VERDUN

 

VII. — LA BATAILLE ORDONNÉE.

 

 

La soirée du 25 au 26 février 1916 avait été l'une des plus tragiques que nous eussions connue. que nous dussions connaitre. L'Etat-major de la R. F. V., encore à Dugny (à une lieue au sud de Verdun), avait à faire front à une situation si compromise qu'elle semblait — à moins d'un miracle — perdue. Il paraissait que devant nous un mur s'écroulât. Le général Herr menait cette ingrate bataille avec une passion qui soutenait tout à la fois et fatiguait ce cerveau fécond. La bataille l'avait trouvé à la tête d'une petite armée de secteur, que rien ne préparait à une tâche exceptionnelle et qui n'y avait fait front que par une magnifique surexcitation des âmes et des forces. Cette bataille débordait une petite armée mal préparée à la soutenir. L'Etat-major de la R. F. V. eut lui-même proclamé que les circonstances étaient plus fortes que les moyens dont il disposait. Ces quatre journées avaient éreinté les corps et surmené les âmes.

Dans la journée du 23, nous vîmes le général de Langle de Cary arriver à Dugny : le hasard fit que je me trouvasse, avec mon ami le capitaine Henry Bordeaux, officier de liaison envoyé par la 1re armée, dans le cabinet du général Herr quand le Commandant de notre groupe d'armées survint. Nous eûmes l'impression que le nouveau venu prenait les choses fort au tragique. Les deux chefs s'enfermèrent quelques heures : il semble que le général de Langle ait envisagé avec un très grand pessimisme la bataille engagée ; l'évacuation de la Woëvre ne lui apparaissait que comme un premier pas. dit-on : il envisageait déjà le retrait sur la rive gauche comme événement à prévoir et il semble que de retour à son quartier général d'Avize, il ait ordonné les mesures préliminaires à cette grave décision.

Le Grand Quartier ne partageait point cette façon de voir. Le 24, dans la soirée, le général en chef laissant le général commandant le Groupe d'Armées libre de prendre sur place les décisions nécessaires... lui indiquait sa ferme volonté de faire face à l'attaque allemande, en se maintenant sur la rive droite de la Meuse. Mais, il paraissait, avant tout, expédient qu'une armée solide fût constituée sous une main très ferme. On disposait, nous le savons, d'un Etat-major : celui de la armée et c'était Etat-major d'élite, formé par le général de Castelnau et, pendant huit mois de guerre, conduit par lui et par lui entrainé. Lorsque, en juin 1915, Castelnau avait pris le commandement du groupe des armées du Centre, pour assumer, peu après, au Grand Quartier une fonction plus éminente encore, la 2e armée avait passé à l'homme que la guerre portait après l'avoir révélé le général Philippe Pétain. Tout le monde aujourd'hui cornait l'homme : ce colonel de 1914 s'était, dès les premières heures de guerre, affirmé grand chef ; cet ancien professeur d'infanterie à l'Ecole de Guerre avait apporté dans le commandement d'une brigade, d'une division, d'un corps d'armée cet esprit clair, froid, un peu ironique, ce bon sens qui, depuis longtemps, a rejeté au second plan, en ce cerveau organisé, l'imagination et cette pénétration acérée q ni donne à son regard clair une expression parfois insoutenable. Simple jusqu'à l'affectation, très haut, très calme, très froid d'apparence, avec une propension à la fronde et même à la taquinerie, il le faut connaitre pour découvrir ce que cette apparence marmoréenne cache de chaleur, de sentiment et je dirai de sentimentalisme : parce que, au fond, et par nature frémissant de passion, il s'est imposé le sang-froid et en a fait plus qu'une seconde nature, la condition essentielle de son jugement : l'homme fort d'Horace qui le monde brisé s'écroulant, en recevrait sans crainte les morceauximpavidum ferient ruinæ.

Il avait fait partout ses preuves — et dernièrement aux attaques de Champagne sous Castelnau, à la tête de cette armée héritée de lui et Joffre lui avait confié l'étude de la décisive offensive à préparer pour le printemps de 1916. Dans les circonstances tragiques — et pour beaucoup affolantes — que l'on traversait, il était l'homme désigné. C'est grand mérite à Joffre et à Castelnau d'être tombés d'accord sur celui qu'il fallait en cette crise et de l'avoir désigné. Il fut d'abord question de lui confier simplement la garde de la rive gauche ; il ferait ainsi front au danger menaçant d'un nouveau Sedan et sites troupes de la R. F. V. étaient contraintes à évacuer la rive droite, les recueillerait et tiendrait bon sur l'autre rive. Le 25 février il était mandé au Grand Quartier et recevait cette mission. Il eut le geste qu'on pouvait attendre de cet homme réfléchi ; il demanda la correspondance de l'armée de Verdun et l'examina rapidement, puis, rendant le registre, se déclara — sans plus de paroles — édifié, et accepta.

Le général de Castelnau était déjà parti pour Verdun. Dans la nuit du 24 au 25, il apprit, à Avise, du général de Langle de Cary, les conclusions auxquelles celui-ci avait abouti, au Quartier Général de Dugny, l'abandon de la rive droite semblait envisagé comme nécessaire : l'esprit clair et ferme de Castelnau est ici d'accord avec son grand cœur et, avant l'aube du 25, il a envoyé à Herr le message qui coupe net tout projet de repli. C'est la célèbre dépêche de 5 h. 45 : Comme confirmation des ordres du général en chef, le général de Castelnau prescrit de la façon la plus formelle que le front nord de Verdun, entre Douaumont et la Meuse, et le front Est sur la ligne des Hauts de Meuse, devront être tenus coûte que coûte et par tous les moyens dont vous disposez. La défense de la Meuse se fait sur la rive droite : il ne peul être question que d'arrêter l'ennemi à tout pris sur cette rive. Le maitre avait parlé.

Il arriva à Bar-le-Duc, annonçant Pétain, courut à Dugny où le général Herr le reçut en Messie. Il faut avoir approché le général de Castelnau pour concevoir comment tout — moralement — s'ordonne sous sa main. Ce mélange de fermeté naturelle et de bonté exquise vaut la plus étudiée des diplomaties — et la finesse du Gascon fait le reste. De causer avec le général et son Etat-major, il jugea vite d'une situation qui n'était désespérée que si l'on désespérait. Lors - qu'il quittait le commandant de la IL E. V., il était d'accord avec lui sur la nécessité de réunir dans la même main les rênes d'une bataille qui allait tous les jours s'élargir et se magnifier pour devenir la grande bataille. Pétain, avec l'Etat-major de la 2e armée, viendrait rejoindre à Souilly l'Etat-major de la R. F. V. qui s'y était — dans la nuit du 25 au 26 — les deux Etats-majors seraient fondus sous le commandement du général Pétain qui serait autorisé à garder le général Herr en qualité d'adjoint.

Dans l'après-midi du 26, un heureux hasard me fit me heurter au général de Castelnau qui, sous la neige commençante, montait d'un pas si jeune les degrés qui font du perron de la mairie de Souilly — aujourd'hui vrai monument historique — une entrée bien pompeuse à une si modeste maison commune. Je jugeai du calme parfait qui, en des circonstances si troublantes, dominait cette tune magnifique par ce fait qu'il me fit honneur de s'arrêter avec le modeste sous-lieutenant que j'étais et de causer avec lui. Ce que, avec sa bonhomie coutumière si peu exclusive de dignité, le général me dit à cette heure me restera toute ma vie présent. Il termina l'entretien par ces mots : Non seulement Verdun ne sera pas pris, mais je peux vous dire pourquoi : C'est qu'il ne faut pas que Verdun soit pris ! Qu'on se figure pour comprendre mon émotion, l'heure, le lieu et l'homme.

À cette heure même, Pétain arrivait à Verdun il y apprit, comme don de joyeux avènement, la prise du fort de Douaumont. Si fractus illabitur orbis... Il ne vit là qu'une raison de hâter son arrivée à Souilly ; déjà son chef d'Etat-major, le colonel de Barescut, par Bar-le-Duc, courait à Souilly, le collaborateur le plus précieux que pût trouver un chef, âme d'élite et cerveau infatigable, un cœur de chevalier au service d'une forte tête. Il avait vu Castelnau : celui-ci lui remit l'ordre qui servirait de charte provisoire à la 2e armée : La mission de la 2e armée sera d'enrayer l'effort que prononce l'ennemi sur tout le front nord de Verdun. C'était tout, mais tout y était.

Le 27 février, au matin, descendant l'escalier qui, du rez-de-chaussée de la mairie de Souilly monte au premier étage où — tant de mois — vivre le cerveau de la bataille, je croisai un homme grand, pâle, les yeux bleus très clairs sous une paupière tombante, la bouche ferme sous la moustache dont le vermeil blanchissait, la taille droite et forte sous une capote de soldat, la jambe alerte dans des molletières de tricot : les plantons se poussaient pour le voir : Le nouveau patron ! Il restera notre patron, l'homme de Verdun, Pétain, celui qui dit : On les aura — et qui les eut.

Il pénétra dans la grande salle, serra quelques mains, alla droit à la grande carte assemblée sur son panneau, prit un fusain et traça des secteurs avec autant de calme que s'il croquait tin paysage en une matinée sereine. Tout avait fini, après les derniers combats, par être contusion sur le champ de bataille ; il fallait qu'avant tout, l'ordre fût rétabli par une rigoureuse délimitation des responsabilités, partant, des zones d'action : Ici Bazelaire. Ici Guillaumat. Ici Balfourier. Ici Duchêne. Et il dicta l'ordre 1 où il définissait le rôle de son armée : Enrayer à tout prix l'effort que prononce l'ennemi sur le front de Verdun. Toute parcelle de terrain qui serait arrachée par l'ennemi donnera lieu à une contre-attaque immédiate. Bazelaire tiendrait d'Avocourt à la Meuse, Guillaumat, de la Meuse au village de Douaumont, Balfourier de Douaumont à Eix, Duchêne d'Eix à la Meuse en aval de Saint-Mihiel. Jamais l'expression prendre en main une bataille ne me parut plus juste. A voir cette main saisir les rênes, on se sentait animé d'une chaleur nouvelle.

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La bataille s'ordonnait, s'alimentant par ailleurs de nouvelles forces : étant, cette nuit du 25 au 26, officier de service, c'est moi qui avais reçu et transmis le télégramme : Le paquet Guillaumat vous arrive. Le paquet Guillaumat, c'était le 1er corps que d'autres paquets allaient pendant cinq mois arriver ! Mais si la bataille se nourrissait de notre côté, elle se nourrissait de l'autre et allait, partant, se prolonger. Après l'effroyable mêlée des premiers jours, premier acte sanglant du grand drame, elle allait aussi se fixer, la ruée allemande allait être arrêtée entre le 27 février et le 5 mars sur les points les plus menacés la veille mais elle reprenait sur d'autres points, à droite et à gauche des positions conquises sur la rive gauche vers le Mort-Homme, au sud de Douaumont sur le massif et le défilé de Vaux du 6 au 12 mars. Les progrès allemands, très limités, paraitront même un instant définitivement arrêtés sur l'un et l'autre point. Après une série d'attaques locales du 12 mars au 8 avril, coupées d'accalmies relatives, l'ennemi tentera, les 9 et 10 avril, une offensive massive au nord de Verdun sur l'une et l'antre rive. Nous serons jusque-là tenus à garder une attitude défensive dont nous lions départirons après le 8 avril, mais pour nous livrer à de simples attaques partielles et locales qui, améliorant nos positions, nous rapprocheront des points importants à ressaisir. Et la première phase de la Grande Bataille sera close.

La seconde s'ouvrira assez exactement avec la prise de commandement du général Nivelle. Tandis que celui-ci prépare les premières grandes reprises, l'ennemi reprendra et accentuera son offensive sur la rive gauche, à laquelle nous répondrons par une contre-offensive sur le fort de Douaumont (1er-28 mai) L'Allemand, qui aura un instant perdu puis ressaisi le fort, entendra nous en éloigner et du 1er au 17 juin, reprendra ses attaques sur le massif de Vaux et les alentours de Douaumont, tandis qu'il réentreprendra la conquête du Mort-Homme et de la cote 304 sur la rive gauche. Puis sentant venir l'offensive alliée sur la Somme, il fera, du 21 au 30 juin, un effort désespéré sur le plateau de Souville-Fleury-Froideterre, difficilement brisé. Il le poursuivra même au delà du 1er juillet — date où se déclenchera la bataille de la Somme — et y mettra une particulière âpreté. Cette attaque le mène, le 12 juillet, à son point extrême, au delà de Fleury, la chapelle Sainte-Fine, tandis que, sur la rive gauche, il parvient à s'installer sur les pentes du Mort-Homme et de la cote 304.

Alors commencera la troisième phase où l'esprit offensif de Nivelle se traduira par la série de reprises sur la rive droite, en juillet, en octobre, en décembre 1916. La bataille de Verdun alors paraitra close. Nous pourrons dès lors inscrire à l'Histoire ce mot de Victoire de Verdun que, dès les premiers jours, l'admirable résistance des troupes en une lutte disproportionnée permettait d'entrevoir et que les splendides vertus déployées au cours de la bataille autorisaient à prononcer, même aux mauvaises heures parce que, suivant la formule de Foch, victoire égale volonté. Comme me l'avait prédit, le 25 février, sur le perron de la mairie de Souilly, le général de Castelnau : Verdun n'aura pu être pris parce qu'il ne fallait pas qu'il le fût.

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Lorsque Pétain saisissait la bataille, elle paraissait cependant, par la perte du fort de Douaumont et l'abandon des côtes de Talou et du Poivre, s'acheminer à la défaite. Le 26, l'Allemand entendit, du côté de Douaumont, élargir son gain : il attaqua à l'ouest du fort, puis sur le village même : mais la grande résolution qui, avec Pétain, s'installait à Souilly était déjà ce 26, dans les âmes des défenseurs qui, sans rien savoir de ce qui se passait derrière eux, disaient, comme leur nouveau chef : En voilà assez ! La 39e division barrait la route et nous savons qu'il y avait à Douaumont même un colonel qui, à la tête de son 95e avait dit : Ils ne l'auront pas et ceux qui lui succédaient après le 28 le répétaient. Pendant trois jours, le 26, 27, 28 février, l'ennemi s'épuisa à des attaques qui, finalement, se brisèrent : à la vérité, une tentative faite par nous pour reprendre le fort échouait également. Le 2 mars, l'Allemand jetait de nouvelles forces sur le village et derechef était arrêté : ce fut à la faveur de la nuit qu'il s'y glissait, mais il en était, le 5, rejeté, par une vigoureuse contre-attaque revenant à la charge, il était encore repoussé, laissant un millier de morts sur le terrain. Il s'enrageait à cette lutte meurtrière autour de ces quelques maisons ruinées qui l'arrêtaient à l'heure que, dans l'ivresse de son succès des 25 et 26, il avait fixée pour la Fest parade de la place d'armes de Verdun. Les Allemands reprirent coutre le village leur tir d'écrasement des premiers jours, y firent la mort, y entrèrent malgré l'héroïque résistance d'une poignée de survivants, s'y fortifièrent promptement, mais vinrent se heurter, à 200 mètres du village, à une ligne reformée, s'y brisèrent et parurent renoncer. La trouée était, de ce côté, fermée.

Ils attaquaient, par ailleurs, nos dernières positions de la Woëvre méridionale. Mais s'ils parvenaient à faire tomber Manheulles, ce qui amenait l'abandon de Fresnes, c'était au prix de grosses pertes et ils trouvaient, de même qu'au nord, la ligne reformée, infrangible, d'Haudromont à Trésauvaux, et les Éparges couvertes. Notre flanc était gardé, tandis que, du côté de la Meuse, la situation se raffermissait sur les pentes du Poivre et de Talou. L'ennemi semblait, en ce début de mars, provisoirement fixé.

Ce n'était pas le seul bénéfice d'une résistance surhumaine qui, depuis le 21 février, l'avait de telle façon éreinté et saigné, que son élan en restait pour l'heure brisé. De ces combats qui maintenant commençaient à être connus, jaillissait le sentiment très net d'une victoire morale. Je courais, à partir du 5 mars, les unités combattantes et j'avais l'impression que dès ce jour le soldat avait conscience d'avoir, même en reculant, mais après d'âpres luttes, arrêté le Boche. Les lettres datant des premières heures qu'on nous communiquait confirmaient sur ce point sans réserve mon enquête personnelle. À plus forte raison. ce sentiment allait-il se fortifier du 5 mars. Encore que les Allemands dussent à cette époque — notamment à l'entrée du défilé de Vaux — rester singulièrement agressifs, l'opinion s'affirmait, qu'on l'avait boucle. La satisfaction et l'orgueil qu'en tirait le poilu créait chez lui une mentalité qui, de l'armée de Verdun gagnait la Nation et, par un phénomène intéressant de retour, se fortifiait chez le poilu de l'admiration enthousiaste de la Nation. Avant que l'Allemand fut très réellement bouclé — et il ne le sera, je l'ai dit, pour un temps qu'au milieu de mars — le soldat de Verdun, type nouveau en celte guerre, s'estimait en principe soldat d'élection et, chose tout à fait curieuse en cette lutte tout au moins indécise, soldat vainqueur.

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Sa vertu qui, spontanément, s'était affirmée dans les premières journées, eu avait reçu un magnifique stimulant. Les lettres révélaient en lui une force morale qui, jusqu'à la période critique de juin 1916, devait se soutenir à un degré prodigieux. Se résignant aux privations, aux fatigues, aux tortures et à la mort même, il affichait une foi dans la victoire, non seulement future mais présente. Et y croyant, il y travaillait d'autant mieux. Il arrivera un temps où je relèverai à plusieurs reprises ce mot sublime inscrit en plus d'une lettre écrite par un soldat montant à Verdun : C'était bien notre tour après les camarades. Dl ais dès les premiers jours de mars, on eût rougi de se plaindre d'y monter. Tous les admirables sentiments qui, eu août 1914, s'étaient fait jour, se retrouvaient condensés et vivants chez le soldat, avec une sorte de confiance en sa valeur professionnelle qu'après les premiers événements de l'été de 1914, nos soldats ne possédaient pas : Notre confiance reste inébranlable, écrit l'un d'eux, et il est bien certain que malgré tous leurs efforts, les Boches ne peuvent rien contre vous, que nous leur flanquerons une raclée magistrale et que certainement nous serons vainqueurs. Plus brutalement, un autre écrivait (le 10 mars) : Pour vous dire toute ma pensée, les Boches sont foutus : comme on dit, ils jouent leur dernier atout. Les vaches, ils nous font du mal, c'est inévitable, mais ils savent ce que cela leur coûte : nous leur faisons des tirs de barrage et des feux concentrés qui leur font des pertes terribles. Et c'est lemme sentiment que je trouve exprimé dans mille lettres et que formule celui qui écrit : Ils sont tombés sur un bec de gaz et ce qu'ils ont pris pour purge ! Jamais on ne vit tant de cadavres. On concédait qu'ils avaient avancé, oui, mais on ajoutait : Ils se sont bien cassé les dents et ce n'est pas la prise de deux ou trois villages qui leur remettra la mâchoire. Et le refrain était : Ils n'auront pas Verdun... Leur offensive est loupée.

De cette foi magnifique toutes les vertus découlaient, notamment une abnégation sans précédent même en août 1914 : non seulement on voit nos rouspéteurs déclarer qu'ils ne se plaignent point de la nourriture, mais on lit maintes fois des phrases analogues à celle-ci : Il se peut que j'y laisse ma peau, mais cela n'a pas grande importance devant celle de pareils événements. Un superbe héroïsme circulait des troupes descendantes aux troupes montantes. On lira encore en juin — au moment de la pire lassitude — après de grandes plaintes sur enfer de Verdun, ce retour d'orgueil : On est tout de même content d'avoir été de cette fameuse bataille de Verdun et je voyais, avec un plaisir personnel qu'on comprendra, les revenants de la bataille commenter avec orgueil un article intitulé Soldats de Verdun où, sous le voile de l'anonymat, j'avais fait passer dans la presse parisienne le récit de certains exploits. Ils ajoutaient généralement : Et encore c'est mieux que çà ! — ce qui ne pouvait qu'augmenter ma joie. Telle était l'exaltation qu'en attendant les heures de sombreur dont je parlerai, elle se manifestait, les âpres combats des premiers jours clos, par une surexcitation d'apparence presque joyeuse. Un étranger les voyant partir de Bar-le-Duc, écrivait : Les Français que j'ai vu passer, on ne dirait pas qu'ils ont fait le sacrifice de leur vie : ils chantent et parlent naturellement sans fanfaronnade. Et les officiers étaient unanimes en leurs rapports : Entrain superbe, moral merveilleux : C'était merveille en effet : et le moral allait être, alors qu'en se battant violemment parfois, on reculait encore, porté à la fin de mars. au paroxysme.

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Il fallait connaitre dés l'abord cette mentalité pour comprendre la bataille de Verdun et s'expliquer cette singulière victoire qui consistait à n'être point vaincu. Mais le moral merveilleux des troupes eut été vain s'il n'avait été sagement employé. Nous avons vu Pétain organiser dés la première minute la bataille, et maintenant son Etat-major, autour de lui, continuait. Il m'était loisible, après avoir assisté aux combats, de revenir du pont à la chambre des machines ou — si l'on préfère — â la barre que le capitaine tenait d'iule main musclée.

L'Etat-major de orifice — de tous temps l'un des meilleurs — s'était mis au travail sans perdre une heure : tous les bureaux étaient en activité des les premiers instants, de celui qui préparait les opérations à celui qui, par ses renseignements. les inspiraient, de celui qui dirigeait les niasses à celui qui brassait le matériel. Je vis là un Etat-major parfait en action. Son chef, le colonel de Barescut dont j'ai dit la vertu, s'était le 26 au matin, au milieu de ses officiers, installé à cette petite table où nous devions le voir littéralement attaché quatorze heures par jour pendant cent jours, pâli par le travail, émacié par les soucis, admirable de conscience et de fermeté. Et, sous cette main sèche et nerveuse, les services de l'Armée rendaient au maximum.

La route tenait, cette route qui, dés les premières heures, avait été la seule artère sérieuse. La neige, le gel, le dégel, la pluie, la grêle se succédaient des jours et des jours ; la route se liquéfiait en boue ou se vernissait de verglas, mais la chaussée ne craquait point sous la double file de près de 6.000 véhicules automobiles par vingt-quatre heures, dont les 3.900 camions lourds, les 200 gros autobus du R. V. F. et les formidables trains d'artillerie. Les conducteurs, conscients du rôle qu'ils remplissaient, restaient dix-huit heures à leurs volants, se reposaient cinq heures et repartaient. Certains travaillèrent jusqu'à cinquante heures, mais, se comparant aux hommes qu'ils amenaient à la bataille, ils n'avaient, en ces premières semaines. que des paroles d'acceptation simple.

Les hommes tenaient, la voie tenait, mais il fallait qu'elle tint longtemps : des cantonniers — territoriaux tout à cette besogne — jetaient entre chaque passage de camion quelques pelletées de cailloux ; il en sera jeté, en dix mois, plus de 700.000 tonnes. On ne pouvait élargir la route : on pratiqua des créneaux. Et pour qu'aucun à-coup ne se produisit, qui cid pu tourner à la mésaventure, l'Etat-major, divisant la route en six cantons, créait le service de police el de pilotage qui devait faire merveille. La courroie de transmission glissait sur deux roues idéales, l'une établie au sud de Bar, l'autre au sud de Verdun. Des jours, des semaines, des mois, nous la rimes fonctionner sans accrocs. Elle conduisait, sans cesse, les sauveurs aux champs de Verdun. Un général dira — à l'été de 1916 — en regardant passer les convois : Il est certain que sans ces bougres là nous étions f..... et Barrès : La Voie Sacrée !

Cependant, cette route, pouvait-on, en mars, penser qu'elle tiendrait en ces conditions d'utilisation intense et de réfection médiocre ? Il fallait la soulager. Le réseau meusien devenait entre les mains de l'Etat-major d'un sérieux rendement : croisements allongés, prises d'eau améliorées, magasins créés dans les gares : le Tortillard devenait personnage : il transportait bientôt 4.000 tonnes par jour. Nais dès la première heure, l'étain avait dit : Il me faut une vraie ligne ferrée ! Celle de Chatons à Verdun, sans cesse coupée, sous le canon tous les jours davantage, était aléatoire, ne pouvait, quand elle fonctionnait, qu'être un rabiot. Il fallait une nouvelle voie large : dès les premiers jours de mars, on s'y mit : un travail intense permettra, dès juin, de poser les rails sur le ballast entre Sommeilles (nord de Revigny) et Dugny (sud de Verdun) : le 21 juin elle sera ouverte aux munitions, et, de ce fait, les grandes angoisses finies que, tous les jours, aura inspiré cette situation d'une voie unique — à la merci d'un trop violent dégel ou de pluies trop prolongées.

Tout sortait de terre ou s'y créait : un grand ingénieur, Bunau-Vacilla, forait des milliers de kilomètres de conduites d'eau, tandis que les carrières étaient explorées, les forêts exploitées, les dépôts de munitions et de vivres institués, les hôpitaux grands et petits étendus, les parcs d'aviation multipliés et l'énorme saillant de Verdun organisé avec ses cités de bois surgies de terre, ses voies nouvelles, qui, de Verdun, achemineraient à la périphérie où l'on allait vaincre ou mourir.

Il faut se figurer un Pétain non comme un chef croisé à l'âme enthousiaste, mais comme un grand proconsul à la tête des légions, ayant, au moins autant que de combats, le souci des chaussées. Si, en mars, on eût interrogé le général commandant l'armée de Verdun sur ses soucis, il m'a assurément répondu : Les routes ! Et ce souci s'était traduit en gestes. La bataille se gagnerait par la prévoyance et l'organisation.

Ces routes ouvertes, il fallait que les troupes ne cessassent d'affluer. La bataille allait absorber un million d'hommes et en consommer un demi-million. Dès le 1er mars, le Grand Quartier s'en préoccupait. Il nourrit la bataille et avec un grand mérite, car pas un instant — ce sera un nouveau titre de Joffre à notre admiration — le général en chef ne consentit à renoncer à la grande offensive qui, Verdun attaqué, avait deux raisons pour une de se préparer, car, bousculant l'Allemand sur la Somme, elle délivrerait Verdun comme jadis une armée de secours faisait, en survenant, lever le siège des cités investies. Il fallait bien que les réserves fussent employées à Verdun, mais, il fallait qu'il en restât ou s'en reconstituât : Pétain renverrait rapidement ses troupes usées moyennant qu'on lui en expédierait de neuves ; tandis que celles-ci se battraient, les forces éprouvées seraient restaurées. Ce fut le système des promptes relèves qui, des défenseurs éreintés de Verdun, fit les allègres assaillants de la Somme. Les Allemands, de leur côté, sans cesse, alimentaient leur armée de Verdun en la grossissant : dix divisions et demie nouvelles étaient par eux jetées dans la bataille en mars car les combats de février avaient crevés six divisions. Il fallait répondre à ces renforts allemands par des renforts français. Dès le 28, on avait décidé que le 21e corps (Maistre) suivrait à Verdun le 7e, le 20e, le 1er. Puis sans cesse des divisions viendront grossir ou rafraichir les groupements qui se divisent bientôt le front assailli et à la tête desquels on verra succéder à Bazelaire, Balfourier et Guillaumat, Maistre, Deletoille, Maud'huy, Berthelot, Bard, Nolet, Halluin, Lebrun, Nivelle, Mangin... Les 32e, 33e corps, la 76e division seront ainsi amenés avant la fin de mars, puis les 69e et 154e divisions au commencement d'avril, toujours avec la recommandation du Grand Quartier de ménager les forces en vue de la future offensive. Et l'afflux continuera à la veille de la bataille de la Somme : le 26 juin, Joffre pourra écrire qu'on a donné 65 divisions à Pétain jusqu'à ce jour pour alimenter la bataille de Verdun.

Aussi tout va se conjurer pour que la bataille d'arrêt se transforme peu à peu en bataille de reprise et la victoire morale due à nos poilus en victoire réelle. issue des travaux des grands chefs autant que de la vertu des soldats — issue de la coopération de tous en une égale bonne volonté. Ce qu'il y aura d'admirable en cette affaire de Verdun ce sera la parfaite subordination du bras qui exécute à la pensée qui ordonne. Et l'étain pourra, dès le 12 mars, dire au président Poincaré, présidant le rapport de Souilly : La victoire viendra de ce que chacun fait toute sa besogne dans sa partie.