LE CHEMIN DE LA VICTOIRE

TOME PREMIER. — DE LA MARNE À VERDUN (1914-1916)

 

CHAPITRE TROISIÈME. — LA COURSE À LA MER.

 

 

Le 11 septembre au soir, l'insigne victoire, remportée du 6 au 10 par nos armées dans la région de la Marne, pouvait être tenue pour acquise. Et, à la même heure, la magnifique résistance opposée par les deux armées de Lorraine recevait sa récompense : du Grand-Couronné aux Vosges, les Allemands rétrogradaient à la frontière et, sur leurs talons, nos 1re et 2e armées, Dubail et Castelnau, réoccupaient les cantons lorrains, souillés et ensanglantés, durant quinze jours, par d'abominables forfaits.

Cependant, les armées allemandes qui avaient combattu sur l'Ornain, la Marne et l'Ourcq, retraitaient à plus grandes journées encore, poursuivies par nos troupes. Klück se repliait vers le nord-est, sur les plateaux entre Oise et Aisne, Bülow sur la région Craonne-Reims, Hausen sur Vouziers, Wurtemberg au nord de Sainte-Menehould, le kronprinz au nord de Verdun. Et à leurs trousses, les armées françaises victorieuses s'élevaient, elles aussi, vers le Nord-Est.

La ligne de retraite des Allemands semblait être les collines de l'Aisne. J'ai dit — et j'aurai lieu d'y revenir plus tard — quelle forteresse naturelle constitue le massif qui, de la trouée de l'Oise ; entre Compiègne et Noyon, à la trouée de l'Aisne, à l'est de Craonne, sert en quelque sorte de rempart au formidable réduit de Laon. C'est une des plus redoutables positions qui soient. On pouvait s'attendre à ce que l'Allemand, rejeté de la Marne et forcé bientôt de repasser l'Aisne, se cramponnât à ce massif.

A la vérité, il se repliait, depuis le 11 au soir, assez démoralisé et parfois en grand désordre : Nous reculons dans une bousculade épouvantable, écrit un lieutenant saxon du 177e régiment d'infanterie, qui, à la vérité, ajoute — avec une nuance de doute explicable — : Bien que nous ayons, dit-on, été victorieux. Ils lâchaient, la mort dans l'âme, ces villes tenues déjà pour proies assurées : Château-Thierry, Épernay, Châlons, Reims, Soissons, Senlis, Compiègne, Amiens — et l'espoir du Nach Paris. Le 13 au soir, les Allemands avaient repassé l'Aisne depuis Compiègne jusqu'à Berry-au-Bac. Et la question se posait de savoir, si décidément, ils allaient tenir sur le massif.

Joffre est un sage. Il n'était pas homme à se briser contre un mur qu'on pouvait tourner, soit par la droite, soit par la gauche. Napoléon ayant, il y a un siècle, pris le premier parti, et César, il y a vingt siècles, le second, il lui était loisible de prendre l'un et l'autre. Nos armées, en effet, se trouvaient, le 13, orientées de telle façon que leur centre — en l'espèce, les corps britanniques — marchant droit sur l'Aisne entre Soissons et l'ouest de Berry-au-Bac, leur droite — en l'espèce, l'armée d'Espérey se dirigeait sur la trouée de Juvincourt et leur gauche en l'espèce, l'armée Maunoury — semblait devoir, de Compiègne, s'engager dans la vallée de l'Oise, vers le nord.

A dire vrai, si Joffre ne voyait aucun inconvénient à ce que d'Espérey poussât ses corps de gauche dans la trouée de l'Aisne en direction de Sissonne et de Château-Porcien, c'était cependant sur le mouvement de sa gauche, les corps de Maunoury, qu'il fondait son espoir. Et encore concevait-il plus largement la manœuvre enveloppante. L'armée Maunoury, grossie, poussant en direction de Lassigny, de Noyon, de la Fère, envelopperait les plateaux et les ferait tomber. Mais ce n'était là qu'une partie de la vaste opération conçue. C'est en élargissant à l'ouest son action et en la portant délibérément vers le nord, vers Ham, Saint-Quentin et le Cambrésis, qu'ou pouvait, par un rabattement consécutif, envelopper la droite allemande, l'armée von Klück.

Le mouvement de Maunoury restait donc capital. Il faut prévoir, lui écrit Joffre dès le 11, que l'ennemi faisant tête sur l'Aisne, il vous serait difficile d'attaquer de front et il paraît nécessaire que vous ayez le plus tôt possible des forces remontant la rive droite de l'Oise pour déborder l'aile droite ennemie. Le 12, il insiste : la préoccupation constante est de fortifier, de grossir, d'allonger l'armée Maunoury à l'ouest du massif. C'est d'elle, finira-t-il par crier, que dépend actuellement le sort de la bataille engagée.

Mais la tendance des lieutenants de Joffre n'était pas, à cette heure, tout à fait conforme à ses intentions. Ces généraux de la Marne, qui, de l'Ourcq à l'Ornain, venaient de servir d'une façon si parfaite la conception du haut commandement, y étaient arrivés, je l'ai dit, par la pratique d'une heureuse solidarité se traduisant par un rand souci de rester étroitement liés. De cette expérience, ils gardaient une tendance au coude à coude qui, d'ailleurs, existait à tous les échelons, puisque, au cours de la bataille, je vois un des chefs de corps de Maunoury, le général Ébener, la signaler à ses divisionnaires comme un vrai danger. De tous, le plus préoccupé des liaisons était, à la vérité, le maréchal French ; il avait comme excuse ce qu'il appelle lui-même la faiblesse de son armée. Comme d'Espérey, tiré lui-même sa droite par l'armée Foch vers le sud-est, orientait ses gros vers Reims au lieu de les orienter sur Juvincourt, le maréchal anglais serrait vers l'est. Le général de Maud'huy — seul orienté vers le nord — escaladant délibérément le plateau de Craonne, les Anglais ne cesseront de le chercher à leur droite, trouvant parfois qu'il va trop vite ; mais, d'antre part, alarmés dès qu'une distance d'une lieue les séparait à leur gauche de Maunoury, ils tiraient à leur tour celui-ci trop à l'est encore, vers Soissons, et ainsi le détournaient de sa vraie voie qui était le nord-ouest.

J'ai raconté très longuement et avec beaucoup de détails cette bataille de l'Aisne et comment la manœuvre échoua[1]. Elle n'avait, à vrai dire, que deux jours pour réussir. Le 15, recevant le 13e corps, Maunoury pouvait peut-être encore l'engager dans la vallée de l'Oise et tourner le massif de l'Aisne. Le 17, il ne le pouvait plus ; car, le premier moment de désarroi passé, les Allemands renforçaient en grande hâte leur droite, expédiant vers l'ouest la VIIe armée Heeringen qui prendrait place entre Bülow et Klück ; non seulement on conjurerait ainsi la manœuvre enveloppante de Joffre, mais on commencerait cette contre-manœuvre destinée à envelopper notre gauche. Or, le 15, le 13e corps, nettement lancé par Maunoury sur Noyon, se laissa arrêter, piétina deux jours sans avancer dans la Petite Suisse et trouva, le 17, la porte fermée. Comme les plateaux assaillis, ce pendant, à l'est de Soissons par les Anglais et le corps de Maud'huy, ne furent carrément entamés que par celui-ci, comme, à la droite de Maud'huy, le groupe de divisions Valabrègue ne put forcer la trouée à l'est des plateaux et comme d'Espérey, redressant trop tard son armée vers le nord, ne put même maintenir Maud'huy sur le plateau de Craonne, la bataille dite de l'Aisne n'aboutissait qu'à briser toutes les tentatives des Allemands pour refluer au delà de la rivière — ce qui, à la vérité, était déjà un résultat.

Joffre, cependant, entendait encore faire réussir sa manœuvre d'enveloppement par le nord-ouest. Voyant Maunoury retenu dans la région de Compiègne par de grosses difficultés, il faisait transporter à son nord-ouest, dans la région de Lassigny, l'état-major Castelnau qui, y formant une nouvelle 2e armée, tenterait de reprendre la manœuvre accrochée.

Comme Heeringen arrivait de son côté avec son armée dans la région de Noyon, il allait falloir étendre à la région de la Somme la manœuvre enveloppante, et comme sans cesse de nouvelles forces allemandes survenaient en Picardie, puis en Artois, il faudrait encore porter de nouvelles forces à notre gauche vers le nord, devant Albert, devant Arras, devant Béthune, bientôt en avant de Bergues et de Dunkerque et ce sera cette course à la mer qui nous achemine à la bataille des Flandres où, les deux manœuvres opposées venant se briser l'une contre l'autre, les deux armées resteront finalement figées l'une en face de l'autre, se fermant mutuellement l'accès des territoires par elles occupés.

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La nation suivait les événements qui, depuis le 5 septembre, se déroulaient, avec des sentiments fort différents de ceux qui, au lendemain de Charleroi et à la veille de la Marne, l'avaient animée. C'était la même résolution, mais mêlée d'une palpitante espérance depuis qu'avait été connu l'ordre de Joffre du 5 septembre, puis soulevée d'allégresse quand, le 13, avaient été connus les résultats de la grande bataille.

A la vérité, c'était joie spontanée. On ne faisait rien pour exalter cette joie : Il me paraît bon, écrivait très franchement M. Millerand au général Joffre, de ménager les nerfs de ce pays et j'ai préféré courir le risque de demeurer au-dessous de la vérité que celui de l'exagérer. Et la consigne donnée à la presse fut de ne point surexciter l'opinion. En fait, la presse étrangère parut un instant porter beaucoup plus haut que nous l'exaltation. La Marne nous ramenait des amis, qui essayaient, par un lyrisme étonnant, de réparer tant d'heures de reniement ou simplement de doute.

Le Monde, par ailleurs, commençait à connaître, après la France, les abominations commises en Belgique et dans nos départements du Nord-Est. En vain, les quatre-vingt-treize intellectuels allemands criaient-ils leur : Es ist nicht wahr ! Nous pouvions déjà produire nos preuves : la brochure d'un Joseph Bédier, reproduisant en autographes les aveux ou les fanfaronnades des bourreaux eux-mêmes, suffisait : la relisant récemment, je me sentais pris d'une horreur nouvelle devant cet amas de forfaits, jusqu'à cet ordre du colonel Neubauer, contresigné par le général Stenger, décidant que tous les prisonniers seraient massacrés et ajoutant : Derrière nous, il ne restera plus aucun ennemi vivant.

L'incendie de la cathédrale de Reims mettait le sceau à ces crimes. Presque plus que dans notre chair, nous nous sentions atteints dans ces pierres où tenait notre plus vénérable histoire. Mais, par surcroît, s'ajoutant à bien d'autres sacrilèges, cet attentat révoltait la chrétienté. Odin avait coiffé le casque de Luther, écrira Rostand, et on retrouvait Odin sous Luther. Le dieu Thor marchait, plus qu'un Klück ou un Heeringen, à la tête de ces barbares chez qui se révélait, dans la haine féroce, l'atavisme des adorateurs du Walhala.

La guerre en prenait tous les jours davantage un caractère de croisade. Le comte de Mun avait vraiment pris la tête de cette croisade. Il avait, durant les jours dangereux, soutenu tant d'âmes défaillantes, qu'il en avait acquis une autorité qui, maintenant, s'exerçait à prêcher, avec la fierté de la victoire, la vertu d'endurance : Je sais qui vous êtes ! J'ai mis ma main sur vos cœurs et dans cette poignante émotion, j'ose donc dire des mots triomphants, car c'est la France, la France aimée, qui, demain peut-être, dans le sacrifice immense, va trouver ta gloire. Et c'est pourquoi, tournant vos yeux vers le tableau que nous apportent les nouvelles, je vous jette sans scrupules au-devant de la grande vague d'espérance qui déferle. Il écrivait ces lignes le 28 septembre, et le 3 octobre, ce cœur, brisé par trop d'émotion, cessait de battre. J'aurai bien souvent à revenir sur le rôle admirable qu'a joué la presse au cours de ces cinq ans. Nul ne m'eût pardonné de ne pas jeter, en passant, sur cette tombe ouverte en de telles circonstances, le tribut de notre reconnaissante admiration. C'est grande gloire pour le comte Albert de Mun que son nom reste attaché, comme celui de tel de nos grands chefs militaires, au souvenir de, ces mois de douleur, d'espérance et de foi.

Ses derniers articles prêchaient surtout l'endurance. C'était le mot d'ordre. On savait en haut lieu que ce n'était pas fini, qu'il s'en fallait. Ni la force ni l'orgueil de l'Allemagne n'étaient abattus. Wolf était chargé de déclarer, le 16 septembre, à l'Allemagne que les Allemands n'avaient perdu devant Paris ni canons ni prisonniers. La situation devant Paris, ajoute le communiqué, est favorable. L'impudent communiqué est daté du 16 septembre. On croit rêver : c'est la bataille de la Marne supprimée. L'état-major, lui, sait fort bien quel échec il a subi ; mais avec les forces dont il dispose, il pense prendre avant un mois une éclatante revanche. Une grande bataille se prépare.

Le gouvernement français le sait. Or une affreuse angoisse le prend à la gorge. On n'a plus de munitions et les canons eux-mêmes vont faire défaut, usés par un effort démesuré. M. Millerand a, plus tard, pu avouer à la tribune par quelles angoisses on avait passé : Les caissons se vidaient, les stocks s'épuisaient rapidement. Pour les remplir, une industrie sans personnel, sans matériel, complètement étrangère aux fabrications complexes et délicates qu'on lui demandait d'improviser en quelques semaines. De 13.000 obus de 75 fabriqués quotidiennement, il fallait, pour commencer, passer à la fabrication de 100.000 par jour. Sans doute, M. Millerand, qui n'a jamais été l'homme des lamentations stériles, avait-il, dès les premières heures de cette crise mortelle, passé aux actes : on sait comment, le 20 septembre, il avait, à Bordeaux, réuni les techniciens de l'industrie et les avait mis aux prises avec ce problème formidable qu'il fallait résoudre immédiatement sous peine de mort, c'est-à-dire de désarmement. Et avec un patriotisme, servi par l'étonnante débrouillardise française, chacun, d'un grand élan, s'était mis à l'œuvre sous la main musclée du ministre de la Défense nationale, ce Millerand qui, ce jour-là s'était fait vraiment de loin l'organisateur de la victoire. Mais combien de jours s'écouleraient, combien de semaines et de mois, avant qu'on pût regarder avec confiance les stocks reconstitués ou plutôt décuplés, les canons quadruplés, les armes par millions fabriquées ? Quand l'arme de la victoire sortirait-elle de cette forge fantastique où, avant même que sur l'enclume on forgeât, l'enclume même, ce 20 septembre, était à forger ?

Déjà les armées engagées dans les âpres combats de l'Aisne avaient entendu, avec un frisson d'inquiétude, s'élever la voix grave de Joffre disant aux chefs d'armée : Si la consommation continue au même taux, il sera impossible de continuer la guerre, faute de munitions, dans quinze jours. Et il est inutile de chercher ailleurs la raison qui avait fait, de notre côté, s'éteindre la bataille si allègrement portée sur l'Aisne au soir de la victoire de la Marne.

Or, une autre bataille s'allumait qui, progressivement, allait courir, comme le feu dans les herbes sèches, de l'Oise à la mer. C'est pour cette bataille que Joffre réservait les derniers stocks. Mais y suffiraient-ils ? Préoccupation obsédante qui, troublant jusqu'à l'angoisse nos gouvernants et nos états-majors, les incitait à ne point laisser le pays s'exalter outre mesure de la victoire remportée, afin qu'à une joie trop surexcitée ne succédassent, devant l'échec ou simplement une trop longue lutte, la désillusion et bientôt la désespérance.

Rien de pareil n'était à craindre de la France, nul ne s'était abusé ; tous avaient compris que la Marne était bataille d'arrêt, mais non victoire décisive. Et le Français, résolu à poursuivre une longue route, se ceignait les reins et trempait son cœur. La Marne avait été la confirmation de sa foi, la nation sortait de la crise plus fortifiée encore qu'exaltée.

***

C'était peut-être dans l'armée qu'un tel sentiment prenait sa plus forte expression. Je me rappellerai toute ma vie de quelle façon nous reçûmes la nouvelle de la Marne. Je venais de quitter ma section de territoriaux tenant le cimetière de Vaux-devant-Damloup et de rejoindre au fort de Douaumont, maintenant célèbre dans le monde entier, mon colonel, qui avait installé son bureau dans une des obscures casemates de ce lieu de plaisance. Le 13, à 9 h. 30, si j'en crois mon carnet, nous entendîmes le téléphoniste de la casemate voisine pousser des cris d'émoi. Évidemment, c'était du ciel que lui tombait son télégramme. Et c'était en effet presque du ciel, puisque c'était de la tour Eiffel. Et à haute voix, il épelait les mots : Allemands en pleine retraite sur tout le front, abandonnent matériel et prisonniers. Isolés en ce fort avancé de ce camp de Verdun aux trois quarts encerclé, nous étions, depuis dix jours, séparés du monde, sans nouvelles de la bataille qui grondait à notre sud-ouest, et brusquement nous apprenions la victoire de la Marne. Croyez-vous qu'on s'exalta ! Il y avait dix jours qu'on se répétait obstinément : Joffre va leur en faire voir ! Personne ne dit donc : Quel miracle ! Mais on dit : Parbleu : ça y est. Ils ont trouvé le bec. Et notre colonel, qui à peine s'était interrompu dans la dictée de sa décision journalière, après quelques mots où éclatait son cœur de vieux soldat de la Loire, dit : Allons, messieurs, allons, reprenons notre décision, et il se remit à dicter.

Il en était partout de même. Le premier moment de joie passée, on s'était remis au travail et, si vous le voulez — le mot ayant plus d'un sens — à la décision.

C'était le moral de nos soldats qui, en masses, sur l'ordre du grand quartier, étaient transportés du 15 septembre au 1er octobre vers le nord

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Déjà la bataille s'était engagée sur le nouveau front de Castelnau.

Il devait, nous le savons, reprendre, entre Lassigny et la Somme, la manœuvre d'enveloppement et déborder la droite allemande, qui elle-même s'allongeait vers le nord. Les armées Klück et Heeringen, soudées maintenant, lançaient leur cavalerie vers la Somme et c'était bien entre les deux partis une course : celle qui dépasserait l'autre avec des forces suffisantes la tournerait. A la gauche de Castelnau, les divisions territoriales du général Brugère, à cheval sur la Somme, couvraient le débarquement des troupes de Castelnau, tout en menaçant les communications de l'ennemi. Le corps de cavalerie Bridoux opérait, d'autre part, du côté de Péronne. Mais l'état-major allemand retirait de toutes es parties du front entre Oise et Vosges tout ce qu'il pouvait, lui aussi, pour fortifier et allonger sa droite.

Dès le 21, l'armée Castelnau enlevait Ribécourt et, le 22, Lassigny ; on occupait Roye, Montdidier, Conty, au sud d'Amiens ; mais à Lassigny, dont la conquête avait été très dure, on était contre-attaqué et rejeté hors de la ville. Castelnau était accroché par ces combats très âpres et, ce pendant, le grand quartier ne cessait de lui crier : Plus au nord ! Plus au nord ! Plus au nord, le corps de cavalerie français était lui-même aux prises avec le corps de cavalerie Marwitz, qui courait devant l'infanterie allemande comme le nôtre devant les fantassins de Castelnau, et, là aussi, les combats étaient acharnés. Castelnau atteignait néanmoins, le 23, le Santerre, au sud-est immédiat d'Amiens, et on poussait maintenant les divisions Brugère vers l'Artois. Mais déjà Marwitz débordait fortement Brugère au nord de la Somme et le forçait à se replier. Nos voies ferrées, qui devenaient, derechef, en cette course à la mer, la plus précieuse des ressources,' transportaient avec une prodigieuse activité de nouvelles forces vers la Somme et bientôt au delà L'important était que ces nouvelles forces étant portées au nord de la Somme, Castelnau tînt ferme au sud, pour que, tout en s'étendant, la ligne ne fût pas crevée. Et au prix de combats 'meurtriers, tantôt défensifs, tantôt offensifs, Castelnau tenait. Mais, absorbé dans la plus âpre des batailles entre Oise et Somme, il ne pouvait plus, au nord de cette rivière, diriger personnellement la manœuvre. Le général de Maud'huy, qui venait, sur les plateaux de l'Aisne, de gagner tous les suffrages, lui était envoyé pour prendre le commandement des troupes au nord de la Somme. Et, à sa gauche même, on formait un nouveau corps de cavalerie qu'on plaçait sous les ordres d'un de nos chefs les plus brillants, le général de Mitry. Celui-ci, prenant la tête de la course à la mer, se jetterait hardiment au nord de la Scarpe. Ainsi, de l'Oise à la Somme, de la Somme à la Scarpe, la course gagnait, gagnait, gagnait sans cesse du terrain ; de la Picardie, par l'Artois, elle parvenait aux limites de la Flandre.

Maud'huy faisait, ce pendant, attaquer au sud d'Arias ; mais il était lui-même assailli avec violence ; commandées par deux admirables chefs, ce général Barbot dont le nom devait, après sa mort et jusqu'au bout de la campagne, rester attaché à sa 77e[2] et ce général Fayolle, qui, alors simple brigadier, allait s'imposer bien vite comme un des grands chefs de notre année, deux valeureuses divisions, aussitôt débarquées, subissaient avec peine le choc de l'ennemi ; il était clair que celui-ci voulait nous retenir jusqu'à ce que les armées allemandes, arrêtées par le siège d'Anvers, vinssent déferler sur la Flandre, à destination de Dunkerque et Calais découverts. La Flandre s'ouvrait, encore sans défense sérieuse, entre la Lys et la nier. Or, Anvers, assiégé depuis le 26 septembre, semblait déjà ce 4 octobre, près de succomber.

L'armée belge, forte — si l'on peut dire — de six divisions, était tout entière enfermée dans le camp retranché aux trois quarts investi. Elle appelait à l'aide et la course à la mer — si la place tenait deux semaines seulement — pouvait devenir finalement la course à Anvers. En attendant que les affaires pussent prendre cette tournure, on jetait vers la ville assiégée ce qu'on pouvait : la division Rawlinson, qui s'y acheminait d'Ostende, et ces six mille fusiliers marins français qui, sous peu, devaient, sous le commandement du vaillant amiral Ronarch, à la droite des divisions belges, se couvrir d'une gloire immortelle. Joffre avait, en outre, envoyé à Anvers le général Pau, chargé d'entraîner hors de la place la malheureuse armée belge menacée d'y être encerclée. En dépit de ses fortifications en apparence formidables, il était, dès le 4, peu douteux que la place ne fût sur le point de succomber sous la pression de trois corps d'armée allemands et surtout sous le bombardement des fameux mortiers de 420. L'important était que l'armée d'Albert Ier fût sortie assez tôt de cette souricière, pour venir appuyer la gauche de nos armées ; ce serait, suivant qu'on parviendrait à la rejoindre, tôt ou tard, entre Gand et Bruges, ou entre Courtrai et Ostende, ou entre Nieuport et Ypres. Dès qu'elle aurait pris place dans le dispositif allié, elle repartirait, s'il était possible, à la conquête des Flandres belges ou, au pire, elle se cramponnerait à ce qui en resterait.

Le 8, Anvers tombait ; mais, dès la veille, l'armée belge, évadée de la place, battait en retraite sur la ligne Bruges-Gand, bientôt sous la protection des fusiliers marins français et de la division Rawlinson. Elle reculait vers la Flandre, mais il était douteux que, réduite à six divisions amincies, très éprouvée par les journées de siège et, sous peu, plus éprouvée encore par une retraite talonnée, elle pût suffire à arrêter, à notre gauche, de la mer à la Lys, la ruée des corps d'armée allemands que libérait la capitulation d'Anvers.

Or, les forces françaises importantes étaient encore au sud de la Lys. La trouée continuait à s'ouvrir de Dunkerque à Lens. L'entreprenant général de Mitry poussait, à la vérité, son corps de cavalerie vers la Flandre, et Ypres était couvert, le 15, par les divisions territoriales de Dunkerque, les 89e et 87e, qui joueront dans la bataille un rôle important. Et, Mitry étant parvenu, de son côté, à Ypres, la soudure se faisait enfin. Mais des régiments de cavalerie — si vaillants qu'ils fussent — et des régiments territoriaux — si solides qu'ils se montrassent — suffisant assurément pour tenir en respect la cavalerie allemande remontant de la région de Lille, ne le seraient certainement pas pour arrêter la ruée qui, derrière les troupes belges, allait se produire de l'est à l'ouest. Et la situation était scabreuse.

A la vérité, les corps britanniques, à leur tour, s'acheminaient à grandes journées vers ce nouveau champ de bataille. Le maréchal French avait obtenu du général Joffre licence de retirer des rives de l'Aisne ses trois corps, qui successivement seraient transportés dans la région de Béthune-Ypres. On pouvait espérer que, sous le couvert des corps de cavalerie français, ils y seraient installés assez tôt pour donner la main à l'armée belge en retraite. Ainsi le dispositif allié serait-il constitué avant l'irruption des corps allemands, les Belges à gauche, les Anglais au centre et à droite, et des Français un peu partout — comme toujours — et, sans doute, ces forces alliées suffiraient-elles à faire barrière à l'invasion ; peut-être même pourraient-elles, en prenant l'offensive, la faire refluer.

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Castelnau, au sud de la Somme, Maud'huy, entre Somme et Scarpe, continuaient à soutenir des combats difficiles. On prévoyait qu'outre les forces françaises déjà en ligne au nord de la Lys, on serait amené à expédier en Flandre de nouvelles troupes. Il faudrait probablement étayer nos deux alliés et déjà Joffre avait désigné la 42e division d'infanterie, puis tout le 9e corps, pour être dirigés vers les Flandres.

A l'extrémité d'un front qui, courant maintenant de la région de Thann en Alsace à la région de Dunkerque, sollicitait sur toutes ses parties l'attention du général en chef, ce champ de bataille du nord, de l'Oise à la mer, prenait une sorte d'autonomie. Il fallait que, de plus près, un grand chef y veillât. Le général Joffre,  qui, si impitoyablement, frappait les chefs insuffisants, a toujours su distinguer l'homme qu'il fallait aux situations difficiles : ainsi avait-il fait, à la fin d'août, pleine confiance à Castelnau, installé à Nancy ; ainsi jettera-t-il, en 1916, Pétain à Verdun. Ainsi désignait-il, pour coordonner les efforts des troupes engagées entre l'Oise et la mer, le commandant de la 9e armée, le vainqueur de Fère-Champenoise, le général Foch.

Celui-ci avait couru vers la Picardie et vu Castelnau, vers l'Artois et vu Maud'huy ; il avait partout recommandé de tenir, de tenir coûte que coûte, quitte à se contenter de tenir — parce qu'il avait aperçu clairement qu'avant dix jours, c'était dans les Flandres que la vraie bataille s'engagerait.

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Région historique entre toutes, écrivait, dès 1904, Vidal-Lablache. Ces plaines de Flandre ont toujours attiré la bataille. Ni fleuves profonds, ni forêts épaisses, ni chaînes élevées : c'est un champ de bataille idéal. Et la guerre s'y est toujours déchaînée. Des Dunes d'or pâle, qui, s'étendent d'Ostende à Dunkerque, au fossé de la Lys, c'est la campagne verte, si plate que les rivières s'y traînent plus qu'elles n'y coulent. L'Yser est le type de ces cours d'eau, aujourd'hui à tout jamais illustre. Cette petite rivière canalisée a, de Dixmude à Nieuport, une pente si insignifiante qu'on se demande par quel miracle elle a cours ; la marée montante eût, tous les jours, refoulé bien en amont de Nieuport ces eaux paresseuses, si un formidable jeu d'écluses ne permettait, au centre de Nieuport, de manœuvrer l'eau. Cette plaine jusqu'aux médiocres hauteurs d'Ypres est, d'ailleurs, un golfe reconquis sur la mer — le shoore et, au fond, l'élément liquide reste le maître du sol, de toutes parts crevé de lagons et d'étangs. Les arbres qui y poussent sont arbres d'eau — bouleaux et saules par bouquets isolés. Au sud de ce pays, le sol s'élève un peu : quelques collines lient le piton de Cassel aux hauteurs d'Ypres ; le mont de Kemmel ne fait figure de petit mont Blanc qu'au-dessus d'une plaine affaissée parfois au-dessous du niveau de la mer. Et, à l'est du Kemmel, au sud-est d'Ypres, le gradin que forme la fameuse crêt Wytschaete-Messine paraît là un palier important, alors qu'en Lorraine on ne le remarquerait pas.

Une plaine basse et large ouverte, sans obstacles naturels sérieux, tel est, en dernière analyse, ce champ de bataille qu'enveloppe, flottant au-dessus d'un sol crevé d'eau, une brume chronique : elle achève de donner au pays un air de tristesse douce. C'est l'impression que j'en ai gardée lorsqu'en pleine guerre, je l'ai deux fois parcourue. Car j'ai vu les Belges sur l'Yser, les Anglais à Ypres, les Français à Nieuport ; j'ai, du haut du Kemmel, aperçu tout le pays un instant débarrassé de sa brume ouatée, mais c'est dans cette brume que j'ai longé les inondations de l'Yser. Dans ce léger brouillard, on évoque un monde de guerriers ; car du Roosebeke de 1382 où le roi de France écrasa les Flamands, au Roulers de 1794 où Macdonald prépara Fleurus, il y eut, à chaque siècle, trois ou quatre batailles des Flandres : c'est sur les Dunes que Turenne battit les Espagnols en 1658, à Audenarde que Vendôme fut déconfit en 1708 par Marlborough, sans parler de Bouvines, Malplaquet, Denain et Waterloo si voisins. Le champ se rouvrait en 1914, rempli de tout un tumultueux passé.

Les Allemands de nouveau roulaient vers nous, comme un torrent. Ils attendaient de la victoire certaine entre mer et Lys plus d'un résultat.

C'était, d'abord, la dépossession totale du roi des Belges, dont l'exécution devait être un exemple éclatant pour l'Univers. Les dernières cités du royaume rebelle seraient occupées et le roi Albert — pour avoir osé refuser le passage — balayé et bientôt rayé de la liste des souverains.

Ce serait alors Dunkerque bientôt pris, et, après Dunkerque, Calais et Boulogne. La presse officieuse va appeler communément cette bataille des Flandres la bataille pour Calais. La France coupée de l'Angleterre, celle-ci serait menacée : ce que Napoléon a projeté, l'Allemagne, grâce à ses sous-marins, l'exécutera. Quant à la France, elle sera, de ce fait, tournée : tout chemin mène à Paris et, maîtres du littoral, il sera facile aux Allemands de se rabattre sur l'Ile-de-France par la Normandie. Ainsi seront réparées les journées de la Marne.

Hourrah pour la grande Allemagne, écrit un soldat au début de la bataille. Hourrah ! nous allons conquérir le mondeerobern wir uns die Welt. D'autres précisent en leur délire : ils sont sur la route de Londres, où ils feront bientôt une entrée triomphale. Le kronprinz de Bavière, transporté en Flandre, dit à ses soldats : Le moment est arrivé où la VIe armée doit amener la décision des rudes combats qui durent depuis des semaines à l'aile droite de l'armée allemande. En avant donc, sans arrêt, jusqu'à ce que l'ennemi soit complètement battu. L'empereur, rentré à Luxembourg le soir de la Marne, en repartira pour les Flandres afin d'assister au triomphe de ses armées.

Il n'assistera qu'à leur déconvenue — une fois de plus. Car, ayant précisément autant d'intérêt à fermer cette trouée que les Allemands en ont à l'ouvrir, nous saurons nous cramponner à ce sol en apparence sans prises. Sans doute, ne pourrons-nous réaliser le projet généreux conçu par Foch et faire refluer vers Anvers et Bruxelles le flot germanique. Mais si, brisant l'assaut allemand en infligeant aux armées ennemies une effroyable saignée, nous avons conservé au roi des Belges, fût-ce quelques lieues carrées de son royaume ; si, en faisant échouer les projets sur Dunkerque et Calais, nous avons assuré la pleine liberté des communications entre la France et l'Angleterre ; si, enfin, nous avons solidement fermé, à son extrême gauche, et ainsi rendu inviolable la barrière défensive derrière laquelle la France pourra se préparer à de nouveaux combats, nous aurons remporté tout à la fois sur l'orgueil, la force et la fortune de l'Allemagne la plus grande victoire et complété la Marne en faisant échouer sa revanche.

Ce sera une mêlée furieuse ; j'ai comparé la Marne à une belle tragédie classique bien ordonnée ; la bataille des Flandres, ou — comme je l'ai appelée — la mêlée des Flandres, serait alors un drame romantique échevelé ; on y voit se battre côte à côte et parfois enchevêtrés les descendants des gens des communes flamandes et wallonnes et des marins de Bretagne, des zouaves au falzar rouge et des Écossais aux jambes nues, des braves fantassins de toutes nos provinces et des Hindous basanés sous l'énorme turban kaki, les riflemans de Londres et nos Sénégalais ; on verra des goums marocains battre les Dunes, tandis que les monitors des deux flottes prolongent jusque sur la mer du Nord le front de combat, parce que, dans le désordre d'une lutte qui s'est, plus que la Marne, improvisée, il a fallu faire flèche de tout bois et, comme me le disait, un an après, Foch en sa langue imagée, mettre à toutes les heures sur tous les trous des pains à cacheter. C'était de la Lys à la mer, me disait un témoin, une tour de Babel, — sauf qu'on s'y entendait fort bien.

Le drame eut quatre actes : l'installation des trois armées alliées sur le champ de bataille, l'assaut allemand de Nieuport à Dixmude, et les deux batailles d'Ypres. Le 15 novembre, le drame sera clos.

***

Les Belges retraitaient depuis le 7 octobre. Leurs divisions fatiguées n'offraient plus, suivant l'expression d'un des leurs, que des fantômes de soldats. Le 11, ils parvenaient dans la région Thourout-Ostende, mais ne pouvaient s'y tenir ; ils ne parlaient que d'aller se reconstituer dans la région de Calais. Nous sommes des morts vivants, disaient-ils. La guerre nous habituera à faire combattre des morts vivants, mais dès ce jour, Joffre n'entendait nullement que nos malheureux alliés retraitassent indéfiniment — et pas plus le roi Albert, chez qui le cœur a toujours éclairé l'intelligence et qui, très noblement, se déclarait prêt à recevoir, au même titre que le maréchal French, les instructions du général Joffre — en l'espèce, les directions de Foch. Or, Joffre était d'accord avec Foch pour arrêter les Belges entre Nieuport et Dixmude. Le 14, ils s'arrêtaient sur les bords de l'Yser et immédiatement, au dire d'un témoin, et conformément aux prévisions, leur moral se relevait.

On était assuré qu'ils seraient étayés, à la droite, car l'amiral Ronarch, avec ses six mille fusiliers marins, s'embossant à Dixmude, y pourvoirait, et, quant à la gauche, on destinait à la flanquer la vaillante 42e division d'infanterie Grossetti, alors en route pour les Dunes. Le roi Albert adressait à ses troupes un admirable appel auquel elles se montraient prêtes à répondre. Et Foch criait à Ronarch : Tenir. C'était inutile : Ronarch est un roc du pays d'Armor. Entre Dixmude et Roulers, d'autre part, la cavalerie de Mitry protégeait l'installation.

Sur les trousses des Belges, trois corps d'armée allemands couraient à l'Yser. Le 17, les premières marmites tombaient sur Dixmude, y semant le feu et la mort : la ville était évacuée ; il n'y restait avec nos marins que quelques carmélites qui, indifférentes au danger, continuaient à conjurer le ciel. Elles aussi faisaient ainsi partie de ce front composite. Sur tout ce front de l'Yser courait, ce pendant, le mot d'ordre de Foch : Tenir.

Mais la ligne avait son défaut : la boucle de la rivière entre Shoorbake et Tervaete. Et c'était par ce défaut que l'ennemi pensait la rompre. Il attaquait aussi aux ailes, les croyant mal étayées ; à Lombaertzyde, il fit se replier les avant-postes belges, mais, à Dixmude, où la vaillante brigade belge Meiser avait rejoint l'amiral Ronarch, il se heurta à une résistance fort rude. Vingt jours, cette résistance se prolongera — qu'a rendue immédiatement célèbre le beau livre de mon ami Charles Le Goffic — pages d'épopée qui entourent d'une auréole de gloire l'admirable amiral et ses admirables fusiliers[3].

Mais, plus au nord, la boucle de la rivière était attaquée et très menacée : à la défendre, les réserves belges déjà s'épuisaient. Tiendrait-on sur l'Yser ? L'inquiétude grandissait de Dixmude à Nieuport. Mais soudain, ce soir du 21, courait le long de la rivière un bruit rassurant : Les Français arrivent. C'était Grossetti, c'était la 42e division. A la nuit, dans Furnes où le roi Albert avait son quartier général, une éclatante fanfare ébranlait les vieux murs. C'était le 16e bataillon de chasseurs à pied, qui, aux accents de la Sidi Brahim, avec une splendide allure guerrière, écrit un témoin, faisait son entrée. Le roi sortit de l'hôtel de ville, pâle de joie, pour saluer ces vainqueurs des marais de Saint-Gond. Le général parut — ce Grossetti, de ces chefs français qui, sans qu'un trait soit à changer à leur physionomie, peuvent entrer en une chanson de gestes. La vraie bataille de l'Yser s'engageait et la bataille française des Flandres commençait. Déjà une armée de Belgique se constituait. Sous le haut magistère du général Foch, le général d'Urbal — un des plus magnifiques soldats de notre armée — en prenait le commandement d'une main qui jamais n'a tremblé.

Les Anglais, de leur côté, s'installaient dans la région de la Lys. On les pressait, car Foch, suivant ses principes, eût voulu, par une offensive immédiate, porter la bataille en avant d'Ypres. Mais Ypres devait être occupé en dernier par sir Douglas Haig avec le 1er corps ; et, en attendant, Mitry, seul avec sa cavalerie et les territoriaux, couvrait la ville. Mais c'était Mitry, cavalier d'humeur offensive ; sans attendre les Anglais trop lents, il se portait déjà en avant vers cette forêt d'Houthulst, dont il prévoyait que la laisser à l'ennemi était se créer — face à notre ligne — le pire danger. Le 15 enfin, Douglas Haig occupait Ypres et le saillant, couvert à sa gauche par Mitry. Le 20, le général anglais poussait ses bataillons sur Langemark au nord-est d'Ypres, derrière notre cavalerie, et la division Rawlinson, repliée de Belgique et relancée sur elle. C'était trop tard ; depuis deux jours, le mouvement en avant du corps de cavalerie, des territoriaux et de Rawlinson, se heurtait à de grosses masses — assez imprévues. C'étaient des corps allemands de formation récente : les corps de la série XX, 120.000 hommes, tout neufs, qu'en grand secret on avait constitués en quatre corps et qui débouchaient en Flandre, pensant tout emporter.

Foch n'avait pas attendu qu'ils se révélassent, pour prévoir que la poussée allait être formidable. Il avait réclamé des troupes françaises : le 9e corps Dubois, qu'il avait vu à l'œuvre autour de Fère-Champenoise, allait arriver, puis ce seront, après le 16e corps, le 32e qui a Humbert à sa tête, puis quatre divisions et plus tard le 200 corps, à la tête duquel marche Balfourier. Dès le 20, les forces présentes et futures étaient destinées à constituer le détachement d'armée de Belgique. J'ai dit que d'Urbal en prenait le commandement — superbe soldat et chef énergique — bien fait pour servir les projets offensifs de Foch.

Celui-ci ne pensait en effet qu'à prendre l'offensive. Il l'eût prise depuis cinq jours si les Anglais n'avaient tant tardé. Et maintenant, on se heurtait aux nouveaux corps allemands.

Devant la ligne déjà composite que constituaient, de la Lys à la mer, le Ier corps britannique, le corps de cavalerie Mitry et les deux divisions territoriales, la brigade marine Ronarch, les 40.000 Belges du roi Albert et la division Grossetti, deux armées allemandes opéraient, la VIe (Ruprecht de Bavière) et la IVe (duc Albrecht de Wurtemberg), le vaincu de Nancy et le vaincu de Vitry, avides de prendre leur revanche. Ils pouvaient l'espérer — car c'était une masse de seize corps d'armées dont disposaient les deux princes et dont j'ai, en contant longuement cette bataille des Flandres, donné le détail[4]. Et derrière cette masse, était maintenant en bataille cette énorme artillerie lourde, qui n'avait presque point paru sur la Marne et qui, d'Anvers notamment, avait été portée en face de l'Yser et d'Ypres, favorisée encore par la position dominante qu'elle occupait. Nous étions de nouveau en face de Goliath.

C'était sur l'Yser que le combat engagé, dès le 17, allait d'abord se faire plus âpre crevée, la ligne de l'Yser livrerait Dunkerque. A la vérité, Grossetti, à notre gauche, réoccupant déjà Lombaertzyde au nord-est, prenait son élan vers Ostende, tandis que Mitry, à droite, menaçait la forêt d'Houthulst et enlevait Bixschoote : la vue des pantalons rouges inquiétait les Allemands, mais ils n'y voyaient qu'une raison de plus de foncer sur le centre de la ligne, tenu par les Belges. Ceux-ci — trop faibles — fléchirent, abandonnant sous une poussée trop forte la boucle de l'Yser. L'ennemi passa la rivière et, se ruant sur la ligne même du chemin de fer de Nieuport à Dixmude et trouant ainsi jusqu'à la deuxième position, enleva Pervyse. Il fallait que Pervyse fût repris. Soudain, apparurent les pantalons rouges ! Avisé par d'Urbal, Grossetti avait délibérément arrêté sa marche vers Ostende et, ne laissant qu'une brigade sur les Dunes, la belle brigade Devine, avait jeté la brigade Bazelaire derrière l'Yser ; c'était elle qui, en quelques heures, au milieu des acclamations des Belges, arrivait. Vers minuit, des pas alertes battent la route, écrit un Belge. Bonheur ! c'est l'infanterie française qui arrive. Nous la reconnaissons dans l'ombre, à plusieurs mètres, au martèlement de la route. Et Pervyse, attaqué par nous, était repris pendant que, dans Dixmude, l'amiral brisait son cinquième assaut.

La ligne de l'Yser doit être maintenue ou rétablie à tout prix, écrivait, le 24, d'Urbal à Grossetti et, au revers d'une enveloppe que j'ai tenue entre mes mains, il griffonnait l'ordre à l'amiral Ronarch de résister jusqu'à l'extrême limite de ses moyens. — La seule hypothèse qui ne puisse être envisagée est la retraite. C'était prêcher un converti : l'amiral était à son bord et voyait la tempête d'un œil fort calme.

On essayait, cependant, en vain de rejeter, dans la boucle, l'ennemi au delà de l'Yser : on n'y parvenait pas et, dès lors, on ne pouvait se faire l'illusion qu'on tiendrait longtemps la ligne de la rivière ; on préparait donc activement la deuxième ligne, qui n'était autre que la chaussée du chemin de fer de Nieuport à Dixmude. Même repliés sur cette ligne, les Belges y tiendraient-ils ? Ils étaient épuisés, n'avaient plus de réserves : la 42e division ne pouvait à elle seule se substituer à eux et elle était nécessaire maintenant au sud du champ de bataille où, nous allons le voir, s'engageait d'autres combats. Mais laisser l'Allemand passer entre Nieuport et Dixmude, c'était la bataille perdue, les Anglais exposés à être tournés sur la gauche, Dunkerque livré. Et à chaque heure, on sentait fléchir davantage nos malheureux alliés belges. Alors, la même pensée vint à tous les grands chefs : l'inondation.

***

Quand — dix-huit mois après — j'allai à Nieuport toujours bombardé, je demandai que, fût-ce à travers les marmites, on me menât à la maison de l'Éclusier, désormais monument historique. Cette petite maison blanche était au centre du dédale des canaux qui dessinent une gigantesque pieuvre aux cinq longues tentacules : un jeu énorme d'écluses règle le débit de l'eau ; à la marée basse, on ouvrait les écluses ; on les fermait dès que s'annonce la marée haute, sans quoi, je l'ai dit, la mer eût reflué dans les bras canalisés de l'Yser. Le 25, Foch avait dit : On pourrait rompre les écluses. Le 26, on hésitait encore, mille objections ayant été naturellement soulevées. Mais la journée fut terrible : Dixmude même faillit être enlevé. La 42e, qui s'était maintenant tout entière déployée le long de l'Yser, couvrait avec peine, contre quatre divisions allemandes, le repli des Belges derrière la chaussée. Ce talus de 1 m. 20, me dira le général Foch quelques mois après, nous a tous sauvés. Mais cette si faible chaussée résisterait-elle à la poussée de l'eau qui allait baigner ses parois ; d'autre part, si l'eau ne se déchaînait pas, arrêtant net l'entreprise ennemie, cette ligne hâtivement organisée résisterait-elle à l'assaut allemand ? Ce 26, l'armée belge n'avait plus que 14.500 fusils en ligne ; c'était à peine l'équivalent d'une de nos divisions. Le 27, le 28, il fallait, pour la soutenir, attaquer l'Allemand au sud : la 42e y glissait, ralliant le 32e corps qu'Humbert avait amené, chef d'un allant magnifique, jeune, ardent et résolu. Grossetti pouvait, maintenant, abandonner la ligne de la rivière. Les Belges étaient derrière la chaussée et, le 28 au matin, une légère couche d'eau s'étendait de Nieuport à Ramscapelle, à mi-chemin de Dixmude. Les Allemands sortaient effarés de leurs tranchées inondées. On avait décidément ouvert les écluses. Mais il faudrait trois marées pour que, jusqu'à Dixmude, le shoore fût redevenu golfe.

L'ennemi s'en rendait compte. Les pieds dans l'eau, il attaquait furieusement, entendant enlever la chaussée avant que le flot lui en barrât à tout jamais le chemin. Le 29, il attaqua et fut repoussé. Le 30, il se rua sur Ramscapelle et, balayant les Belges, sauta sur la chaussée : les assaillants étaient hideux, mouillés jusqu'à mi-corps, crottés jusqu'aux cheveux, mais d'autant plus enragés. Et au delà même de Ramscapelle, ils agrandissaient la trouée. Vers midi, de Dixmude à Nieuport, la nouvelle consternante courut : le nouveau front était percé et l'inondation déjouée par l'ennemi.

L'incident de Ramscapelle, écrivait, à quatorze heures, d'Urbal à Humbert, ne modifie pas mes intentions — d'offensive vers le sud —. Grossetti rétablira certainement la situation. Quelle confiance superbe respire cet avis ! Et qu'en un pareil incident, un chef se révèle ou s'affirme !

Cette confiance était justifiée. Dès le 30, Grossetti avait fait barrière à l'irruption 'allemande avec tout ce qu'il avait là des fantassins, des zouaves, des tirailleurs, des chasseurs, puis lancé le vaillant colonel Claudon sur Ramscapelle à reprendre. Comme Napoléon à Murat, il lui disait : Nous laisseras-tu manger par ces gens-là ? Et soudain, l'assaut fut donné par nos gens à nous et trois bataillons belges. A la chute du jour, le village était repris, les ennemis rejetés dans l'eau à la baïonnette, et dans la nouvelle lagune on voyait se débattre un monde de blessés. L'ennemi en fuite avait regagné la rive droite de la rivière qui, sur le terrain inondé, ne se distinguait plus.

Ce fut une journée terriblement meurtrière pour l'Allemand ; j'ai vu des lettres où il était dit qu'en cette journée du 30, un régiment fut réduit à 350 hommes. Et rejetés du talus, paralysés par l'inondation, il fallait que nos ennemis, par surcroît, fissent front, à leur gauche, à l'attaque d'Humbert au sud-est de Dixmude. La déception était profonde. Je trouve dans la lettre du feldwebel Seipel le mot de la situation : Nous avons affaire à trop de Français ! Au cours de cette longue guerre, le mot sera souvent répété. Ils auront toujours affaire à trop de Français.

Le 1er novembre, les eaux avaient tout inondé et venaient enfin lécher les abords de Dixmude où l'amiral, lui, se passait de cette nouvelle alliée — la mer amenée jusqu'à lui. Pendant ces cinq jours, il avait repoussé sept assauts. Nos marins cependant souriaient à cette mer qui revenait à eux. Elle coupait net les projets d'incursion vers Dunkerque et le deuxième acte du drame était ainsi miraculeusement clos.

***

Restait pour l'ennemi à foncer au sud sur Ypres en direction de Calais. Il s'y essayait déjà depuis trois jours.

Les soldats de Douglas Haig étaient, nous le savons, installés depuis le 19 dans la région. Le maréchal French, qui, si j'en crois ses propres rapports, a souvent passé d'une extrême méfiance à une extrême confiance et réciproquement, non seulement agréait alors les projets d'offensive de Foch sur Thourout, mais ne parlait de rien moins que d'aller reconquérir incontinent Bruges et Gand. Le 21, Haig avait pris l'offensive, mais, à sa droite, le 3e corps britannique avait subi un assez gros échec à Comines, sur la Lys, et dû reculer, tandis qu'à sa gauche, les divisions territoriales françaises et Mary lui-même, sous la poussée que j'ai dite, devaient céder du terrain. Haig jugea que mieux valait ajourner l'offensive au 24, jour où le 9e corps français pourrait l'appuyer. En attendant le général Dubois, Mitry faisait barrière au nord, se reliant à Dixmude, tandis que, les 22 et 23, Haig repoussait difficilement une grosse attaque allemande.

Dubois arrivait et Foch poussait à l'offensive que d'Urbal appuierait plus au nord. Elle était opportune : Foch avait pu saisir les radios où, de Lille — tombée entre les mains des Allemands — l'état-major de la VIe armée Ruprecht de Bavière recommandait d'épargner les munitions qui allaient manquer. Les dépêches échangées montraient du souci. Les corps d'armée, y lit-on, avancent bien lentement.

L'armée d'Urbal attaquait ce jour-là et, plus près des Anglais, Mary reprenait Bixschoote, tandis que le 9e corps entrait brillamment en scène. Mais corps français et corps britannique se heurtèrent à une résistance qui, à la vérité, coûtait cher à l'ennemi ; car, de tous les côtés, les corps allemands, saignés à blanc, demandaient des renforts, et on voyait que les munitions manquaient de plus en plus. Foch, en conséquence, ordonnait encore de pousser ; on poussa le 24, et on avança d'un kilomètre. Les Allemands se cramponnaient, ne cédaient que pied à pied, les 25, 26, 27. Le 27, ils appelaient leurs forces du nord : l'inondation commençait, qui allait leur interdire toute grande opération entre la mer et Dixmude ; ils ramassaient leurs forces pour l'assaut sur Ypres. Le 27, Mitry avançant encore un peu au nord de Langernark, la division Rawlinson se heurtait soudain à des forces énormes et était rejetée du terrain conquis. Et l'on allait voir notre progression s'arrêter partout, puis l'armée britannique, brusquement attaquée, fléchir. Les Allemands avaient pris de grandes résolutions.

Soldats, le monde entier a les yeux fixés sur vous, écrivait, de Douai, le prince Ruprecht à ses troupes. Il s'agit maintenant de ne pas laisser le combat contre notre ennemi le plus détesté et de rompre définitivement son orgueil... Le coup décisif va être frappé. Le général von Daimling croyait devoir, par des arguments moins élevés, relever le courage des hommes du XVe corps ; la percée serait facile, car on n'avait à attaquer que des Anglais, des Hindous, des Canadiens, des Marocains et autres racailles de cette sorte : le soldat allemand allait les bousculer facilement, et, de nouveau, étonner le monde. Et l'on faisait savoir que Sa Majesté assistait à la bataille, prête à faire son entrée à Ypres, en attendant probablement Calais. Guillaume II joue dans cette guerre un rôle ridicule ; il est l'acteur qui, devant Nancy, devant Paris, devant Ypres, attend toujours, costumé et grimé, que la scène soit prête où faire son entrée, et toujours rejeté de la scène, reste relégué dans la coulisse. Cet impérial m'as-tu vu rate toutes ses entrées.

On avait massé huit corps d'armée. Ils se jetèrent le 29 à l'assaut. Le champ de bataille était pour nous dangereux. C'était un saillant mal couvert et Ypres, au centre, passage nécessaire des troupes, était bombardé de toutes parts. En cas de repli, la retraite serait très difficile ; c'est bien pourquoi Foch eût voulu qu'on portât, avant l'assaut attendu, la bataille plus avant.

Humbert et Dubois, à gauche, tinrent bon et même avancèrent. Mais, dès l'aube, le 1er corps britannique, sur lequel se massait l'ennemi, fut enfoncé ; il reforma ses rangs, regagna le terrain perdu. Mais le soir, une nouvelle ruée allemande, au sud-est et à l'est d'Ypres, faisait de nouveau céder nos alliés. Ils perdirent avec Hollebeke une des voies d'accès d'Ypres, très approché. Dubois, instruit de ce qui se passait à sa droite, détacha spontanément trois bataillons de zouaves qui furent dirigés sur Hollebeke, et Haig, qui montrait, dans ces jours difficiles, une froide opiniâtreté, donna l'ordre de reprendre à tout prix le village perdu.

Foch, avisé ce soir-là du grave incident survenu, courut au grand quartier britannique et offrit à French de nouvelles forces. Les Anglais contre-attaquaient, le 31, encadrés de Français. Mais les Allemands se ruaient de nouveau à l'assaut. Hollebeke, repris, fut reperdu et Zandvoorde, puis Gheluvelt à gauche, Messines à droite et la trouée sembla faite par les Allemands qui s'y précipitèrent. Entre Wytschaete et Saint-Éloi, une colonne allemande fonçait droit sur Ypres. On essayait de reformer en arrière de Saint-Éloi la ligne anglaise crevée. Le général Moussy, commandant un groupe français, sauva la situation : rassemblant tout ce qu'il avait sous la main, soldats de fortune, ordonnances, cuisiniers, débris de compagnies, cavaliers de son escorte, il fit attaquer par ce groupe hétéroclite les Allemands avançant. Ils prirent peur, crurent à une sérieuse contre attaque et s'arrêtèrent. On disait ce soir-là que Moussy était le sauveur d'Ypres.

Mais les Anglais continuaient à être rompus ; le bombardement était violent ; les deux commandants de division de Haig étaient, l'un tué, l'autre grièvement blessé. Le maréchal French écrit que ce fut là le moment le plus critique de tous ceux que nous eûmes à traverser. Anxieux, tourmenté, il songeait à abandonner Ypres et alla en conférer avec le général d'Urbal, à son quartier général de Vlamertinghe. Notre fortune voulut qu'il y rencontrât Foch accouru aux nouvelles.

Ce grand homme de guerre restait dans son rôle de coordinateur de la bataille et préludant de loin au rôle de coordinateur autrement important que, pour notre salut, il devait jouer en 1918, il le remplissait avec une merveilleuse maîtrise. Suivant de son œil vif les péripéties de l'énorme mêlée, il ne perdait jamais cette belle humeur un peu ironique qu'on lui avait vue sur les hauteurs du Grand-Morin opposer à la fortune un instant contraire. Plein d'un sang-froid qui s'alimentait d'optimisme, il ne prenait rien au tragique, prenant d'ailleurs tout au sérieux. Actif comme un jeune colonel, on le voyait courir, depuis trois semaines, les quartiers généraux — de celui de Castelnau à celui du roi Albert, et chez French, ainsi qu'il disait, comme chez Maud'huy, chez d'Urbal, souriant d'une façon un peu énigmatique sous sa moustache grise, tout en mâchonnant son éternel cigare, écoutant parler, l'œil brillant, parfois malin, parlant à son tour par formules brèves, pittoresques, saisissantes, sachant, en trois phrases, faire éclater la vérité et faisant accepter les vérités — même les désagréables — au besoin, par un amical coup de coude, et surtout par une si évidente, si sincère, si communicative cordialité, que, du jeune roi des Belges au vieux maréchal britannique, personne ne lui avait pu jusque-là résister.

Lui jugeait, le 31 au soir, la situation sérieuse, nullement désespérée. On était à Ypres ; on y était mal, mais Ypres était devenu — comme le sera plus tard Verdun — une de ces villes-drapeaux qu'on ne livre pas ; et d'ailleurs, tels étaient les inconvénients d'une retraite, qu'il y avait moins d'inconvénients à risquer de se faire tuer là en résistant.

C'est dans ces dispositions qu'il était arrivé chez d'Urbal et qu'il y recevait French. Il le vit affreusement inquiet. Sans recourir aux phrases grandiloquentes qu'on lui a prêtées — il n'est pas homme à faire un discours à la Tite-Live — il parla bref, net et franc. J'ai vu le dialogue reproduit mot par mot en un document bien authentique : la discrétion m'empêche de le livrer. Il impressionna par son ferme optimisme le maréchal, qui soudain demanda à Foch d'écrire l'ordre à expédier à l'armée britannique. De sa large et ferme écriture, le général traça sur un papier de fortune une note qui, je l'espère, sera un jour publiée — recto et verso. Car, sur ce verso, French, dont il faut admirer ici l'intelligence autant que la modestie, se contenta d'écrire en anglais : Faire exécuter.

Haig déjà avait relancé ses troupes à l'assaut. Le 2e régiment Worcestershire fut magnifique ; le 32e d'infanterie français et le 4e zouaves ne le furent pas moins. Haig devait écrire après le combat : Les troupes anglaises et françaises combattirent côte à côte sous le commandement de l'officier le plus élevé en grade, en union si étroite, qu'elles ne tardèrent pas à se trouver complètement mélangées. A 3 heures, Gheluwelt, puis Messines, étaient reprises à la baïonnette et l'accès d'Ypres derechef fermé aux Allemands. Foch, ce pendant, envoyait des renforts et il écrivait, ce soir-là au grand quartier : La situation paraît très favorable, le gros effort fait par l'ennemi depuis deux jours n'ayant produit aucun résultat.

C'était faire preuve, une fois de plus, d'un bel optimisme. L'empereur Guillaume attendait : il relança ses troupes à l'assaut. Mais sans cesse Joffre alimentait l'armée de Belgique : le général Lanquetot avait amené sa belle 43e division, le ne corps arrivait, le 20e approchait. D'Urbal — participant à l'esprit de Foch — ne parlait que de reprendre l'offensive. C'était superbes Si, le 1er novembre, les Anglais perdaient encore, avec Wytschaete et Messines, la crête couvrant Ypres, les troupes du 6e corps d'armée française leur rendaient Wytschaete et, tout notre front non seulement tenant ; mais attaquant, les Allemands, dont les pertes étaient énormes — nous en tenons cent aveux — étaient maintenant réduits à se défendre contre Humbert, contre Dubois, contre Mitry, contre Conneau, contre tous nos corps, au nord comme au sud d'Ypres. L'amiral Ronarch assurait la gauche de la bataille comme il avait assuré la droite de l'autre. Il tiendra Dixmude jusqu'au 10 novembre, et quand il abandonnera, devant des forces dix fois supérieures, cet amas de ruines à l'ennemi, ce sera pour se retrancher derrière l'Yser, dans le faubourg, et recommencer à tenir tête. Il y avait belle lurette que Guillaume II, découragé, avait regagné Luxembourg ; cela devenait un refrain : Sa Majesté regagne Luxembourg : on eût pu le mettre en musique.

Les Allemands étaient profondément humiliés. Ils tentèrent, le 6, un dernier assaut. On avait amené la garde avec son chef, le général de Plettenberg. Ce sont ces soldats d'élite que, le 6, on déchaîna sur Ypres ; ce fut encore, pendant huit jours, une mêlée furieuse. La vertu s'y surexcitait étrangement, soulevant nos troupes au comble de la fatigue. C'est au cours de cette bataille, en effet, que se place l'admirable incident que vous connaissez et que relate officiellement cette citation unique — faite par le général d'Urbal d'un zouave inconnu. Le Ier zouaves tenant à Drie Grachten, une colonne allemande se porte à l'attaque du pont en poussant traîtreusement devant elle des zouaves faits prisonniers. Un instant, nos soldats interdits interrompent le tir lorsque part, du groupe de prisonniers exposés à la mort, le cri célèbre : Tirez donc, n... de D... ! Une décharge part de nos rangs, couchant à terre avec les assaillants l'héroïque soldat qui, ce jour-là dépassa notre d'Assas même. Avec des soldats pareils, comment une nation mourrait-elle !

La bataille dura encore quelques jours. Le 12, elle s'affaissa. L'ennemi saignait par tous les pores et les deux partis étaient éreintés. L'Allemand avait été maintenu ; il ne passerait plus, ne gardant sur la rive gauche de l'Yser que cette Maison du Passeur autour de laquelle, des semaines durant, les deux partis allaient s'acharner.

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En fait, la bataille des Flandres était close. L'ennemi ne pouvait la laisser se terminer sans y mettre son sceau par un de ces forfaits odieux dont, à Reims, il avait donné la facture. Il écrasait de ses obus et incendiait la charmante ville d'Ypres, sa cathédrale, sa halle aux Drapiers, ses exquises Maisons des Corporations. C'étaient encore nos soldats qui, se jetant dans le brasier, sauvaient le Trésor des Halles et, comme les chasseurs du 3e semblaient hésiter un instant devant la fournaise, leur jeune commandant s'y jetait devant eux, chef admirable qui, le 8 mai 1915, allait être tué à leur tête et dont je n'en dirai pas plus, parce que c'était mon frère. La merveilleuse cité était écrasée. Il fallait bien que ces trésors de l'art payassent pour dix corps allemands déconfits, une partie de la garde décimée, l'empereur humilié, et que la ruine d'une ville charmante fût la rançon d'une bien autre ruine, celle des dernières espérances de l'Allemagne.

 

L'Allemand en effet n'avait pu forcer ni la ligne de l'Yser ni le saillant d'Ypres ; il avait dû renoncer à atteindre Dunkerque et Calais ; il lui fallait se résigner à laisser au roi des Belges ce dernier lambeau de son royaume et il ne briserait pas les liaisons d'Angleterre à France ; là comme ailleurs, allait se construire ce mur de tranchées à l'abri duquel nous préparerons nos réactions. Là comme ailleurs, l'ennemi s'était brisé contre une vertu trop grande. Belges et Anglais, certes, avaient fait preuve d'une belle ténacité. Elle n'eût pas suffi si, accourant toujours à l'heure où il fallait tout sauver, les Français, partout, toujours, n'étaient apparus. Nous avons affaire à trop de Français, gémit le feldwebel. Il ne dit pas à trop d'adversaires. Mais là où le Français apparaît, il faut que l'Allemand renonce aux grands rêves.

Un admirable chef a coordonné une bataille difficile, ingrate, scabreuse : son esprit d'entreprise et sa fermeté ont tout sauvé. On peut dire que Foch, déjà célèbre en notre armée, a conquis, en cette mêlée des Flandres, de loin, mais sûrement, son bâton de maréchal. S'imposant par sa seule action personnelle là où il n'avait qu'une autorité toute morale, il a, de sa main experte et solide, associé les éléments de résistance hétéroclites jusqu'à les souder et même les fondre. De l'aveu de ceux qu'il étayait de sa force et inspirait de son esprit, de l'admirable roi Albert, si plein d'abnégation, comme du loyal maréchal French chez qui jamais un orgueil mesquin n'a troublé le cerveau, ce général français a été le vainqueur des Flandres, et, sous lui, les lieutenants qu'il a fait servir à l'héroïque et savante défense : un d'Urbal avant tous, un Humbert, un Dubois, un Conneau, un Lanquetot, un Mitry, un Balfourier, un Grossetti et cet amiral Ronarch dont le nom vivra autant que le souvenir des journées de l'Yser.

Les soldats alliés sortaient de cette mêlée avec un sentiment de camaraderie étroite dont j'ai ailleurs cité les témoignages. Les trois drapeaux ont flotté sur le même sol inondé des trois sangs. En visitant, quelques mois après, les cimetières où, côte à côte, dorment sous des cocardes confondues les vainqueurs des Flandres, j'ai compris que, de ce champ de bataille, était sortie une solidarité qui, bien plus que le pacte de Londres, liait désormais les trois nations.

L'Allemand essayait en vain de masquer sa déception. Elle était augmentée de l'effroyable massacre qui était pour lui le seul résultat d'une furieuse ruée. Jamais les plaines de Flandre, gémira, un an après, un journal allemand, le Lokal Anzeigar, n'ont été abreuvées de tant de sang, malheureusement du sang de notre jeunesse la plus pure, la plus belle, et un autre : Jamais on ne versa autant de larmes en Allemagne que ces jours-là

Au nord, l'eau glauque couvrait le shoore où se décomposaient de sinistres épaves. Au sud, les pentes des crêtes d'Ypres étaient couvertes d'un tapis de cadavres allemands. Les Russes pouvaient continuer à fouler la Prusse orientale et marcher, par ailleurs, sur Przemysl bientôt investi : 300.000 Allemands manqueraient au rendez-vous que, sur le front d'Orient, Hindenburg donnait maintenant aux guerriers germains.

Ni par la ruée sur la Marne en août, ni par la ruée sur l'Yser en octobre, l'Allemand n'avait pu nous vaincre. Deux fois, il avait été déconfit et, pour de longs mois, il restait impuissant à prendre sa revanche. Le mur se fermait au nord, ce mur derrière lequel nous allons voir la France forgeant de nouvelles armes et reformant ses armées éprouvées. Car c'était plus à nous qu'à nos adversaires, qu'allait servir le nouveau régime de guerre. Au total, concluait Foch le 19 novembre, avec la plus grande simplicité, les Allemands, après trois mois de campagne, aboutissent à une douloureuse impuissance à l'ouest.

La France sentait ce que formulait le grand chef. Elle entourait, nous le verrons, après l'Yser, d'un immense amour les armées qui, de la Marne aux Flandres, avaient fixé l'invasion et en cet amour ne distinguait point entre chefs et soldats. Et cet amour fait de confiance allait lui permettre de supporter pire épreuve peut-être pour elle que la ruée des Barbares, la terrible géhenne de la guerre des tranchées.

 

 

 



[1] Les Batailles de l'Aisne dans la Revue des Deux Mondes, 15 août 1918.

[2] Capitaine HUMBERT, Division Barbot, Hachette, 1919.

[3] Charles LE GOFFIC, Dixmude, Plon, 1915.

[4] La Mêlée des Flandres. Plon, 1917.