10, l'attaque poussée très vivement au sud de la Lys s'étendait au nord jusqu'à la crête sud-est d'Ypres. Elle prenait les proportions d'une grande bataille. La poche se creusait en direction des monts qui, dans cette contrée plate, couvrent seuls Cassel — et lointainement Calais — et dont le mont de Kemmel est l'avant-garde. Ypres, par ailleurs, semblait déjà nettement menacé.

Le premier effet de l'attaque, celui qu'avant tous autres en avait attendu l'Allemand, fut de provoquer chez le maréchal Haig la résolution de renoncer absolument à toute offensive sur la Somme. Foch, tout en recommandant à Pétain de continuer les préparatifs que dirigeait Fayolle, autorisait Haig à jeter ses forces sur le nouveau champ de bataille, mais à condition de s'y cramponner et notamment de ne point laisser entamer les Monts.

Mais, le 11 avril, nos alliés étaient encore repoussés vers la forêt de Nieppe au sud-est d'Hazebrouck et, plus au nord un trou, se produisant au sud-ouest de Bailleul., le massif des Monts déjà semblait près d'être tourné par le sud.

Peut-être l'attaque des Flandres n'avait-elle été, dans l'esprit de l'état-major, qu'une simple diversion. Le succès qu'obtenait de nouveau l'effet de surprise, l'incitait à pousser plus avant et à transformer en offensive principale cette offensive secondaire. Au delà d'Hazebrouck, on pousserait sur Calais.

Foch pénétrait ce dessein. Il était résolu à le faire échouer. Mais il fallait qu'une fois de plus le Français vînt à la rescousse d'un allié qui, en dépit de sa résistance opiniâtre sur certains points, semblait avoir perdu pied. Le 2e corps de cavalerie — Robillot — fut porté en direction d'Hazebrouck et deux divisions d'infanterie française venaient fortifier l'armée Plumer au nord de la Lys. Et le général en chef des armées alliées, — il venait d'être enfin investi de ce titre, — prévoyait l'envoi de nouvelles forces françaises.

A la vérité, les Anglais commençaient à réagir. Dans la journée du 13 avril, l'attaque allemande s'était portée au nord de la Lys dans la région de la forêt de Nieppe, nos alliés reprirent Neuve-Église et Wulverghem tombés aux mains des Allemands. Mais les Anglais se repliaient devant Ypres de telle façon que la ville semblait livrée.

Ce n'était pas là cependant qu'était le nœud de la bataille, mais au massif des Monts. Haig parlait de l'abandonner ainsi qu'Ypres, Poperinghe et même Hazebrouck, pour reporter la défense fort en arrière, à moins que l'Entente n'engageât toutes ses forces dans cette bataille des Flandres.

Mais Pétain n'avait pas besoin, avec sa froide prudence, de représenter à Foch combien il était scabreux d'amener vers le Nord, et on peut dire vers l'extrême Nord, trop de forces françaises ; car quelle que fût l'importance que semblait prendre l'action des Flandres, elle pouvait ne rester pour l'état-major allemand qu'une puissante diversion et l'offensive, après avoir pal u se porter au nord, pouvait se reporter au sud du champ de bataille de mars. Foch n'était pas sans partager les craintes de Pétain. Mais le littoral du Pas-de-Calais préoccupait trop le nouveau général en chef des armées alliées, pour qu'il consentît à laisser l'ennemi approcher d'une façon si sensible de Dunkerque, Boulogne et Calais.

Il traçait à Haig un plan de défensive résolue, notamment sur le massif, et promettait l'appui de nouvelles divisions françaises.

Arriveraient-elles à temps pour sauver le massif des Monts ? Les Anglais en défendaient les approches avec peine encore qu'avec opiniâtreté ; mais combattant pied à pied, ils en perdaient les approches. Foch précipitait vers le Nord les nouvelles divisions promises. Un détachement d'armée du Nord était créé sous les ordres du général de Mitry, mis à la disposition du général Plumer, commandant la 2e armée britannique. Bientôt dix divisions françaises seraient sous le commandement de Mitry. Celui-ci avait déjà jeté deux divisions en avant et sur les flancs du Kemmel.

A la vérité, la position était déjà trop approchée par l'ennemi pour qu'elle pût être longtemps tenue. L'important était qu'en s'y appuyant, on brisât l'élan que, entre le 20 et le 25, l'Allemand prenait en vue d'un assaut décisif. Le 25, comptant bien emporter tous les monts, le commandant allemand jetait à l'assaut son magnifique corps alpin bavarois. Une division française, la 28e, se couvrit de gloire en défendant avec une admirable vaillance le mont de Kemmel. On avait dit à nos hommes que la position devait l'être coûte que coûte ; ils la défendirent coûte que coûte. Je vis le lendemain les débris de ces magnifiques troupes : décimés, écrasés, acculés à une position devenue presque impossible à sauver, nos soldats avaient résisté de telle façon que, le Kemmel conquis, l'Allemand restait incapable de pousser plus loin. Un officier allemand, ultérieurement capturé, déclarera que les pertes subies dans les offensives de printemps avaient déprimé le moral, notamment lors de la bataille du Kemmel, ajoutait-il, qui tut une boucherie.

Le fait est que la bataille des Flanches, de ce coup, commençait à s'affaisser. Elle se concentrait autour des Monts, mais le 26, le 27, nos troupes sans cesse grossies interdisaient absolument à l'ennemi tout progrès dans le massif. Mitry avait pris d'énergiques mesures et, durant toute une semaine, ce furent des combats sans résultat autour de Locre, tandis que l'accès d'Ypres comme celui de Cassel était interdit à la ruée allemande arrêtée.

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La bataille des Flandres semblait donc, à son tour, close. Mais si elle avait permis à l'armée française d'affirmer une fois de plus combien, dans la main de Pétain, elle avait réacquis de fermeté et de moral, si une fois de plus, intervenant à l'heure où tout semblait crouler, elle avait sauvé la partie et fermé la voie de Calais, cette nouvelle épreuve laissait les armées de l'Entente dans une situation encore aggravée. Qu'un nouveau nœud de chemin de fer, celui d'Hazebrouck, fût sous le canon ennemi, que le bastion d'Ypres fût à peu près réduit à la malheureuse ville et que les mines de Bruay fussent, d'autre part, sous les feux allemands, c'étaient là des résultats très fâcheux. Mais, par ailleurs, les forces de l'Entente sortaient singulièrement abîmées de cette double bataille. J'ai entendu dire à un très grand chef : Après la double offensive de Picardie et de Flandre, l'armée anglaise n'existait pour ainsi dire plus. En fait, il fallait à nos alliés six à huit semaines pour que, par l'envoi incessant de nouvelles forces, ils parvinssent à se refaire des armées. D'ici là, il semblait que les Français ne pussent les laisser défendre seuls le front au nord de la Somme. Mais c'était alors l'armée française qui demeurerait singulièrement affaiblie sur son propre front. Après avoir étendu celui-ci jusqu'à la Somme, elle avait dû alimenter une bataille plus lointaine encore : dix de ses divisions ou en étaient revenues en lambeaux, ou restaient engagées au nord de la Lys. La 10e armée française, d'autre part, se trouvait dans la région de Doullens, la 5e dans celle de Beauvais, en arrière des fronts d'Artois et de Picardie. Le général Pétain, qui suivait d'un œil inquiet le dégarnissement de son front, allait, le 6, signaler que les armées françaises étaient parvenues à la limite de leur effort en divisions à envoyer au nord de l'Oise. Foch pouvait répondre en toute vérité que l'enjeu de la bataille entre mer et Somme était de telle importance que, quels que fussent les inconvénients du dégarnissement du front proprement français, ils étaient moindres que ne le serait éventuellement une percée décisive de l'ennemi vers le littoral ; et, en dépit des événements tragiques qui vont suivre, il est difficile de lui donner tort. Mais il était clair que, de quelque façon que la bataille se poursuivît dans les semaines qui suivraient, nous étions au pire moment, et que, pour gagner une meilleure heure — on pouvait la prévoir pour la fin de juillet —, il fallait que l'Entente fît face plus énergiquement que jamais à un ennemi bien décidé à en finir avant l'été.

L'Entente y paraissait résolue. A la conférence d'Abbeville du 2 mai, Foch avait vu ses pouvoirs fortifiés encore et étendus à toutes les armées alliées du front d'Occident. Il en profitait pour pousser le général Diaz, successeur de Cadorna à la tête des armées italiennes, à une offensive sérieuse et le général Pershing à mettre en route vers le front de bataille les divisions américaines instruites. Enfin il revenait, comme toujours, à la pensée d'une offensive ou de plusieurs offensives qui préviendraient celle de l'ennemi.

Mais l'Allemagne ne pouvait attendre cette riposte. Après des transports de joie dont M. André Hallays nous a dit les extravagantes ivresses, l'Allemagne déçue, de nouveau, s'assombrissait. Les deux offensives du 21 mars et du 9 avril n'avaient ni l'une ni l'autre obtenu de décision. L'opinion s'en irritait. Certes l'Anglais avait deux fois été enfoncé. Mais toujours les Français, reparaissant, avaient rétabli la partie et c'était toujours à recommencer.

Ludendorff lui-même avoue qu'il s'en sentait exaspéré. La France restait ce peuple dont un de nos grands ennemis du XVIIe siècle, Guillaume d'Orange, s'écriait : Ah ! l'insolente nation ! Ni les bombardements par avion et grosse pièce n'ébranlaient le moral de Paris, ni la crise de 1917 n'était parvenue à ébranler celui de l'armée. Au contraire avait-on vu les casques bleus de France barrer deux fois la route aux armées allemandes victorieuses, en avant d'Amiens comme en avant de Calais. Parce que telle situation enrageait l'état-major allemand, il semble qu'il ait, à cette heure fatidique, perdu la vue claire de la situation. Poussant sur Abbeville ou Calais avec tout ce qu'il avait de forces, peut-être pouvait-il, en mai, couper encore la France et l'Angleterre et finir la guerre par ce coup droit. Mais il parut nécessaire, pour ruiner l'armée française, de se détourner du plan de campagne primitif. Car il fallait accabler l'armée française. On pouvait, avec raison, penser que le front français dégarni serait enfoncé et qu'il en pouvait résulter un événement aussi néfaste pour la force de résistance que pour le prestige de la France. Le Kronprinz, par surcroît, dut intervenir pour qu'il lui fût permis de substituer momentanément une bataille pour Paris à une bataille pour la mer. En attaquant dans la région de l'Aisne, on lui donnerait satisfaction. Peut-être, ayant forcé les collines de l'Aisne, arriverait-on à franchir la rivière, à border la Vesle. Alors serait-on libre encore de choisir entre les deux grands coups : Paris ou la mer. Dès le commencement de mai, c'était vers le front de l'Aisne qu'étaient, avec un luxe incroyable de secret, les bataillons d'assaut.

C'est un moment bien solennel de la guerre. Tout se prépare en apparence pour notre écrasement. Enfoncés le 27 mai, bousculés comme par un cyclone les 28 et 29, les Français paraîtront, le 30, au fond de l'abîme, et l'Entente avec eux. Et cependant, c'est en s'enfonçant vers la Marne que les Allemands viendront créer eux-mêmes le piège où six semaines plus tard Foch les saisira. C'est parce que les deux batailles sont liées : la bataille du 27 mai suivie de l'attaque du 9 juin et la bataille de juillet que je n'ai pas voulu les séparer. Le drame de la seconde Marne tient en ces quatre actes. Croyant courir à la victoire décisive, et un instant autorisée à la croire acquise, l'armée allemande court en réalité à une irréparable défaite, génératrice de tant d'autres. Elle s'enfonce, une seconde fois, Némésis la conduisant, vers son destin — et va s'y enferrer.

 

 

 



[1] Louis MADELIN, la Bataille de France de 1918, Plon, 1920.