VERDUN

 

XII. — LES GRANDES REPRISES.

 

 

21 octobre-16 décembre.

 

La bataille défensive était close, la victoire morale affirmée par cette apothéose. Maintenant les chefs de l'armée de Verdun aspiraient à. recommencer une autre bataille, celle qui anéantirait les résultats de la première et, reconduisant l'Allemand, à son point de départ, mettrait le sceau à la gloire de Verdun.

Le 20 septembre, Pétain, après avoir exposé les résultats des petites opérations de détail menées à bien depuis le 1er août, partait de là pour en réclamer de plus grandes : Le front ainsi atteint ne saurait être définitif... La méthode des opérations de détail suivie jusqu'ici, en obligeant les troupes à stationner sur les portions de terrain battues, occasionnerait de grandes pertes sans conduire à des succès définitifs. Il est plus logique de franchir la crête d'un seul bond pour venir s'installer sur la nouvelle contrepente visée. Une action de grande envergure s'impose donc. Et transmettant les propositions du général Nivelle, il ajoutait qu'il lui donnait l'ordre de commencer la préparation de l'opération. Le 22 septembre, le général eu chef approuvait l'idée et mettait trois divisions à la disposition du général Nivelle.

La magnifique attaque qui, du 21 octobre au 3 novembre, allait nous rendre toute une partie de nos anciennes positions, a trouvé un historien : le récit solide et pittoresque qu'en a fait mon cher compagnon de Verdun, le capitaine Henry Bordeaux, me dispense d'entrer dans le détail de l'opération[1]. Le résumer serait tenter l'impossible ; tout l'esprit — et tout le cœur — de la victorieuse contre-offensive est dans les incidents héroïques de l'assaut formidable lancé à travers ce champ de bataille raviné, bouleversé, retourné. C'est la Victoire de Verdun qui marche à travers les sombres ruines et les vient éclairer de son lumineux reflet.

Le 8 octobre, Nivelle a préparé l'opération, en a tracé les grandes lignes : d'un mot, Mangin a reçu de lui la mission de rejeter l'ennemi au delà du fort de Douaumont. Mais, du 8 au 21 octobre, c'est entre les deux hommes que s'est débattu le plan qui ne laisse rien à l'imprévu.

Trois divisions ont été amenées qui, toutes, ont étudié l'opération : Guyot de Salins avec des zouaves, des tirailleurs et des marocains, Passaga avec sa Gauloise, chasseurs et fantassins, Lardemelle et ses beaux régiments, et, derrière, trois autres divisions se tiendront prêtes à appuyer, relever, occuper. Artillerie formidable : on entend montrer au Boche qu'on peut — même en cela — le surpasser : la préparation sera faite par 265 pièces d'artillerie de campagne, 30 d'artillerie lourde, 20 d'artillerie lourde a grande puissance. Cette artillerie jouera un rôle considérable : non seulement elle préparera, mais l'assaut déclenché, accompagnera ou plutôt précédera, grâce à une application parfaite de la liaison entre les armes, assurée par une observance exacte de l'horaire arrêté, l'infanterie collera au barrage.

Deux phases sont prévues : dans la première, les troupes devront atteindre la ligne Carrières d'Haudromont — ligne en contre-pente sur la croupe nord du ravin de la Dame — batterie de la Fausse côte, Éperon nord-est du bois de Vaux-Chapitre tranchées de Fulda, de Seydlitz, Steinmetz et Werder. Dans la deuxième phase, on s'emparera de la ligne : contre-pente sur la croupe nord du ravin de la Couleuvre, village de Douaumont, forts de Douaumont, pentes nord-est du ravin de la Fausse côte, tranchée de Siegen, batterie à l'ouest du fort de Vaux. On prévoit une dure lutte : nos trois divisions vont trouver en face d'elles sept divisions allemandes. Mais nous avons le bénéfice de l'initiative et le privilège de la foi. La foi, elle court des chefs aux hommes : un Mangin qui, depuis trois mois, flaire le fort de Douaumont et ne l'a jamais perdu de vue, s'y voit sans l'ombre de doute installé après quelques heures d'assaut et les grands chefs partagent sa confiance. Bordeaux a, dans un saisissant tableau, peint les trois hommes, Pétain, Nivelle, Mangin, soulevant la toile de tente qui sert de portière au cabinet du Commandant du 11e corps, au Quartier Général de Regret et se présentant au groupe d'officiers anxieux : si différents d'aspect, ces trois hommes n'ont de commun, à cette heure, que la résolution peinte sur les trois visages et une confiance égale. Guyot de Salins, Passaga, Lardemelle, chefs d'élite à la tête de troupes d'élite, partagent cette confiance et la communiquent.

L'artillerie tonna quelques heures : cela suffit : l'intensité du tir fut telle que le terrain en parut soulevé sous les pieds des défenseurs allemands. Mon ami le capitaine Louis Gillet, écrivain évocateur qui mettait une âme d'artiste au service d'un cœur de soldat. a peint ce champ de bataille raviné. ... On parle de paysages de cratères ; ce qui en donnerait l'idée la plus exacte, ce sont les abords fangeux d'un abreuvoir piétiné par des milliers de bêtes. Mais il faut se figurer, au lieu d'empreintes de sabots, des entonnoirs où des cadavres flottent comme des mouches dans un bol. Car, avec l'habitude qu'ont les sources dans ce pays convexe de se percher sur les hauteurs, chaque trou devient un trou de boue rempli d'un dépôt visqueux de vase et d'eau croupie... À de certains combats, autour du fort de Douaumont, cette argile détrempée, suante comme du beurre, a été tellement brassée, fouettée par les obus qu'elle a pris tout entière une boursouflure d'écume, la consistance d'une mousse de savon, l'apparence de ces grands bouillonnements de lait qui est celle des mers en furie. C'est sur ce terrain que nos hommes devaient, sous le feu des batteries allemandes, courir à la reconquête de nos forts.

Les hommes étaient pleins d'ardeur ; une noble émulation les animait. Les soldats de Passaga disaient de ceux de Guyot de Salins : Pourquoi leur a-t-on donné Douaumont ?

A 14 h. 40, ces belles troupes sortirent de leurs tranchées : et d'un élan magnifique elles s'élancèrent vers leurs objectifs : la division Guyot de Salins, renforcée du 11e d'infanterie, de la carrière d'Haudromont au fort de Douaumont, la division Passaga des angles sud-est et nord-est du fort au ravin des Fontaines ; la division de Lardemelle entre le bois Fumin et le fond de la Borgne face au fort de Vaux.

Le brouillard couvrait l'attaque ; on put craindre une minute qu'il ne l'égarât. Mais l'ordre était parfait, le terrain étudié, on marchait à la boussole comme les conquistadors en route è. travers l'Océan. Et malgré la brume, les avions survolaient l'assaut. Une heure après le départ, on ne recevait, que de belles nouvelles : Haudromont, ravins de la Dame et de la Couleuvre, Thiaumont, Douaumont village et fort, bois de la Caillette, ravin de la Fausse Côte, bois Fumin, batterie de Damloup, tous ces coins du sol si chèrement disputés depuis huit mois, enjeu de cent combats, arrosés de tant de sang, illustrés de tant de gloire, tombaient entre nos mains. La division de Lardemelle seule, rencontrant une résistance opiniâtre en avant du fort de Vaux, avait dû s'arrêter. L'enthousiasme soulevait les cœurs : le rire même qui, depuis des mois, ne sonnait plus ou sonnait faux en cet enfer, était revenu sur les lèvres : les soldats du 11e régiment avaient assailli les carrières d'Haudromont en chantant : Nous entrerons dans la carrière quand les Boches n'y seront plus. Le point culminant était le fort de Douaumont ; il était donné au régiment d'infanterie coloniale ; celui-ci devait encercler le fort tandis que le bataillon Nicolaï l'attaquerait de front. Mais l'élan était tel dans toutes les troupes, que la gauche de Passaga — frôlant le fort et ayant appuyé à gauche — se trouva portée sur l'angle est et y jeta quelques biffins : ils coururent sur la superstructure, puis redescendirent continuer leur marche, tandis que le commandant de Nicolaï abordait le fort par la gorge. Les soldats étaient en face de la proie. Tel était le prestige du fort que tous les cœurs battaient. Dans l'admirable récit qu'a laissé Nicolaï, cet émoi se peint en termes brefs. Les têtes de colonne s'immobilisèrent et regardèrent... On croit voir les croisés se jetant à genoux devant Jérusalem aperçu. On mâta facilement les défenseurs ; ils étaient démoralisés parce que surpris. De tout le camp de Verdun les regards convergeaient, à cette heure, sur la cime de Douaumont. Le brouillard était encore épais à 3 heures ; soudain il se déchira et chacun put voir le drapeau tricolore flotter sur le fort reconquis.

L'avance avait été foudroyante : l'ennemi avait, ça et là, opposé une résistance assez âpre, tuais elle avait été maîtrisée et brisée et six mille prisonniers restaient entre nos mains.

Seule la division de Lardemelle, arrêtée par la résistance acharnée de la gauche allemande très forte n'avait pas atteint tout son objectif dont le point principal était le fort de Vaux. Mais la reprise de ses abords immédiats par Lardemelle devait entraîner à brève échéance la chute du fort. La division Andlauer, ayant relevé le 27 les soldats de Lardemelle, y travaillait. L'ennemi, s'il maintenait une garnison dans le fort ruiné, l'exposait à une capitulation que l'orgueil allemand voulut éviter. Le 3 novembre, à 2 heures du matin, les soldais du 298 se présentaient devant le fossé, puis, escaladant le mur, trouvèrent le fort évacué. Dans la nuit du 1er au 2, les Allemands, après avoir essayé de faire sauter le fort et de l'incendier, pris de panique étaient soudain partis : départ brusqué, écrit Henry Bordeaux, qui ressemble à celui des voleurs quand l'aube menace.

***

L'éclatant et plein succès d'une opération qui avait, dans les premières heures, paru presque téméraire, était encourageant. Il devenait clair que l'Allemand était devant Verdun matériellement et moralement affaibli. Par contre, nos hommes, surexcités par le succès, entraînaient presque les chefs. Le soir du 21, des régiments se fussent volontiers engagés plus avant — ce que n'eût pas souffert la sagesse de Pétain. L'opération avait, par ailleurs, justifié le système d'attaque dont Nivelle pouvait, à juste titre, réclamer la paternité : cette savante méthode qui, liant, collant, par un horaire minutieux, scrupuleusement observé minute par minute, l'assaut de l'infanterie au barrage d'artillerie en marche, semblait avoir déconcerté l'adversaire jusqu'à le paralyser.

Nivelle en faine de qui bouillonnaient les plus légitimes ambitions, aspirait à l'appliquer derechef pour parfaire la victoire par un nouveau succès. Le champ de bataille fumait encore que, le 2.6,1e général prescrivait à Mangin de mettre à l'étude une opération ayant pour but de porter nos lignes à la Côte du Poivre et en avant du fort de Douaumont vers les Chambrettes et Hardaumont. Ainsi seraient complètement reconstituées les anciennes positions du camp de Verdun au nord-est. Le II novembre, Nivelle soumettait au général en chef les nouveaux projets de reprise. Ils ne présentaient point qu'un intérêt local. Reconstituant le camp de Verdun, la nouvelle attaque nous rendrait des lignes de départ pour une offensive générale, un tremplin solide d'où nous élancer ou vers Briey ou vers Sedan. Par ailleurs à l'heure on, sur la Somme, l'Allemand opposait, en y précipitant de grosses forces, une vive résistance, on retiendrait l'ennemi devant ce Verdun auquel maintenant nous le tenions enchaîné. Aussi bien la situation locale suffisait-elle à justifier l'attaque.

Le projet fut approuvé le 18 novembre : il répondait aux intentions de Joffre en conformité avec tes décisions prises récemment dans les réunions des Etats-majors alliés de persévérer pendant l'hiver tant sur le front de la 2e armée que sur la Somme dans l'attitude offensive.

En conséquence, le général Mangin recevait de Nivelle, dès le 18 au soir, mission de prendre, vers le 15 décembre, l'offensive sur la rive droite de la Meuse pour enlever à l'ennemi ses observatoires de la ligne des hauteurs que l'on sait. La ligne des objectifs était jalonnée par Vacherauville, le chemin de Vacherauville à Louvemont, les cotes 347 et 378, la cote 307, la station de Vaux, la lisière est de Vaux et son cimetière. Les troupes s'établiraient solidement sur celte ligne et les succès seraient exploités sans hésitation en poussant vers le centre dans la direction des Chambrettes de manière à atteindre les batteries ennemies de cette région. Quatre divisions (les 126e, 38e, 37e, 133e) attaqueraient : quatre autres seraient en soutien. L'attaque serait préparée et accompagnée par 382 pièces d'artillerie de campagne, 339 d'artillerie lourde, 40 pièces à grande puissance. Nous savions que nous nous heurterions à cinq divisions ennemies entre Vacherauville et Damloup, quatre autres étant à portée, et nous abordions un terrain pour lequel vaut la description saisissante qu'on a lue plus haut. Par surcroit, maitre de ce terrain depuis le commencement de la bataille — car nous revenions sur le théâtre même des premiers combats — nous y trouverions une organisation que, depuis prés de dix mois, l'ennemi avait singulièrement perfectionnée et fortifiée.

En dépit de cette situation, les journées des 15 et 16 furent plus brillantes encore pour nos troupes que celle du 24 octobre. Le récit en fut fait, tout vibrant encore d'enthousiasme et nourri de documents, presque au lendemain en un article on sous le voile de l'anonyme se cachait un brillant écrivain, alors officier de l'État-Major de Verdun, le capitaine Louis Gillet, et j'y renvoie le lecteur qui entendrait connaître les incidents héroïques de ce magnifique assaut[2].

Dans les journées des 12, 13 et 14, notre artillerie qui, on l'a vu, dépassait en puissance celle qu'en octobre, nous avions mise en batterie, avait écrasé les travaux allemands. L'ennemi épouvanté voyait maintenant se retourner contre lui l'arme avec laquelle il avait, en février et mars, entendu nous paralyser. Le troisième jour du bombardement, un officier allemand jetait, après une lettre désespérée, ce cri de damné : Ah ! sortir, sortir de cet enfer !Dans la soirée du même jour, sept déserteurs venus de la tranchée de Ratisbonne, se présentèrent dans nos lignes : c'étaient les restes d'une compagnie.

L'infanterie partit à l'assaut le 15 à 16 heures : depuis cinq minutes, les chasseurs, à droite, impatients, frémissants étaient debout sur le parapet des tranchées. Le même élan entraînait toutes les âmes ; les soldats avaient suivant le conseil de Nivelle, jeté leurs cours par-dessus les tranchées ennemies. Et derrière le rideau presque dense du barrage, les fantassins s'élancèrent comme un seul homme sur les neuf kilomètres de la ligne de départ.

A gauche, la division Muteau se jetait sur Vacherauville et la côte du Poivre ; l'assaut fut foudroyant, forçant même les réseaux non détruits. La côte du Poivre tomba, comme un fruit mûr ; rien ne résistait au formidable élan des gars de Muteau. Vacherauville était devenu une petite place forte ; ce bastion fut enlevé d'un grand coup. Enveloppé, pénétré, submergé, le village était en quelques instants à nous, les officiers pris dans leurs lits. La cote 342, plus à l'est, était également colportée, mais plus à l'est encore la brigade du Maroc se heurtait, en direction de Louvemont, au camp de Heurias où une âpre mêlée s'engagea : elle ne fut pas longue : excités par la mort de leur chef, l'admirable commandant de Nicolaï, ces braves enlèvent le camp, l'ont un hécatombe des défenseurs, renversent toits les obstacles, abordent Louvemont, le cernent, l'envahissent, l'emportent. Les zouaves de Richard, cependant, balayant de leurs feux le ravin de Delly, à la lisière du bois Chauffour, escaladent la cote 378 d'on ils dominent la situation et, sans vouloir s'arrêter, descendent d'un bond à la ferme des Chambrettes que, dès 13 h. 20, ils occupent.

Dans le bois de la Vauche, le combat fut très âpre : la division Garnier du Plessis s'y heurtait devant le camp d'Attila à des ennemis résolus à résister jusqu'à la mort : la nuit tomba avant qu'on fut parvenu à briser cette résistance. Cependant. la division Passaga venait d'enlever les ouvrages d'Hardaumont et attendait qu'à sa gauche, la position ennemie fut forcée pour s'élancer plus avant.

Dans la nuit, l'effort porta sur les tranchées du camp d'Attila : en dépit de mille difficultés qu'augmentait la neige commençant à tomber, les zouaves l'assaillirent trois fois. Elles tenaient. Mais à droite, les chasseurs, descendant les pentes nord d'Hardaumont s'étaient jetés sur Bezonvaux et, par le Fond du Loup, se rabattaient sur les tranchées disputées, les prenaient ainsi de revers, tandis que, de l'autre côté, les zouaves, s'infiltrant par le Fond des Rousses, les tournaient carrément. L'obstacle tombait et les assaillants, traversant tout le bois des Caurières, arrivaient sur le bord du plateau.

La bataille était gagnée : douze mille prisonniers et cent quinze canons étaient tombés entre nos mains. Maintenant était reconstituée en son ensemble la ceinture de fer, brisée par l'Allemand du 21 au 26 février : de Louvemont à Damloup, qui avec Vaux, avait été sans grande résistance occupé, la défense de Verdun était intégralement réédifiée : tout le demi-cercle de collines qui couvraient la ville désormais inviolable était en notre pouvoir et Nivelle pouvait s'écrier, en cet ordre du jour, triomphant : Victoire ! Victoire éclatante !

Ce n'était plus le commandant de la 2e armée qui poussait ce cri de joie. C'était le général en chef des armées de France. A l'heure même où la bataille de Verdun s'achevait en une admirable et indiscutable victoire, le général Nivelle avait été appelé au commandement suprême. Et c'était là, en même temps que la reconnaissance d'une grande valeur personnelle, un éclatant hommage à cette armée de Verdun qui, après avoir, avec les troupes de Herr, mis entre le pays et la ruée allemande un rempart de poitrines bientôt trouées, après avoir, avec les troupes de Pétain et de Nivelle, couvert d'un bouclier sans cesse et sans cesse martelé le pays en train de forger ses armes, venait, aux journées des 24. octobre, 15 et 16 décembre, au milieu de l'admiration du Monde, depuis dix mois penché sur la cuve bouillante de Verdun, donné à, la Nation la joie immense d'une Victoire toute française.

 

 

 



[1] Capitaine Henry Bordeaux, Les Captifs délivrés, Plon, 1917.

[2] Un témoin, L'Epilogue de Verdun, Illustration, du 13 janvier 1917.