LE CHEMIN DE LA VICTOIRE

TOME PREMIER. — DE LA MARNE À VERDUN (1914-1916)

 

CHAPITRE QUATRIÈME. — LE DRAME DES TRANCHÉES.

 

 

La course à la mer avait fait échouer la dernière tentative des Allemands pour tourner la gauche des armées alliées et la bataille des Flandres rompu le formidable effort fait par les vaincus de la Marne pour obtenir une immédiate revanche. L'un des résultats de ces événements avait été de fermer, de l'Oise à la Somme, puis de la Somme à la Lys, enfin de la Lys à la mer, le mur qui s'était, après les batailles de Lorraine, de la Marne et de l'Aisne, élevé des Vosges à l'Oise entre le pays et l'envahisseur. Nous avions pu briser l'invasion et, après l'avoir brisée, nous l'avions, en quelque sorte, figée. Et ainsi la première phase de la guerre était close.

Une autre s'ouvrait pour le front d'Occident, qui serait d'un tout autre caractère, mais n'exigerait pas, il s'en fallait, des vertus moins fortes. Si la résistance de nos troupes avait permis d'élever le mur derrière lequel nous pourrions forger de nouvelles armes, en face de ce mur, un autre s'élevait. L'Allemagne, elle aussi, creusait ses tranchées.

Le soir des derniers combats d'Ypres où s'étaient brisées les plus belles troupes de l'Empire, l'état-major allemand s'était parfaitement rendu compte de cette douloureuse impuissance que, dans les dernières lignes de son rapport sur la bataille du Nord, nous avons vu Foch constater, non sans orgueil. Ses armées n'étaient pas seulement battues et repoussées, mais saignées à blanc et, pour de longs mois, incapables de reprendre toute offensive de grande envergure. Le chef d'état-major général de Moltke avait été destitué et son successeur, Falkenhayn, était, du côté de la France, momentanément paralysé.

Par ailleurs, l'Empire se sentait menacé à l'est par les progrès de nos alliés russes et plus encore atteint en son prestige par leurs victoires. Ayant jeté sur le front occidental, en août, les trois quarts exactement de ses forces, il avait dégarni son autre front : les Russes avaient lancé sur la Prusse orientale une armée de Cosaques, et de cette province envahie s'étaient élevés des cris d'appel si pressants qu'à la veille de la Marne il avait fallu rappeler du front de France tout un corps d'armée qui eût peut-être beaucoup pesé dans la grande bataille. Il faut toujours nous rappeler quel service nous rendirent, en ces premières semaines, nos malheureux alliés russes ; et c'est une raison de ne les point abandonner au sort effroyable que leur fait, aujourd'hui, une bande de malfaiteurs.

Les Russes, d'autre part, avaient envahi la Galicie et menaçaient Lemberg, Przemysl et, à échéance plus longue, Cracovie. Et déjà l'Autriche-Hongrie, qui venait en outre de subir en Serbie la plus humiliante des défaites sur les bords du Tser, appelait à l'aide l'allié qui, l'ayant entraînée dans cette formidable aventure, semblait l'y laisser se débattre.

Le gouvernement allemand était mortifié ; il sentait déjà son prestige baisser. Il entendait repousser les Cosaques de son territoire, puis courir au secours de François-Joseph. C'est alors qu'avait été, sur l'intervention du général de Ludendorff, tiré de la retraite le général de Hindenburg, l'homme qui connaissait le mieux la région allemande envahie. Mis à la tête d'une armée, le 23 août, il avait battu les Russes à Tannenberg du 26 au 29 août, puis autour des lacs de Mazurie. Mais les Russes continuaient à avancer en Galicie ; ils avaient battu, entre le 4 et le 12 Septembre, les armées austro-hongroises à Lemberg, mis, le 28, le siège devant Przemysl et, franchissant les Carpathes, ils menaçaient la Hongrie d'invasion. Bien plus, Hindenburg, ayant engagé à la fin de septembre la bataille pour Varsovie, avait lui-même été battu à Augustowo, du 3o septembre au 4 octobre, et sur la Bzoura le 6 novembre. Une énorme bataille s'était engagée le 22 novembre, la fameuse mêlée des Quatre Rivières, qui, malgré les formidables poussées des corps allemands, restait indécise ; elle allait avoir avant février pour résultat un repli allemand devant le grand-duc Nicolas, tandis que les Russes, pressant le siège de Przemysl, s'avanceraient vers Cracovie et feraient mine de marcher sur Budapest. Les Autrichiens étaient en fort mauvais arroi, d'autant qu'ayant envahi une seconde fois la Serbie, ils subissaient derechef en décembre une formidable défaite au mont Roudnik.

Il avait fallu que l'Allemand, impuissant à les secourir, se décidât à jeter dans la lice la Turquie, engagée depuis bien longtemps dans les liens d'une alliance secrète. Mais l'intervention brusque des Turcs, le 29 octobre, était un coup de théâtre, plus qu'un geste très effectif. Ils allaient débuter dans la guerre par un premier échec, celui de la tentative sur le canal de Suez à laquelle l'Angleterre répondra par l'invasion de la Mésopotamie, et ce sera bientôt le tour du malheureux empire d'appeler à l'aide le Grand Allié.

Ainsi, tandis qu'elle était arrêtée au delà de la Marne, rejetée sur l'Aisne, maintenue sur l'Oise, bloquée entre la Somme et la mer et définitivement frustrée de ce qu'elle avait immédiatement attendu de sa déloyale attaque par la Belgique, l'Allemagne était obligée d'accorder aux divers fronts d'Orient une importance infiniment plus grande qu'elle ne s'y était attendue. Et la guerre prenait ainsi une tournure nouvelle.

Le plan de l'Allemagne échouait : il fallait en faire un autre. Puisque la France paraissait capable non seulement de tenir tête, mais, ainsi qu'elle l'avait fait entre Marne et Aisne, de reconduire l'envahisseur, on ne pouvait reprendre contre elle avant longtemps la manœuvre qui finalement avait échoué. Mieux valait reporter sur les Russes une partie des forces offensives de l'Empire, et les ayant réduits à demander la paix, ne se rejeter qu'alors sur la France. En attendant, il s'agissait de garder ce qu'on avait conquis sur le front d'Occident et puisqu'on n'avait pu mener jusqu'à sa fin l'invasion, tout au moins la river au flanc de la France. Et c'est ainsi que, pour se protéger contre toute nouvelle tentative de manœuvre offensive, le Français creusant ses tranchées, l'Allemand creusait les siennes.

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C'est une légende assez accréditée que celle des tranchées allemandes : Que de fois nous avons entendu dire que les Allemands étaient partis en guerre avec l'idée qu'elle se gagnerait par les tranchées. Ainsi l'Allemand serait-il l'inventeur de ce système de guerre et ne nous aurait-il contraints à nous y plier que parce que, toujours, partout, il était notre maître. Que les Allemands, contraints, au contraire, à cet expédient -par l'échec de leur grande offensive de 1914, mais désireux de masquer leur défaite, aient accrédité cette légende, la chose se comprend. Ils n'en sont pas à une imposture près. Mais que, chez nous, il se soit trouvé tant de gens pour dire : Voyez, ces gens-là sont bien forts, ils ont tout prévu, ils ont fait des tranchées, je dirais que je le comprends moins si tant d'exemples ne nous avaient été donnés, hélas ! de cette singulière disposition d'esprit qui, chez d'excellents patriotes, sévissait, attribuant systématiquement toute supériorité au commandement allemand sur le nôtre.

Après la campagne de Mandchourie, Bernhardi avait écrit : Les tranchées furent le tombeau de la victoire et de l'offensive russes. Quant à nous, ajoutait ce Prussien, avec son habituelle arrogance, nous ne nous défendrons certainement point derrière des remparts et des fossés. Le génie du peuple allemand nous en préservera — ce qui prouve, d'abord, qu'il ne faut jurer de rien, et ensuite, que, loin d'envisager comme une perspective Plausible la guerre de tranchées, l'état-major allemand la tenait pour presque déshonorante. Tout de même, si un malheureux général français avait écrit telle phrase avant 1914, à quelles gémonies ne l'eût-on point traîné vers 1916 ! Assurément la tranchée était prévue, comme procédé de combat, chez eux comme chez nous. Encore faut-il retenir le témoignage cueilli par Joseph Bédier dans un journal allemand du 22 juillet 1915, le Tag, où le colonel Immanuel écrivait : Fidèles à notre grande tradition militaire, nous attachions une importance primordiale à la rencontre, au combat en rase campagne, énergique et rapide. Il était naturel qu'on regardât la tranchée avec une certaine méfiance, on peut dire avec un mépris à peine dissimulé.

Je sais bien qu'une légende, si j'ose dire, subsidiaire, veut que notre offensive de l'Aisne du 13 au 19 septembre se soit heurtée à des positions savamment organisées que nous n'avions pu briser. J'ai essayé de démontrer dans une étude de cette bataille l'inanité de cette affirmation. Les Allemands, rejetés sur des plateaux d'un accès difficile et couverts par un fleuve profond, s'y sont cramponnés, comme nous nous étions, contre eux, cramponnés à la forte position du Couronné de Nancy. Mais les travaux hâtifs dont ils s'étaient alors efforcés de fortifier la position n'étaient pas infranchissables puisqu'un de nos corps, le corps de Maud'huy, put non seulement traverser le plateau de Craonne, mais pousser ses reconnaissances au delà de l'Ailette. Et c'est à la seule pénurie de nos munitions, je l'ai dit, que l'Allemand dut de ne pas voir enlevées ses positions de l'Aisne.

En réalité, la tranchée était, je le répète, prévue par les règlements des deux pays comme procédé de bataille. Elle est de tradition française, et sans parler de celles qui furent en constant usage aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, je relisais l'autre jour avec curiosité l'ordre du général Bonaparte réglant, le 18 floréal an IV, la relève des troupes de Masséna dans les tranchées. J'ajouterai que, posté en bas des Côtes de Meuse dès le 5 août 1914, j'ai, ce jour-là même, pris une pioche et participé à la confection d'une fort belle tranchée en avant de Vaux-devant-Damloup que nous ornâmes de fil de fer avec un certain amour, exercice que nous recommençâmes tour à tour les jours suivants sur le plateau de Hardaumont, puis devant le fort de Vaux, et si bien que vers le 15 août déjà tout un petit dédale de tranchées s'étendait en avant du front de mon régiment dont je ne peux croire qu'il était le seul à se livrer à cette saine distraction. Lorsque Joffre, à peu près démuni de munitions et, d'autre part, entendant prélever, pour la bataille du Nord, de grosses forces sur les autres parties du front, dut renoncer à une offensive générale à très brève échéance, il envoyait, le 27 septembre 1914, aux armées des instructions prescrivant une forte organisation défensive qui rendrait le front inviolable et, des Vosges à la Lys, se creusaient des tranchées toutes pareilles à celles qui déjà étaient achevées devant Toul, Nancy et Verdun.

Que les Allemands, à qui on ne saurait contester de fortes qualités de discipline, de labeur et de vigueur, aient, sur les instructions d'en haut, poussé plus vivement que nous les travaux, je le crois. Je ne crois pas qu'ils les aient commencés avant nous. Et il en va de cette invention allemande comme de beaucoup d'autres qui ne furent qu'inventions françaises appliquées avec l'âpre esprit d'exploitation qui caractérise la race germanique.

Que nous eussions d'ailleurs moins d'avantage que les Allemands à ce que ce régime s'établît, je ne le crois pas non plus.

Si, en effet, un pays avait alors intérêt à ce qu'un mur inviolable s'élevât, c'était bien le nôtre, un mur derrière lequel la France pourrait, six mois, un an, deux ans s'il le fallait, reconstituer son armée, terriblement éprouvée par les trois premiers mois de guerre, autant que son armement en défaut. A l'heure présente, on peut dire que notre fortune nous favorisa en incitant l'Allemand à se retrancher, car en face de son mur nous fûmes ainsi amenés à fortifier le nôtre, incessamment, et à créer ce front, si j'ose dire, increvable qu'à l'automne 1914, nous étions certainement les plus intéressés à voir s'édifier.

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Ce qu'allait devenir cette double ligne de tranchées, on le sait. Les Allemands devaient mettre leur orgueil à faire des tranchées incomparables comme ils avaient eu une armée incomparable, et cette disposition à primer aboutira un jour à la confection de cette fameuse ligne Hindenburg que je décrirai à son heure et où la fortification fut, si l'on peut dire, poussée jusqu'à la frénésie. Dès la fin de 1915, on verra déjà s'étendre de Belfort à la mer du Nord un double dédale opposé, compliqué de tranchées et de boyaux et couvert par d'épais réseaux de fils de fer barbelés. Mais pendant les premiers mois, ce ne sont, de part et d'autre, que deux lignes relativement minces.

Les premières tranchées, que sont-ce ? Des fossés, étroits d'un mètre, profonds de deux, avec banquette de terre pour que, par les créneaux d'un parapet de terre, on puisse fusiller l'adversaire, ce que, à l'époque, hélas ! assez lointaine où j'étais un soldat de vingt ans, on appelait tranchée-abri renforcée. Bientôt une seconde ligne de tranchées fut, pour plus de sûreté, creusée en arrière, puis une troisième, une quatrième, une cinquième ; puis une seconde position avec le même nombre de tranchées. Pour les relier les unes aux autres, on creusa des boyaux perpendiculaires fort courts, puis, pour les relier toutes à l'arrière, un boyau important, afin que sans trop de danger, en plein jour, on pût acheminer à travers la zone battue les troupes, les munitions, et cette soupe qui, malgré tout, courait si souvent, avant d'arriver à bon port, tant de risques effrayants.

Il fallut bien créer aux défenseurs dans les parois mêmes de la tranchée des abris, bientôt des logis : alors se creusèrent ces cagnas, ces guitounes, ces gourbis, bref ces énormes taupinières où, entre les parois de terres suintantes, des millions d'hommes allaient vivre des semaines, des mois, des années.

En avant des tranchées, primitivement, en beaucoup de secteurs, un terrain relativement large existait. Bientôt ce terrain séparant les deux lignes s'amincit et parfois même disparut. Les attaques et contre-attaques locales aboutissant à l'occupation par les deux partis de telle ou telle tranchée aussitôt retournée, suivant l'expression courante, par le parti conquérant, les tranchées furent bientôt enchevêtrées : il en résulta qu'en maintes circonstances, elles ne furent plus parallèles, mais bien placées sur la même ligne ; bien plus, je l'ai vu en plus d'un endroit du front, il arriva qu'une tranchée creusée par un des partis restât des semaines en partie occupée par l'autre sans être complètement abandonnée par ses défenseurs, si bien qu'un simple mur de sacs de terre séparait les adversaires, par-dessus lequel les grenades se jetaient. Sans que le cas fût très répandu, il était assez fréquent ; au Vieil-Armand, il dura bien des mois.

Enfin on allait, en l'élargissant, non seulement fortifier le système, mais l'améliorer encore, pour que le séjour en première ligne devint plus tolérable. N'ai-je pas vu la colline des Éparges se creuser de réfectoires, de magasins, de salles de réunion et même de bureaux, jusqu'à ce jour où l'on inaugurait, à la fin de 1915, le groupe électrogène qui soudain permit d'illuminer les casemates de ce fort taillé à vif dans la glaise. A cette époque, suivant l'expression de Bédier, de tranchée en tranchée, de sape en sape, les deux armées souterraines avaient cheminé l'une vers l'autre et maintenant elles se rejoignaient partout. Aux Éparges, comme en maints endroits, elles avaient été dès la première heure à quinze mètres l'une de l'autre.

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Il est très difficile de faire comprendre à ceux qui ne l'ont point connue l'horreur de ce séjour. L'admirable courage de nos soldats, agrémenté de la tendance qu'un bon Gaulois a toujours eue de railler ses souffrances, finissait par créer à l'arrière une idée très fausse des tranchées, comme d'ailleurs de leurs hôtes. La propension générale de la nation de s'amuser de ses propres épreuves aidant, c'est tout juste si la tranchée n'était pas devenue article à scène de revues, ou du moins matière à littérature pittoresque. Nos gens ne se plaignant pas, on ne comprit que fort tard quelle vie atroce ils menaient là Or, il faut la dire ici, car les Français auront écrit dans ces trous de boue une page sans précédent dans leurs annales, parce que déjà ornés de tant de brillantes vertus, ils firent éclater là une vertu inattendue : celle de patience dans une géhenne de plus de trois ans.

Une troupe part pour la tranchée. Elle vient du cantonnement de repos ; c'est généralement un malheureux village à moitié ruiné, aux trois quarts évacué, où les granges sont sans paille et les maisons sans meuble. Et c'est cependant le lieu de plaisance auquel va, pendant vingt jours, retourner leur pensée nostalgique. On traverse le bled dévasté, champs abandonnés et chemins défoncés ; on chemine sous un poids écrasant, car, à la charge réglementaire de guerre se sont ajoutés vingt impedimenta que peu à peu a rendus nécessaires cette guerre compliquée. La troupe s'engage dans un boyau de glaise ou de craie et le supplice commence qu'ont si exactement décrit les frères Tharaud dans Une Relève. A la fin de 1915, on aura commencé à améliorer le système et les boyaux seront à caillebotis. Mais pendant six, huit, dix mois, le boyau sera une sorte de canal de boue : la boue y happe son homme dès les cinq premiers pas et ne le lâchera pas de vingt jours. Et c'est la marque que cette vie de galérien commence. On chemine en trébuchant, la boue visqueuse colle aux godillots, agrippe le pied, puis la jambe ; parfois on enfonce jusqu'aux genoux. Une nuit de grande pluie suffit à rendre le boyau inabordable ; des hommes isolés se sont noyés ou enlisés dans ces corridors perfides. Après cent pas, on est déjà rompu et le boyau a parfois deux, trois, quatre kilomètres.

On arrive à la tranchée. On y est accueilli avec soulagement par la troupe relevée qui, à la hâte, vous cède son logis. Et la vie commence dans les entrailles de la terre. En 1915, rien n'est encore bien aménagé ; ce sont de véritables trous de taupe qu'on habite ; parfois une table rudimentaire a été faite d'une porte clouée sur quatre rondins, c'est le grand luxe. On a distribué des bougies, grand luxe encore qu'on ne connaissait pas toujours dans les premiers mois. On en a fixé une dans une applique improvisée, fil de fer en boudin, et cette lueur tremblotante éclaire les parois où l'eau coule. Une paille en train de se pourrir est entassée au fond du gourbi ; c'est là qu'on va prendre la vermine des devanciers et laisser la sienne : les Lotos, vraie torture, torture fatale, inévitable, acceptée d'avance, toujours odieuse. Les rats circulent sans gêne, il y en a tant et l'on eu tue tant qu'il faut, dans certains corps, désigner un taupier pour ramasser chaque matin les petits cadavres qui, en se putréfiant, sèmeraient la peste. Mais, d'avance, les rats se sont vengés en dévorant les biscuits, en écornant les boîtes de singe, en rongeant les cuirs et en transformant, par leur sarabande, le sommeil des premières nuits en cauchemar. Si la tranchée est tranquille, dans un secteur tout à fait calme, la vie n'est qu'abrutissante ; à part les heures de garde aux créneaux, elle se passe dans la pénombre des cagnas ; certains s'acharnent à y lire, beaucoup jouent aux cartes, et sur un coin de table on se succède pour y griffonner la lettre, la lettre où on cherche à dissimuler l'épreuve plus qu'à l'étaler. Au créneau, le veilleur doit ne pas perdre de vue la tranchée ennemie et ne se point laisser voir d'elle ; les nouveaux venus sourient des sévères prescriptions et ne tardent pas à s'en repentir ; qu'imprudemment on montre seulement le front ou un œil, la balle siffle et frappe. Un exemple illustre est donné par le cas du général Maunoury et du général de Villaret blessés de la même balle à l'ouverture d'un créneau ; et je me rappelle encore que me .trouvant dans une tranchée à quinze mètres de l'ennemi, j'essuyai, pour avoir avancé le nez une seconde hors de la meurtrière, un de ces jolis feux qui vous font prendre pour l'avenir les plus sages résolutions.

Encore s'agit-il des secteurs de tout repos. Il en est où la mort vient cueillir dix, vingt, trente hommes d'un seul coup : la torpille et la sape, ce sont les deux ennemis. J'ai connu précisément un de ces secteurs dangereux ; je vous ai déjà dit d'un mot ce qu'étaient les Éparges. Il me faut y revenir aujourd'hui pour vous donner un cas concret, que vous multiplierez par cent, de l'Hartmannswillerkopf à Notre-Dame-de-Lorette. La position n'ayant été prise qu'après quatre assauts et très meurtriers aux deux partis, le sol est bourré de cadavres : cette glaise gluante de Woëvre est, par surcroît, maintenant, poissée de la chair humaine en décomposition et c'est là dedans qu'on a dû creuser les tranchées ; je me suis appuyé sur des parois où saillaient des tibias, des fémurs et des omoplates et où de misérables lambeaux de pantalons rouges ou gris-vert, rongés par l'humidité, indiquaient à laquelle des deux races avaient appartenu ces restes affreux. S'il pleuvait ; et il semblait que jamais il n'eût tant plu, l'eau dégoulinait dans la tranchée, chargée de sinistres apports. Mais on redoutait plus le soleil, car alors on vivait dans une atmosphère intolérable de putréfaction.

Soudain, un sifflement suivi d'une effroyable détonation : la torpille, redoutable engin, qui, semblant moins aveugle que l'obus, paraît chercher l'homme en son réduit. Vingt, trente, quarante torpilles par jour, quelques morts, deux ou trois tranchées démolies, tout un travail à refaire, la nuit suivante, dans cette terre désespérante qui fuit sous la pioche. Ou bien, autre chose : ce n'est pas le ciel qui menace ; c'est sous les pieds qu'est le danger. Je me rappellerai toute ma vie l'impression que me fit la première sape où je pénétrai ; nous étions sous la ligne ennemie dont on allait faire sauter deux ou trois tranchées, mais les sapeurs demandaient qu'on se hâtât de faire sauter, car, à côté de nous, très près, nous entendions distinctement les sapeurs ennemis creuser la contre-mine, préparer le camouflet. Ce soir-là nous fîmes sauter les premiers ; mais que de fois, c'est nous qui fûmes surpris ! Toute une tranchée saute : un énorme entonnoir se creuse ; on se précipite sous les obus et le feu des mitrailleuses pour en occuper les lèvres ; car, si nous saisissons l'entonnoir, le travail de l'ennemi aura été vain, et l'entonnoir organisé devient un avant-poste. Aux Éparges, le drame était quotidien. Mais j'ai vu, en avant de Vauquois, en Argonne, des entonnoirs si formidables qu'il fallait qu'on eût mis là-dessous de quoi faire crouler une ville.

S'il n'est distrait par ces affreux incidents, le séjour se traîne dans la malpropreté, l'ennui mortel, les demi-ténèbres, l'odeur suffocante, la boue inqualifiable. Après dix jours, relève pour aller occuper les tranchées de seconde ligne, puis, après dix jours encore, le misérable cantonnement qui paraît lieu de délices, parce qu'on y trouve une auge où coule l'eau, l'air respirable et je ne dirai pas la sécurité, car neuf fois sur dix le cantonnement est encore sous le feu de l'artillerie ennemie, mais tout de même la détente, car enfin, on peut tomber sur une période où cette artillerie reste tranquille. Et, après dix jours, c'est le retour à la tranchée, et, impitoyablement, tous les mois, c'est ce cycle fatal qui s'ouvre et se ferme, mais pour recommencer ; ainsi nous figurons-nous l'éternité dans la damnation. Non, non, la vie de tranchée ne relève pas du vaudeville militaire ! Elle relève du drame le plus sombre. Et il faut que la nation sache ce que ses fils officiers et soldats — ont souffert et parce qu'ils ne se plaignaient pas, combien ils ont dépassé — tous les jours, à toutes les heures — les limites du courage.

***

Ils ne se plaignaient pas. Ils patientaient. L'ennemi avait probablement pensé que ces Français, légers, frivoles qui — dans les combats — avaient bien pu retrouver, contre toute attente, les vertus brillantes des ancêtres, se battre comme des lions et rompre ainsi les desseins de l'adversaire, ne résisteraient pas à une guerre qui, dans son atroce monotonie, userait cette vaillance faite, pour les trois quarts, de belle humeur. Les Français qui mesprisent volontiers un péril prompt et passager, écrivait Richelieu dans un de ses Mémoires, sont si peu propres aux longues fatigues de la guerre, qu'ils s'en ennuient incontinent. Pour une fois, Richelieu s'est trompé — ou plutôt, le Français de la grande crise a trouvé dans l'extrême danger, à côté des vertus traditionnelles qui lui font mespriser un péril prompt et passager, des vertus nouvelles d'endurance et de persévérance. Je crois que l'explication en est simple. Si, à certaines heures, l'arrière a soutenu l'avant, à des heures plus fréquentes, c'est l'avant qui a soutenu l'arrière, et si les civils ont tenu, c'est que le poilu a tenu et a tenu sans même faire savoir au civil à travers quelle épreuve il tenait. Or, qu'était le poilu ? neuf fois sur dix, un paysan. Voilà le fait nouveau : la guerre a été une guerre de paysans.

Je dirai tout à l'heure comment, dès les premières semaines de 1915, on dut se décider à rappeler aux usines les ouvriers engagés dans les rangs de l'armée ; dès lors, celle-ci où, à la vérité, il en restera toujours quelques-uns, se compose presque exclusivement de l'élément bourgeois et de l'élément rural. Celui-ci tout naturellement plus considérable que l'autre. Or, chacun dans son genre, ces deux éléments représentent dans la nation la stabilité, la solidité, parce que la raison.

On ne dira jamais assez de quelle façon les fils de la bourgeoisie ont payé leur dette à la patrie. Pas plus que les autres, répond-on, oui, cela est vrai, puisque, sauf de bien rares exceptions, chacun fit, dans toutes les classes de la nation, son devoir, souvent plus que son devoir. Mais le mérite de ces jeunes hommes fut néanmoins plus grand peut-être parce que — et je n'ai pas besoin d'y insister — leur éducation ajoutait à leurs souffrances : ces bourgeois n'ont pas connu plus d'épreuves que leurs compagnons, mais ils les ont forcément plus senties et — partant — ils en ont tout de même plus souffert. Mais si leur éducation ajoutait à leurs maux, elle était aussi une armature qui les tenait droits et fermes devant les voisins — ouvriers et paysans — qui les regardaient. Je n'ai pas eu besoin de la guerre pour savoir ce que vaut l'exemple et quelle influence nous pouvons exercer bien simplement : mais je n'aurais jamais cru, précisément, que dans de si extraordinaires circonstances, ce fût si simple ; car, dès les premières heures, vivant, de par la modestie de mon grade, au milieu de la troupe, j'eus l'impression très nette qu'il ne s'agissait que de trouver très naturel tout ce qui arrivait : l'obéissance d'abord, la fatigue, la misère et le danger. Et je peux témoigner qu'on éprouve, à constater le bien qu'on fait autour de soi, une telle satisfaction, qu'elle paye des pires maux endurés.

Ce sentiment était celui des neuf dixièmes de ces Français qui mirent leur orgueil à se montrer Français d'élite, d'un Augustin Cochin, qui, ainsi que tant de jeunes gens de son sang, trouvait moyen d'ajouter encore à la noblesse d'une vieille race, à un Pierre-Maurice Masson, intellectuel raffiné, qui mettait toute son aristocratie d'esprit à bien servir. De l'un et de l'autre, je voudrais citer toutes les lettres ; il n'en est pas une qui n'inspire la fierté d'avoir été de leurs amis ou simplement de leur classe. Le souci de montrer l'exemple les dressait ; mais par ailleurs, la parfaite intelligence de cette crise les soutenait. Jamais, malgré tant de choses affreuses et décourageantes, écrivait un jeune intellectuel, cité par Henri Massis dans son poignant volume le Sacrifice, jamais je n'ai perdu de vue l'élément spirituel, qui domine tous les autres, de cette guerre, qui rend belles et bonnes les vives souffrances et permet toutes les espérances. Lisez le Prix de l'homme, de Jean de Grandvilliers — l'un des plus beaux livres issus de la guerre — et tenez son héros pour type représentatif de cet admirable groupe où le sentiment de la responsabilité prit une intensité sans précédent. Et lisez encore ces Méditations dans la tranchée, d'Antoine Redier, où tant d'humanité se relève de tant de finesse. Partout l'abnégation absolue, un amour pur du pays, l'orgueil légitime d'être regardé. Si, dans sa tranchée, Redier voit un jeune Saint-Cyrien aspirer à la gloire, il lui donne son admiration, mais il ajoute : Je ne peux aimer la gloire comme lui. Je sers la gloire française de toutes mes forces. Je ne suis pas ici pour m'occuper de la mienne... Une armée qui contient cette élite a une grande âme.

Les robustes paysans de France en formaient le corps. Ce sont, héréditairement, des patients. Descendants de ceux que le régime féodal attachait à la glèbe, ils ne s'en sont jamais détachés. Ils lui restent soumis : la terre les tient courbés ; ils l'aiment avec une passion âpre et tenace. A une certaine époque, des milliers de lettres de combattants me passaient sous les yeux — qui, plus que les plus précieux documents d'état-major, m'ont permis de connaître cette guerre. Il m'en revient une à la mémoire. L'homme est, pendant la bataille de Verdun, enfermé dans une casemate du fort de Souville, alors sous un ouragan d'obus. Il écrit : Il y a un petit soupirail ; je suis grimpé sur une pierre pour voir dehors ; dans un champ, que ces cochons ont à moitié massacré avec leurs marmites, j'ai vu qu'il y a encore des seigles ; ils blanchissent déjà ; j'ai pensé : Pourvu que les nôtres blanchissent aussi.

Ils aiment leur terre. Ils défendent le sol de la patrie avec l'âpreté qu'ils mettraient à disputer leur lopin sur lequel un voisin voudrait usurper. Par ailleurs, ils sont habitués à l'acceptation ; les pluies trop longues ou les étés trop chauds, les gels tardifs qui détruisent le fruit dans sa fleur et le soleil torride qui le dévore à sa maturité, qu'y faire ? Se résigner à la perte en réalisant le gain qu'on peut — et se remettre patiemment au même travail, dans l'espérance que l'année prochaine sera meilleure. Ils ont apporté cet esprit à la guerre, autre fléau, le pire, mais qu'ils acceptent comme les autres, le maudissant, mais s'y pliant. Si, malgré de grandes espérances, une année n'a pas donné la moisson attendue, ils feront comme toujours, ils diront : Espérons que ça ira mieux l'an prochain. Et, comme ils sont après 1915, dans cette armée, l'immense majorité, ils la font à leur image, laborieuse, patiente, endurante et résignée. Et il fallait s'arrêter à ce trait ; car nous sommes ici pour mieux comprendre cette guerre et, pour le moment, plus précisément, celle des tranchées. Le paysan français a fait cette guerre que l'élite de notre bourgeoisie illuminait. Paysans et bourgeois ont sauvé cette France que, dans tous les temps, les bourgeois et les paysans ont plus qu'aucune classe contribué à faire.

L'élément ouvrier fait bientôt à peu près défaut. Rappelé aux usines, il va rendre de grands services qui n'ont eu qu'un tort : celui d'être salariés. L'ouvrier ne réclamait pas ce salaire ; il eût, dans les usines, comme la veille dans la tranchée, travaillé pour la patrie seulement. Une mesure fatale lui a — sans qu'il y eût aspiré — dérobé cette gloire, ce qui longtemps pèsera sur notre nation. Ceux qui restaient — en grand nombre encore en 1915 — étaient parfois un excellent levain pour la pâte solide, mais un peu lourde, que le paysan constitue. Les faubouriens — j'en ai été le témoin parfois amusé — avaient apporté dans nos armées la gaieté héréditaire du citadin de France. J'ai, dans les premières semaines, vu ce levain agir : l'endurance s'éclairait de la blague. Ainsi se créa dans le monde des poilus ou, comme ils s'appelaient d'un vieux vocable français, d( s bonshommes, une habitude qui, les blagueurs professionnels disparus, resta une sorte de règle : la belle humeur soutint le courage. Le trait est d'ailleurs héréditaire : le Celte, je le disais tout à l'heure, a toujours raillé sa misère. Chose incroyable — tous les témoignages en ce point concordent — le poilu a pris cette sombre et longue guerre à la blague. Qu'il ait ri à toutes les heures, il s'en faut. Mais, après l'épreuve un instant trop lourde, il se remettait à rire.

Voilà ce que l'Allemand n'a jamais compris : la puissance de ce rire. Nos gens adorent la gaieté. J'ai assisté à une représentation du Théâtre aux armées en pleine bataille de Verdun et bien près de Verdun : il y avait là Mme Sarah Bernhardt, Mme Bréval et Fursy. Les poilus applaudirent avec conscience Mme Sarah Bernhardt ; ils entonnèrent avec conviction, après Mme Bréval, le refrain de la Marseillaise ; mais le grand succès fut pour Fursy et ses chansons. Il osa chansonner Joffre, gentiment ; ils furent ravis. Ils avaient pour celui-ci de la vénération, mais, chez le soldat français, la vénération n'exclut pas la familiarité : celui qui le premier appela Joffre grand-père, a autant fait pour sa popularité que la victoire de la Marne. Napoléon était le petit caporal, le petit tondu. La tradition se maintenait : le grand-père était respecté, mais on ne se privait point de le blaguer. Que ne blaguaient-ils pas ? Et avant tout, ils blaguaient le Boche. S'ils avaient fait un prisonnier, ils l'appelaient dans leur récit : Mon Boche, et lui prêtaient mille traits grotesques ; ils avaient tort d'inventer, la réalité généralement suffisait. La lourde gravité de l'ennemi surtout les mettait en joie. Ils étaient tentés de lui pardonner bien des choses pour prêter si bien à la plaisanterie. C'est des abrutis, me disait un homme ; ils croient tout ce qu'on leur dit. Il n'y a que deux choses qu'ils ne leur pardonnèrent pas : les gaz asphyxiants en 1915 et les arbres coupés en 1917. Mais ce dernier trait exaspérera surtout les paysans : Ah ! mon lieutenant, me disait naïvement un soldat visitant avec moi un verger dévasté du Soissonnais, je comprends bien qu'on fusille des hommes, mais je ne comprends pas qu'on coupe un arbre. L'indignation, autre ressort excellent qui, ayant soulevé les cœurs en 1914, devait les fouetter derechef après la fameuse retraite Hindenburg de 1917, marquée de si honteux exploits.

De tels sentiments sont d'un puissant secours. Mais sur ceux qu'apportaient bourgeois, paysans et ouvriers : intelligence de la guerre, endurance dans le labeur, belle humeur dans l'épreuve, un sentiment ne cessa de dominer l'âme de tous : on travaillait, on peinait, on se battait, — pourquoi ? Pour que les enfants ne connussent plus jamais la guerre. Un simple cuisinier, Georges Beland, à la veille de l'attaque où il allait succomber, écrivait à sa femme : Tu diras au petit, quand il sera grand, que son père est mort pour lui ou, tout au moins, pour une cause qui doit lui servir à lui et à toutes les générations à venir. Cette lettre fut écrite dix mille fois. Un de mes territoriaux me disait en descendant en Woëvre : Cette fois-ci, sergent, il faut avoir le Boche à fond. Il ne faut pas qu'il y revienne, parce qu'il ne faut pas que les gosses le revoient. Il est regrettable que ces gens, ayant été chargés de faire la guerre, n'aient pas été chargés de faire la paix.

Je me suis longuement arrêté à cette armée : c'était le moment. Elle explique tout ce qui va suivre quatre ans durant. Je ne peux cependant en parler autant que je le voudrais : j'ai gardé tant d'amitié pour ces humbles camarades ! Toutes les fois que je les voyais à l'œuvre, je pensais à la parole du vieil empereur ennemi qui voyait charger leurs pères : Ah ! les braves gens ! Qu'eût-il dit des fils ! Ils ont incarné en eux toutes les vertus de la race — et ont trouvé moyen d'y ajouter. Alors, j'ai préféré à un tableau pittoresque du poilu — poussé au noir quand le sombre Barbusse écrit, ou au rose quand c'est le charmant Benjamin — une vue sur leurs âmes parce que ce sont elles qui nous font comprendre comment, piétinant dans la boue et le sang des tranchées, ils nous faisaient même alors marcher dans ce chemin de la Victoire où ils semblaient cependant bloqués. Leur vaillance a arrêté l'ennemi en 1914 ; en 1915, c'est leur patience qui l'a déconcerté. Et ainsi furent-ils — étant donnée l'humeur aventureuse et glorieuse de la nation — plus héroïques peut-être en 1915 qu'en 1914.

... Simples, crottés, boueux,

a dit d'eux un poète, Jean Renouard, qui les vit de près :

Fils du sol qui déjà serait teuton sans eux,

Si fortement unis à la terre française

Qu'ils en ont la couleur, qu'ils y vivent à l'aise,

Que des casques ternis aux godillots troués,

Jour et nuit, à toute heure, ils s'en sont imprégnés,

Bas-relief du terroir, sculptés pour la victoire,

Morceaux vivants de glèbe en marche vers la

***

La nation partageait leur moral, et leurs lettres y contribuaient. Cette année 19r5, qui ne fut pas la plus critique mais qui fut la plus accablante de la guerre, Joseph Bédier a dit qu'elle fut la plus vénérable. L'union sacrée ne connaissait pas encore de défaillance. Nous avons vu par quel élan de tous elle s'était faite. Elle subsistait. Je relisais, avant d'écrire ces lignes, les articles que Maurice Barrès a recueillis en volume ; je revoyais des articles de Gustave Hervé, de Georges Clemenceau ; quel désir évident, chez ces polémistes cependant habitués à ferrailler, de ne rien envenimer, de rester unis ! La grande voix d'Albert de Mun était éteinte, mais Barrès, sur un tout autre style, soutenait tout un monde ; son influence — jadis haïe de tout un groupe — s'exerçait à faire l'union ; il a enlevé l'institution de la croix de guerre, élément incommensurable d'émulation ; il a courbé la nation maternelle sur les mutilés ; il va travailler à l'union dm cœurs en la constatant parmi les familles spirituelles de la France, catholiques, protestants, israélites, socialistes. Clemenceau gronde parfois et s'insurge, mais parce que son âme indignée s'accommode mal des lenteurs ; l'Homme libre se prétend enchaîné ; il ne l'est guère, mais ses colères ne vont jamais à attaquer un parti. Gustave Hervé, dans la Guerre sociale, prêche l'oubli de la guerre sociale.

Le Parlement est rentré. Le président de la Chambre, Paul Deschanel, dans un de ces merveilleux discours de guerre qui depuis ont été publiés, lui a donné la note : lutte jusqu'au bout pour réaliser la pensée de notre race : le droit prime la force. Et toute la Chambre debout l'a acclamé. On ne songe qu'à collaborer avec le pouvoir ; il n'est pas encore question de demander, en comité secret, des comptes aux ministres de la Défense nationale et, par-dessus leurs têtes, aux chefs de l'armée.

Les ministres travaillent : nous avons vu un Millerand organiser de loin la victoire, en mettant en marche cette machine formidable dont il a fallu d'abord assembler les pièces. Mais, au début, que de déboires ! Obus et canons trop hâtivement fabriqués et qui trahissent ceux qui ont compté sur eux ; stocks toujours inférieurs, malgré un travail acharné, à ce que demande l'armée ; et cependant c'est avec un légitime orgueil que M. Millerand disait, l'année passée, les résultats ; en dehors des 75, 110 canons seulement en service en octobre 1914, 1.547 en janvier 1915, 2.050 en avril, 2.470 en juillet, 3.588 en octobre. Ceux qui savent espèrent.

Ceux qui ne savent pas espèrent quand même. Il y a encore des pessimistes : il y aura toujours des pessimistes ; mais la Marne et l'Yser leur ont pour un temps fermé la bouche. L'amour pour l'armée égale la foi dans l'armée ; tout un monde travaille pour le soldat ; tandis que les hôpitaux se peuplent de ces femmes courageuses qui vont prodiguer leurs forces et leur temps, leurs fatigues et leurs veilles au chevet des blessés, les marraines s'instituent ; elles jouent leur rôle de providences ; il faut avoir déballé les ballots envoyés aux armées pour savoir quelle suave et charmante chose a été l'envoi des douceurs aux poilus. Voici un paquet qui, si je me rapporte à mes notes, nous arrive à Noël : de chauds tricots, des gants, des compotes, des confitures, du tabac, des pipes, des jeux de cartes ; au fond du paquet, des médailles saintes, sur le paquet un bouquet de violettes à peine fané avec ce petit mot : Que le brave soldat qui l'aura sache que nous l'aimons. Circulation bienfaisante de l'arrière à l'avant.

Mais ce qui soutient les cœurs de l'armée, ce sont les mères et les épouses. Tout ce qui nous fut conté des mères spartiates, des mères romaines, des mères françaises d'autrefois, tout ce que nous pouvions imaginer de fort dans la tendresse et de vaillance dans la douleur, fut dépensé dans cette guerre. Chemin de la croix ai-je dit du chemin de la Victoire. Nos soldats y rencontraient leur mère : elles connaissaient les sept douleurs de l'autre, certaines en connurent huit, comme cette brave femme que je vais citer et qui avait perdu huit fils. Mais du doigt elles montraient le sommet où dans l'agonie se ferait la rédemption de la nation. Des Allemands même ont écrit que les femmes de France, mères et épouses, ont fait l'admiration du monde. Dans ce malheur effroyable, une grande consolation me reste — c'est une mère qui parle de la mort de son fils. — Pendant dix-sept ans, j'ai disputé mon fils à toute sorte de maladie. J'avais pu l'arracher à la mort à force de soins consolants. Je suis profondément fière d'avoir réussi à le conserver pour lui permettre de mourir pour la patrie. Là est ma grande consolation. Nous atteignons ici au sublime, mais le sublime fut le régime de millions d'âmes. Dans la douleur, ces âmes deviennent d'une vigueur pathétique. Voici la mère qui a perdu ses huit fils : trois survivent ; les sœurs écrivent à l'un d'eux : Maman pleure. Elle dit que tu sois fort et que tu ailles les venger. J'espère que tes chefs ne te refuseront pas cela. Jean avait la légion d'honneur. Succède-lui. Ils nous ont tout pris. Sur onze qui faisaient la guerre, huit sont morts. Mon cher petit frère, fais ton devoir. On ne te demande que cela. Dieu t'a donné la vie, il a le droit de la reprendre. C'est maman qui l'a dit. — Tes sœurs. Et quelle âpre ardeur dans la lettre, citée par Joseph Bédier, je crois, d'une paysanne lorraine qui écrit à son mari, un canonnier, que tout a été détruit chez eux par les Allemands et la dernière-née tuée dans son berceau : Venge ta petite ; tu ne l'avais jamais vue, elle était belle, c'était une autre Fernande. Venge-la, envoie-leur-en, des boulets, plein la gueule.

Paroles de sainte colère ! Mais sans colère, sans grands gestes, sans grandes paroles, un million d'épouses soutiennent d'une façon constante leurs hommes à la guerre. Elles ont courageusement pris en main qui la ferme et qui la boutique, qui le cabinet et qui l'atelier, toutes le foyer. Chacun des hommes, qui m'écoutent et qui furent à la guerre, voit s'évoquer devant ses yeux la chère créature qui ainsi créa dans leur âme ce calme nécessaire à l'endurance. Tandis que l'affreuse angoisse de toutes les heures aurait pu les paralyser, elles prirent les occupations et les préoccupations, les soucis et les inquiétudes, les fatigues et les chagrins. L'une d'elles écrit : Ne te préoccupe pas des enfants, une autre : Ton père m'aide à la culture, une autre : Les clients s'habituent à moi. Et toutes, par leurs lettres pleines d'un courage tranquille, versaient dans l'âme de leurs pauvres diables de maris cette belle vertu de sérénité qui étayait celle de courage.

Tous, les jeunes, les vieux, ils attendent la lettre quotidienne, de la mère ou de la femme. Pas un de nous qui, l'ayant lue, ne se sentît plus fort. Femmes de France, c'est vous qui, soutenant, éclairant, consolant, rassurant, élevant les âmes, en ces années d'épreuve atroce, avez préparé la victoire.

***

Si décidé que, de l'avant à l'arrière, le Français fût à tenir, il comprimait difficilement l'impatience _ que lui causait ce régime imprévu de la guerre. Au soir de la Marne, les plus grandes espérances s'étaient réveillées, exaltées de grandes illusions. Puisque la victoire avait été ramenée sous nos drapeaux, elle allait y rester fixée. Nous allions tout d'abord ramener l'Allemand à ses frontières, puis marcher derechef vers le Rhin, le franchir, tendre la main aux Russes... L'esprit offensif, si tant est qu'il se fût endormi, s'était réveillé, — et brusquement nous nous trouvions en face d'un mur qui, si on le laissait se fortifier, non seulement nous arrêterait en notre essor, mais séparerait de la France ces provinces envahies dont on pressentait le martyre. On était résigné à tout accepter, oui : mais ni les soldats dans leurs tranchées, ni la nation daris ses foyers, ne pensaient que tout accepter voulait dire accepter quatre ans de guerre. Dès les premiers mois de 1915, l'opinion était que tout de même on en aurait bien fini pour l'automne — et qu'il le fallait.

De son côté, le haut commandement français, confirmé dans sa foi en sa doctrine par la victoire de la Marne, ne se résignait pas facilement à ajourner indéfiniment l'offensive. Dès décembre 1914, le général de Langle de Cary avait été poussé contre les tranchées allemandes de Champagne : cette offensive sur un petit front avait abouti à peu de résultats, la prise de quelques villages de la région de Hurlus et, sans cesse réentreprise, avait fini dans les âpres luttes autour du fortin de Beauséjour et du bois Sabot.

L'ennemi, de son côté, ne paraissait pas disposé à renoncer à toute action : on sait comment, le 8 janvier, une tentative de notre part, pour élargir nos positions en avant de Soissons, sur la rive droite de l'Aisne, dans le coin de Crouy, se heurta à une offensive allemande prête à se déclencher sur cette contrée même et, tout en la contrariant, ne put empêcher l'ennemi de nous rejeter sur la rive gauche où nous l'arrêtâmes.

Joffre se rendait compte qu'en attendant la multiplication des canons et des munitions, aucune grande opération n'était possible. En février 1915, il faisait savoir aux armées qu'en attendant la reprise de l'offensive générale, on entreprendrait çà et là des actions de détail qui auraient pour objet de maintenir le moral de l'armée et du pays et, en attirant l'attention de l'ennemi dans des directions secondaires, de l'empêcher de prendre lui-même l'initiative des événements. En fait, il était important que l'offensive générale partît d'une ligne rectifiée et à cet égard la première opération paraissait devoir être la réduction de ce qu'on appelait la hernie de Saint-Mihiel.

Vous savez qu'au lendemain de la victoire de la Marne et au moment où se préparait une manœuvre de nos armées pour se porter vers Briey et peut-être Sedan, les Allemands avaient, par un brusque retour offensif, le 20 septembre, attaqué sur les Côtes de Meuse, surpris Hattonchâtel, brisé la barrière en ce point et, élargissant la brèche, fait irruption jusqu'à Saint-Mihiel et même au delà de la Meuse jusqu'à Chauvoncourt. Des troupes, aussitôt détachées des Ire et 3e armées, avaient, le 23, arrêté l'ennemi, mais elles n'étaient parvenues à le chasser ni des Côtes de Meuse, ni de Saint-Mihiel, ni même de Chauvoncourt et l'ennemi restait ainsi maître d'un saillant profondément enfoncé dans notre front.

Un saillant est, à la vérité, toujours assez exposé. Il semblait qu'une attaque sur les deux flancs pût avoir comme résultat non seulement la réduction de la hernie, qui nous gênait singulièrement — j'aurai lieu d'y revenir par la suite — mais l'encerclement peut-être d'une division allemande. J'ai fait une étude approfondie de toute cette opération, qui a été menée si près de nous que mon régiment y prit sa petite part ; mais elle ne peut trouver ici qu'une place restreinte, puisqu'elle échoua, somme toute, presque totalement.

Le 27 mars, le feu s'allumait du trop fameux bois le Prêtre (à l'ouest de Pont-à-Mousson) à la forêt d'Apremont (au sud de Saint-Mihiel), sur le flanc sud de la poche, et, sur le flanc nord, de la Meuse à Marcheville en Woëvre, tandis qu'une violente attaque des troupes de la place de Verdun assaillait l'ennemi entre la région de Fresnes et celle d'Étain ; ce pendant, la 3e armée attaquait au nord-ouest de Verdun en Argonne, sur Boureuille et Vauquois.

Si la ligne allemande avait pu être crevée à Marche-ville et au bois le Prêtre, l'étranglement eût pu réussir et les Allemands y eussent laissé des plumes. Mais, d'une part, le temps devenant subitement épouvantable — ce temps épouvantable que nous devions toujours avoir contre nous lors de toutes nos offensives de 1915 — fut d'un très grave inconvénient ; les obus se perdirent en partie sur un sol détrempé et l'assaut de l'infanterie fut si pénible, que les survivants en gardaient, des années après, le souvenir effarant. Par ailleurs, on constata que, depuis six mois, l'ennemi, qui se savait exposé dans cette poche, en avait particulièrement fortifié les parois. En fait, on échoua presque partout ; si la garnison de Verdun, très vigoureusement actionnée par le général Coutanceau, enlevait toute la ligne allemande de l'ouest d'Étain à l'est de Fresnes, l'échec réitéré des troupes du général Gérard en face de Marcheville, plus au sud, accrocha le mouvement. Au sud, en dépit d'âpres combats, le flanc sud des Allemands résistait, du bois le Prêtre à la forêt d'Apremont.

Sur un seul point, nous réussissions, après des combats non moins âpres, c'était sur la forte position des Eparges. A la vérité, 'l'attaque avait été préparée avec un soin extrême par le futur chef de l'armée de Verdun, le général Herr, alors commandant le 6e corps. Esprit entreprenant et chef distingué, cet artilleur éminent avait — le premier peut-être — compris tout à fait le rôle que devait jouer la préparation d'artillerie en cette guerre de positions. Il actionna si bien la sienne, que l'infanterie de la 24e brigade, jetée à l'assaut, put, après d'effroyables corps à corps, enlever les Éparges — colline désormais sacrée, car le plus pur héroïsme s'y est dépensé, dont la trace est inscrite en lettres de sang sur le terrain conquis. Le général Herr se préparait à compléter son succès en enlevant, avec Combres, le reste de ce petit massif, pilier nord du saillant allemand. Les ennemis tentèrent de l'en empêcher ; non contents d'avoir disputé pied à pied la colline, ils prirent violemment l'offensive sur le flanc ouest du massif, dans la tranchée de Calonne qu'ils parvinrent à forcer. Le général Herr, avec une décision très prompte, tandis qu'il les accablait de ce qui lui restait d'obus, lança contre eux les chasseurs à cheval du colonel de Partouneaux, et, derrière eux, toute son infanterie et, refoulant l'ennemi, fit échouer la manœuvre. Mais, à cette opération défensive, la dotation d'artillerie de9 tinée à compléter la prise du massif s'était épuisée. Et on était encore — en ces jours de 1915 — tenu à la plus stricte économie. L'opération de Woëvre, dont primitivement l'attaque des Éparges n'avait dû être qu'une des parties secondaires, avait échoué. Et déjà l'attention du général en chef se portait vers l'Artois où se préparait une offensive plus sérieuse encore.

***

On y aspirait. Depuis décembre 1914, les combats engagés de la mer à l'Alsace, sur divers points, avaient, encore que glorieux et parfois heureux, démontré la difficulté qu'il y avait à rompre sur un front très court la ligne défensive allemande. Il faudrait un volume pour décrire ces combats de l'hiver et du printemps de 1915. Nos troupes se heurtaient partout, en avant de Notre-Dame-de-Lorette (en Artois), sur les éperons au nord de Crouy en Soissonnais, autour des positions péniblement conquises en Champagne, à Beauséjour et dans le bois Sabot, en Argonne où le maquis s'ensanglantait de dix combats par mois, sur les Éparges conquises, au bois le Prêtre, et, du 25 février au 26 mars, sur les pentes de l'Hartmannswillerkopf, le Vieil-Armand, et disons-le, en vingt autres coins, à une résistance très âpre de l'ennemi. Des semaines entières étaient nécessaires à la prise de quelques mètres de tranchée, d'un fortin, parfois d'un bosquet. Les Allemands, engagés dans une terrible lutte avec les Russes, entendaient bien que leur front de France ne se rompît pas — fût-ce sur un petit point — car c'eût été, en ces circonstances, pour eux terrible aventure. On les avait même vus, pour affirmer leur vigueur et peut-être satisfaire l'opinion publique en Allemagne, attaquer sur Ypres le 23 avril. Grâce à l'emploi insolite, imprévu et odieux des gaz asphyxiants, ils avaient pu, de Steenstraete à Gheluvelt, conquérir une ligne importante de tranchées et menacer une fois de plus Ypres très approché et c'était miracle que Français et Canadiens eussent pu reformer leurs rangs, un instant rompus par cette déloyale attaque. Ailleurs, nos ennemis se contentaient de tenir — accrochés au sol comme des teignes, disaient nos soldats. On voudrait s'arrêter à ces combats héroïques : toute une littérature de souvenirs a fleuri, qui déjà nous permet d'en pénétrer la douloureuse grandeur. Dans l'immense épopée de la grande guerre, il y aura, comme jadis, des cycles de chansons : la chanson de Lorette, la chanson de l'Argonne, la chanson des Éparges, la chanson du Vieil-Armand — comme la chanson des Flandres et en attendant le grand cycle de Verdun, dont Henry Bordeaux a écrit un des chants : la chanson de Vaux-Douaumont. Quand, après avoir visité les Flandres, où déjà un Ronarc'h est entré dans la légende, je descendais en Alsace, je trouvais une autre légende : celle où le général Serret, héros du Vieil-Armand, faisait déjà figure de Roland à Roncevaux — chef magnifique qui, disait-on, n'avait pas voulu survivre à ses chasseurs décimés. L'héroïsme était journalier ; que, dis-je ? il était de toutes les heures, mais c'était héroïsme trop souvent dépensé pour de trop maigres résultats. Que de sang généreux fut répandu à flots en cette affreuse année sans que les survivants en vissent ou comprissent le but qui avait coûté si cher.

En fait, ces attaques locales ne menaient à rien. Mieux valait concentrer des forces pour essayer de rompre sur un front assez large le front allemand. Ce fut le but de l'offensive d'Artois.

***

Foch, resté à la tête du groupe des armées du Nord, avait été chargé d'étudier et de préparer cette offensive ; il en avait fixé les limites ; elle se devait déclencher entre Écurie, au nord d'Arras, et Loos, au sud-ouest de Lens. Elle serait exécutée par la 10e armée passée au général d'Urbal et portée à sept corps. Foch a conçu l'opération sous la forme d'une attaque principale par trois corps ayant pour objectif la crête de Vimy, entre Vimy et Thélus, et de deux attaques de flanc, une au nord, visant la crête de Notre-Dame-de-Lorette — que le général Maistre investissait depuis trois mois — et l'éperon nord de Souchez, et une au sud, qui pourrait s'étendre jusqu'à la Scarpe, sur la crête de Bailleul. Ces trois crêtes ferment la plaine d'Artois et, si on rompt, sur ces positions, le front ennemi, on peut espérer marcher sur Douai et déborder le camp de Lille. L'armée britannique prévenue a promis son concours à notre gauche, en cas de succès. Des notes très minutieuses du grand quartier recommandent l'étude préalable du terrain à l'aide de l'aviation et prescrivent la préparation d'artillerie qui doit être suffisante pour rompre, avant l'assaut de l'infanterie, les réseaux barbelés de l'ennemi. On attribue au général Pétain, appelé depuis peu à commander le 37e corps, le fameux mot : L'artillerie conquiert, l'infanterie occupe, qui est d'un chef d'infanterie rempli d'humanité. Car Pétain est de la partie ; d'Urbal a d'ailleurs des lieutenants magnifiques, un Maistre, un Balfourier, un Curé, un Fayolle, pour n'en pas citer d'autres. Le haut commandement ordonne une attaque brusque, violente, poursuivie sans arrêt et sans solution de continuité, jusqu'à obtention du résultat final, par l'entrée incessante d'unités fraîches sur le front de combat. Ce sera pour le 6.

Comme en Woëvre en mars, le temps se jeta au travers de nos projets. Le 5, le ciel se chargea et le temps devint médiocre. Il fallut remettre le déclanchement au 9 mai. Rien de plus funeste qu'un ajournement dans une opération où doit jouer la surprise.

Dès le 8 cependant, le 21e corps avait, par son 3e bataillon de chasseurs, dans un combat préparatoire très brillant, enlevé un des ouvrages formant saillant dans notre ligne devant Notre-Dame-de-Lorette — combat que je ne peux évoquer sans une douloureuse émotion fraternelle. Et le 9 au matin, toute l'armée d'Urbal s'ébranla. Le pays entier frissonnait d'une fiévreuse espérance. Allait-on, dès ce premier grand coup, briser le cercle de fer où l'Allemand essayait de nous tenir ?

Or, il parut se rompre. Tandis qu'à gauche, le 9e corps gagnant les pentes à l'ouest de Loos, le 21e poussait vivement au nord de Notre-Dame-de-Lorette, et qu'à droite, le 20e corps conquérait la Targette et une partie de Neuville-Saint-Vaast, au centre, le 33e, le corps Pétain, faisait merveille. Car, surmontant, brisant, écrasant tous les obstacles, il avançait, en quelques heures, de 4 kilomètres et atteignait, presque d'un bond, la crête de Vimy. La plaine d'Artois semblait s'ouvrir devant Pétain, ce fils de l'Artois. Plus de trois mille prisonniers allemands étaient enlevés en ces quelques heures — chiffre qui semblait alors énorme — et tous les espoirs paraissaient permis.

L'avance de Pétain dépassait l'attente par sa rapidité. Elle le mettait en flèche et l'exposait, si des renforts ne venaient immédiatement appuyer cette avance et commencer, au lieu et place des troupes fatiguées par ce prodigieux effort, l'exploitation du succès. Les réserves étaient trop loin. Elles ne purent arriver à temps. Il ne tint probablement qu'à une plus prompte intervention que la ligne ne fût définitivement crevée sur un large front. Le 9 au soir, les chefs allemands, affolés, donnaient déjà loin du champ de bataille des ordres d'évacuation ; à Lille, l'émotion de l'ennemi ne put se dissimuler devant les habitants tremblant d'une joie mal dissimulée et à Douai commençait l'évacuation.

Mais les troupes d'assaut de Pétain — les réserves n'arrivant pas — restaient, ce soir du 9, hasardées. Il eût fallu qu'elles pussent foncer en avant. Faute d'être soutenues, elles ne le pouvaient sans folie et d'ailleurs étaient éreintées. Des contre-attaques allemandes se produisaient ; nos hommes les repoussaient avec peine ; elles devaient parfois se replier. Il y eut là des épisodes héroïques auxquels j'aimerais m'arrêter. Ils témoignaient une fois de plus de notre vaillance, mais l'effet de surprise foudroyante s'affaiblissait d'un arrêt nécessaire.

Quand, les Io et II mai, l'attaque reprenait, nous enlevions bien Souchez et le reste de Neuville-Saint-Vaast, mais les 12, 13, 14 et 15, nous trouvions la ligne refermée. Le corps Pétain s'emparait encore de Carency et de la majeure partie d'Ablain-Saint-Nazaire, tandis que le corps Maistre conquérait tout le fameux plateau de Lorette et que le 2e dépassait Neuville. Mais ces progrès n'avaient plus l'allure rapide qu'il eût fallu. L'Allemand refermait en arrière les brèches faites à sa ligne.

Dès lors, continuée, interrompue, reprise, la bataille pouvait nous valoir encore quelques gains et infliger à l'ennemi de grandes pertes : elle ne pouvait plus remplir le but primitif qui était la rupture de la ligne ennemie. Nous ne la continuions guère après le 15 mai et ne la reprenions sur de nouveaux frais le 16 juin que pour soulager nos alliés russes. Mais les Anglais, après avoir tenté de nous appuyer à gauche, restaient maintenant immobiles. Une fois de plus, la France payait pour le monde. Le 16 juin, on se rejetait à l'assaut de la crête de Vimy, le 33e étant maintenant commandé par Fayolle, mais avec l'intention formellement exprimée d'arrêter les frais si l'assaut ne donnait pas en quelques jours un résultat décisif. On ne désespérait pas de l'obtenir, car Joffre, dans l'espoir avoué de forcer l'ennemi à accepter la bataille en rase campagne, alertait toutes les armées. Pendant huit jours on se battit encore ; on conquit encore quelques points d'appui ; ce fut tout. La rupture ne put être obtenue et, le 25, le front se stabilisait.

C'était une grosse déception. L'opération cependant n'avait pas été vaine — il s'en fallait. Outre la conquête de toute une position dominante d'où, le cas échéant, on pourrait s'élancer à l'offensive, on avait, huit semaines, fixé l'ennemi sur le front d'Occident, ainsi retardé de quelques semaines et par là probablement, empêché la ruine de l'armée russe. D'autre part, en dépit de succès incomplets, les combattants d'Artois tiraient de leurs succès, à la vérité sans lendemain, de légitimes motifs d'orgueil et de confiance. Ils avaient enlevé des positions fortement défendues, fait près de 8.000 prisonniers, tenu en échec des forces allemandes qui, précipitées en ce coin du front, y avaient été fortement éprouvées. Et les fautes commises elles-mêmes servaient de leçons, à condition qu'on les aperçût : préparation d'artillerie plus intense encore, réduction plus savante des nids de mitrailleuses ennemis, maniement plus facile et intervention plus prompte des réserves, liaison plus étroite des corps, nécessité d'une discrétion plus grande permettant une surprise plus brusque encore, voilà les résolutions qu'on tirait de ce demi-échec. D'une façon plus générale, il paraissait qu'une seule attaque importante avait le tort d'attirer sur elle les forces ennemies de tous les fronts, et le grand quartier déjà mettait à l'étude une attaque géminée qui, partant à la même heure et menaçant simultanément deux parties du front allemand, pourrait, grâce à des résultats tactiques plus importants, être le point de départ d'une grande manœuvre stratégique.

A la vérité, on avait, pendant la bataille d'Artois, attaqué un peu partout, sur la Somme, en Champagne, en Woëvre, au bois le Prêtre, en Alsace surtout, où on avait enlevé, avec Metzeral et Sondernach, le sommet de l'Helsenfirst, mais si, partout, on avait pu éprouver que la valeur du soldat français, loin de s'affaiblir, s'exaltait et se fortifiait, il fallait bien partout suspendre les attaques, pour ne pas user à des attaques locales des forces qui, avant la fin de l'automne, trouveraient à s'employer sur un champ de bataille important.

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Ce champ de bataille paraissait dès lors devoir être la Champagne : Le 7 juillet, une conférence s'était tenue dans le cabinet du général Joffre à Chantilly où, pour la première fois, toutes les armées alliées étaient représentées, fait dont il faut souligner l'importance. Et aux représentants des armées britanniques, belges, serbes et russes, se joignait un représentant de l'armée italienne ; car sur ces entrefaites nous avions acquis un nouvel allié. Le 24 mai, arrachant son pays aux intrigues que, depuis six mois, le prince de Bülow nouait à Rome avec les partisans du Parecchio, le ministère Salandra-Sonnino, après avoir dénoncé la Triple Alliance, avait déclaré la guerre à l'Autriche et, incontinent, adhéré au pacte de Londres. Immédiatement, les armées italiennes étaient entrées en campagne dans la double direction de Trente et de Trieste et si, au mois de juin, après des succès brillants, elles étaient arrêtées devant Rovereto et Trente, d'une part, Gorizia, de l'autre, on pouvait penser que d'une vigoureuse poussée, l'armée du duc d'Aoste pourrait, à la fin de l'été, enlever la difficile position du Carso et tomber sur Trieste.

Cette intervention était surtout précieuse pour les Russes. Ceux-ci, après avoir paru, pendant tout l'hiver de 1914-1915, tenir tête aux Austro-Allemands, devant Varsovie et en direction de Cracovie, étaient maintenant en pleine retraite sur tous leurs fronts, sauf celui du Caucase. Battus sur la Dunajec le 1er mai, sur le San et le Dniester le 20, ils avaient dû, le 3 juin, évacuer Przemysl, puis Lemberg. Chose plus grave, battus sur la Vistule le 14 juillet, ils allaient être obligés d'abandonner Varsovie à l'Allemand et bientôt toute la Pologne à leurs adversaires, tandis que Hindenburg occuperait toute la Courlande. Les succès de l'Allemagne, à la vérité, s'arrêteraient là Le grand-duc Nicolas, par d'opportuns sacrifices, sauvait les armées russes d'un encerclement menaçant et sa retraite s'arrêtait là Suivant l'expression très heureuse de Victor Giraud — auquel je ne saurais trop vous renvoyer pour tous ces événements —, la grande invasion allemande allait, à la fin de septembre, se perdre dans les sables.

Les Allemands, à la vérité, déjà cherchaient d'autres victoires sur un autre front. Après avoir sauvé l'Autriche-Hongrie d'un péril extrême, ils se retournaient vers les Balkans où le Turc les appelait à cors et à cris. Celui-ci s'était, en février, senti très près d'être exécuté. L'échec de l'expédition anglo-française des Dardanelles, entreprise en février, et qui ne devait se clore qu'en décembre, paraissait cependant avéré en juillet. Mais cet échec était dû aux fautes de l'Entente plus qu'à la valeur des soldats d'Enver Pacha. Pour s'assurer les Balkans, Guillaume II et François- Joseph cherchaient d'autres appuis. Tandis qu'ils prenaient dans leurs insidieuses intrigues le pitoyable roi Constantin de Grèce et d'une neutralité ambiguë l'entraînaient doucement à une sournoise alliance, ils exploitaient les rancunes recuites du roi Ferdinand de Bulgarie. Alors que le ministère britannique — toujours bulgarophile — se portait garant des bons sentiments de ce prince, ce personnage équivoque, après nous avoir joués de main de maître, s'allait allier aux empires de proie — parce qu'il était lui-même prince de proie ; et le 5 octobre 1915, il entrait dans la lice. Et les Serbes allaient se trouver soudain en face d'effroyables périls.

Ces événements étaient loin d'être révolus quand, en juillet, Joffre réunissait à Chantilly les représentants des armées alliées ; mais tous avaient le sentiment qu'il fallait que celles-ci, au lieu d'agir en ordre dispersé contre des ennemis qui, de jour en jour, se groupaient étroitement dans la main de fer de l'Allemagne, combinassent désormais leurs efforts et liassent leurs opérations.

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La France, toujours généreuse, s'offrait la première à ouvrir le feu afin que, dès le milieu de septembre, l'Allemand, attaqué plus violemment que devant sur le front occidental, fût contraint de desserrer son étreinte en Russie.

Castelnau, qui de plus en plus s'imposait par ses hautes qualités de chef, allait être chargé d'une opération qui, sous sa main, grouperait cette fois deux armées : celle qui, depuis le début de la campagne, restait sous les ordres de cet admirable soldat, Langle de Cary, la 4e, et cette 2e armée que Castelnau venait de passer au chef dont, de mois en mois, l'éminence s'affirmait, le général Pétain. Ces deux armées attaqueraient en Champagne et, ce pendant, le général d'Urbal reprendrait en Artois l'offensive arrêtée en juin. Tandis que le groupe Castelnau — baptisé groupe d'armée du Centre — recevait dix corps d'armée, une artillerie était préparée tout l'été qui, par le chiffre de ses batteries et l'importance de ses munitions, dépasserait tout ce qu'on avait pu jusque-là réunir. Tout l'été se passa aux préparatifs. Le maréchal French s'engageait à soutenir l'attaque d'Artois, appuyé lui-même à sa gauche par l'armée belge et le 30e corps français Hély d'Oissel occupant les Dunes. Les Italiens attaqueraient, ce pendant, à Gorizia.

La nation n'ignorait pas qu'un grand coup allait être porté. L'échec de l'offensive d'Artois et les défaites de nos alliés russes avaient un instant créé chez nous une atmosphère un peu lourde. Déjà les agents allemands, aidés par des trahisons qui déjà couvaient et ne devaient être démasquées que bien longtemps après, aidés aussi par d'inconscients complices, les incorrigibles pessimistes de l'arrière, se chargeaient d'alourdir encore cette atmosphère ; une parole autorisée allait dissiper ce nuage de gaz asphyxiant. Le président Poincaré continuait à jouer à l'Élysée son rôle de guide ferme et clairvoyant, entendant d'ailleurs que son action énergique et constante fût discrète. Visitant les armées, il regardait, s'informait et ne discourait pas ; car cet avocat si éminent s'était juré de ne jamais jouer l'avocat aux armées. Mais on le verra toujours — au moment où il jugeait la chose opportune et même nécessaire — élever la voix devant la nation. Le 14 juillet, à la cérémonie qui, aux Invalides, clôturait le transfert des cendres de Rouget de Lisle, il exprimait fortement, dans sa langue claire, nerveuse et nourrie, les sentiments vrais de la Nation : Il n'est pas un seul de nos soldats, il n'est pas un seul citoyen, il n'est pas une seule femme de France qui ne comprenne clairement que tout l'avenir de notre race et non seulement son honneur, mais son existence même, sont suspendus aux lourdes minutes de cette guerre inexorable, et il concluait que la victoire finale serait le prix de la force morale et de la persévérance. La Nation, je le répète, le parlait à l'Europe par sa bouche.

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Tandis que, sur presque tout le front, les admirables régiments territoriaux relevaient momentanément les soldats de l'active, celle-ci reconstituait ses forces pour la grande attaque, tandis que M. Albert Thomas, placé à l'administration de nos munitions, poursuivait consciencieusement la tâche si magnifiquement entreprise par M. Millerand. Il fallait multiplier encore les usines, centupler la production : en une seule journée de la bataille d'Artois, on avait dépensé trois cent mille obus, presque autant que l'artillerie allemande pendant toute la guerre de 1870-1871 — et quels obus !

Le grand quartier, assuré de moyens insolites, préparait, ce pendant, son offensive. Elle se produirait entre Moronvillers et l'Aisne par les 2e et 4e armées, mais elle pourrait être éventuellement prolongée à droite par la 3e armée, à l'ouest de l'Argonne, à gauche, par la 5e armée entre Craonne et le massif de Brimont. Joffre écrivait à Castelnau : Je compte sur vous pour que le moral des troupes sous vos ordres soit au niveau de la grandeur de la tâche. J'ai la conviction entière que vous saurez les conduire à la victoire. Pendant les mois de juillet et d'août, une activité extrême se manifestait : tout semblait prévu. Il fallait se hâter : les nouvelles de Russie talonnaient notre action. Le 23, une proclamation du général en chef annonçait aux troupes que derrière l'ouragan de fer et de feu déchaîné grâce au labeur des usines de France..., elles iraient à l'assaut toutes ensemble sur tout le front, en étroite union avec les armées de nos alliés. — Allez-y de plein cœur, ajoutait-il, pour la délivrance du sol de la patrie, pour le triomphe du droit et de la liberté.

La préparation d'artillerie commença le 22 ; le temps semblait favorable, mais, dans la nuit du 24 au 25, il changea brusquement. Il plut abondamment et la question fut posée de savoir s'il n'y avait pas lieu de remettre l'attaque. Mais, si énormes que fussent les approvisionnements en munitions, le rendement des usines ne permettait pas de prolonger la préparation, et les nouvelles de Russie devenaient plus lancinantes. Vers 6 heures, le temps parut se remettre. L'ordre d'assaut fut donc maintenu pour 9 h. 15. Or, à cette heure même, la pluie se remit à tomber et ne s'arrêtera plus jusqu'au 29.

En dépit de ce temps détestable, les armées de Champagne semblèrent, en ce premier jour, irrésistibles. Sur un front de vingt-cinq kilomètres et une profondeur variant de un à quatre kilomètres, elles enlevaient des positions formidables avec plus de douze mille prisonniers, de nombreux canons et un énorme matériel : la Main de Massiges, Maisons-de-Champagne, la butte de Mesnil, la butte de Tahure, le trou Bricot, la ferme Navarin, l'Épine de Vedegrange, le golfe d'Auberive étaient enlevés ou abordés et on poussait derrière les corps assaillants les corps de réserve prêts à exploiter le succès.

Le 26, les succès se poursuivaient : la première position allemande était maintenant tout entière entre nos mains. Mais on se heurtait à la deuxième position, plus forte qu'on ne l'eût supposée, et des arrêts se produisirent. Sur un point cependant, sur le front Tahure route de Saint-Soupplets, il semble que cette position faiblit. On organise, le 27, une poussée et le 28, soudain un bataillon se jetant sur ce front à la tranchée des Tantes, brise la résistance et crève la deuxième position. Le 7e corps y est jeté par son chef pour élargir la brèche et, dans la nuit du 28 au 29, on y précipite toutes les unités disponibles.

Les Allemands — comme nous — crurent leur front décidément crevé. Des ordres furent expédiés pour l'évacuation de toute la région de Vouziers. Et il est probable que la victoire tint à ces courtes heures. Mais on ne manie pas facilement des masses comme jadis, au temps de Napoléon, un régiment jeté dans une trouée. Les troupes tardèrent, s'engagèrent sans méthode, l'une après l'autre. Le 402e passa dans le trou, mais les troupes à sa droite et à sa gauche ne purent pousser à sa hauteur et le malheureux régiment fut, à l'aube du 29, cerné par les Allemands.

Et c'était fini, la brèche se refermait et l'occasion manquée qui eût changé peut-être le sort de la guerre.

Je ne m'attarderai pas à la bataille qui suivit du 29 septembre au 8 octobre. On prit encore quelques positions, mais ce ne pouvait plus être que bataille d'usure. A vrai dire, les Allemands s'y usaient, car ils perdaient dans cette mêlée plus de cent mille hommes. Ils semblaient démoralisés, notre artillerie leur paraissait monstrueuse : Dans l'enfer, ce ne peut être plus terrible.

En Artois, le scénario se développait à peu près de la même façon : préparation excellente, pluie décevante, enlèvement des premières lignes avec deux mille six cents prisonniers, tandis que les Anglais attaquant sur Loos et Hulluch emportaient ces bourgs avec deux mille neuf cents prisonniers, et, à un moment donné, fléchissement de la ligne ennemie qu'une lettre allemande nous révèle très précisément : C'est un miracle que notre IVe corps ait empêché nos lignes d'être percées. Il a fallu faire appel aux réserves. Les 8 et 9 octobre, réaction furieuse du prince Ruprecht de Bavière qui échoue devant Loos, laissant huit mille cadavres sur le champ de bataille, mais qui bloque notre avance.

Stratégiquement, la bataille était perdue. Moralement, elle était gagnée. Le commandant en chef, écrivait Joffre aux armées, est fier de commander aux troupes les plus belles que la France ait jamais connues. Cette parole était justifiée. De Champagne en Artois, il venait de se dépenser derechef une vertu qui stupéfiait — nous en avons mille témoignages — l'ennemi, plusieurs heures éperdu. Il faudrait vous citer des traits : mais en citerais-je vingt, que je serais injuste, parce qu'il faudrait alors en citer cent. Le soldat en tirait une confiance extraordinaire en lui-même, les chefs une confiance grandissante dans le soldat. L'échec des offensives conjuguées affligeait le haut commandement et le décevait. Il ne le décourageait pas ; il s'en fallait. Il avait fallu ces essais d'offensive ; on y avait appris, si j'ose dire, la nouvelle guerre. Il s'en était si peu fallu qu'on ne réussît que l'on était encouragé à réentreprendre. De nouvelles leçons se tiraient qui porteraient leurs fruits.

Au soir même du jour où on arrêtait la double bataille, Joffre en concevait une autre ; et déjà il en apercevait le théâtre, qui serait la région de la Somme, et en fixait l'époque, qui serait la fin du printemps 1916. D'ici là nos alliés britanniques, qui faisaient, pour grossir leurs armées, un effort magnifique, seraient en mesure, non plus de nous soutenir seulement avec quelques divisions, mais de prendre leur large part à la bataille.

L'Allemagne était maintenant arrêtée en Russie. Elle jetait, à la vérité, ses corps sur la Serbie, prise comme en un étau entre la vengeance de l'Autriche, la haine de la Bulgarie et la sourde trahison de la Grèce ; et les malheureux Serbes allaient être balayés en novembre et décembre. Mais l'offensive des empires centraux sur les Balkans n'était pas plus décisive que celle des Austro-Allemands ne l'avait été en Russie. Un ministre, qui eut là sa plus belle page, M. Aristide Briand, avait demandé qu'on jetât, dès le 5 octobre, des troupes à Salonique : l'opération avait été trop tardive pour que l'on pût secourir efficacement les Serbes ; mais, tout en entravant la trahison, près d'éclater, de Constantin, elle empêchait les vainqueurs des Serbes de parfaire leur victoire en s'inféodant les Balkans. Et M. Briand, devenant président du Conseil, faisait triompher avec lui sa politique orientale. Gallieni prenait le portefeuille de la Guerre. L'opinion ne subissait aucune dépression. La victoire, pour tous, n'était qu'ajournée à quelques mois.

Tandis que le grand quartier préparait, par les conférences de Chantilly, l'action commune des armées alliées, les Russes, se déclarant prêts à reprendre au printemps l'offensive et les Anglais y aspirant, nos soldats rentraient dans leurs tranchées. Rassérénés par les permissions de l'été et de l'automne, par la perspective de celles de l'hiver, ils se résignaient à ce deuxième hiver, disant que ce serait sûrement le dernier. Nul ne doutait qu'instruits par les expériences de 1915, pourvus de munitions que mille usines maintenant fabriquaient, assurés de l'appui d'alliés dont les armées grossissaient formidablement ou se reconstituaient en de nouvelles conditions, nous ne pussions trouver au printemps de 1916 la décision qui nous ouvrirait définitivement le chemin de la victoire. 1915 avait permis, grâce à l'endurance, la patience, la vaillance de tous, d'en sonder les approches ; 1916 forcerait l'entrée et conduirait au but.

L'Allemagne savait que, si elle nous laissait attaquer, elle serait perdue. Elle entendit prévenir et déconcerter l'attaque. Et ce sera le formidable assaut de Verdun. Nous arrivons à la péripétie tragique de cette guerre. Et après avoir admiré la constance sans défaillance de nos soldats en leurs tranchées, nous allons voir ces soldats dépasser les limites de la vertu humaine.