LE CHEMIN DE LA VICTOIRE

TOME PREMIER. — DE LA MARNE À VERDUN (1914-1916)

 

CHAPITRE DEUXIÈME. — LA VICTOIRE DE LA MARNE.

 

 

La bataille des frontières avait été perdue. Notre offensive, à laquelle la violation par les Allemands de la Belgique avait donné un caractère un peu hasardeux, s'était en outre brisée contre des forces et des moyens supérieurs. Si la Haute-Alsace restait en partie occupée, par contre, nous avions dû, dans l'Est, rétrograder sur la Meurthe et le Grand-Couronné de Nancy. Repoussé également dans la région des Ardennes, notre assaut aboutissait à la retraite sur la Meuse, entre Verdun et Givet, de nos 3e et 4e armées. Dans la région de Sambre et Meuse enfin, les armées alliées — 5e armée française et armée britannique — avaient dû céder devant la poussée des énormes masses que l'état-major allemand avait portées en Belgique. Dès le 25 au matin, les troupes du général Lanrezac, s'étant d'ailleurs décrochées assez habilement, se dérobaient au contact ennemi. Celles du maréchal French, accentuant ce mouvement de retraite, s'étaient reportées en arrière sur le front Maubeuge-Valenciennes et accentuaient bientôt leur retraite.

Il était maintenant avéré que la grosse masse des forces allemandes se trouvait à notre gauche. Essayer de leur tenir tête, maintenant que leur formidable supériorité s'était révélée, eût été pure folie. Il ne fallait réengager la bataille que lorsque, par une série de mesures, l'équilibre des forces aurait été rétabli sur notre gauche.

En attendant, la situation était extrêmement angoissante. J'ai dit quel était le plan allemand et comment nos armées devaient être prises entre les branches d'une énorme tenaille : les armées allemandes de gauche, celles de Heeringen et du prince Ruprecht de Bavière, forçant la trouée de Charmes, s'avanceraient vers Troyes, et les armées de droite, nous ayant bousculés, essaieraient de nous envelopper. Tandis qu'à l'extrême droite, la première armée von Klück, couvrant de sa masse — 250.000 hommes — le flanc de l'armée Bülow, s'avancerait vers la vallée de la Seine par un énorme arc de cercle et, ce faisant, rabattrait vers le sud-est les forces alliées qui lui étaient opposées, trois autres armées, celle de Bülow — aussi forte que celle de Klück — passant par Maubeuge, la Fère, Soissons et Château-Thierry, celle de Hausen, passant par Rocroy, Mézières, Rethel, Reims, Épernay, celle du duc Albrecht de Wurtemberg, passant par Montmédy, Grandpré, Sainte-Menehould, repousseraient nos armées vers la Haute-Seine. Entre ces deux groupes, le kronprinz de Prusse contournerait Verdun et, masquant la place, descendrait par la vallée de l'Aire sur la région, de Bar-le-Duc, en direction de Neufchâteau et de Troyes.

C'était, magnifié à l'échelle de la puissance allemande, le plan des alliés en 1814. Napoléon n'avait pu alors briser l'étreinte ; à plus forte raison arriverait-on, en peu de semaines, à réduire les armées affaiblies et démoralisées de ce général Joffre qui, au sens de l'état-major allemand, n'était, au regard des généraux de Sa Majesté, qu'un caporal.

***

Ce Joffre dont on affectait de ne point retenir le nom prenait, cependant, les mesures les plus propres à faire échouer ce plan redoutable et mirifique.

Je n'ai pas à le présenter en pied, notre Joffre. M. Millerand l'a, dans une conférence célèbre, peint de main de maître et en parfaite connaissance de cause.

Ce fils des Pyrénées, c'est un Méridional refroidi, l'espèce d'adversaire la plus dangereuse pour un ennemi au cerveau duquel montent déjà les fumées de l'orgueil satisfait. Car s'il garde de son terroir cet esprit clair que les Latins ont passé à leurs descendants, il échappe par ailleurs aux emballements qui ont souvent caractérisé le génie méridional. Tout au contraire, c'est un froid. Napoléon a écrit que la première qualité d'un chef est la tête froide. Je ne sais s'il a jamais rencontré, parmi ses lieutenants, une tête aussi froide que celle de Joseph Joffre.

Tête froide, parce que tempérament extraordinairement équilibré. Un bon sens rassis, un cerveau plus porté au raisonnement qu'à l'imagination, une rare puissance d'attention, d'audition, de réflexion, de déduction, une certaine froideur d'âme qui le fait échapper aux attendrissements, un jugement simplificateur qui ne s'embarrasse point et va à l'essentiel, une tranquille opiniâtreté dans un dessin mûri ; un cœur sans tempête, sinon incapable de violence — car il sait donner, à l'heure voulue, des coups de poing sur la table — et, à égale dose, l'art d'écouter et celui de décider, voilà, je crois, à peu près l'image que l'histoire devra se faire du vainqueur de la Marne. Ajoutez-y un regard clair, qui révèle un esprit qui ne s'est jamais encombré, sous la terrible arcade sourcilière où tient une volonté de fer. Ajoutez-y aussi un bon estomac, grand élément de santé physique et, par conséquent, de santé morale, puisque le peuple dit d'un homme qu'aucun choc n'ébranle : Il en a, de l'estomac. Joffre qui, avec toute la France, vient de recevoir le plus effroyable coup, a de l'estomac.

Le 25 août, Joffre est dominé par une seule pensée : le salut des armées qui lui sont confiées. Si elles tardent un seul jour à retraiter, elles seront derechef accrochées et peut-être détruites. Car, pour des jours, peut-être des semaines, les causes qui ont amené notre défaite subsisteront. Le plus grand génie ne saurait en un jour y parer ; car rien ne peut — le 25 août — empêcher que French et Lanrezac n'ayant pas 300.000 hommes, Klück et Bülow en aient 520.000 et, à leur rescousse, Hausen 120.000. Et pas plus, il n'est possible de présenter à la ruée d'armées allemandes liées entre elles par un dispositif rigoureux, un dispositif tout pareil ; car après un choc si terrible, les armées qui l'ont reçu ne peuvent se donner la main avec autant de solidité que les armées qui l'ont infligé.

Un dispositif nouveau : ce fut la seule pensée. Et nous entrons ici déjà en pleine préparation de la bataille de la Marne.

Dispositif nouveau, qu'est-ce à dire ? Ceci :

Il y a, entre nos armées de gauche et les armées de droite allemandes qui leur sont opposées, une disproportion formidable. Le problème est de développer et par conséquent de grossir nos armées de gauche de telle façon que, non seulement une seconde rencontre se fasse entre forces égales, mais, bien plus, que la manœuvre enveloppante de l'ennemi, conjurée, se trouve être, à un moment donné, manœuvre enveloppée et que le mouvement tournant des Allemands puisse être tourné. C'est le premier point.

Le second est celui-ci. On peut échapper à l'enveloppement, mais être percé par une irruption hardie sur un front mal lié. Il faut, tout en grossissant la gauche, fortifier le centre. Car cette retraite pivotante, d'une amplitude de front sans précédent dans l'histoire, peut avoir pour résultat de distendre les armées et peut-être de les séparer. Il faut transporter au centre et à la gauche des forces nouvelles, et donc en gagner le temps.

Où prendre ces forces nouvelles ? Là où à la rigueur elles peuvent être enlevées : aux armées de droite.

Le 24, Joffre sait que Castelnau et Dubail sont en mesure de résister aux attaques des armées de gauche allemandes. Du moins, il l'espère. Ils ont, en face d'eux, des forces relativement moins considérables que nos armées de gauche. Des corps d'armée seront donc prélevés sur nos forces de l'Est et transportés au centre pour le fortifier, à la gauche pour la développer.

La retraite, protégée sur son flanc droit par les armées de l'Est, pivotera sur Verdun et, cependant, ces forces nouvelles courront derrière le front en retraite, par des voies rapides, de la droite à la gauche.

Quand les forces de gauche auront été assez grossies et placées de telle façon, qu'échappant à l'enveloppement, on pourra à son tour tenter d'envelopper, et que, par ailleurs, les armées du centre seront bien assurées de leur liaison, on se retournera et on livrera bataille.

Joffre espère — ce 25 août — qu'on pourra peut-être, après trois ou quatre jours de retraite, s'adosser à ce cirque de positions qui constituent le boulevard extérieur de l'Ile-de-France.

La guerre nous a rendu familière cette partie de notre pays. Je n'entrerai donc point en une description détaillée de ce bassin parisien où notre première défaite transférait le théâtre des opérations — pour de si longues années.

Chacun sait que le bassin parisien est une sorte d'hémicycle, — l'ancien golfe dont la Seine, de la mer à Paris, puis la Marne, tracent en quelque sorte la ligne centrale. Cet hémicycle est constitué, pour sa partie nord-est, par les plateaux entre Somme et Seine, par le massif de Roye-Lassigny et, après la coupure de l'Oise, le massif de Saint-Gobain, les plateaux de l'Aisne, puis, après la coupure de l'Aisne, la montagne de Reims, le massif argonnais. Si, lorsque les armées en retraite auront atteint ce rempart naturel de Paris, elles se trouvent, d'autre part, dans les conditions voulues, c'est sur ces positions qu'on livrera bataille. Sinon, il faudra retraiter encore, retraiter résolument et ne pas risquer, en sacrifiant au désir de couvrir Paris de loin, de perdre plus sûrement, avec des armées mal renforcées ou mal liées, Paris et toute la France.

L'ordre du 25 août est issu de ces réflexions et de ces conclusions. J'en ai cité la partie essentielle et fait remarquer, après tant d'autres, que les conditions primordiales qui permettront à nos armées d'emporter la victoire de la Marne, s'y trouvant clairement indiquées, suivant l'expression dont je me suis déjà servi, il s'agit moins de la liquidation d'une défaite que de la préparation d'une victoire : Les opérations ultérieures seront réglées de manière à reconstituer à notre gauche, par la jonction des 4e, 5e armées, l'armée britannique et de forces nouvelles prélevées dans la région de l'Est, une masse capable de reprendre l'offensive pendant que les autres armées contiendront, le temps nécessaire, les efforts ennemis. L'ordre ajoutait : Dans son mouvement de repli, chacune des 3e, 4e et 5e armées tiendra compte des mouvements des armées voisines avec lesquelles elle devra rester en liaison. Le mouvement sera couvert par des arrière-gardes laissées sur les coupures favorables de terrain, de façon à utiliser tous les obstacles pour arrêter, par des contre-attaques courtes et violentes, dont l'élément principal sera l'artillerie, la marche de l'ennemi ou tout au moins la retarder.

La dernière partie de l'ordre indiquait la ligne sur laquelle — peut-être — pourrait se reprendre l'offensive — celle que tout à l'heure j'indiquais. En somme, d'une main sans défaillance, Joffre saisissait ses armées, les amenait sur une ligne de combat qui serait celle-là ou, si les conditions n'étaient pas réunies, sur une autre. C'était, si j'ose dire, un transfert de bataille.

***

La condition primordiale était que les armées de l'Est, tenant l'ennemi en respect, protégeassent le pivot. Elles se couvraient de Nancy à Belfort. Mais nous savons que notre cuirasse avait un défaut : la trouée de Charmes. La trouverait-il défendue, que l'état-major allemand se croit de force, en emportant le Grand-Couronné, à faire tomber un des piliers de cette défense. Subsidiairement, l'empereur Guillaume caresse l'espoir d'une entrée sensationnelle dans la ville aux portes d'or, entre des cuirassiers d'argent : notre Nancy — Athènes des Marches de l'Est — plus qu'aucune proie tente le barbare.

 

Sur le Grand-Couronné, Castelnau s'est établi ; c'est, à cette heure, le bon soldat qui monte la garde aux avant-postes de la France. Le bon soldat ! Le grand soldat C'est un chevalier chrétien doublé d'un chef de guerre très moderne. En lui revivent toutes les vertus des ancêtres : l'âme de la Croisade avec la belle gentilhommerie d'un soldat de Fontenoy ; il a la foi en ce Dieu qui aime les Francs, la foi en cette Patrie qui toujours a fait les gestes de Dieu ; mais, servies par une rare finesse de Gascon, ses facultés se sont appliquées, depuis quarante-quatre ans, à préparer, par l'étude de l'art militaire, la guerre de revanche que le jeune officier de 1870 a, tant d'années, appelée cl ses vœux. Grand chef dans toute l'acception du mot, de la noblesse du cœur à la rigueur de la conscience, de l'élévation de la pensée au souci des détails, de la science acquise à l'art exercé.

Il s'est calé sur son Grand-Couronné. Il y attend l'ennemi. Mais c'est un stratège : il sait bien qu'attendre l'attaque n'est pas le rôle d'un homme de guerre. Le Grand-Couronné, ce cirque de collines qui domine notre Lorraine, qu'est-ce ? Un beau bastion de la défense française, oui ; mais aussi un bel observatoire d'où l'œil vif du chef guette tous les mouvements de l'ennemi pour en saisir la faute et l'exploiter.

Pour l'heure, celui-ci ne vise qu'à la trouée de Charmes. Les forces allemandes, tout d'abord, glissent donc vers le sud.

C'est que Dubail — avec sa Ire armée — n'a pas cédé le passage. C'est un soldat de race, resté étonnamment jeune, vigoureux, ardent, qui entend bien, lui aussi, s'il n'a pu forcer la porte de l'Allemagne, tenir fermée celle de la France. S'étant replié de la région du Donon sur la Meurthe, il y' dispute si âprement le passage à Heeringen — notamment à la Chipotte — que celui-ci est forcé de marquer le pas. Ruprecht de Bavière lui envoie des renforts. Le 24, deux corps d'armée bavarois défilent devant le Couronné, prêtant le flanc.

Castelnau fait attaquer le 24 ; le 25, il déchaîne tous ses corps : En avant, partout, à fond, télégraphie-t-il de Saint-Nicolas. Et voici que, bousculées, les colonnes bavaroises plient et se rompent ; Foch, avec son 20e corps, a, par surcroît, été jeté sur les derrières de ces colonnes ; le prince Ruprecht est menacé d'un désastre ; il se replie. Et Dubail ayant continué, cependant, à tenir bon, repoussé les assauts et infligé à l'assaillant de lourdes pertes, la trouée de Charmes reste fermée. Ainsi est brisée une branche de la fameuse tenaille que, sous l'inspiration de Schlieffen, l'état-major allemand entendait avoir forgée ; et, tout à l'heure, Joffre tordra l'autre branche. Castelnau et Dubail, en attendant, ont, du côté de l'Est, figé l'invasion.

L'ennemi ne s'y peut résigner ; n'ayant pu forcer la porte, il va essayer d'en jeter bas un des piliers ; c'est, du 28 août au 12 septembre, l'assaut furieux donné au Couronné. Castelnau a crié à ses troupes : Tenir jusqu'à la mort, mais barrer à l'ennemi la route de Lunéville à Nancy. Et on assiste aux magnifiques combats qui mériteraient à eux seuls une conférence entière. On y verrait le grand soldat de France, debout, au milieu de ses superbes troupes, en face de cet empereur qui attend, au milieu de ses cuirassiers blancs, l'heure d'entrer sur la place Stanislas et qui blêmit qu'on le fasse attendre et qui finit par s'en retourner, parce que la foi française a, pour la première fois, brisé la force allemande.

Belle victoire, dont le lendemain sera plus beau encore, puisque, en couvrant la retraite, elle rend possible la victoire de la Marne.

***

La retraite pivotante s'exécutait en effet sous ce couvert.

Il fallait, pour qu'elle s'accomplît avec méthode et ordre, que le pivot tînt bon. Sarrail le tenait et, à sa gauche, Langle de Cary ne devait retraiter que lentement ; en fait, il faisait, deux jours, front sur la Meuse, et repoussant l'Allemand à chaque rencontre, demandait à rester sur place. C'était l'humeur de toute son armée. Joffre s'en accommodait. Je ne vois pas d'inconvénient à ce que vous restiez sur la Meuse aujourd'hui, écrivait-il encore à Langle de Cary, pour affirmer votre succès. Mais il fallait que, plus fortes de ce succès, les armées de droite commençassent, dès le lendemain, leur retraite. Elles la commençaient, et Joffre, pour qu'elle se poursuivît en liaison étroite avec l'armée Lanrezac, assurait entre celui-ci et Langle de Cary une forte liaison ; Foch, appelé au grand quartier, recevait une petite armée qui assurerait la soudure. Pour tous, la consigne reste de retraiter, mais en combattant pied à pied, jusqu'à ce que l'usure de l'adversaire ou la diminution de ses moyens d'action nous donne la possibilité de reprendre l'offensive.

On combat, on contient l'ennemi, on le fatigue, on l'use. Puis on se rabat sur le sud-ouest, sur la Champagne. Sarrail, qui est encore le 31 au nord de Verdun, ne lâche pas la ville, se contentant d'étirer lentement son armée vers le sud, sur le flanc du Kronprinz — et le guettant.

A notre gauche, les armées Lanrezac et French, constituant l'aile marchante, étaient naturellement contraintes de retraiter plus rapidement. French, que les pertes subies par son armée alarmait, se dérobait si vite qu'il en résultait chez Joffre quelque inquiétude. Heureusement, notre corps de cavalerie, qui jouait en cette retraite un rôle que ses précédentes fatigues rendaient méritoire, couvrait le flanc britannique que Klück ne cessait de déborder, méritant l'hommage que lui rendait, en toutes circonstances, la loyauté britannique. Dans les environs d'Amiens, se constituaient d'ailleurs ces nouvelles forces qu'annonçait l'ordre du 25 août : la 6e armée Maunoury. On avait rappelé de Woëvre ce grand soldat qui, nous l'avons vu, venait de s'illustrer par sa victoire d'Étain, et il avait reçu, dès le 27, mission de couvrir éventuellement le front anglais. En réalité, dès ce jour, son armée était destinée à l'attaque de flanc prévue ; si elle ne pouvait se faire à Amiens, elle se ferait plus bas. On sait déjà où elle se devait exécuter et avec quel succès.

Mais la rapidité avec laquelle la retraite anglaise s'opérait déconcertait un peu les plans. Maunoury en était encore à constituer sa petite armée, que déjà French le dépassait. Celui-ci découvrait par ailleurs ainsi Lanrezac, qui en montrait de l'humeur. Il était de fait que, dans ces conditions, on ne pourrait s'arrêter sur la ligne primitivement prévue. La cavalerie de Klück, pressant vivement les Anglais, ceux-ci ne montraient aucune intention de faire front. Le général Maunoury essuyait seul à Proyart le choc de Klück, qu'il recevait d'ailleurs avec vigueur le 29 août, tandis que Lanrezac, arrêté par un ordre de Joffre, dans la région de Guise et déployant là ses talents de grand soldat, attaquait violemment l'armée Bülow, la rejetait au delà de l'Oise, et ne reprenait sa marche en arrière que les Anglais, de ce fait, soulagés de la pression qui s'exerçait sur eux. Maunoury, de son côté, retraitait, mais en gardant sur nos alliés le retard d'une journée, ce qui le rendait toujours prêt à attaquer le flanc Klück, au cas où celui-ci en donnerait l'occasion. Il allait la fournir.

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Le 31 août, à 11 h. 30, un capitaine de la division provisoire de cavalerie[1], à la tête d'une reconnaissance au nord-ouest de la région de Compiègne, le capitaine Lepic, s'aperçut avec surprise que les énormes colonnes de Kluck qui, jusque-là, marchaient en apparence droit sur Paris, au lieu de prendre la route d'Estrées-Saint-Denis qui, par Senlis, s'y achemine directement, s'engageaient sur la route qui, passant par Compiègne, s'oriente au sud-est, vers Meaux. Ce qu'il constatait là et allait, le premier, signaler, c'était un événement capital : Klück, inopinément, infléchissait sa marche et, s'écartant de Paris, courait à la Marne.

Le général von Klück est un bouillant cavalier : âme ardente et caractère fougueux, il était tenu par ailleurs pour un des meilleurs stratèges de l'armée allemande, il en concevait un grand orgueil et une grande ambition. Ce Prussien, que nous verrons se rebeller presque en pleine bataille contre les ordres du sacro-saint grand quartier impérial, jugeait depuis des jours que celui-ci comprenait mal la situation, parce que, au fond, il ne trouvait point à la hauteur de ses capacités la tâche qui lui était personnellement assignée.

Le grand quartier impérial, en effet, destinait simplement l'armée Klück, au moins pour quelques jours, à un rôle de flanc-garde. Les trois armées agissantes devaient être celles de Bülow, de Hausen et de Wurtemberg. Ce ne sont point là hypothèses. La bataille allemande de la Marne nous a toujours été parfaitement connue on sait peut-être que, les radios échangés en cours de bataille par les chefs allemands ayant été par nous interceptés et le chiffre ayant été ultérieurement pénétré, on a pu se rendre compte des plans et, sentiments du haut commandement allemand pendant cette crise. Rien de plus passionnant que ce paquet de dépêches.

L'offensive devait donc être prise, à l'exclusion de Klück, par les IIe, IIIe et IVe armées allemandes ; ce seraient celles-ci qui avanceraient hardiment sur la Marne, sur l'Aube, sur la Haute-Seine. La Ire armée sur leur flanc droit devrait simplement les couvrir du côté de Paris. Son corps de cavalerie, commandé par von der Marwitz, se présenterait devant Paris au nord et à l'est, voire à l'ouest, et détruirait les voies qui y aboutissent. Klück lui-même marquerait le pas de façon à se laisser dépasser par Bülow, à sa gauche, d'une journée de marche. Il a récemment prétendu qu'une autre mission lui était assignée, celle non seulement d'investir Paris, mais de s'en saisir. L'état-major impérial était, dit-il, hypnotisé par l'entrée à Paris ; on la tenait pour si assurée qu'un drapeau de 20 mètres de large était déjà préparé pour cimer la tour Eiffel ; il ajoute que s'il se fût prêté à cette extravagante plaisanterie, il eût eu huit jours après une armée française sur le dos et ses communications coupées. Ce qui est fort exact.

Klück, je le répète, estimait médiocre le rôle de comparse qui lui était attribué dans la grande bataille. Négligeant Paris, il entendait engager, lui seul, cette bataille par un coup qui, par son audace, dépasserait les prévisions les plus hardies du haut commandement. Son armée était la seule à peu près intacte. Ayant facilement balayé les Anglais à Mons, et les voyant se dérober sans cesse à ses coups, il en concevait un redoublement de mépris profond — et bien prématuré — pour cette négligeable petite armée ; il semble bien qu'il ait réellement ignoré la présence de la solide petite armée Maunoury qui, grossissant tous les jours, attendait pour l'attaquer qu'il prêtât le flanc. Il ne voyait que le vide creusé devant lui par la retraite des Anglais : ce vide l'attirait ; se précipitant dans ce trou, il se rabattrait alors sur la gauche découverte de la 5e armée française ; c'est lui qui, tournant cette armée et l'attaquant par derrière, la jetterait pantelante et déjà décimée dans les bras de Bülow. Ainsi serait-il le vainqueur de la Marne.

Ses divisions de cavalerie, détachées vers Paris pour satisfaire aux vœux du haut commandement, se heurtent à notre valeureuse division provisoire de cavalerie au sud-ouest de Compiègne. Klück saisira presque avec joie ce prétexte pour entraîner Marwitz lui-même avec lui et, au lieu de le jeter sur Paris, le lancer, suivant les termes de son ordre, en direction de Provins. Marwitz, autre cavalier aventureux, enchanté d'une si belle mission, n'était pas homme à s'y dérober.

A la vérité, Klück et Marwitz participaient à la frénésie qui, depuis le soir de Charleroi, avait grisé, jusqu'à l'obnubiler, le cerveau de tous les Allemands. Des faits acquis, des suites entrevues, écrit Gabriel Hanotaux, une fumée d'orgueil s'élevait qui, du cœur gonflé, gagna jusqu'à l'intelligence. L'armée Klück surtout, qui n'avait point connu les âpres combats que Bülow avait dû soutenir à Charleroi, puis à Guise, délirait : Quels sentiments nous prenaient l'âme, écrit, le 28, un des officiers de cette armée, quand, à la clarté de la lune et des feux de bivouac, toutes les musiques militaires entonnaient l'hymne de reconnaissance, répété par plusieurs milliers de voix ! C'était une joie, une ivresse générale et quand, le lendemain, on se remit en marche, nous croyions déjà que nous pourrions fêter Sedan à Paris. Tous le croyaient. J'ai vu cent lettres et carnets où se retrouvent tous les jours, du 28 août au 4 septembre, les mêmes phrases : Nous marchons directement sur Paris !

Nous ne sommes plus qu'à 80, qu'à 40 kilomètres de Paris. — De source digne de foi, on nous dit qu'au plus tard, dans huit jours, tout sera terminé.

Nos départements du Nord-Est voyaient, terri fiés, passer cette énorme horde, formidable et enivrée, se délassant, par d'abominables excès à l'étape, de marches éreintantes, criant mille fois par jour le nach Paris, se croyant d'ailleurs naïvement à la porte de la capitale, même ceux qui marchaient sur Bar-le-Duc : un Meusien me racontait que l'officier qu'il logeait le quittait en criant : Demain, Moulin-Rouge ! Ils croyaient tous courir au Moulin-Rouge, alors qu'ils allaient rencontrer, grandi à l'échelle de cette guerre, le moulin de Valmy.

Cette ivresse suffit à expliquer l'aberration de Klück. L'Allemand arrivait à cette heure où l'orgueil devient si fort qu'il aveugle plus qu'il ne soutient. L'orgueil, fils du succès et qui dévore son père, écrivait déjà Eschyle, et le proverbe du moyen-âge disait : Grand orgueil chevauche devant, honte et dommage suivent de près.

C'était Klück que la Providence avait marqué, parce qu'il était peut-être le plus orgueilleux de ces orgueilleux, pour jeter son pays dans cette honte et ce dommage.

***

La conversion de Klück vers le sud-est était évidemment fait très important. Encore fallait-il que la nouvelle s'en confirmât — et pour la totalité de cette armée ; elle ne devait être avérée que le 3 septembre. Encore n'eût-elle pas suffi à imposer l'offensive si les autres conditions si rigoureusement fixées par Joffre ne se réalisaient, d'autre part, si les corps d'armée destinés à renforcer la ligne n'étaient en place et surtout si le maréchal French ne se montrait disposé à participer à la bataille.

Le 1er septembre, aucune de ces conditions ne paraît encore remplie. Elles sont, à la vérité, si près de se réaliser, que Joffre envisage la bataille comme imminente. Peut-être faudra-t-il aller jusqu'à la Seine et l'Aube, mais sans que cette indication, ajoute l'ordre du 1er, implique que cette limite devra être forcément atteinte. Dans une lettre admirable de bon sens et de fermeté, Joffre fait part au nouveau ministre de la Guerre, M. Millerand, des raisons qui, ce 1er septembre, le déterminent à ce nouveau repli, mais laisse prévoir qu'avant peu, des événements en voie de réalisation permettront de ne point l'exécuter jusqu'au bout et que notre heure est proche.

***

La nation suivait avec une douloureuse anxiété la retraite de nos armées et l'invasion de nos provinces. J'ai dit avec quelle résolution elle avait accepté fa guerre. Cette résolution était de telle nature qu'elle ne pouvait céder devant le résultat — si tragique qu'il parût — de nos premières rencontres. Elle maintenait debout le pays entier, et elle se confirmait par le désir de faire front à l'infortune pour mériter une fortune meilleure. Ce qui dominait, c'était le souci de ne pas recommencer l'histoire de 1870, de ne pas plus se diviser au lendemain de l'événement qu'à sa veille, bien mieux, de serrer plus énergiquement les coudes. Tous participaient à cet état d'esprit, puisque le président de la République, reconstituant le gouvernement et y appelai t autour d'un Viviani les plus réputés de nos hommes d'État, un Briand, un Delcassé, un Ribot, un Millerand, deux socialistes acceptaient, d'autre part, de partager, avec la charge, les responsabilités du pouvoir, cependant que le comte de Mun, ministre de la confiance publique, — comme l'appelait récemment le général de Castelnau —par ses admirables appels aux patriotes, fortifiait de sa foi catholique et patriotique les cœurs qui eussent pu vaciller. Les nouvelles des atrocités que, de la Belgique à la Lorraine, nos ennemis commettaient, loin d'intimider, exaspéraient les cœurs et soulevaient les consciences. Et si l'angoisse étreignait les cœurs, aucune timidité ne s'y mêlait. D'ailleurs, aucune désespérance. Les succès qui, dès la seconde quinzaine d'août, avaient amené les armées russes en Galicie et surtout en Prusse orientale, étaient un grand élément d'espoir. On disait et on répétait que les cosaques seraient à Berlin avant que les Allemands, contenus par nos troupes, fussent en vue de Paris ; et cette considération, dont il nous est permis aujourd'hui de sourire, soutenait les cœurs que la pusillanimité eût pu effrôler. Cependant, Paris sentait bien que l'ennemi approchait à grandes journées. On croyait que Klück y marchait tout droit. Dieu ferait-il le miracle que Geneviève de Nanterre avait, lors de l'irruption d'Attila, arraché au Ciel ? Certaines âmes religieuses l'affirmaient, à l'heure même où Klück se détournait, je vous ai dit en quelles circonstances, de la ville menacée. Il suffisait cependant que, contraint par les ordres supérieurs ou obéissant à quelque nouvelle pensée, Klück se rejetât sur Paris, pour que la cité fût derechef en grand péril. On pressentait qu'une énorme bataille s'allait livrer à l'est I mais la ville pouvait, au cours de cette bataille, être soudain investie. Le général en chef se sentait gêné par le souci d'une si tragique situation ; la présence à Paris du gouvernement augmentait ce souci, jusqu'à le rendre écrasant. Le 1er septembre, Joffre demandait instamment au gouvernement de quitter la capitale et, le 2, on se résolvait à cette décision douloureuse. Les leçons de 187o nous étaient trop présentes pour qu'il se trouvât un Français pour la blâmer. Paris, d'ailleurs, restait en bonnes mains : on sait quel admirable soldat M. Millerand venait d'installer au gouvernement militaire et chacun de vous se rappelle la célèbre proclamation de Gallieni, si puissante en son laconisme : J'ai reçu mandat de défendre Paris contre l'envahisseur. Ce mandat, je le remplirai jusqu'au bout. Et déjà le Gouverneur remplissait sa promesse en actionnant, nous allons le voir, l'armée Maunoury passée pour un instant sous ses ordres et en contribuant, par ses instances, à la décision suprême d'où allait sortir, avec la victoire, le salut de Paris.

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Dès le 2, on avait, au grand quartier de Bar-sur-Aube, commencé à soupçonner que toute l'armée Klück infléchissait sa marche. Et le même jour, Joffre avait su que French semblait pour la première fois disposé à envisager l'arrêt de la retraite anglaise. Sans que ces circonstances parussent encore imposer une décision, elles en faisaient pressentir la possibilité et, dès le 2, l'ordre adressé aux armées, annonçait la reprise d'offensive comme imminente. Il fallait que chacun tendît ses énergies pour la victoire finale. Et, très nettement, Joffre indiquait aux commandants d'armée et au gouverneur de Paris les conditions auxquelles il subordonnait sa décision. Nous les connaissons et toutes paraissaient près de se réaliser ; les corps appelés de l'Est sont maintenant à portée de leur champ d'action et Joffre a enfin obtenu de French la promesse qu'il se retournera si la situation l'exige absolument.

Or on possède maintenant, au gouvernement militaire de Paris, venant de l'état-major Maunoury, une telle masse de renseignements sur la conversion de Klück vers le sud-est, que l'événement ne paraît pas douteux. A deux reprises, notamment le 31 août et le 2 septembre, la division provisoire de cavalerie l'a signalé. Gallieni prévient Maunoury qu'il va être lancé dans le flanc exposé de cette armée, et, à g heures du matin, le 4, il fait part à Joffre, par un coup de téléphone qui restera historique, de la situation qui maintenant s'affirme. Joffre tient ainsi vis-à-vis de French l'argument qui fera balle. Il court chez le maréchal anglais, et, à 13 heures, enlève la promesse tant attendue. Alors il revient, en brûlant les routes, à son grand quartier. Dans le cabinet du directeur d'école où, à Bar-sur-Aube, il a campé son bureau, il réunit ses collaborateurs familiers, les généraux Belin et Berthelot, les colonels Pont et Gamelin. On discute encore un instant. Joffre écoute, pèse, réfléchit. Et, soudain, il se lève et très simplement, de sa voix calme où chante cependant l'accent de son Midi : Eh bien ! messieurs, on se battra sur la Marne.

Aussitôt, Gamelin rédige l'ordre, Berthelot le corrige — et Joffre le signe. J'ai tenu le document et je me suis arrêté à cette signature menue et aiguë : Joffre. Ces six lettres tracées — et les destins de notre pays s'accomplissaient.

Si, trop impressionnable, il eût signé deux jours plus tôt — ou si, trop entêté, il eût signé deux jours plus tard, il eût peut-être perdu la bataille. Assumant la plus écrasante responsabilité, il signa à l'heure dite. Ainsi sera-t-il le vainqueur de la Marne.

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L'heure est venue de tenir coûte que coûte et de se faire tuer plutôt que de reculer — écrit ce jour-là Joffre à ses lieutenants. Et voici que, le 5, se répand dans les armées le magnifique appel qui fit sauter les cœurs dans huit cent mille poitrines : Au moment où s'engage une bataille dont dépend le salut du pays, il importe de rappeler à tous que le moment n'est plus de regarder en arrière : tous les efforts doivent être employés à attaquer et à refouler l'ennemi. Une troupe qui ne peut plus avancer devra, coûte que coûte, garder le terrain conquis et se faire tuer plutôt que de reculer. Dans les circonstances actuelles, aucune défaillance ne peut être tolérée.

Aucune défaillance ne se produira. Chacun comprend qu'une heure solennelle — peut-être décisive — a sonné. On s'en rend compte aussi de l'autre côté, puisqu'un des ordres adressés aux troupes allemandes se terminera par ces mots : Tout dépend du résultat de la journée de demain.

Suivant une expression juste, le inonde entier ému au tréfonds de l'âme et sachant que sa destinée se jouait, retenait sa respiration.

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Heure émouvante et que rend plus émouvante encore le théâtre où se va jouer la grand drame. En ce moment où la France dispute sa vie en mortel péril, la Providence a ramené notre armée en cette région qui fut le berceau de notre nationalité : Ile-de-France, Valois, Champagne, et, plus à l'est, en ce Barrois qui, de longs siècles, fut la marche du royaume en face du Saint-Empire.

C'est la Marne qui sert de lien à ces contrées : rivière française entre toutes, puisqu'elle lie à la grand'ville les terres de nos marches de l'Est ; région française entre toutes, qui va de la capitale à Reims où Jeanne mena sacrer le roi, à cette barrière d'Argonne où la Convention voyait les Thermopyles de la France, à ces plateaux où Napoléon disputa trois mois le Grand Empire à la curée de l'Europe.

Au contact de ce terroir, où est née la France et où elle s'est si souvent disputée, le Français retrouvera des forces surhumaines. Certes, le soldat a montré, au cours de cette retraite, de singulières vertus ; c'est en elles que Joffre, je l'ai dit, avait mis sa foi, et cette foi seule excusait l'audace d'une manœuvre sans précédent ; et ces vertus n'avaient point failli. Nos gens s'exaspéraient — mais s'exaspéraient de reculer, excellente disposition quand, à tout instant, on pouvait leur demander de s'arrêter. Et voici qu'ils touchaient le cœur du pays. Un soldat écrit le 3 septembre : On aperçoit dans le lointain les lueurs blanches des projecteurs des forts parisiens et, par instant, à travers les feuillages, les lumières de la capitale. Nos cœurs battent violemment de joie et de crainte.

Lorsque leur était communiqué l'ordre de faire front, leurs cœurs battaient — non plus de joie et de crainte — mais d'une héroïque résolution. Ils étaient fatigués, éreintés, fourbus : Plus de peau sous les pieds, écrit l'un. Je reste courbé en deux, même aux haltes, écrit l'autre. Nous n'avons pas dormi depuis six jours, écrit un troisième. On marche halluciné. Et soudain, ils se redressèrent. La Fable nous a parlé de ce géant Antée, devenant invincible toutes les fois qu'Hercule, le jetant bas, le laissait embrasser la Terre sa mère. Le mythe prend ici corps. Et de fait, il me semble — à regarder le dispositif même des armées — voir, ce 5 septembre, un géant, soudain retourné et solidement assis, offrant un front têtu à l'attaque, les coudes fortement appuyés sur les camps de Paris et de Verdun.

C'est bien en effet entre ces deux villes que se développe l'énorme front redressé le 5.

La 6e armée Maunoury, maintenant déployée du nord au sud, entre Dammartin-en-Goële et la Marne, est, au delà du fleuve, en liaison avec l'armée anglaise, orientée, elle, du nord-ouest au sud-est, entre la Marne et le sud de Coulommiers. Lié aux troupes de French par le corps de cavalerie Conneau, Franchet d'Espérey fait front sensiblement de l'ouest à l'est, de la région nord de Provins à Sézanne, face au cours du Grand-Morin. Ces trois armées forment la gauche de Joffre.

Le général Foch, avec sa nouvelle 9e armée, en constitue le centre : son front court de l'est de Sézanne au nord du camp de Mailly ; il couvre encore les marais de Saint-Gond.

Le front — avec un vide mal masqué par une division de cavalerie, mais que va remplir sous peu le 21e corps — se continue par la 4e armée Langle de Cary à cheval sur la Marne, puis au sud de l'Ornain, entre la région ouest de Vitry-le-François à celle de Sermaize.

A la droite de la 4° armée, la ligne fait, avec l'armée Sarrail, derrière Revigny, un coude prononcé : car c'est du sud-ouest au nord-est, de Revigny à Souilly — région sud de Verdun — que, le 5 au soir, les trois corps de Sarrail s'étirent, prolongés vers le nord par un groupe de divisions de réserve.

De la forêt de Chantilly à la forêt de Souilly, ces six armées offrent ainsi un front qu'on peut qualifier d'harmonieux : car tandis que la ligne d'Espérey-Foch-Langle de Cary court de l'ouest à l'est, légèrement renflée à son centre, Maunoury s'adosse à Paris et Sarrail à Verdun : une poitrine de bronze et deux bras ouverts, prêts à étreindre l'imprudent ennemi qui s'aventure.

Dans cet énorme demi-cercle, la horde impériale se précipite. L'armée Klück a, en immense majorité, franchi la Marne — cinq corps sur six et le corps de cavalerie Marwitz, le IVe de réserve Schwerin restant seul sur la rive droite. Le commandant de la Ire armée marche droit sur les armées French et d'Espérey, mais négligeant Maunoury, il s'engage ainsi entre les deux branches d'une tenaille qui pourrait bien se refermer sur lui s'il n'en brise la charnière ou n'en tord un des bras

A gauche de Klück, c'est, à la tête de la III armée, Bülow. Faisant face à la droite de d'Espérey et à presque toute l'armée Foch, il se croit très fort parce que, parmi ses quatre corps, il a la Garde, — la Garde couverte de prestige.

Hausen, avec la IIIe armée, s'oppose, et à sa gauche, le duc Albrecht de Wurtemberg, à Langle de Cary, du sud de Châlons au sud de Sainte-Menehould.

Enfin, voici, à l'extrême gauche, le Kronprinz impérial. Son armée a, dans ces journées, une mission d'importance : faire sauter le pivot français, ou tout au moins le paralyser entre Bar et Verdun. Descendue de la Meuse vers l'Ornain, elle occupe la vallée de l'Aire et pointe sur Bar-le-Duc.

Totalement, c'est une masse de z 500.000 hommes assurés de vaincre qui vient se jeter dans nos bras.

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Klück, le 5 au matin, n'est nullement conscient du danger où il se met et, avec lui, jette l'armée voisine. Ignorant Maunoury et méprisant French, il n'a souci que de l'armée d'Espérey. Il faut foncer, pour la saisir avant qu'elle ne gagne la Seine, télégraphie-t-il. Mais il y suffira, ajoutait-il, et il est bien inutile de dérangerverschieben — pour l'heure les Bülow et Hausen.

Bülow était plus inquiet, étant plus perspicace : il avait aperçu et signalait le 5 les transports de troupes françaises vers Paris ; il pressentait donc une attaque de flanc de ce côté, mais, dans ces conditions, se refusait à envisager une attaque sur son front. Si bien que Klück allant être surpris par l'attaque de flanc, Bülow le sera tout autant par l'attaque de front. Ces deux dépêches prouvent combien était opportune notre double initiative.

Celle-ci était réglée par le fameux ordre du 4 : une action de front menée par les 9e et 4e armées françaises entre Sézanne et Sermaize, et deux actions de flanc exécutées, à droite par Sarrail, à gauche par Maunoury, secondé par l'offensive des armées French et d'Espérey.

L'ordre, que j'aimerais donner ici tout entier, est net, clair, complet, satisfaisant comme le plan d'une de nos tragédies classiques. Il sera réalisé en dépit de trois violentes contre-attaques de l'ennemi : violent retour de Klück, enfin averti, contre l'armée Maunoury, violente contre-offensive des armées Bülow et Hausen pour enfoncer Foch, violente poussée des deux princes allemands sur la Saulx et l'Ornain pour disloquer notre droite, le tout aboutissant à la retraite précipitée de l'ennemi qui, sur tous les points, après des succès balancés, aura perdu la partie.

 

Les premières journées seront surtout les journées de Maunoury.

Dès le 5 au soir, avançant vers Meaux, il se heurte au corps Schwerin, laissé seul par Klück sur la rive droite de la Marne. Monthyon, Penchard, Barcy, Marcilly, Chambry, noms immortels, puisque c'est là que partirent les premiers coups de fusil de la Marne ! Déjà, dans ce petit coin, fantassins, zouaves, chasseurs — et les Marocains — déployèrent une valeur qui, à lire les récits, fait trembler d'émotion — mais au prix de quelles pertes ! Calvaire des divisions de réserve, a-t-on dit de Barcy-Chambry —  oui, calvaire, mais d'où partait le salut.

Le 6 au matin, Schwerin était refoulé vers l'Est : il appelait désespérément à l'aide. Klück aperçoit la faute commise ; quoique attaqué, nous l'allons voir, par Franchet d'Espérey et menacé par les Anglais, il fait aussitôt repasser l'eau à deux de ses corps. Il est temps : le 7 au soir, la retraite de Schwerin vers Meaux s'est accentuée et Maunoury marche vers l'Ourcq. Mais derrière Schwerin, les corps rappelés par Klück ont glissé. Ils attaquent, dès le soir, la gauche de Maunoury. Tourné la veille, Klück essaie de tourner son adversaire. Il semble en voie d'y parvenir : notre 7e corps, à notre gauche, est rejeté sur Acy-en Multien. Mais le combat continue, très âpre.

Il devient plus âpre encore le 8. Klück a rappelé maintenant presque toute son armée — plus de 200.000 hommes sur la rive gauche — et en accable la petite armée Maunoury. Celle-ci, contre un ennemi trois fois supérieur, tient bon, dispute le terrain et, quand elle le perd, le reprend. C'est notre gauche qui subit les plus rudes assauts, car Klück continue sa tentative pour nous tourner ; le 7e corps est encore rejeté plus à l'ouest. Maunoury réagit, jette à la bataille tout ce que Paris lui envoie ; il attend toujours le 4e corps. Celui-ci est arrivé à Paris enfin ! La bataille se nourrissant de part et d'autre, devient grande mêlée. Klück a renoncé à 'toute autre bataille, car il fait sauter les ponts de la Marne ; ainsi aura-t-il, à son sens, gardé sa gauche, le temps d'accabler Maunoury. Celui-ci appelle à l'aide ; Gallieni intervient encore ; c'est alors en effet que se place l'incident des auto-taxis, transportant à gauche de la 6e armée la 62e division. Et l'intervention de ces troupes fraîches rétablit momentanément le combat. Et c'est ce soir du 9 que Klück reçoit du sud des renseignements peu rassurants que lui envoie Marwitz, laissé devant les Anglais.

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Ceux-ci s'étaient, le 6 au matin, portés en avant et, sans rencontrer de résistance, étant fort en arrière, avaient, le soir, bordé la rive ouest du Grand-Morin. A la vérité, suivant une tradition classique, Klück masquait, le 7, par un tapage croissant de son artillerie et un grand déplacement de cavalerie, le brusque retrait de ses premiers 80.000 hommes. Les Anglais ne savaient trop qu'en penser ; ils avancèrent assez lentement et ne s'enhardirent que le 7 au soir, réoccupant des hauteurs d'où, le matin encore, l'artillerie ennemie les bombardait. Leurs aviateurs les ayant avertis le 8 que les corps allemands avaient repassé la Marne, ils accélèrent leur arche. Dans la soirée, le maréchal fait franchir à ses troupes le Petit-Morin et force la cavalerie de Marwitz, vivement pressée, à précipiter elle-même sa retraite. Les Anglais, encouragés, franchissaient la Marne entre Luzancy et Nogent-l'Artaud et Marwitz était obligé de signaler à Klück une progression qui devenait inquiétante.

Celle de Franchet d'Espérey, quoique singulièrement plus contrariée, était cependant plus inquiétante encore. Il avait attaqué dès l'aube du 6, en direction générale de Montmirail. Il pensait se heurter à des forces importantes et elles le sont en effet. C'est l'aile gauche de Klück — deux corps d'armée, deux corps de cavalerie, plus les deux corps de droite de l'armée Bülow —. Et de Montmirail notamment, l'ennemi domine notre ligne. Sur tout ce front, cette journée du 6 est donc très dure. Mais de ce bouillant Franchet d'Espérey qui, à soixante ans, est resté l'ardent commandant de chasseurs à pied que j'ai jadis connu, au plus petit soldat de son armée, tout le monde donne en plein. Les plus froids se sont jetés à corps perdu dans la lutte : de cette résolution, je ne citerai qu'un exemple. Devant Montceau-les-Provins, une division paraît un instant faiblir, qui, cruellement éprouvée par la retraite, vient d'être mise entre les mains d'un nouveau général. Et l'on voit ce général, avec une belle audace froide, se jeter en avant de sa division au milieu des obus et entraîner lui-même ses hommes. Incident que peut-être je tairais, tant l'héroïsme se dépensa partout à flots, si ce chef résolu n'avait fondé là une gloire qui ira croissant jusqu'à l'apothéose, puisque ce colonel d'hier s'appelle Pétain.

Franchet d'Espérey se préparait, le 7 au matin, à de nouvelles luttes, lorsque l'aviation lui signala le mouvement de repli des troupes ennemies. Non seulement les corps de Klück gagnaient au nord-est leur nouveau champ de bataille, mais la droite de Bülow, contrainte, à moins d'être découverte, de suivre le mouvement, esquissait, elle aussi, un recul.

D'Espérey jette ses troupes dans la direction de Montmirail encore fortement tenu. Mais au moment où l'action se déclenchait, le commandant de la 5e armée était avisé qu'à sa droite, la gauche de la 9e armée Foch était très vivement attaquée. C'était l'essai de percement de notre centre sur lequel je reviendrai tout à l'heure. Spontanément — j'ai vu les ordres donnés au général Deligny — d'Espérey fait immédiatement appuyer à droite du me corps pour prêter aide au voisin menacé, et malgré une vive résistance, ce corps, soutenu par le 1er, gagne du terrain, atteignant, en fin de journée, Charleville et la Rue-Lecomte. Et, cependant, Montmirail est emporté par le 3e corps, corps privilégié puisque, sous Hache, ces deux divisions sont commandées, l'une par Pétain, l'autre par Mangin. Et, à sa droite, voici Vauchamps enlevé par le 1er corps.

Maître des hauteurs, d'Espérey peut pousser à sa gauche le 18e corps, dont un de nos plus beaux soldats vient de prendre la tête, le général de Maudhuy, vers la Marne qu'il atteint à Château-Thierry, tandis que le 3e corps la passe à Jaulgonne.

 

Le haut commandement français ne cessait de suivre d'un œil passionné, encore que parfaitement lucide, cette bataille d'Ourcq-Marne. Le 7, signalant aux chefs d'armée le retrait de l'armée Klück, il distribuait derechef à chacun son rôle et sa direction.

Quant aux chefs allemands, leur surprise et bientôt leur inquiétude se manifestaient, extrêmes. Klück surtout s'énerve devant les conséquences de sa faute : le mot sera prononcé par le kronprinz plus tard : Les généraux de droite se sont énervés. Mais ils communiquent au grand quartier impérial leur énervement et celui-ci semble le pousser à l'extrême. Par un effet de réaction contre une trop orgueilleuse assurance, l'empereur paraît avoir personnellement jeté très vite le manche après la cognée. Le 7, à 14 heures, les armées reçoivent cet avis peu encourageant : Sa Majesté rentre au Luxembourg à 17 heures. Guillaume II se faisait le premier fuyard de son armée. Et un bien vieux mot, tiré de nos chroniques, s'évoque à mon souvenir, celui de Philippe-Auguste, à qui, le soir de Bouvines, on est venu apprendre la fuite éperdue de l'empereur Othon et qui, riant, disait : Je crois bien que nous ne verrons plus sa figure d'aujourd'hui.

La IIe armée allemande est, le 8, à son tour, en pleine retraite. A sa droite, Klück la livre aux Anglais, ces méprisables Anglais qui maintenant alarment le chef d'une des incomparables armées : Mon aile droite est au nord de Montmirail. Nécessité pressante que vous protégiez mon flanc droit contre les Anglais. Les soldats allemands eux aussi commencent à s'énerver : un officier, qui vient d'être chassé de Montmirail, écrit : Avec nos régiments affaiblis, nous atteignons la cime ; mais un feu terrible d'artillerie nous obligea à reculer. Notre colonel est grièvement blessé. C'est le troisième. Pendant quatre jours, j'ai été sous un feu d'enfer. Un autre : Nous n'avancerons plus, l'ennemi est trop fort. Mais je pourrais multiplier ces extraits. Je ne citerai que ce cri qui va étonner ceux qui, si longtemps, nous tinrent pour inférieurs aux Allemands : Les Français sont infatigables dans la construction des tranchées. On comprend cette naïve conclusion d'un officier du 178e régiment d'infanterie, le 9 septembre : Je n'ai plus de plaisir à rien... Ah ! les malheureux ! ils avaient pris leur plaisir avant et c'est peut-être le cas de citer Corneille : Ils couraient au pillage, ils rencontrent la mort.

***

Klück, après avoir semé l'inquiétude, réagit maintenant : le 9, il se croyait assuré de reprendre l'avantage sur Maunoury ; il avait reporté maintenant à sa droite le gros de ses forces, et de Betz il poussait sur Nanteuille-Haudouin ; Maunoury avait en conséquence fait appel à tout le 4e corps qui, maintenant, avait ses deux divisions dans la région, mais qui, sous une effroyable pression, déjà recule. Maunoury, qui dirige toute cette bataille avec une énergie égale à sa science, appelle le général Balle : le 4e corps ne doit pas faire un pas de plus en arrière ; il faut se faire tuer au besoin sur place. Le 9 au soir, le général Boëlle porte son corps en avant, prêt à se faire hacher — magnifique résolution. Et il se trouve en face de quelques arrière-gardes défaillantes. Klück se dérobe.

C'est que les avis de Marwitz étaient devenus pressants : Il ne pouvait plus résister aux attaques combinées des Anglo-Français. French et d'Espérey, avant quelques heures, le rejetteraient sur Klück pour qui la situation devenait dangereuse : la tenaille allait jouer. Klück se fût peut-être cramponné. Mais il paraît avoir été très impressionné par un fait trop peu connu. Le 8, le général Bridoux, commandant du 1er corps de cavalerie, a appelé le général Cornulier-Lucinière, commandant la 5e division de cavalerie, et lui a donné ordre de gagner les derrières de Klück, de se jeter dans la région de la Ferté-Milon. Cornulier-Lucinière a hardiment jeté ses braves, malheureusement dépourvus d'auto-canons, dans les lignes allemandes — odyssée fabuleuse que chanteront nos fils. On sortirait le diable de sa boîte et le diable ferait peur. Il faisait peur, affolait : Klück, qui croit toute la cavalerie française entre Soissons et son armée, s'émeut ; qu'est-ce, quand, courant vers Soissons, il est sur le point, lui-même depuis l'a avoué, de tomber avec son auto entre les mains des cavaliers de Cornulier-Lucinière !

Le grand quartier impérial avait eu le sentiment de 'extrême péril où s'était mis Klück, un sentiment plus exact encore de l'extrême péril où Klück, en rappelant brusquement vers le nord ses gros, a mis Bülow. Un trou de 50 kilomètres s'est creusé entre les deux armées. A deux heures, le grand quartier impérial a ordonné la retraite des deux armées, seul moyen de conjurer le péril — la Ire sur Soissons, la IIe sur Épernay. Klück n'obéit qu'en protestant. Mais il faut obéir. Le grand quartier impérial, pour que la discipline se rétablisse, subordonne Klück à Bülow. Celui-ci, qu'on sent au comble de l'irritation, interroge nerveusement le peu commode camarade qu'on met sous ses ordres. A quoi Klück répondra rudement le 10 : Mon armée est fortement épuisée par cinq jours de combats et la retraite qui a été ordonnée. Et il y a dans ce mot un blâme. Ce blâme n'est pas justifié. Le 11, Marwitz télégraphie qu'épuisé, il ne peut plus couvrir Klück. Et celui-ci le rappelle, non plus seulement au delà de la Marne, mais au delà de l'Aisne.

La Marne était livrée. Maunoury s'avançant déjà en direction de Compiègne et de Soissons, les Anglais et d'Espérey étaient maintenant sur la rive droite. Peut-être eût-il fallu pousser plus tôt et plus hardiment. Le général de Maud'huy, pendant vingt-quatre heures, marqua le pas devant Château-Thierry, réclamant de son armée des ordres pour se ruer sur le flanc de Klück en retraite. C'était la pensée du grand quartier qui, le 9 au soir, donnait l'ordre que toute la 5e armée pénétrât en coin entre les Ire et IIe allemandes, tandis que notre 6e armée pousserait vers le nord pour déborder Klück. Maunoury achevait, à cette heure, de déblayer le champ de bataille de l'Ourcq. Le 10, il considérait sa bataille comme provisoirement terminée. Il adressait à ses troupes l'ordre du jour devenu célèbre : Camarades, le général en chef vous a demandé, au nom de la Patrie, de faire plus que votre devoir. Vous avez répondu au delà même de ce qui paraissait possible... Si j'ai fait quelque bien, j'ai été récompensé par le plus grand honneur qui m'ait été donné dans ma longue carrière, celui de commander à des hommes tels que vous...

C'était bien en effet la 6e armée, qui, après avoir forcé le général von Klück à abandonner brusquement son offensive contre les Anglais et la 5e armée française, et ayant par là attiré sur elle la plus grosse masse d'une des plus fortes armées allemandes, avait, quatre jours, fait front à la plus formidable poussée et, aidée à son tour par la marche menaçante des armées de la Marne, finalement forcé la Ire armée — de l'aveu de son chef épuisée et mise en désordre — à une retraite précipitée, seul moyen qui lui fût laissée d'éviter le plus irréparable désastre. Maunoury avait gagné la bataille de l'Ourcq.

**.

Ces événements devaient avoir, sur le sort de toute la bataille engagée jusqu'à Verdun, une répercussion considérable. Mais l'effet ne pouvait s'en faire sentir pour nos armées du centre et de droite qu'assez tard. Les Allemands,' battus sur leur droite et n'ayant pu tourner notre gauche, devaient au contraire mettre, quelques heures encore, un acharnement plus grand encore à percer notre centre, à forcer notre droite.

Le 6 au matin, la 9e armée se déployait en avant des marais de Saint-Gond. Sa mission était, le 6, d'appuyer l'attaque de la 5e armée à sa gauche. Mais, dès les premières heures, son commandant pouvait s'apercevoir que c'était lui qui allait ce jour-là subir le plus rude assaut. Sous la poussée formidable d'un ennemi supérieur, la petite 9e armée était tout entière forcée de reculer sur les hauteurs dominant les marais au sud et la valeureuse 42e division d'infanterie, à sa gauche, perdait même sur ces hauteurs la position de Saint-Prix. Le 7, c'était, sur toute cette armée, un assaut plus acharné encore.

Mais cette petite armée était l'armée de Foch. Lorsque ce grand chef assumera — quelques jours après — un commandement plus considérable, je dirai plus au long quel homme il était. Mais en ces journées des 6, 7, 8, 9 septembre, Foch est déjà Foch ; c'est déjà ce coup d'œil d'aigle qui, si j'ose dire, dévisage en quelques minutes une situation et ce geste prompt qui s'en empare et la tranche. Il restait fort calme en face de ses corps refoulés : Puisqu'on s'évertue à nous enfoncer avec cette fureur, répétait-il, c'est que leurs affaires vont mal ailleurs et qu'ils cherchent une compensation. Il voyait juste et la conclusion ne pouvait être que de tenir d'autant plus énergiquement.

Mais le 8, la poussée allemande se fait plus violente encore. Si la 42e division, appuyée, nous le savons, par la droite de d'Espérey, parvient à reprendre Saint-Prix, le 9e corps ne peut se maintenir et le IIe cède aux âpres attaques et se replie. L'ennemi va-t-il s'emparer des hauteurs ? Un recul général sur l'Aube est gros de conséquences, forçant probablement d'Espérey qui avance à rétrograder et découvrant Langle de Cary qui, nous le verrons tout à l'heure, se défend laborieusement dans la vallée de la Saulx et de l'Ornain. C'est ce qui donne tant d'âpreté aux combats, par exemple, qui se livrent autour du château de Mondement que défend, à la tête de la division marocaine, l'un de nos futurs grands chefs, le général Humbert. A Fère-Champenoise, on a affaire à la garde prussienne qui entend soutenir sa réputation. Fère-Champenoise, attaquée par elle, est perdue. Foch n'en est pas ému. Fère-Champenoise est perdue ; eh bien ! Fère-Champenoise sera reprise : La situation est excellente, écrit-il, le 9, dans un ordre célèbre. Et il ajoute : J'ordonne de nouveau de reprendre l'offensive. Et tandis qu'il actionne le 9e corps sur Fère-Champenoise, il appelle à lui la 42e division d'infanterie, la retirant de sa gauche, et par une manœuvre hardie, la portant derrière son front vers sa droite.

Situation excellente ! C'est qu'un Foch ne s'arrête pas, ne s'arrêtera jamais à des incidents de bataille ; c'est qu'il embrasse déjà les ensembles. Or, voici ce qui se passe devant lui déjà. Bülow, obligé de replier sa droite pour suivre le mouvement de Klück, ne peut longtemps maintenir sa gauche et il recule vers Épernay ; à sa gauche, Hausen se sent soudain comme tiré par le mouvement de repli des armées allemandes de l'ouest. Et comme il y résiste momentanément, le g, se produit un trou entre lui et Bülow. Il le voit et s'en émeut. A 18 h. 50, il demandera, lui aussi, à se replier. Or, ce trou qui se creuse, Foch l'aperçoit ou du moins le pressent. Voici le moment de reprendre une vigoureuse offensive et de bousculer cette armée ébranlée.

Le 9e corps Dubois rejeté sur Fère-Champenoise s'en empare et Mondement perdu est réattaqué avec violence. Allons, mes gars, allons, mes braves, crie le colonel Lestoquoi aux soldats du 77e qu'il entraîne une troisième fois à l'assaut ; allons, un dernier coup de collier et ça y est ! Et Mondement repris, déjà les soldats descendaient sur les marais de Saint-Gond aux trousses de l'Allemand rejeté. Foch portait son grand quartier dans Fère-Champenoise où, quelques heures avant, la garde prussienne était installée. Et voici devant lui toute son année en mouvement. Elle traverse les marais ; ils sont jonchés de cadavres. La garde en retraite a été prise à partie par notre artillerie et a semé de ses valeureux combattants l'énorme cuvette grise. Foch déjà pousse vers Châlons.

Comme Bülow, Hausen est en pleine retraite, Il paraît même aller bien vite, 35 kilomètres en une journée. Le grand quartier impérial s'en alarme. La IIIe armée restera à Châlons. Il y a lieu de reprendre l'offensive aussitôt que possible. Mais la poussée de l'armée Foch déroute cette velléité. Et le 11, un radio émanant du grand quartier impérial décide, après la retraite de Klück, après celle de Bülow, celle de Hausen et c'est le plus bel aveu de défaite : L'ennemi — en l'espèce, c'est Foch — paraît vouloir diriger son effort principal sur l'aile droite et le centre de la troisième armée pour y percer notre front. En raison de l'étendue de front de cette armée, cette manœuvre ne paraît pas dépourvue de chances de succès... Il faut reculer. Maunoury tout à l'heure, que Klück voulait tourner, a tourné Klück ; Foch, qu'on a entendu percer, menace de percer entre Bülow et Hausen. Le grand quartier impérial a dû déjà enregistrer deux défaites. Mais avant huit jours, il sera convenu qu'on ne s'est même pas battu sur la Marne. Nous ne dirons plus la foi punique, mais la foi germanique.

***

Cette retraite de Hausen allait naturellement avoir, plus à l'est, son effet inéluctable.

Pendant que, à notre gauche, Maunoury faisait ventouse, que les armées French et d'Espérey, menaçant Klück d'encerclement, contribuaient à sa déroute, que la droite de d'Espérey concourait avec la vaillance de l'armée Foch à faire échouer la tentative de percée faite à notre centre, les deux armées de droite remplissaient leur mission : protéger le pivot en rejetant l'ennemi du triangle dont les sommets sont Verdun, Bar-le-Duc et Vitry.

La 4e armée a, le 5, atteint en retraitant la région sud de Vitry et la rive droite de la Saulx-Ornain. L'armée Sarrail a dû s'étirer de la région de Verdun à celle de Revigny où se trouve sa gauche ; sur le plateau entre Ornain et Aire, son centre couvre Bar, et sur le plateau entre Aire et Meuse, sa droite couvre Verdun. Les deux armées forment un angle obtus derrière Revigny. Les deux princes allemands qui leur sont opposés entendent briser, à cet angle, la liaison des deux armées françaises. Attaque sur attaque ne parviennent le 6, le 7, qu'à les faire reculer légèrement. Sermaize est pris, Pargny-sur-Saulx attaqué. Langle de Cary fait appel à Sarrail. Celui-ci a maintenant le 15e corps arrivé de Lorraine : une de ses brigades est jetée sur le flanc de l'ennemi en progrès, tandis que Sarrail porte ses gros sur Contrisson et en avant de Laimont. Alors, c'est non plus sur la droite de Langle de Cary, c'est sur sa gauche que l'Allemand fonce. Mais un autre corps, le 21e, arrive juste à temps des Vosges pour soutenir cette gauche fléchissante. Ainsi, toutes les mesures prises à la veille, à l'avant-veille de la bataille, par le général Joffre, se justifient et opèrent. Partout ses plans se réalisent. On tient le 7 ; mais pourra-t-on tenir le 8 ? On ne tient pas seulement : le 9, on reprend et la situation est partout rétablie sur le front de la tenace 4e armée.

Déjà Langle de Cary bénéficie du mouvement de recul de la droite allemande. Hausen, qui bat en retraite vers Châlons, entraîne à son tour Wurtemberg et tout à l'heure, Wurtemberg entraînera le kronprinz.

Vitry, que l'ennemi a fortifié, doit être évacué par lui sous la poussée de nos troupes. Et, de ce côté, c'est harcelé par celles-ci que l'Allemand repasse la Marne. Déjà les 21e et 17e corps marchent vers le nord-est et menacent d'enveloppement le duc de Wurtemberg. Il faut que l'ennemi, près d'être tourné, évacue la région, entraînant dans son mouvement ; de Revigny à Triaucourt, les troupes voisines.

Le 10, en effet, le kronprinz à son tour était contraint de tourner le dos aux grands rêves. Sarrail avait ébranlé son armée et l'allait reconduire jusqu'au nord de Verdun.

Avec quelle confiance cependant le jeune prince avait attaqué. Fonçant sur le Barrois, il comptait entrer dans la vieille cité ducale. Le 6, un officier disait à un habitant de Vaubécourt : Demain, nous brûlerons la ville de votre Poincaré. La victoire de l'Ornain ne faisant pas de doute, le Ive corps de cavalerie serait jeté vers la sud, Saint-Dizier, Langres, la Bourgogne. Il n'y avait pas de limites aux rêves du prince Frédéric-Guillaume.

La poussée avait été assez forte pour que, les 6 et 7, notre front fût ébranlé et même partiellement refoulé, Cependant la journée du 7 se passa en alternatives de succès et de revers médiocres, sur la longue ligne Revigny-Montfaucon.

Mais une menace est maintenant suspendue sur le flanc de Sarrail — et c'est la dernière péripétie de l'énorme drame. Les forces allemandes sont jetées de Metz en direction de Saint-Mihiel. Si elles percent jusqu'à la Meuse, Verdun sera coupé de la 3e armée et ce sera de nouveau le pivot menacé.

Sarrail ne se laisse pas détourner par cette diversion. Faisant sauter les ponts de la Meuse, il s'estime pour l'heure suffisamment à l'abri de cette attaque pour continuer sa bataille de l'Ornain à l'Aire. Joffre l'avise d'ail leurs qu'il n'ait pas à se laisser distraire par un incident secondaire auquel d'ailleurs il pare. Et tandis que la 3e armée refoule lentement l'armée du kronprinz de l'Ornain sur le nord-est, Castelnau, qui maintenant a partie gagnée à Nancy, reçoit l'ordre de jeter en Woëvre des forces qui suffiront à faire échouer la suprême tentative des Allemands derrière Sarrail. Ils ont pu forcer les côtes de Meuse et assaillent le fort de Troyon. Le gouverneur de Verdun, le général Coutanceau, a télégraphié à ses héroïques défenseurs : Tenez indéfiniment. Et, trois jours, sous une pluie d'obus et devant les assauts, Troyon tient et barre la route. Et les deux divisions détachées par Castelnau approchent.

Cependant, Sarrail pousse de plus en plus vivement. Et soudain,' le kronprinz se met en retraite. Il la précipite bientôt, car c'est par bonds énormes que le jeune prince va procéder.

***

Le 11, à dix heures du matin, est parti du grand quartier impérial l'ordre général de retraite : D'ordre de Sa Majesté... L'ennemi avoue ainsi sa défaite. Il recule de toute part ! Maunoury est déjà sur la région de Compiègne et de Soissons ; l'armée French est dans le Tardenois, en route pour les rives de l'Aisne ; Franchet d'Espérey entre à Reims, tandis que déjà son 18e corps (Maud'huy) se jette sur le plateau de Craonne. Foch, après avoir bousculé les dernières résistances, est rentré à Châlons, tandis que la 4e armée marche sur Sainte-Menehould. Avant trois jours, usé par Sarrail, le kronprinz, en pleine retraite, paraîtra pris de panique : abandonnant successivement toutes les lignes où il eût pu essayer de se défendre utilement, il ne s'arrêtera, après 73 kilomètres, le 13, que sur la ligne Vienne-le-Château-Montfaucon-Spincourt, bien au nord de Verdun. Car, dans cette débâcle, sombraient tous les grands espoirs : Paris après Nancy et, après Paris, Verdun. Avec quelle mélancolie l'héritier du trône impérial dut repasser sur le champ de bataille de Valmy !

Partout, nos soldats pouvaient se convaincre de la réalité de la victoire, rencontrant par monceaux les cadavres allemands, les piles d'obus non tirés, çà et là des canons abandonnés, des milliers de fusils brisés. Ils traversaient aussi, la mort dans l'âme, les villages détruits ; parfois, ils pouvaient retrouver les cadavres encore chauds des civils lâchement massacrés.

Sur toute la ligne, ils marchaient, excités, certes, par l'orgueil de la victoire, mais fatigués jusqu'à l'hallucination par les effroyables semaines que la plupart venaient de vivre, dormant à peine, mangeant à peine, se battant en reculant, se battant en se maintenant, se battant en avançant, et ayant forcé le destin par le plus extraordinaire effort d'endurance et de vaillance que, sur un aussi vaste champ, une armée ait jamais fourni.

Ainsi se terminait la bataille de la Marne. Dès le 11, Joffre, dont les ordres clairs, nets, opportuns, n'avaient cessé de montrer à chacun son rôle et son but, pouvait écrire au gouvernement : La bataille de la Marne s'achève en une victoire incontestable.

Minute solennelle : c'était, depuis le désastre de Sedan, la première fois qu'un général en chef français inscrivait sur le ciel de France le mot fatidique. Nous tenions la Victoire et la France était sauvée.

***

Nous savons quelle était, à la veille de la Marne, la force, qui marchant sur nous, pensait nous écraser.

Cependant elle se heurta, du 5 au 10 septembre, contre quelque chose qui lui était évidemment supérieur, puisqu'elle ne put vaincre l'obstacle et dut reculer.

Ce fut d'abord la froide résolution d'un grand chef. En une heure critique, qui fut le 24 août, Joffre avait su, d'un œil clair, envisager la situation que créait l'échec et la dure loi qu'il imposait. Il rompit la bataille des frontières au moment où un ensemble d'échecs pouvait devenir un désastre et, de sa propre volonté, la transféra en arrière : car la bataille de la Marne n'est pas autre chose que celle des frontières reprise en de meilleures conditions.

Ces conditions, j'ai dit qu'il les avait immédiatement conçues, qu'il s'y était obstinément tenu et qu'il n'avait livré bataille que lorsqu'elles étaient réalisées.

J'ai entendu dire : Ce n'est pas Joffre qui a gagné la bataille. C'est un tel ! et un autre dit : Non, c'est tel autre. Et on cite un troisième et un quatrième. Celui qui a gagné la bataille est celui qui, douze jours, du 25 août au 5 septembre, a préparé les conditions de la victoire, et qui, éclairé, ainsi qu'ont toujours dû l'être les grands stratèges à la veille de toute grande action, par les avis autorisés et les renseignements contrôlés, a, juste à l'heure voulue, décidé la bataille. S'il avait perdu la bataille, personne ne voudrait la lui avoir conseillée ; et il eût été le vaincu vilipendé de la Marne ; parce qu'il l'a gagnée, il est donc le glorieux vainqueur de la Marne.

Un vieux proverbe dit : Excepté le bon Dieu, personne n'a jamais rien fait tout à fait à soi tout seul.

En ce sens, on peut dire que tout le monde a gagné la bataille de la Marne, et tout d'abord, avec les collaborateurs immédiats de Joffre, les grands chefs placés à la tête des armées. Dans le cadre de l'énorme bataille que, le 5 au soir, il concevait, Joffre leur laissa la plus grande liberté d'action. Gallieni dont, à la vérité, le rôle fut très grand au début de la bataille, Maunoury, d'Espérey, Foch, Langle de Cary, Sarrail, Castelnau, Dubail étaient, le 13 septembre, autorisés à se proclamer les vainqueurs.

Je n'aurai pas l'impertinence de leur décerner des prix. Ce que chacun a fait, nous venons de le voir. Ce qui fut très beau, c'est que, agissant chacun pour le mieux dans son secteur de bataille, tous s'entr'aidèrent souvent spontanément. Les commandants d'armée, avait télégraphié Joffre le 1er septembre, devront constamment se communiquer leurs intentions et leurs mouvements. Ils firent beaucoup mieux. Tandis qu'en face d'eux, un Klück et un Bülow échangeaient d'âpres propos, nos chefs pratiquèrent, avec une rare intelligence, la solidarité, parce que, unis déjà par la doctrine, ils communiaient à cette heure dans l'amour désintéressé de leur pays.

Et puis, sous ces grands soldats, il y avait la masse magnifique et anonyme des héros de France :

Les petits, les obscurs, les sans-grades,

Nous qui marchions fourbus, blessés, crottés, malades,

a fait dire le poète à un des soldats de la Grande Armée Napoléon gagnait, disait-il, les batailles avec les jambes de ses soldats. Que dire de la bataille qui se livra, on peut le dire, de la Belgique à la Champagne ? Les petits-fils des soldats de la Grande Armée gagnèrent d'abord la bataille avec leurs jambes. Sous un soleil torride, par les routes brûlantes, dans une poussière assoiffante, ils marchèrent. En réalité, les cœurs faisaient marches les jambes ; c'est que, suivant l'heureuse expression de Pierre Lasserre, les corps avaient battu en retraite, mais non les cœurs. Nos hommes étaient sombres, mais parce qu'on retraitait. Quand, recrus de fatigue, les pieds en sang, suant, râlant, crevés, me disait l'un d'eux, ils connurent l'ordre de j'offre qui leur prescrivait l'offensive, les visages, de Paris à Verdun, s'illuminèrent de joie. Ils se retournèrent, les muscles en apparence brisés, et ils vainquirent. J'ai lu bien des lettres allemandes. L'une d'elles a fait tressaillir mon cœur : Les Français sont des démons ; ils chargent sous la mitraille ; ils se font tuer avec allégresse. Leur vaillance est surhumaine. La vaillance fut partout surhumaine. Klück n'en est jamais revenu : Que des hommes, ayant reculé pendant des jours, que des hommes couchés par terre et à demi morts de fatigue, puissent reprendre le fusil et attaquer au son du clairon, déclare l'ancien commandant de la Ire armée allemande, c'est là une chose avec laquelle nous n'avons jamais appris à compter ; c'est là une possibilité dont il n'a jamais été question dans nos écoles de guerre...

Ce fut là le miracle de la Marne : que les morts fussent debout. Parce que Klück n'avait point appris, dans les écoles de guerre, qu'un soldat français est un soldat français, il crut tenir une victoire facile et s'engagea trop vite ; et cette faute exploitée par nous fut assurément le principe de la défaite allemande. Klück ne l'eût pas commise, s'il eût moins étudié ses Kriegspiel et mieux notre histoire nationale.

Ces soldats de la Marne en effet, deux mille ans d'héroïsme étaient derrière eux. Ils furent ce qu'ont toujours été leurs pères. Et, par surcroît, la nation tout entière était derrière eux.

Que, sous le coup qui l'avait, dans les semaines d'août, frappée, cette nation n'ait pas cédé, que ni la foi n'ait fléchi, ni l'espérance vacillé, que, dans l'épreuve, la France ait été plus forte encore qu'aux jours où les grandes ardeurs se dépensaient et que, dans un grand acte de confiance, elle ait laissé ses chefs préparer — sans que rien ne vînt les troubler — la revanche immédiate des premiers revers, voilà encore un miracle avec lequel ne comptait point l'Allemagne. Et cette foi soutenait les chefs et les soldats, la foi ardente, entêtée, superbe d'un pays tout entier. Avec Joffre et ses lieutenants et ses soldats, c'est la France, en dernière analyse, qui a gagné la victoire de la Marne.

Et cette victoire nous sauvait. Agir avec rapidité, voilà le maître atout de l'Allemagne, avait déclaré M. de Jagow à sir Ed. Goschen. Jamais il ne faut perdre de vue cette parole qu'au surplus tout confirme. Si la première ruée de l'Allemagne était contenue, brisée ou simplement figée, l'Allemagne était condamnée à perdre la guerre. Nous n'avons pas attendu que celle-ci fût, définitivement gagnée pour le penser, puisque, étudiant cette bataille en 1916, je l'écrivais déjà. C'est que le soir de la Marne, la guerre n'était certes pas terminée il s'en fallait — mais celle qu'avait rêvée et voulue les Allemands était close.

Le chemin de la victoire, qui semblait, le 25 août au soir, nous être fermé, était rouvert devant nous et de nouveau nous nous y élancions. Car voici que lie soir de la Marne va commencer la course à la mer couronnée par la bataille des Flandres. Que le but soit encore bien lointain et le chemin de la victoire bien long, nous le savons aujourd'hui. Mais avec quelle confiance décuplée nous nous y engageons après les journées de septembre 1914. Dès lors, nous y cheminerons les yeux fixés — aux pires moments — sur des enseignes où, lorsque tout semblait désespéré, nous avons inscrit, après tant de victoires d'arrêt, des Champs Catalauniques à Valmy, le nom à jamais glorieux de la Marne.

 

 

 



[1] Cette division provisoire avait été depuis trois jours formée avec le tiers le moins fatigué des trois divisions du corps de cavalerie Sordet.