LE CHEMIN DE LA VICTOIRE

TOME SECOND. — DE LA SOMME AU RHIN (1916-1918)

 

CHAPITRE PREMIER. — DE LA SOMME À L'AISNE.

 

 

Tandis qu'à Verdun, l'armée allemande s'épuisait en des attaques qui, nous l'avons vu, restaient finalement vaines, Joffre avait pu, à l'abri du bouclier que Pétain, puis Nivelle tenaient en avant de la France, préparer l'offensive projetée sur la Somme.

Le 1er juillet, cette offensive s'était déclenchée, en liaison avec nos alliés britanniques, sur les deux rives de la rivière.

Le général Foch en avait la direction. Il avait, à la fin de 1915, conçu, d'accord avec Joffre, un plan fort large d'action, puisque la bataille devait se déchaîner de Lassigny (à l'ouest de Noyon) à Hébuterne (au nord-ouest de Bapaume), en direction de Guiscard, de Péronne et de Bapaume.

La nécessité de jeter dans la bataille de Verdun une partie des divisions naguère réservées pour cette vaste opération avait eu pour conséquence, avec la réduction des forces, celle du plan, et c'était maintenant, non plus dans la région de Lassigny-Péronne, mais seulement dans la région de Chaulnes-Péronne, plus au nord, qu'opéreraient les armées françaises, tandis que le général Haig, successeur de French à la tête des armées anglaises, garderait, de la région d'Albert à celle de Bapaume, son secteur de bataille primitif.

Haig actionnait, d'Hébuterne à Maricourt, les deux armées Rawlinson et Gough, — celle-ci en réserve. Foch, de Maricourt à Faucoucourt, lançait, à cheval sur la Somme, la 6e armée, en attendant l'heure où la iœ pourrait être jetée sur le flanc de l'ennemi ébranlé. La 60 armée devait, par une poussée brutale et surtout constante, — car Foch prévoyait ce qu'il appelait une bataille de durée, — faire éclater le front allemand repoussé vers Péronne ; elle possédait le chef le plus propre à mener à bien l'entreprise : c'était ce général Fayolle, qu'on a appelé le doux fort, belle figure de soldat que nous retrouverons un jour à un plan supé rieur, un de ces grands chefs que la guerre avait révélés, mais qui, depuis longtemps, étayaient par l'étude une admirable vertu. La me armée venait d'être confiée à un jeune chef, tout bouillonnant d'allant et d'imagination, le général Micheler. Fayolle devait ouvrir le bal et mener vigoureusement la danse, tandis que Micheler attendrait l'heure de jouer sa partie. On était encouragé à attaquer par les très beaux succès que l'offensive du général Alexeieff, déclenchée sur les suggestions du général Joffre, venait d'obtenir sur le front de Russie. Par ailleurs, nous mettions en action une artillerie plus formidable encore que celle des Allemands devant Verdun. Foch disposait de 2.000 canons et pouvait compter pour un mois de bataille sur six millions et demi de coups. Nos mitrailleuses s'étaient multipliées au point que chaque régiment en avait 36 au lieu de 6 en 1914 et notre infanterie marcherait escortée des nouveaux canons d'accompagnement, ces petits 37, dont elle venait d'être dotée. L'artillerie, cependant, serait la reine de la bataille ; on espérait que sa puissance permettrait d'épar-à l'infanterie des efforts trop sanglants. Nos troupes étaient admirables de confiance et d'entrain ; celles qui étaient, depuis plusieurs semaines, sorties de l'enfer de Verdun, éprouvaient une sorte d'allégresse à participer non plus à une défensive souvent douloureuse, mais à une offensive où elles voyaient une revanche contre le Boche.

A la vérité, nous allions nous heurter à une ligne très forte. Le prince Ruprecht de Bavière, à la tête de sa VIe armée, s'appuyait à sa droite sur la IVe, à sa gauche sur la He. En dépit des pertes faites à Verdun, on avait pu maintenir, aux armées allemandes d'entre la Lys et l'Oise, des forces importantes, et c'était encore un demi-million d'hommes qui pouvaient être opposés à nos attaques. Maîtres des collines et plateaux qui, sur les deux rives de la Somme, défendent l'accès de Bapaume et de Péronne, l'ennemi les avait fortifiés tous les jours depuis un an, et, plus spécialement, depuis qu'il pressentait l'offensive en cette région.

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La préparation d'artillerie qui avait duré sept jours, du 24 juin au 1er juillet, devait laisser à tous un souvenir effarant. Et le let, à 7 heures et demie, l'armée Fayolle s'était jetée à l'assaut en direction de Péronne, tandis que l'armée Rawlinson s'y élançait en direction de Bapaume.

Rawlinson se heurta sur sa gauche à une telle résistance qu'il ne put pour ainsi dire pas avancer, mais son centre enlevait Mametz et investissait Fricourt, tandis que Sa droite, entraînée par l'élan des troupes françaises voisines, emportait Montauban et ainsi pénétrait profondément dans la première position ennemie.

De notre côté, le succès ne connut point de réserves. Deux corps magnifiques donnaient l'assaut : au nord de la Somme, l'infatigable 2e corps Balfourier et, au sud, le er corps colonial, conduit à la bataille par ce jeune général Berdoulat que Paris s'honore d'avoir aujourd'hui comme gouverneur.

Balfourier ne devait, en principe, que soutenir l'attaque anglaise, tandis que, au sud de la Somme, Berdoulat emporterait le plateau de Flaucourt qui, couvrant Péronne, dominait par ailleurs, de dangereuse façon, le champ de bataille de la rive droite.

D'un bond, le 20e corps, entraînant la droite britannique, fut sur les premières positions. Le remarquable travail de l'artillerie de Fayolle avait en partie paralysé la défense, mais l'infanterie se montrait, d'autre part, capable de tout renverser de ce qui pouvait subsister. La jeune classe 16, impatiente de se distinguer, était à retenir plus qu'à pousser. Le corps colonial avait, de son côté, enlevé toute la première position de Dompierre à Fay et pris pied sur le plateau de Flaucourt. Déjà la deuxième position, jalonnée par Assevillers, Herbécourt, Feuillères, était abordée sans qu'on eût même dû engager les réserves des divisions et on avait fait 5.000 prisonniers.

Contrairement aux précédents, la deuxième journée fut encore plus brillante que la première. La deuxième position était prise et déjà on entamait la troisième. Le 3, Assevillers et Flaucourt tombaient entre nos mains, puis c'étaient Estrées et Belloy où la légion étrangère dépassa sa propre réputation. Le 5, Hem était pris et, le 8, Hardicourt ; le 9, le corps colonial enlevait Biaches et poussait, le 10, nos lignes jusqu'au delà de la Maisonnette et en face de Barleux ; Péronne était déjà menacé au sud et 12.000 prisonniers restaient entre nos mains. En dix jours, le général Berdoulat s'était rendu maître du plateau de Flaucourt et la mission proposée à la 6e armée était ainsi remplie. C'était le plus beau succès obtenu depuis la Marne ; il suffirait à valoir au général Fayolle et à ses lieutenants la gratitude du pays.

Nos alliés, de leur côté, ayant, dès le 2, repris l'attaque sur de nouvelles bases, étaient repartis, enlevant, ce jour-là Fricourt et soutenant, avec une magnifique fermeté, les plus âpres combats, de la Boisselle à Cantal-maison. Sur un front de 10 kilomètres, ils occupaient, le 8, la première position, ayant fait près de 6.000 prisonniers. Ils ne s'arrêtaient pas, enlevaient, de Longueval à Bazentin-le-Petit, le 14 juillet, la deuxième position et faisaient encore 2.000 prisonniers.

Nous avions profité de la surprise relative qu'avait causée aux Allemands une attaque dont leurs illusions sur l'état des armées françaises leur avaient fait jusqu'au bout méconnaître l'importance. Mais déjà ils précipitaient toutes leurs forces d'Occident vers ce dangereux champ de bataille. Ils renonçaient à Verdun et retiraient des bords de la Meuse divisions sur divisions, pour les porter sur les rives de la Somme. Et la mêlée allait tourner à la bataille d'usure.

Je n'entends pas entrer dans le détail de cette lutte de six mois. Je vous renvoie à l'étude si informée que mon confrère Henry Bidou en a faite[1]. Vous y suivrez la manœuvre tentée par Foch qui, constituant un front défensif face à l'est sur les deux rives de la Somme, redresse, face au sud, le front d'attaque afin de prendre l'ennemi de flanc et en arrière de la deuxième ligne de position. Le 10 août, le général Micheler reçoit l'ordre de se préparer à attaquer de flanc l'ennemi que Fayolle tient solidement à la gorge.

Les Anglais sont repartis encore à l'assaut : ce n'est plus le 200 corps français qui, au nord de la Somme, les soutient, mais le 1er corps Guillaumat. Ces vigoureux soldats de Verdun font l'étonnement de leurs alliés comme de leurs ennemis. Le magnifique assaut, donné à Maurepas, est un des épisodes héroïques de cette phase de la bataille. Son succès nous permettait d'élargir vers le nord la poche qui, entre Belloy et Cléry, pointait vers le sud de Péronne nettement menacé.

L'armée Micheler, par ailleurs, se tenait au sud, maintenant prête à attaquer : elle partait à l'assaut le 4 septembre, enlevant dès l'abord, de Vermandovilliers à Chilly, avec 2.700 prisonniers, toute la première position : Chaulnes était menacé et les contre-attaques allemandes ne parvenaient pas à faire reculer les troupes de Micheler qui, au contraire, le 6, enlevaient encore Berny, portant à 6 050 le chiffre de ses prisonniers. Fayolle, ce pendant, repart le 12 : son armée dépasse même, entre Cléry et Combles, ses objectifs et enlève Bouchavesnes, ce qui la met au nord de Péronne. Enfin, le 15, Rawlinson attaque entre Combles et Pozières : de formidables machines, crachant le feu, marchent en avant de l'assaut. L'Angleterre démasque pour la première fois une des inventions de guerre que, depuis des mois, ses usines exploitent ; ce sont les fameux tanks. La ligne est avancée de deux kilomètres et 4.000 prisonniers enlevés.

Les combats deviennent néanmoins de plus en plus difficiles. Il est clair que la bataille ne fera plus les magnifiques enjambées du début. Que, le 25, de Martinpuich à la Somme, un nouvel assaut nous donne Raucourt, Frégicourt et Morval ; que, le 26, l'armée britannique enlève le plateau de Thiepval qui a jusque-là paru irréductible, ce sont de beaux succès. Mais ce sont des succès locaux sans portée stratégique. Combien de mois faudra-t-il, commence-t-on à dire, pour que, sous la poussée de nos corps, la ligne allemande, sans cesse renforcée, cède et éclate ? Le dernier grand succès est la prise de Combles, où les deux armées alliées se donnent la main. La nôtre va s'engager dans les interminables combats autour de Sailly-Saillisel. Le temps est devenu affreux : la boue de la Somme commence à paraître, aux revenants de Verdun, pire que celle de la Meuse. Et je me rappelle qu'étant allé, dans les premières semaines d'octobre, faire un pèlerinage à la bataille finissante, je dus avouer que le record de la boue était battu, cette immonde bouillie brune où tout s'enfonce que nous dépeint Pierre Loti ; elle englue la bataille et la fait s'enliser. Elle décourage plus particulièrement les Anglais. Le général Haig commence à perdre l'espoir d'obtenir un résultat ; plus tenaces, Joffre et Foch continueraient. On est maître de toutes les hauteurs en face de Péronne comme en face de Bapaume. D'autre part, un saillant profond a été créé dans les lignes allemandes, un saillant qui pèse sur elles, tandis qu'à l'empêcher de s'agrandir, les Allemands se dépensent et s'usent. Encore un effort, et l'offensive de 1916 aura atteint son but. Mais ce n'est pas seulement au grand quartier britannique que l'opération a perdu son prestige ; dans les armées et à Paris, on prend en grippe une opération devenue interminable et Joffre lui-même commence à partager, aux yeux de certaines gens, militaires ou civils, — et Foch par surcroît, — l'impopularité croissante de la Somme.

Joffre est trop tenace pour renoncer complètement. Il ne faut pas lâcher l'ennemi : en octobre, en novembre, on continuera à guerroyer sur la Somme comme à Verdun. C'est pour ne pas laisser à l'Allemand le temps de se refaire de cette double bataille de 1916, qui lui a, au bas mot, coûté un million d'hommes. Nous avons là-dessus des aveux qu'il faudrait pouvoir vous lire. Nos pertes étaient si élevées, dira dans son rapport un des grands chefs allemands de la Somme, qu'il n'y avait littéralement plus de forces pour exécuter des contre-attaques. Le cyclone de la Somme, comme ils l'appellent, a complété l'œuvre de la fournaise de Verdun. Peut-être eût-il suffi que le cyclone continuât à souffler aussi longtemps que flambait la fournaise.

Joffre, s'il consentait à suspendre les attaques, comptait les reprendre avant la fin de l'hiver, en 1917. Mais ce serait alors une Somme agrandie. Castelnau qui, depuis un an, remplit, avec tant de largeur de vues, les fonctions de chef d'état-major général, est d'accord avec le général en chef pour établir, dès lors, un nouveau plan d'offensive, mais qui ne sera que l'élargissement de l'offensive déjà exécutée. Aux conférences de Chantilly des 15 et 16 novembre 1916, nos alliés y adhèrent. C'est, cette fois, entre Arras et l'Oise, sur un front de quatre-vingts kilomètres, que se déchaînera l'attaque, tandis qu'entre Craonne et Reims, une attaque secondaire viendra surprendre l'ennemi et menacer de forcement la trouée de l'Aisne. Déjà les plans se dressent : la lettre de Joffre aux commandants d'armée, qui expose le plan, en fixe l'exécution au ter février 1917. Ainsi ne pourra-t-on, cette fois, être prévenu par l'ennemi.

Ce n'est pas l'ennemi qui fera crouler notre plan. Mais c'est la crise qui, soudain, en décembre, vient frapper, avec le vieux chef de guerre, un instant discrédité, ses deux principaux lieutenants, Castelnau et Foch. Le vainqueur de la Marne va être contraint de céder à une vague de désenchantement et avec lui le vainqueur de Nancy et le vainqueur de l'Yser. La Somme, où l'on a trop longtemps attendu la décision, fait oublier la Marne et tant d'autres services. C'est la crise du commandement de l'hiver 1916-1917, préface d'une bien autre crise.

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La crise, à la vérité, crise de lassitude, était générale. Le monde était las parce que le monde était déçu et, chose rare dans l'histoire, dans les deux camps la déception était à peu près égale et à peu près justifiée. Les Allemands avaient cru emporter la paix victorieuse à Verdun et, dès le mois de juillet, ils y avaient dû renoncer ; leurs alliés, Autrichiens, Bulgares, Turcs, après avoir passé par des alternatives de succès et de revers, étaient contenus et mécontents. J'y reviendrai. Mais les nations de l'Entente n'étaient pas beaucoup moins déçues. L'année 1916 s'était annoncée comme l'année de la victoire ; l'offensive générale, concertée à Chantilly en décembre 19r5, n'avait cependant donné aucun résultat décisif. En Italie comme en Russie, des attaques d'abord heureuses avaient abouti finalement à une nouvelle stabilisation du front. Une plus forte déception était celle que donnait la Roumanie. Après bien des hésitations, elle était entrée en guerre le 27 août, et on avait pu croire que c'était le coup de grâce donné à l'Autriche. Nos nouveaux alliés, tout bouillants d'une vaillante ardeur, s'étaient jetés, peut-être imprudemment, sur la Hongrie. Mackensen, avec une armée allemande, les avait alors pris à dos en Dobroudja, tandis que Falkenhayn, avec une autre, les refoulait en Transylvanie, et bientôt le royaume envahi se voyait menacé du sort de la Serbie : pendant tout l'automne, nous avions suivi, la tristesse au cœur, les héroïques efforts faits par nos malheureux alliés pour arrêter l'invasion qui ne devait être endiguée que le 8 janvier 1917, les trois quarts du pays étant occupés par l'ennemi. Et on pressentait quelque chose de triste et de louche dans l'abandon où le gouvernement russe avait laissé ces nouveaux alliés. On s'étonnait que Sarrail, maintenu à la tête de l'armée de Salonique, n'eût pu, d'autre part, leur donner la main. C'est que, là aussi, l'offensive alliée se trouvait bloquée. Grossie des zoo.000 Serbes que la France avait, à Corfou, reconstitués en armée, les troupes de Salonique avaient attaqué, le 20 août, sans pouvoir beaucoup progresser ; le 12 septembre, elles avaient repris l'offensive, refoulé l'armée bulgare, pénétré en Serbie occupée, pris Monastir et ainsi autorisé de grands espoirs. Mais le roi Constantin, sur nos derrières, trahissait maintenant ouvertement et sa félonie attachait un boulet au pied de notre armée.

Sur le front occidental, les Allemands avaient bien échoué devant Verdun, mais leur attaque, si elle n'avait pu empêcher notre offensive, l'avait dès l'abord restreint ; ainsi cette offensive n'avait-elle pu obtenir les résultats décisifs que Joffre en avait attendus, et dès octobre, si elle ne s'affaissait pas, elle piétinait. Le Parlement français s'était ému de ce qu'on avait appelé les erreurs du haut commandement ; déjà on avait écarté, à l'automne de 1915, Millerand, jugé trop complaisant au grand quartier ; Briand qui avait, dans les comités secrets, défendu l'état-major, était attaqué, et des comités secrets eux-mêmes s'était élevé un grand souffle de malaise qui, sans l'empoisonner, chargeait l'atmosphère. L'Angleterre s'était donné un dictateur, Lloyd George, le 7 décembre ; nous ne nous décidions pas à nous en donner un : nous ne le chercherons qu'après une nouvelle année d'épreuve. L'Allemagne avait acclamé le sien qui était Hindenburg.

Plus qu'aucune autre nation peut-être, l'Empire traversait des heures amères. L'échec des armées allemandes devant Verdun n'avait pu être escamoté, comme l'avait été, naguère, la défaite sur la Marne ; le sang de l'Allemagne avait coulé à flots dans les champs de la Meuse, mais, suivant un mot célèbre, plus que le sang, l'honneur allemand avait coulé par tous les pores. Chaque famille pleurait un fils mort devant Verdun ou aux rives de la Somme ; mais la France, qu'on avait tenue pour à bas, avait, devant Verdun, crevé le prestige du kronprinz de Prusse, et sur la Somme, entamé celui du kronprinz de Bavière. Un général allemand s'écriait : La nation française a surpris le monde entier et personne plus que nous. Cette France, qu'on avait cru abattue, se relevait plus forte après chaque coup. L'aigreur était extrême dans les hautes sphères ; Falkenhayn, rendu responsable de l'offensive malheureuse sur Verdun, devait quitter la tête de l'armée ; Hindenburg, qui avait blâmé l'entreprise, y était porté et, chose remarquable, c'était l'opinion allemande irritée qui l'imposait à Guillaume II, humilié dans la personne de son fils aîné ; le vrai seigneur de la guerre, ce serait dorénavant le vieux maréchal jadis disgracié par l'Empereur.

L'opinion était mécontente. Je possède la copie de centaines de lettres dont j'aimerais donner ici des extraits. Elles me dispenseraient de tout commentaire. On s'y plaint de tout. A ce pays qui, cependant, ne connaît pas, puisqu'il n'est pas envahi, les vraies misères de la guerre, il faut qu'on cite, pour le relever, l'exemple d'endurance que donne la France massacrée. Mais l'effet reste médiocre. Les murmures augmentent.

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C'est alors que le gouvernement impérial prend l'offensive de paix. Bethmann-Hollweg fait proposer l'ouverture de pourparlers. C'est une manœuvre assez grossière, à deux fins. Le gouvernement allemand n'ignore rien de la lassitude générale. Aux négociations, il ne risque pas grand'chose ; il tient d'énormes gages, Belgique, Nord-Est de la France, Courlande, Pologne, les trois quarts de la Roumanie, la Serbie tout entière. Si l'Entente s'engage dans des pourparlers, elle est perdue ; l'Allemagne restera maîtresse du tapis ; Hindenburg sera toujours prêt à y donner le coup de poing. Et si les propositions sont repoussées, le gouvernement impérial tirera bénéfice de ce refus même ; car, se tournant vers les neutres abusés, vers le peuple allemand qui réclame la paix, il s'écriera : Que le sang qui va se répandre retombe sur la tête de ceux qui repoussent la paix ! Et c'est pourquoi c'est du haut de la tribune du Reichstag que Bethmann-Hollweg a annoncé l'envoi des notes proposant la paix. Piège grossier, s'écriera avec raison Aristide Briand au Palais-Bourbon et, à Westminster, Lloyd George : Nœud coulant dont l'Allemagne tiendrait l'extrémité.

Plus dangereuse est l'intervention presque simultanée du président Wilson. Ce personnage singulier commence à jouer son rôle qui, plus que jamais aujourd'hui, apparaît difficile à caractériser parce qu'à expliquer, sauf par une idéologie souvent généreuse, mais plus souvent nuageuse, doublée d'un prodigieux orgueil sans cesse blessé. Pour l'heure, profondément ignorant encore des causes profondes de cette crise, n'y voyant qu'un conflit d'intérêts agressifs et s'étant mis à penser la paix avant d'avoir pensé cette guerre, il rêvait d'une paix blanche, persuadé assez naïvement qu'il n'y avait qu'à dissiper de déplorables malentendus et que chacun, ce malentendu dissipé, n'aurait plus qu'à s'embrasser. Mais sa proposition, je le répète, était dangereuse. Heureusement, elle parut telle aux deux partis belligérants. Wilson demandait que chacun étalât ce qu'il appelait les buts de guerre. Nous eussions pu répondre que notre but était de repousser une abominable agression et, par certaines précautions, d'en empêcher le retour. L'Allemagne eût été plus embarrassée. De fait, elle déclina l'invitation Guillaume II répondit qu'il préférait, à cette espèce de médiation à la Salomon, un échange de vues sans intermédiaire. Quant à l'Entente, elle avait à la fois à répondre à l'insidieuse proposition de l'Allemagne et à la loyale, mais inopportune intervention du président américain. M. Briand fut chargé de faire cette double réponse au nom des gouvernements alliés. Le 30 décembre, il repoussait la suggestion allemande comme sans sincérité et sans portée. Mais le 10 janvier, en contraste avec l'attitude fuyante et la réponse évasive e Guillaume II, il transmettait au président Wilson un exposé très net, non des buts de guerre, mais des garanties que l'Entente était contrainte de prendre contre une nouvelle agression. Au fait, la France venait de répondre aux ouvertures de paix en consommant sa victoire à Verdun et Mangin trouvait la formule exacte quand il criait à ses soldats vainqueurs : Vous avez été les bons ambassadeurs de la République.

L'Empereur sortit alors la réponse toute préparée ; car la manœuvre s'achevait. Se déclarant saisi a d'une indignation brûlante et d'une saine colère a, il se proclamait prêt à tout casser. Et pour commencer, le gouvernement allemand décidait de déchaîner la guerre sous-marine. Le 31 janvier 1917, il signifiait aux neutres que l'Allemagne empêcherait pan la force, après le 2 février 1917, dans les zones entourant les États de l'Entente, toute navigation, y compris celle des neutres. Ainsi serait rétablie la liberté des mers.

En fait, cette guerre sous-marine, l'ennemi avait déjà essayé de l'entreprendre et ne l'avait abandonnée, — relativement, — que sur les protestations du président Wilson, le 18 avril 1916. Mais, d'une part, il lui avait paru que le rejet des propositions de paix serait un excellent prétexte pour y revenir et, d'autre part, voyant le président Wilson se perdre, en apparence, dans les nuées, il s'y trompait, persuadé qu'il n'en descendrait pas.

Nos ennemis paraissaient d'ailleurs disposés à braver le monde. Que vaudrait, au pire, l'intervention des États-Unis, précisément séparés de l'Europe par cet Océan dont, avec la belle outrecuidance germanique, on se déclarait d'avance les maîtres ? Et le fait est que, déchaînés, les sous-marins allemands allaient, pendant les six premiers mois de 1917, remplir les mers d'affreuses ruines et les destructions allant croissant, on pourra, jusqu'à l'été de 1917, croire que l'abominable campagne aura raison de nous. Ayant coulé en février plus d'un demi-million de tonnes, l'Allemagne allait, jusqu'en juin, porter jusqu'à 874.000 tonnes le désastre mensuel. Et cette progression était effrayante. Allons-nous périr, frappés par cette nouvelle violation des lois de la guerre ?

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Il fallait connaître ces circonstances pour comprendre la crise qu'allaient traverser la France — et toute l'Entente.

L'Empire allemand paraissait ébranlé ; mais il semblait que le temps maintenant, après avoir travaillé pour nous, travaillât pour l'ennemi. Saignée en 1916, l'armée allemande se pourrait refaire pendant l'année suivante. Ce serait folie de lui en laisser le temps. Il fallait que la guerre fût terminée avant l'hiver de 1917-1918. Or, il paraissait aux esprits impatients que Joffre, pour la mener plus sûrement, la menait trop lentement. La nation se contentait de penser que c'était bien long ; elle n'incriminait pas nommément le vainque& de la Marne qui restera toujours populaire ; mais il en était tout autrement du Parlement. Depuis les premières journées de Verdun, un nouvel état d'esprit s'y faisait jour. Ce qu'on appelait la dictature de Joffre n'avait pas donné la victoire ; de ce fait, on s'en fatiguait. Lorsque, la Somme à peine close, le général en chef, fort tranquillement, parlait d'une nouvelle offensive à préparer, on répondait : Ce sera toujours la même chose, — et on déclarait qu'il se fallait presser. Il fallait écarter, le plus honorablement possible, le vieux chef, les vieux chefs : car Castelnau et Foch encouraient avec Joffre la défaveur du Parlement. On les disait vieux, usés, embourbés dans la boue des tranchées, incapables d'allant. Il fallait un jeune chef, un homme nouveau. Là guerre n'en avait mis guère qu'un en vedette : Pétain. Mais c'était précisément l'homme le moins fait pour accepter une mission coûte que coûte offensive. Il estimait en effet que, si l'armée allemande était saigné, la nôtre l'était plus encore et que nous ne pouvions rêver pour l'année qui venait que des offensives limitées. Stratège à l'esprit clair, il ne croyait pas l'heure encore venue de la grande stratégie.

Il fut écarté, mais puisque Foch et Castelnau l'étaient aussi, il fallait chercher, en dessous des commandants de groupe, parmi les commandants d'armée. L'un deux, l'un des plus nouveaux, venait de s'imposer à l'attention du pays. Son nom, jusque-là peu connu, avait, depuis trois mois, brillé en lettres de feu sur un ciel un peu gris. C'était le chef de l'armée de Verdun, le général Nivelle.

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J'ai dit quelle belle figure de soldat il dessinait, âme passionnée, cœur ardent, imagination vive, tout cela sous une apparence froide. Nous savons quels exploits avaient, en 1914, signalé, de l'Alsace aux rives de l'Ourcq, le colonel Nivelle à l'attention des grands chefs. L'attitude agressive du commandant du 3e corps lors des combats de Verdun avait frappé Joffre, une lettre d'avril 1916 en fait foi. Et on l'avait appelé en mai, à la tête de l'armée de Verdun, quand l'heure était venue de reprendre, et il avait repris. Les journées du 24 octobre et du 15 décembre avaient été des succès magnifiques dus à une remarquable préparation. On disait que c'était une nouvelle forme d'opération qui jaillissait de ces assauts tout à la fois méthodiques et hardis. Il était l'homme du jour. Il fut, le 16 décembre, appelé à succéder à Joffre.

Mais, dès l'abord, sa situation — et c'est ce qui explique bien des choses — se trouvait difficile. Joffre avait, jusqu'au bout, joui d'une indépendance extrême. Par une réaction naturelle, le Parlement et le gouvernement seraient amenés, sous un chef moins prestigieux, à s'immiscer plus que devant dans les affaires de la guerre. Par ailleurs, ayant, en moins de sept mois, passé du commandement d'un corps d'armée à celui de toutes nos armées, le nouveau général en chef ne pouvait prétendre à l'autorité d'un Joffre, d'un Castelnau ni d'un Foch. Ses camarades de la veille, cela est humain, s'ils ne désapprouvaient le choix d'un chef valeureux, se croyaient plus libres de discuter ses conceptions et lui-même était, plus que Joffre, tenu à ménager leurs susceptibilités. D'ailleurs, deux méthodes se heurtaient et deux conceptions de la situation ; la personnalité même, si distinguée, du général Nivelle disparaissait presque en ce conflit. Ce ne fut pas un homme, mais une idée qui fut bientôt en jeu. Le conflit fut entre deux concepts.

On avait écarté Joffre : c'est donc qu'on trouvait son plan d'offensive trop modeste. Le nouveau général en chef était non seulement autorisé, mais invité à en établir un plus large et plus ambitieux dans l'espoir qu'il serait plus décisif. Avant trois semaines, ce plan était sur pied. Il était très séduisant parce que très simple en ses grandes lignes. Ludendorf écrira que Nivelle avait conçu réellement le grand objectif stratégique. Et la commission d'enquête hésitera à le condamner d'une façon absolue.

Le front allemand, de Lens à Reims, dessinait un angle très marqué dont le sommet était au sud de Noyon, à Ribécourt. Ce front s'appuyait sur deux piliers : au sud de Lens, les hauteurs de Vimy ; au sud de Laon, le massif de l'Aisne. Notre avance sur la Somme avait placé les Allemands entre Péronne et Soissons, dans ce que nous appelions la poche de Noyon.

Assaillir les Allemands sur ce saillant était les amener sans doute à y jeter des forces importantes : quand elles se seraient engagées dans la poche, la double attaque principale se ferait sur les deux branches de l'équerre : au nord, les Anglais attaqueraient entre la région de Lens et celle de Cambrai, et, faisant sauter le pilier de Vimy, se porteraient vers la région de Valenciennes tandis que nos armées, assaillant le massif de l'Aisne, jetteraient bas le second pilier ; les Allemands, toujours accrochés par les armées opérant entre Péronne et Noyon, seraient pris entre les deux bras d'une énorme tenaille. Ainsi serait détruite la masse principale des forces ennemies sur le front occidental. Mais, pour que l'attaque sur le mur de l'Aisne se fît sans exposer sur son flanc droit l'armée assaillante qui serait la 6e armée, la 5e, à sa droite, attaquant sur la trouée de Juvincourt entre Craonne et Reims, marcherait en direction de Sissonne et de Château-Porcien, tandis que, par une attitude agressive, de Reims à l'Argonne, et plus particulièrement par l'attaque du massif de Maronvilliers, la 4e armée retiendrait l'aile gauche allemande jusqu'au moment où, toutes les armées étant en mouvement, l'ennemi serait, de toutes parts, repoussé vers la Meuse.

Un plan stratégique prête toujours à une critique ; s'il est vaste, il est tout de suite réputé chimérique et il est tenu pour tel jusqu'au moment où il se réalise. Si Foch eût, en juillet 1918, révélé à ses lieutenants qu'attaquant en Picardie, il allait en trois mois reconduire les Allemands à la Meuse, on l'eût probablement taxé d'extravagance. Le malheur de Nivelle est que son plan n'a pas abouti, et peut-être son imprudence fut-elle, dès l'abord, de dévoiler tous ses buts stratégiques et à trop de personnes. Mais c'est qu'aussi trop de personnes étaient à éclairer et à persuader, ce dont Joffre, naguère, se faisait peu de soucis.

La grosse question était de savoir si, ayant assez de forces pour tenter l'assaut de Péronne à Moronvilliers, nous en avions assez pour mener à bien la suite de l'énorme opération qui suivrait. C'est ce que ne croyait pas Pétain et toutes les fois qu'on lui demanda son avis, il le dit très carrément. Il n'était pas le seul dans l'armée, où bien des chefs, déshabitués d'ailleurs par la guerre de positions de conceptions si larges, criaient à la chimère. Si Joffre avait eu voix au chapitre, peut-être eût-il simplement fait observer qu'on n'enlève pas de front le massif de l'Aisne ; il avait, lui, compté le tourner à droite par Juvincourt et à gauche par Noyon. Mais Nivelle pouvait penser que l'attaque des armées de Franchet d'Esperey sur le front Péronne-Noyon, ayant attiré l'attention et les forces ennemies dans le fond de la poche, l'Allemand n'aurait pas assez de forces pour disputer le massif. C'est donc à Laon qu'à son avis l'assaut du premier jour devait nous mener.

Les 1re et 3e armées, — Fayolle et Humbert, — restant en Picardie sous le commandement supérieur de Franchet d'Esperey, les 6e, 5e et 10e armées, commandées respectivement par les généraux Mangin, Mazel et Duchêne, chargées de l'opération de l'Aisne, étaient, sous le nom d'armées de rupture, groupées sous les ordres du général Micheler. Le général Pétain était chargé d'organiser, avec son subordonné, le général Anthoine, commandant la 4e armée, l'enlèvement du massif de Moronvilliers.

Le plan rencontrait, de la part du gouvernement anglais, un accueil enthousiaste. Le ministère Briand s'en montrait alors unanimement satisfait. Il pressait le général en chef d'attaquer au plus tôt, — avant le 15 février, pour éviter d'être, comme en 1916, prévenu par une attaque de l'ennemi. Au Parlement, les députés et sénateurs, venus au grand quartier interroger le général Nivelle, revenaient enthousiasmés. L'heure est venue de l'offensive profonde, disait un de ces missionnaires aux applaudissements de la commission de l'armée. On irait au moins jusqu'à la Meuse. Il était fâcheux qu'on répétât à satiété de tels propos : ils préparaient la déception qui, dès lors, risquait de s'exagérer. Cependant, on exécutait les travaux préparatoires au grand assaut.

Ils ne pouvaient échapper aux Allemands. Hindenburg était maintenant chef d'état-major général et avait naturellement amené au grand quartier impérial son inséparable Ludendorff. C'était en réalité celui-ci qui, avec le titre de quartier-maître général, allait diriger la guerre ; j'y reviendrai. L'un et l'autre apercevaient le danger. Avant même qu'il se précisât, l'état-major allemand voyait clairement que leur défaite sur la Somme les forçait à un important repli. Affaiblie par sa double défaite de Verdun et de la Somme, l'armée allemande d'Occident ne pouvait prévenir l'attaque anglo-française ; elle était réduite à la stricte défensive pour un an au moins, et Ludendorff ajoute qu'elle était en assez mauvais arroi. Il fallait délibérément, — encore que l'orgueil allemand en saignât, — se replier sur une ligne défensive soigneusement préparée d'Arras à Laon, passant par Saint-Quentin et la Fère. On y travaillait activement depuis le mois de novembre.

A la fin de février, on commença à replier les gros bagages, le matériel lourd. Mais, pour créer entre les Français et la nouvelle ligne des difficultés inextricables et, aussi pour obéir à cette Schadentreude, cette joie de nuire, si foncièrement propre à la race, on dévastait systématiquement la région qu'on allait évacuer. J'ai vu, au lendemain de l'évacuation, une partie de ces malheureux cantons, et en parlant aujourd'hui, je ressens encore l'indignation où me jetait cette exploration. Villes et villages froidement détruits, champs retournés, arbres fruitiers tous sciés à la base, routes rompues, instruments aratoires brisés, l'image d'une dévastation méthodique, plus odieuse mille fois que celles des anciens Barbares, précisément parce que tout s'était fait avec méthode. Naturellement, le pillage était ordonné autant que la destruction : chacun fit main basse sur tout ce qui était précieux ; les caves furent vidées les premières et ce fut un grand soulas. Un des officiers écrit, le 15 mars : Si seulement les Françaises de pure race, les Françaises aux cheveux noirs n'avaient pas quitté les villes, nous vivrions réellement comme des dieux.

Le repli se préparait depuis des semaines que nous ne faisions que le soupçonner. Quand, le 4 mars, Franchet d'Espérey, en ayant, sur son front, perçu depuis une semaine les indices, les signala, il se heurta à un certain scepticisme. Avec beaucoup de logique, il avait conclu qu'il fallait attaquer tout de suite ou que l'attaque tomberait dans le vide. Une semaine se passa. Le repli se confirmait. On donna ordre de poursuivre. D'Espérey n'avait pas attendu l'ordre, mais on avait grand'peine, à travers ce pays subversé, à reprendre contact avec les arrière-gardes ennemies qui maintenant se dérobaient rapidement. Humbert s'était cependant avancé et, plus vite que les Allemands ne s'y attendaient, arrivait sur leurs talons devant la ligne Saint-Quentin-la Fère, où le front allemand se fixait. Le 21 mars, la retraite Hindenburg avait pris fin. Il faut reconnaître qu'elle a sauvé l'armée allemande d'un désastre.

***

Le plan d'attaque, en effet, devenait caduc. Bapaume, Péronne, Nesle, Ham, Roye, Guiscard, Lassigny, Noyon, Chauny, les abords nord de Soissons étant évacués, la poche de Noyon n'existait plus, et la question se posait de savoir si on ne devait pas ajourner les projets dont l'existence de cette poche avait été en somme le principe.

Sur ces entrefaites, deux très grands événements venaient de se produire. Le 11 mars, la révolution avait éclaté à Petrograd ; le tsar avait abdiqué et si le gouvernement provisoire était composé de patriotes, il paraissait, dès les premiers jours, débordé par le Conseil des ouvriers et soldats ; le pacifisme le plus intransigeant animait ses membres et, en dépit des assurances que nous donnaient les nouveaux gouvernements, du libéral Milioukof au socialiste Kerensky, on pouvait se demander, s'ils seraient longtemps les maîtres. Ils ne l'étaient pas. Le fameux prikase I, en supprimant virtuellement la hiérarchie dans l'armée, y rompait la discipline. Tout au plus pouvait-on espérer que ces malheureux ne courraient pas tout droit à la paix honteuse Mais déjà des fraternisations suspectes se faisaient aux avant-postes. Pratiquement, cette révolution — saluée avec joie par les idéologues de l'Entente — nous poignardait. Le front russe n'existait plus bientôt que sur le papier. En tout cas, aucune offensive n'en pouvait partir qui seconderait la nôtre.

Par contre, les États-Unis entraient décidément en guerre. Et c'était le second fait nouveau. Le 2 avril, M. Wilson, sous la pression de l'opinion américaine, s'était transporté au Capitole de Washington et, rappelant, à la tribune du Congrès, la longue suite des crimes allemands et des défis jetés à l'humanité, il avait déclaré que l'Amérique ne pouvait choisir le sentier de la soumission. La guerre était déclarée à l'Allemagne. Je reviendrai sur les conséquences de cette intervention. Il importe de signaler dès maintenant que, autant que la révolution russe, elle modifiait la position de l'Entente et, apportant au problème de nouvelles données, autorisait et même contraignait hommes d'État et de Guerre à le remettre à l'étude.

C'était l'avis du nouveau ministère français. Le cabinet Briand avait démissionné. Reformé par son chef en décembre 1916, il n'avait alors reçu un lustre nouveau que de la présence au ministère de la Guerre d'un de nos plus éminents chefs, le général Lyautey. Celui-ci avait commencé à déployer dans ce nouveau poste les admirables qualités qui lui ont valu une réputation hors pair d'administrateur autant que de soldat. Mais il était tombé victime de la fermeté même qu'il avait apportée à défendre, à la tribune du Palais-Bourbon, les prérogatives de sa charge et le secret des opérations. Mais de sa chute, le ministère Briand était resté ébranlé et il avait, le 17 mars, cédé la place au ministère Ribot. Dans ce cabinet nouveau, le portefeuille de la Guerre était confié à un savant distingué, M. Paul Painlevé.

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M. Painlevé désapprouvait dès l'origine, — lui-même le dit formellement, — les plans et, d'une façon plus générale, la méthode du général Nivelle. Il déclarait dès l'abord ces projets très aventurés. Le général en chef s'en aperçut dès les premiers moments[2].

L'inquiétude du ministre de la Guerre était parfaitement légitime, il faut le dire. Consultant — à la vérité, contre toutes les règles de la hiérarchie — les lieutenants mêmes du général en chef, il acquérait la conviction que ceux-ci, — et même certains chefs chargés de l'exécution du plan, — étaient anxieux et même nettement hostiles.

Sur ces entrefaites, le repli allemand paraissait à bien des esprits sages modifier profondément la situation stratégique, et les événements de Russie et d'Amérique, la situation générale. Le ministère était parfaitement en droit de s'en préoccuper.

On se rappelle que le principe de la grande opération projetée était la présence des Allemands dans la poche de Noyon. Le repli allemand faisait disparaître cette poche. Il était logique de penser que le plan allait être remis à l'étude et qu'il en devait résulter sinon un abandon de l'offensive projetée, du moins un ajournement notable de son exécution. Par ailleurs, était-il prudent de déclencher une offensive, alors que, mal fixé sur les conséquences de la révolution de Petrograd, on était tout au moins assuré qu'avant l'automne, l'armée russe, en pleine désagrégation, ne pourrait entreprendre aucune opération ni même garder une attitude agressive ? Enfin était-il opportun de risquer une offensive qu'on disait décisive, mais qui, tout en étant très coûteuse, pouvait décevoir les espérances, à l'heure où l'Amérique, mobilisant une armée qui bientôt serait considérable, demandait une année avant de pouvoir intervenir militairement.

A ces objections très fondées, le général Nivelle répondait qu'étant donné le moral excellent des troupes, un ajournement serait fatal à leur esprit, que, si les Russes, désagrégés, pouvaient peut-être se réorganiser, il était plus probable — et l'événement devait lui donner raison —, que leur impuissance n'irait qu'en augmentant, qu'il fallait au contraire exécuter l'offensive quand, vaille que vaille, les Russes restaient en guerre et que, enfin, la guerre sous-marine, dont je vous ai dit les premiers résultats alarmants, rendrait probablement difficile l'intervention efficace d'une armée américaine sérieuse avant dix-huit mois. Voulait-on ou non terminer la guerre avant deux ans ?

La question, vous le voyez, avait plus d'une face. Ce que, je l'avoue bien franchement, on a peine à comprendre, c'est que le plan d'opérations pût être maintenu. Il fallait renoncer à attaquer les Allemands et même à les inquiéter sérieusement à leur nouveau centre entre Saint-Quentin et la Fère ; le général d'Esperey, très sagement, déclarait qu'il n'y fallait point penser. Mais alors les Allemands pourraient porter sur leurs flancs des forces considérables et l'assaut aux collines de l'Aisne notamment, difficile même en face de médiocres forces, risquait d'être scabreux lorsque ces formidables positions seraient défendues par des troupes nombreuses, susceptibles d'être rapidement grossies et renforcées.

Le tort du ministre de la Guerre ne fut pas de se montrer hostile à l'opération : ce fut de ne pas l'être franchement. Les idées de M. Painlevé étaient admissibles ; mais son attitude fut illogique. S'il était persuadé que l'offensive était néfaste, ou même inopportune, il n'avait que deux décisions à prendre : ou démissionner lui-même ou obtenir du général en chef qu'il se retirât. Celui-ci, avec raison, disait qu'ayant reçu très précisément mission de préparer une offensive, il la préparait ; que son devoir était de continuer jusqu'au moment où il recevrait positivement l'ordre d'y renoncer.

Une conférence, qui restera historique, se réunit le 9 avril à Compiègne où, en présence du président de la République et de quatre ministres, les généraux Nivelle, de Castelnau, d'Esperey, Pétain et Micheler furent appelés à donner leur avis. Le général en chef y posa la question très nettement : Si le gouvernement estime que l'état actuel de la Russie, l'entrée en ligne de l'Amérique créent des facteurs nouveaux de nature à modifier les directives qui m'ont été données, qu'il le dise. Les généraux consultés parurent, à des degrés divers, assez tièdes pour l'offensive projetée. Le général Pétain, qui, dans toutes ces circonstances, montra beaucoup de suite, fut très net en son opinion ; Castelnau ne le fut pas moins, mais, très sagement, il déclara qu'il fallait que le gouvernement prît un parti : ou laisser sa pleine liberté au général en chef, ou le remplacer immédiatement. Nivelle ne demandait pas autre chose : très loyalement, il offrait sa démission, facilitant ainsi au gouvernement la décision à prendre. M. Painlevé proposa une transaction, c'est-à-dire, dit avec raison M. Galli, un pis-aller. Son opinion pouvait se traduire ainsi : Essayer de l'offensive quitte à l'arrêter. Je n'hésite pas à dire que c'était la pire des solutions. La réunion, loin d'avoir dissipé le malaise, l'avait augmenté. Foch, chargé postérieurement de l'enquête, a pu écrire : Le gouvernement a cherché la lumière, mais ses yeux sont restés fermés. Et Pétain, plus rudement : Le gouvernement parfaitement éclairé a passé outre. C'est donc à lui qu'incombe la principale responsabilité.

Nivelle, en effet, avait carte blanche. Et cependant il restait en son esprit un doute qui le troublait. Par ailleurs, ses sous-ordres continuaient, en majorité, à n'aller à la bataille qu'avec de grandes appréhensions. Cette atmosphère n'était guère favorable à une préparation tout à fait heureuse. Par contre, les soldats, à qui on disait qu'ils allaient, d'un seul coup, terminer la guerre, montraient un moral surexcité jusqu'à une sorte de griserie héroïque. J'avais demandé, à cette époque, à être attaché à une des armées d'assaut : j'ai pu causer avec ces braves ; ne possédant pas toutes leurs illusions, j'étais partagé entre l'admiration que m'inspiraient leurs sentiments et la crainte d'un lendemain décevant. Ah ! les bons soldats ! les braves gens ! Je les retrouverait toujours les mêmes ! ils me mettaient, par leur magnifique résolution, les larmes aux yeux. La confiance se trouva portée au maximum à la nouvelle des succès britanniques.

Les armées britanniques se devaient jeter les premières à l'assaut sur un front de vingt kilomètres entre le sud d'Arras et le sud de Lens. Après une préparation d'artillerie sans précédent, où 1.000 pièces crachaient, les troupes britanniques partirent à l'attaque avec une magnifique résolution. Le succès parut complet. La crête de Vimy fut enlevée par les Canadiens avec une admirable vaillance, et près de 6.000 prisonniers faits en quelques heures. Maîtres des hauteurs dominant l'Artois, nos alliés préparaient incontinent un nouvel assaut pour le 23 avril entre Lens et Croisilles, l'attaque devant ensuite, tous les jours, s'élargir pour s'approfondir plus sûrement.

***

Nous devions, nous, attaquer le 12 avril. Du nord de Soissons à l'est de Reims, les armées Mangin et Mazel avaient pour mission, l'une d'assaillir et d'enlever les deux lignes de plateaux qui nous séparaient de Laon, l'autre de forcer l'entrée de la trouée de Juvincourt, à droite de Mangin, et de marcher sur le Porcien. Le lendemain, les troupes du général Anthoine attaqueraient le massif de Moronvilliers, assurant ainsi le flanc droit des armées de l'Aisne. C'étaient de grosses armées et aussi d'admirables chefs : Mangin avait les 1er et 2e corps coloniaux, généraux Berdoulat et Blondlat ; les 6e, 11e et 20e corps d'armée, généraux de Mitry, de Maud'huy et Mazellier. Les 1er, 5e, 7e, 9e, 32e et 38e corps d'armée, avec les généraux Muteau, de Boissoudy, de Bazelaire, Niessel, Passaga et de Mondésir, constituaient l'armée Mazel, tandis que les lieutenants d'Anthoine s'appelaient Hély d'Oissel avec le 8e corps, Vandenberg avec le 10e, Nourrisson avec le 12e, J.-B. Dumas avec le 17e. Derrière les armées Mangin et Mazel, la 10e armée se tenait prête à servir, sous le commandement du général Duchêne, destinée à l'exploitation des premiers succès.

J'ai suivi de près l'assaut de l'armée Mangin et mon impression m'est restée très présente de ce champ de bataille en quelque sort à pic, de ces falaises de l'Aisne, vrai mur que nos admirables soldats escaladèrent le 16 avril. Le temps était depuis quinze jours odieusement mauvais. Les reconnaissances de l'aviation en avaient été gênées ; les tirs de L'artillerie, — à la vérité formidable, — n'avaient pu par conséquent être tout à fait guidés. Le général Mangin qui joint à ses qualités d'allant plus de prudence qu'on ne le pense communément, avait fait, en raison de la pluie persistante, de la neige recommençante, différer l'attaque du 12 au 16. Mais l'artillerie avait continué à tirer presque aveuglément. La neige s'était mise à tomber ; le sol était abominable. Et il fallait s'élever sur les pentes très roides qui dominent la rivière.

Le plateau, on le sait, est plein de traîtrise. La nature y a creusé des galeries, que l'exploitation des hommes a agrandies, ces creutes profondes dont les Allemands avaient, depuis 1914, fait leurs abris ; ils avaient eux aussi continué à percer le plateau de tunnels, de galeries, de boyaux enfoncés parfois à soixante pieds sous terre et que semblaient protéger contre le plus rude bombardement de véritables tables de pierre ayant souvent un mètre d'épaisseur. Nos artilleurs n'avaient éventré que quelques-unes de ces monstrueuses taupinières. Je vois encore, en vous parlant, une de ces creutes enfoncées par l'énorme trou fait par un de nos gros obus, j'apercevais l'intérieur de l'abri ; nos ennemis s'y étaient crus bien en sûreté : sur les lits, douze cadavres reposaient que la déflagration des gaz avait étouffés en plein sommeil ; un seul, juste sur le trou avait vu arriver la mort ; il était à genoux, un bras crispé vers la voûte crevée, mais la moitié de sa figure et une partie de son corps avaient été broyées et le reste, coupé comme par un gigantesque coup de sabre, restait cependant dans sa pose tragique. Le plateau était d'ailleurs spectaculaire de morts. Hélas ! les nôtres avaient leur large place.

A 7 heures du matin, du général Mangin étaient parties à l'assaut par vraie bourrasque de neige. L'élan était superbe. Jamais, — de mémoire de Poilu, — on n'en en avait vu de plus cordial. Notre artillerie avait ouvert des brèches suffisantes dans les réseaux, encore que le résultat ne fût pas tout à fait celui qu'on attendait d'un leu si intense. Et, avant une heure, les troupes étaient sur le premier palier. A notre droite, le 2e corps colonial et le 20e corps atteignaient, dès 8 heures les abords du Chemin des Dames qui, de Malmaison Craonne, court sur la crête du plateau entre Aisne e Ailette. La 153e division d'infanterie, actionnée vigoureusement par le général Pellé, à la droite du 20e corps franchit même le Chemin et l'eût sans doute dépassé si elle n'avait été, sur sa droite, accrochée par la défense très âpre de la sucrerie de Cerny. Les Marocains, arrivant sur le Chemin, se jetèrent à genoux et, dans un ouragan de mitrailles, chantèrent un hymne à Allah. La gauche du 20e corps et le 6e étaient, en avant du Chemin, engagés dans d'effroyables combats. Mais le corps Berdoulat, — 1er corps colonial, — partant à l'assaut un peu plu tard, enlevait d'un bel élan Laffaux et s'avançait sur un moulin qui est une des clefs de voûte du plateau.

Bientôt les engagements prenaient un caractère très violent sur toute la ligne. L'artillerie n'avait pu détruire tous les abris de mitrailleuses et, ayant dépassé ces nids, comme on disait, nos hommes étaient pris par leurs feux, de flanc et même par derrière. D'autre part, le barrage roulant qui devait sans cesser précéder l'infanterie, devenait moins beaucoup nourri devant certains corps ; car la neige fondante qui formait le sol en un marécage, avait rendu presque impossible le déplacement de l'artillerie nécessaire. Notre aviation, entravée, elle aussi, par le temps, ne pouvait aider l'opération. Nos fantassins se trouvaient sur le plateau dans une situation scabreuse. Et partout, après la première position enlevée, on se trouvait en face d'ennemis nombreux fortement cramponnés à des tranchées bel détruites.

Le 2e corps colonial devant Hurtebise était particulièrement aux prises avec les plus extrêmes difficultés le sol semé de chausse-trappes constituait le pire champ de bataille. Cependant les soldats de Blondlat atteignaient bientôt le rebord nord du plateau : un bataillon de la division, qu'entraînait l'héroïque général Marchand, descendit même jusqu'à l'Ailette. Mais les mitrailleuses allemandes prirent de revers les coloniaux et semèrent parmi eux le désordre ; les régiments ne s'alignaient pas ; bientôt ils se mêlèrent. Le corps ne parvenait pas à se réorganiser ; cruellement éprouvé, il refluait bientôt vers ses positions de départ. Les 20e et 6e corps se maintenaient sur les positions conquises, sans plus ; le let corps colonial était lui-même arrêté au sud du moulin de Laffaux et l'élan semblait, sur toute la ligne, brisé.

***

La 5e armée Mazel avait attaqué sur le front Craonne-Courcy. Le 1er corps, en liaison à gauche avec le corps Blondlat, se heurta sur le plateau de Craonne à de très fortes défenses. Le rapport du général. Guignabaudet, commandant le 2e division, donne une idée juste du désarroi qu'après ce qu'il appelle un élan merveilleux s les troupes éprouvaient devant un sol bourré de mitrailleuses. Le drame commença, écrit-il. Mais le 5e corps Boissoudy, plus à droite, fut plus heureux ; il enfonça l'entrée de la trouée de Juvincourt et, bousculant tout, progressa rapidement : il eût fallu pouvoir pousser plus loin, avant l'intervention des colonnes de secours allemandes ; peut-être eût-il suffi de nourrir rapidement de quelques renforts le vaillant corps, fatigué de son magnifique effort. Au centre de l'armée Mazel, le général Passaga arrivait, de son côté, à proximité de Juvincourt ; la 42e division d'infanterie Deville, fidèle à ses admirables traditions, franchissait la deuxième position. Enfin, le 7e corps Bazelaire occupait les abords de la colline de Brimont, l'investissait au sud, au nord-ouest et au nord et réclamait des renforts qui eussent peut-être permis d'enlever incontinent la redoutable position. Mais le général Mazel ne paraissait pas disposé à se dessaisir si tôt de ses réserves. Et bientôt l'infanterie des corps d'assaut, affaiblie par ses pertes, s'arrêtait.

Alors seulement on se décida à lancer les chars d'assaut qui, malgré les réclamations de Mangin, avaient tous été donnés à Mazel. C'était la première fois que nous nous servions de cette nouvelle arme ; l'infanterie n'avait pas été exercée à collaborer avec les chars et nos chefs eux-mêmes en connaissaient, en général, assez mal l'emploi. Les chars, engagés, tard et mal, se trouvèrent bientôt isolés en avant et exposés aux coups de l'artillerie ennemie. C'étaient les Saints Chamond, lourds et peu maniables ; on voit, à travers les notes du capitaine de Gouyon, du groupement Bossut, quel drame se joua devant Juvincourt. Avisés au dernier moment qu'ils auraient à fournir une beaucoup plus longue randonnée qu'il n'avait été d'abord convenu, les chars s'étaient chargés de caisses d'essence en surnombre. Les obus y mirent le feu, et bientôt ce furent des brasiers mouvants. Avant deux heures, sur cent trente-deux chars lancés, cinquante-sept étaient détruits et soixante-quatre en panne. Tels furent les débuts tragiques de ces chars qui, remis en main, nous le verrons, devaient obtenir, avant un an, une si belle revanche.

Le général Mazel s'étant décidé à envoyer des renforts aux 5e et 7e corps, ceux-ci essayaient, dans l'après-midi, de reprendre l'offensive. Dans la soirée, Brimont semblait devoir tomber dès le lendemain.

Derrière la droite de Mangin et la gauche de Mazel, l'armée d'exploitation s'était, avancée dans la zone battue par les obus ennemis. Mais lorsqu'elle pensait s'engager, elle vit refluer sur elle une masse de blessés qui y semèrent l'inquiétude et l'hésitation. Le général Duchêne arrêta incontinent son mouvement. Et la manœuvre était ainsi, sur toute la ligne, accrochée.

La nuit du 16 au 17 fut affreuse. Je me rappelle ce temps effroyable qui achevait de tout compromettre. Les hommes sans abris grelottaient sur des positions mal assises. Déjà le 2e corps d'armée Blondlat, à la droite de Mangin, allait être relevé par le 11e corps Maud'huy. Je rencontrai, le surlendemain, les malheureux régiments coloniaux ; ils se repliaient vers le sud, l'œil sombre et la mine farouche, et je prévoyais de quel effet allait être, à l'arrière de la bataille, ces revenants exaspérés.

Le 17 au matin, l'armée Anthoine actionnée par Pétain, à droite de Mazel, s'ébranlait. Elle avait, elle aussi, affaire à une terrible position : le massif de Moronvilliers présente une série de hauteurs abruptes qu'il s'agissait d'enlever avant que les défenseurs surpris fussent secourus. Ce fut un splendide succès. Le 8e corps, conduit par un des plus beaux soldats de notre armée, le général Hély d'Oissel, enleva les sommets du mont Cornillet et du mont Blond, au cours de combats dont certains épisodes resteront légendaires. Le 17e corps J.-B. Dumas ne se laissait pas dépasser cependant : car, à droite d'Hély d'Oissel, avançant de deux kilomètres d'un seul élan, il emportait le Mont Sans-Nom. Seules, les deux ailes d'Anthoine, les 10e et 12e corps, étaient, après quelques beaux succès, arrêtées par des mitrailleuses, mais les généraux Vandenberg et Nourrisson pensaient vaincre le lendemain cet essai de résistance et le succès de la 4e armée était, dès le 16, acquis.

Quoi qu'il eh fût, la rupture n'était nulle part obtenue. Les troupes qui, le 17, devaient, d'après les prévisions du général Nivelle, aborder les abords de Laon, piétinaient sur le premier plateau, n'ayant même pas' atteint l'Ailette. Et l'armée Mazel n'en était qu'à forcer l'entrée de la trouée de Juvincourt, alors qu'elle eût dû, à cette heure, atteindre, bien plus au nord, la région de Sissonne et de Château-Porcien.

Le général en chef, encore que déçu, ne semble pas avoir songé un instant à arrêter l'offensive. En la continuant, dit-il, il pensait forcer l'ennemi très éprouvé — nous avions fait dans la première journée près de 13.000 prisonniers — à engager ses réserves. Mais c'était alors revenir à cette bataille d'usure qu'on avait voulu éviter. Tenant l'attaque de la 6e armée Mangin pour manquée, le général Nivelle espérait cependant profiter des succès relatifs de l'armée Mazel et de l'attaque heureuse de l'armée Anthoine, pour orienter la bataille vers le nord-est ; et il adressait incontinent des ordres dans ce sens au général Micheler.

C'était trop tôt désespérer de l'armée Mangin. Dans les journées du 17 et du 18, celle-ci, fortement actionnée par son chef, reprenait d'elle-même l'offensive : les 6e et 20e corps avançaient, bousculant les Allemands. L'armée progressait sur Braye, s'emparait du saillant de Vailly, du fort de Condé, ajoutant 5 600 prisonniers à ses 7.000 de la veille. Mais déjà on retirait à cette armée une partie de ses moyens pour les porter du côté de Mazel.

Il semble que celui-ci ne partageât point les ardeurs de son voisin de gauche. Resté méfiant depuis des semaines au sujet du résultat prévu, il n'avait plus maintenant aucune espérance et il semble que le commandant du groupe d'armées lui-même, le général Micheler, sans être aussi pessimiste, ne crût plus la victoire possible. A ce moment, dit le général Mazel, le général en chef avait encore l'illusion complète de la percée, tandis que le général Micheler n'escomptait qu'un succès tactique local : Juvincourt. En fait, la 5e armée progressa, mais sans enlever aucune position importante et Brimont parut irréductible. A la vérité, elle faisait n.000 prisonniers, car les Allemands se rendaient par paquets. Ils étaient démoralisés. Ils l'étaient plus encore au nord de l'Aisne : se repliant précipitamment devant l'armée Mangin et notamment le corps Mitry, ils abandonnaient toute une partie de leur artillerie, près de no canons, et le 21 l'armée Mangin bordait partout, de Laffaux à Bray-en-Laonnois, la nouvelle ligne Hindenburg. Il est vrai qu'à sa droite, Mazel échouait, les 18 et 19, dans toutes ses tentatives pour améliorer sa situation. Nivelle, cependant, ayant repris l'espoir de briser la résistance des plateaux de l'Aisne, engageait la rob armée entre Mangin et Mazel sur le région d'Hurtebise-Craonne. A l'extrême droite de la bataille, Anthoine continuait la conquête du massif de Moronvilliers, enlevant le Casque et le Téton. Le 20, la bataille cependant s'arrêtait.

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Les soldats de Mangin, j'en fus témoin, étaient, en thèse générale, persuadés qu'ils étaient vainqueurs. Je me rappelle avoir vu les deux divisions d'Anselme et Pelé, l'une du corps de Mitry, l'autre du corps Mazelier, redescendre, après relève, des plateaux, abîmées certes et éreintées, mais glorieuses. Elles apprirent par la rumeur publique qu'elles avaient été battues et en restèrent d'abord étonnées. En fait, on avait conquis des positions difficiles, fait plus de 22.000 prisonniers, enlevé 183 canons et jeté la terreur dans les rangs allemands. Ludendorff, qui allait destituer deux des grands chefs allemands rendus responsables de ce sanglant échec, devait un jour avouer que le soir du 20 avril fut l'un des plus sombres de sa vie.

Mais à Paris, cependant, l'impression était douloureuse. On avait trop espéré, particulièrement au Palais-Bourbon. Le général Brugère, président de la Commission d'enquête, attache une grande importance, en cette aventure, à la présence aux armées d'assaut d'une poignée de parlementaires. a Émus et occupés par la vue d'un petit coin de bataille, et par ce qu'ils ont entendu, ces députés et sénateurs ont fait à leurs collègues un tableau inconsciemment poussé au noir. Je ne crois pas que ces honorables témoins aient pu beaucoup influencer l'opinion du ministre de la Guerre dont l'idée était déjà arrêtée. M. Painlevé estimait que, l'affaire de l'Aisne n'ayant pas amené la rupture, l'offensive ne pouvait se poursuivre. Il est très difficile de lui donner tort. Sans doute exagérait-on, par suite d'un déplorable malentendu, les pertes subies : elles étaient inférieures à celles que nous avions connues dans l'offensive de Champagne en 1915 ; sans doute, aussi, était-il douloureux de ne pas tirer profit de l'enlèvement coûteux de fortes positions, et sans doute enfin ignorait-on les craintes qu'éprouvait l'ennemi devant un échec sanglant. Mais le fait était que le général Nivelle lui-même avait, disait-on, à Compiègne, déclaré que, si, au bout de quarante-huit heures la rupture n'avait pas été obtenue, l'offensive devrait être considérée comme ayant échoué. Et on avait perdu plus de 100.000 hommes. Qui sait quelles pertes réservait une reprise d'offensive ! Or, l'armée française, du moment que la guerre ne se terminait pas par un maître coup, pouvait-elle supporter de nouvelles saignées sans compromettre à tout jamais la victoire finale ?

Mais le général Nivelle espérait encore, en enlevant Brimont, rompre les Allemands entre Berry-au-Bac et Moronvilliers. M. Painlevé se rendit à Jonchery, quartier général de Mazel, chargé de l'opération. Celui-ci fit un tableau assez sombre de ce qu'elle pourrait être. Des armées, par ailleurs, parvenaient à Paris de grandes plaintes. Nivelle, mandé à l'Élysée, obtint cependant l'autorisation, et d'asseoir la 6e armée sur le Chemin des Dames, et d'attaquer Brimont. Comme certains parlementaires réclamaient des boucs émissaires, on leur en livra un : contre toute attente, ce fut le général Mangin que l'enquête de ses pairs devait, quelques semaines après, laver de tout reproche. Mais quand Nivelle préparait pour le 1er mai l'attaque de Brimont, il reçut, le 29 avril, par téléphone, du ministre de la Guerre, l'ordre de surseoir. La situation devenait impossible. Les Anglais intervinrent : le maréchal Haig qui, du II au 14 avril, avait achevé l'investissement de Lens et fait 14.000 prisonniers, et, du 23 au 28, attaquait victorieusement sur les deux rives de la Scarpe, se plaignait de voir le front français inactif. Lloyd George demandait qu'on continuât l'effort commun.

On relança les troupes sur le plateau de Craonne ; c'était le général Duchêne qui, le 4 mai, enlevait Craonne, tandis que le général Maistre, qui avait succédé au général Mangin à la tête de la 6e armée, emportait, grâce aux vaillants cuirassiers à pied du général Brécard, la position difficile du moulin de Laffaux. Entre ces deux points extrêmes du plateau, on mordait de toutes parts sur le Chemin des Dames. On crut l'offensive relancée. Ce n'était au contraire que le dernier sursaut d'une bataille qui, engagée sur de trop belles perspectives, trop ouvertement avouées, ne pouvait en réalité être continuée dans une atmosphère d'irrésolutions et de contestations. Le général Nivelle, dont le dissentiment avec le ministre de la Guerre s'accentuait, était relevé le 13 mai et il était convenu avec le général Pétain, appelé à lui succéder, que le combat ne continuerait que pour asseoir nos positions devant le Chemin des Dames et sur les plateaux de l'Est, en attendant que par une savante opération, — qui sera celle du 22 octobre, — on se rendît maître de tous les plateaux entre Aisne et Ailette.

Ainsi se terminait, avec le drame de l'Aisne, cette crise singulière dont les acteurs purent se répéter souvent le mot célèbre de Cicéron, qu'il est des heures où il est plus difficile de connaître son devoir que de le faire. Ceux qui avaient vu à l'œuvre le général Nivelle à Verdun saluaient avec tristesse, dans sa retraite momentanée, un beau soldat, victime d'une situation difficile et dont nul ne pouvait oublier les grands services et les hautes qualités.

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On sait quelles furent les suites immédiates de la crise. La déception que l'armée avait éprouvée fut trop forte pour qu'elle ne se traduisît point — j'y reviendrai — par une démoralisation qui, pour passagère et partielle qu'elle ait été, n'en mit pas moins un instant en péril, avec la discipline, la victoire future. Et je dirai avec quelle admirable intelligence, inspirée par quelle admirable bonté, le nouveau général en chef mit fin à cette autre crise, conséquence de la première. Le général Pétain allait s'appliquer, à relever, dans cette armée éprouvée, l'âme qui avait un instant paru défaillir. J'ai maintes fois comparé le chemin qui nous conduisait à la victoire à ce chemin de là croix, au bout duquel brilla la Rédemption. L'armée de France ne connut qu'une chute : un instant, en ce printemps de 1917, elle fléchit sous sa croix trop pesante, tomba sur ses genoux ensanglantés et crut que jamais elle ne parviendrait au salut. C'est le chef suprême qui, se penchant vers cette armée, allait l'aider d'une main tout à la fois ferme et légère à recharger son fardeau. Et il le fallait. Car l'heure des épreuves n'était pas close.

 

 

 



[1] Revue des Deux Mondes, 15 avril 1918.

[2] Voir à ce sujet le volume de M. GALLI, l'Offensive de 1917, Garnier, 1920.