VERDUN

 

VI. — L'ASSAUT ALLEMAND.

 

 

21-25 février.

 

La semaine qui s'écoula du 14 au 20 février fut affreuse en cette région meusienne. Nous ne circulions à travers les rues des villages et les routes et chemins que par des rafales de neige fondante sans accalmie. Déjà gonflée par les pluies et les neiges, la Meuse débordait en larges nappes dans les prés riverains. La boue — cette boue de Meuse, que depuis dix-huit mois je ne connaissais que trop — tournait à la calamité. Des giboulées de grêle coupaient les tourmentes de neige : le vent soufflait d'ouest avec une constance rare.

Nous bénissions cependant ce temps effroyable. Attendant la ruée, nous savions par les déserteurs allemands iule, fixée primitivement au 10, elle n'était, chaque jour, ajournée qu'en raison du temps défavorable. Or ce n'était que le 12 que nous avons vu arriver l'Etat-major et les premières unités du 7e corps : à peine prenaient-ils contact avec le secteur de la rive gauche que lui passait le corps Chrétien : celui-ci, serrant à sa droite, prenait lui-même à peine possession de ses nouvelles positions et nous savons combien ce corps de si récente formation offrait de faiblesses, encore que la présence à sa tête d'un magnifique soldat fût bien pour rassurer. A peine l'artillerie lourde s'installait-elle et à peine encore arrivaient ses munitions. Or les indices d'attaque prochaine se multipliaient. On ne respirait plus.

***

Le 20 février seulement on était avisé, au quartier général de Dugny, siège de l'Etat-major Herr, que le 20e corps allait commencer, le lendemain, ses débarquements dans la vallée de l'Ornain et qu'on allait pousser le 1er corps vers les quais d'Epernay. Car le Grand Quartier précipitait maintenant les mesures. Le général Herr organisait avec une fiévreuse ardeur son armée légèrement grossie : les 29e et 67e divisions occupaient la rive gauche d'Avocourt au fleuve : le général Chrétien, avec la 72e (de la Meuse au Bois-le-Comtes), la 51e (du Bois-le-Comte â Ornes), la 14e (d'Ornes à la Tavannes) avec les troupes territoriales, tenait la rive droite (secteur nord-est), tandis que le général Duchêne. renforcé de la 192e, conservait le secteur sud. Mais tout cela ne faisait au bout du compte que 9 divisions et nous savions maintenant que 3 divisions allemandes (VIe corps et IIe division de Landwehr) faisant face à Bazelaire, et 4 divisions (Ve division de Landwehr, XXXIIIe de réserve et IIIe corps bavarois) fixant Duchêne, c'étaient 10 divisions qui allaient assaillir les 4 de Chrétien : en tout 17 divisions contre 9 sans parler des réserves allemandes qu'on sentait se masser en arrière. Les renforts nous arriveraient-ils assez vile pour que cette écrasante disproportion fut à temps, sinon détruite, du moins atténuée ? Un sourd malaise régnait qui n'excluait pas chez tous de grandes espérances. Le ciel clément dans son inclémence même allait-il continuer à permettre de gagner encore les deux, trois, quatre jours nécessaires ? Si l'ennemi ne pouvait attaquer que le 23 ou 24, Bazelaire serait tout à fait installé — avec une division de plus — sur la rive gauche, Balfourier serait à Verdun, Guillaumat à Bar-le-Duc. L'on serait paré et l'ennemi serait reçu.

Or le dimanche 20, le ciel s'éclaircit : le soleil, encore timide, se montra qui arrachait à la Meuse débordée des éclairs et. le soir, le vent d'est, aigre et sec, souffla sur la terre fangeuse. La gelée -se préparait : nous n'avions pas de doute sur ses conséquences.

Le lendemain 21, l'aube se leva dans un ciel d'hiver, mais radieux. La terre était ferme et les Harpies gelées. Nous n'avions pas sauté du lit que de formidables détonations ébranlaient l'atmosphère. Verdun, à une lieue à notre nord, recevait, comme entrée de jeu, les obus de 380 dont le premier éventrait l'ancien évêché. En même temps se percevait un roulement continu, sourd, sinistre au nord et a l'est : c'était le fameux trommelfeuer de Verdun qui commençait — pour dix mois. Sur ce grondement, toutes les quatre ou cinq minutes, les violentes détonations venant de la ville tranchaient, puis soudain ce fut à notre sud qu'on entendit de nouveaux éclatements : l'ennemi bombardait les ponts de la Meuse. Enfin, à l'ouest, l'artillerie allemande faisait rage sur la ligne de Verdun à Sainte-Menehould dont nous apprenions, une heure après, que, suivant nos prévisions, elle était à Aubréville carrément rompue. Ponts du fleuve et du canal, routes et carrefours, villages, lignes de chemin de fer. tout était sous les obus. Nous étions sous une raite de feu. A midi on apprit que nos tranchées du front nord-est étaient déjà bouleversées, les bois du nord — sur la rive droite — hachés, et défoncés les abris. Déjà les bois d'Haumont, des Caures et de Ville particulièrement semblaient intenables.

Le bombardement avait commencé à 7 h. Ei. sur le front de Malancourt aux Eparges, mais il n'était intense que sur la rive droite sur la ligue Consenvoye-bois d'Haumont-bois des Caures-bois de Ville-bois de la Wavrille-Herbebois-Ornes-Maucourt-Moge-ville-bois de Hauts-Charrières-Fromezey : en arrière, la deuxième ligne de Bras à Douaumont, les forts de Douaumont, de Vaux, le massif d'Hardaumont, le plateau de La Laufée et le fort de Tavannes étaient copieusement arrosés. Le tir s'étendit, après heures, à droite sur la rive ouest, à gauche sur la Woëvre méridionale, tandis que les ponts de Bel-Leray, Ancemont-Dieue, Woimbey et Troyon étaient encadrés — sans être en aucun point atteints. C'était du gros calibre : 150, 280, 303, 380 et 130 : la trombe massive dont parle une étude semi-officielle[1].

Les observateurs par avions qui avaient pour mission de repérer les batteries allemandes, au cours de cette première journée, ajoute cette étude, durent renoncer à pointer sur leurs cartes les batteries qu'ils voyaient en action : On ne peut les repérer toutes, ont-ils déclaré, c'est un feu d'artifice. Les bois de Consenvoye, Etrayes, Crépois, Moirey, Ilingry. Le Breuil, le petit bois de Gremilly, les forêts de Mangiennes, les bois le Tilla et le Baty, paraissaient souffler de la flamme sans interruption.

Notre artillerie répondait. Mais nous étions dans un état d'infériorité telle que l'intervention de nos pièces lourdes ne pouvait être provisoirement qu'un palliatif. A 15 heures, le feu allemand atteignait une intensité terrifiante. A 16 heures, il se tut. L'Allemand tenait nos lignes pour bouleversées, nos abris pour écrasés. L'heure de l'infanterie avait sonné. Vous occuperez les positions l'arme à l'épaule, avait-on dit, avec la belle outrecuidance germanique, aux Feldgrauen. Ils partirent à l'assaut sur cette assurance. Ils allaient. deux jours durant, avec une sorte d'épouvante dans la victoire, voir se lever de ce chaos de terre retournée, d'arbres brisés et de sillons ensanglantés, des spectres, l'œil désorbité, le poil hérissé, bleuis par le froid, terreux, terribles. Et il fallait en découdre. Le corps Chrétien, condamné à la ruine, allait faire payer chèrement sa peau à l'ennemi.

Les premiers attaqués furent les hommes du 165e qui tenaient le bois d'Haumont et les chasseurs de Driant, — les 56e et 59e bataillons— qui tenaient le bois des Caures. Leur chef nous était à tous connu : c'était un Bayard et ses hommes le valaient. Nous savions que Driant tiendrait le bois ou mourrait. Ensevelis sous leurs abris effondrés, assommés par la chute des tranchées, trébuchant en un sol de cataclysme, les chasseurs de Driant se cramponnèrent comme les soldats du La première vague d'assaut se brisa contre leur héroïsme.

Trois vagues se succédaient : c'était la nouvelle tactique. La première, d'exploration, déployée en tirailleurs avec pionniers et grenadiers. la deuxième, d'occupation, dense et pleine, la troisième, d'appui, traînant avec elle mitrailleuses et canons de tranchées. Lorsque les trois vagues auraient submergé la position. une deuxième masse viendrait la franchir et, se divisant ensuite, s'infiltrant, s'insinuant, tournerait les îlots de résistance, les ferait sauter. C'était bien le flot déchainé. Mais c'est un flot de flammes : car redoutant une résistance sur tel point qui doit être coûte que coûte enlevé, on a garni la première vague de flammenwerfer. C'est un flot de flammes qui vient déferler contre le bois des Caures, le bois d'Haumont, le bois de Ville, l'Herbebois, isolés de l'arrière par un formidable tir de barrage.

Dans ces bois, ainsi devenus inabordables à tout renfort, nos troupes luttèrent avec une énergie qui, on peut le (lire, donna dès ces premières heures, sa note à la bataille de Verdun, victoire amorale avant que d'être victoire matérielle. Le 165e était, nous le savons, dans le bois d'Haumont : il le défendait littéralement mètre par mètre : après cinq heures de combat, l'ennemi en était encore à n'avoir conquis que la moitié du bois alors que, d'après ses prévisions, il eut dû être, dans la soirée même, devant Samogneux, fort au sud. Comment, à moitié écrasé par les obus, tiraillé, mitraillé, dans ce labyrinthe chaotique d'arbres brisés, le brave 165e put-il résister jusqu'au lendemain matin aux vagues allemandes ? c'est presque miracle. Lorsque les Allemands furent maîtres du bois, c'est que le 165e n'existait pour ainsi dire plus.

Dans le bois des Cames, Driant tenait tête, lui aussi : il faisait mieux, contre-attaquait. et, s'il avait perdu des tranchées, les reprenait à la grenade. A peine si, à la fin de la journée, l'ennemi en tenait quelques-unes. Et la résistance avait été aussi belle dans le bois de Ville et l'Herbebois. Le 164e y avait été presque enseveli sous ses abris effondrés, mais devant l'attaque allemande, il sembla un mort qui ressuscite. Non content de tenir bon, le colonel Roussel essaya d'attaquer l'ennemi sur ses flancs. Celui-ci déchainait tous ses feux, car les flammenwerfer étaient de la partie. Un malheureux bataillon territorial, placé deux jours avant à l'Herbebois en bouche-trou provisoire, fut presque entièrement brûlé : j'en vis le soir même quelques rescapés ; ils gardaient dans le regard une vision de l'enfer.

En somme, grâce à la résistance — presque inexplicable — de ces braves, les assaillants n'avaient, ce soir du 21, réalisé qu'une très minime avance. Mais, le bois d'Haumont perdu à la nuit, ils pouvaient pousser en coin vers Haumont et dès lors Brabant à la droite et les bois à la gauche étaient menacés d'être tournés. Ici s'applique pour la première fois, la méthode allemande : le trou fait, avancer l'épaule droite, puis l'épaule gauche.

Le général Bapst, le valeureux commandant la 72e division, s'était rendu compte de cette situation périlleuse : il fallait reprendre le bois d'Haumont ; une contre attaque était ordonnée, allait se déclencher ; l'ennemi nous prévint et avança sur Haumont eu forces considérables. En même temps, le tir de l'artillerie recommençait, écrasant, sur les bois, la veille si vigoureusement disputés. Les pertes allemandes avaient été, le 21, quatre fois supérieures à celles qu'avait prévu l'ennemi : il entendait que pareille aventure ne se répétât point le 22 : il fallait, suivant l'expression du rapport Chrétien, avant de relancer l'infanterie, créer autour des défenseurs une zone de mort par les tirs de barrages. C'est ainsi que le bois des Caures fut en quelque sorte encagé par un cercle de feu, puis soudain couvert de fer. Il était d'ailleurs tourné : Driant réunit ses lieutenants : il parlait de mourir sur place, puis revint à l'idée de sauver ses braves par une tentative désespérée de repli ; le lendemain j'entendais l'un des derniers survivants de ces deux bataillons, me raconter d'une voix sourde cette tragédie on forma trois petites colonnes ; à la sortie du bois, les mitrailleuses allemandes, déjà en position au sud-est de la lisière, les couchèrent par terre : Driant tomba quand il assurait la sortie des derniers survivants ; le 21, je vis ces 280 survivants (sur 1.800), ils fixaient devant eux un œil indifférent, atone et comme mort, et je me rappelais ce grognard qui, après la Russie, disait d'une voix éteinte : Maintenant je ne mourrai plus !

Les défenseurs de l'Herbebois — les soldats du 164e — mettaient de la rage à le disputer : l'ennemi ayant pris un ouvrage de deuxième ligne, on se jeta sur lui, on tenta de reprendre la position, on fit des prisonniers. Le bois de Ville tenait. Le tir de l'artillerie y fit la mort. Tout était écrasé à midi. Haumont, les fermes d'Anglemont et de Mormont, le bois de Wavrille, étaient de même sous une voûte d'obus : on compta parfois vingt Coups à la minute. Lorsqu'ils crurent Haumont sans défenseurs, les Allemands vinrent occuper et ils reçurent des coups de fusils ! Les malheureux débris du 362e se redressaient pour tirer : le colonel Bonviolle, un fusil à la main, dirigeait dans Haumont cette résistance stupéfiante : les Allemands mirent le feu au village : le colonel ne sortit de son poste de commandement qu'à travers les flammes qui le cernaient. Rendant compte des pertes effroyables subies, il ajoutait simplement : Tous mes effectifs ont sombré sous la rafale formidable d'artillerie lourde ennemie qui, pendant deux jours, s'est abattue sur eux et les a écrasés aussi bien dans les tranchées que dans les abris. La consigne était de tenir jusqu'au bout : elle a été observée. Ce court et fier résumé vaut pour toutes les troupes engagées ces journées des 21 et 22. Elles se firent hacher ; mais à la fin de la journée les bois n'en étaient pas moins perdus. la ligne reportée aux lisières de Samogneux. et ce village déjà menacé.

Si la tempête se déchainait à notre nord, elle n'était pas moindre en Woëvre d'une part, et sur la rive gauche, de l'autre ; mais c'était simplement tempête d'artillerie. En fait, l'ennemi n'entendait là jusqu'à nouvel ordre, que nous occuper. Peut-être, pour s'assurer la victoire, eût-il mieux fait d'assaillir, notamment sur la rive gauche. Car il laissait le général de Bazelaire lib.re de disposer de son artillerie et, avançant vers Samogneux en direction dé Champneuville, allait prêter le flanc aux canons du 7e corps.

La journée du 23 n'en fut pas moins néfaste. A notre gauche. Brabant était, du fait de la prise d'Haumont, quelque peu isolé. On pouvait y être cerné. Il fut évacué. Samogneux était ainsi décidément découvert ; le général Herr donna l'ordre de réoccuper le village abandonné, mais déjà la ligne allemande tenait bon en avant. A notre droite, cependant, l'Herbebois était derechef attaqué avec une violence inouïe : c'était l'angle du camp de Verdun et l'ennemi mettait un acharnement sans trêve à enlever ce taillis. N'arrivant pas à le réduire, il se jeta sur le bois de Wavrille à l'ouest de l'Herbebois et sur son liane. Encore que la Wavrille eut été toute la nuit accablée sous les obus, le premier assaut allemand fut repoussé à 6 heures. Une nouvelle pluie d'obus s'abat alors sur les deux bois, puis de grosses forces sont jetées derechef sur la Wavrille la garnison est écrasée par ce dernier tir ; ses débris sont rejetés sur le bois des Fosses : l'Herbebois était dès lors perdu. Le général Herr donna l'ordre de reprendre la Wavrille ; mais [Allemand s'y était déjà fortement installé ; la contre-attaque se brisa là contre. En dernière analyse, l'évacuation de Brabant, la perte des bois du Nord-Est semblaient livrer Samogneux même. Le soir du 23, le village déjà accablé sous les obus semblait perdu. Quatre compagnies (des 351e et 324e) y tenaient néanmoins encore. C'était par miracle, car l'état du village était tel qu'il ne présentait plus qu'un chaos ; à ce point que les observateurs du 7e corps, sur la rive gauche l'estimaient à coup sûr évacué, quand six ou sept cents Français s'y cramponnaient encore dans les caves éventrées, résolus à la résistance.

Tandis qu'à Souville, le général Chrétien essayait de combler les brèches, d'aveugler les voies, d'étayer les débris de son corps battu par le flot, ce sublime 30e corps, sur toute la ligne, mourait, mais ne se tendait pas.

***

Le canon de Verdun avait retenti dans tout le pays. Jusqu'au 23 ou 24, on ne savait rien des détails de la tragédie, mais on avait le sentiment qu'une petite armée de héros se faisait hacher pour donner aux corps de secours le temps d'arriver. Ils arrivaient. Le Grand Quartier maintenant en précipitait la marche. Les divisions du 20e corps avaient achevé, dans la région de l'Ornain, leur débarquement le 22 à 14 h. 30. Par la route où, pour la première fois, la commission régulatrice de Bar mettait en branle la fameuse chaine sans fin, elles commençaient à rouler vers le Nord. Déjà le 1er corps (Guillaumat) était, du Tardenois, acheminé vers Bar-le-Duc : une circonstance providentielle voulait qu'à cette heure, tout un groupement automobile roulât à vide de Chantilly sur Bar-le-Duc : il embarqua à Ville-en-Tardenois les soldats de Guillaumat. Il fallait qu'avant quatre jours, celui-ci fut en ligne, car il était à craindre que le corps Balfourier, jeté en pleine fournaise, n'y vint rapidement fondre. Un verglas terrible couvrait les routes. Les conducteurs courbés sur leur volant luttaient contre la glace, sentant que, eux aussi, sur ces routes du Barrois, ils avaient à gagner la bataille. Cependant, le 21e corps était, à son tour, alerté pour qu'après le 181e, il put être acheminé dans la région meusienne. Le général en chef, entendant libérer les troupes de la 10e armée, demandait au maréchal Haig et en obtenait la relève de cette armée par la britannique, rendant ainsi disponibles neuf de nos divisions.

Ému par l'abandon de Brabant — encore qu'il se justifiât pour plus d'une raison — le général en chef craignait qu'il ne fit exemple : la voix de Joffre gronda : L'occupation de tout point même débordé : de tout îlot même complètement entouré. doit être maintenue à tout prix. Elle peut, si désespérée qu'elle soit, si inutile qu'elle paraisse avoir des conséquences incalculables, soit en ralentissant la progression des fractions ennemies, soit en facilitant nos contre-attaques. C'était prêcher des Convertis. Nous savons que les subordonnés du général Chrétien, d'avance appliquaient l'ordre sévère qui leur parvenait.

Mais ce malheureux corps était, le 2-1 au matin. en lambeaux. Les troupes de Balfourier ne pouvaient relever ces débris de régiments qn'au plus tôt dans la soirée. Devant la ruée allemande il n'y avait plus que des ombres. Est-il étonnant cille cette journée critique ait vu s'écrouler tout un pan du mur défendu ?

Samogneux était, à 3 heures du matin nuit du 23 au 24 tombé entre les mains de l'ennemi. C'était d'ailleurs conquête funeste pour lui. car il s'engageait par là fort avant : son liane gauche se prêtait toujours davantage au bombardement que le général Bazelaire intensifiait dés l'aube. Lorsque, entendant pousser de Samogneux sur Champneuville, l'Allemand déboucha, il se trouva pris entre les feux de Bazelaire et ceux de chrétien et, après de cruelles pertes, reflua en mauvais arroi. Un barrage sévère lui interdisait toute nouvelle tentative de ce côté. A l'abri de ce barrage, la division (de Bonneval), enfin arrivée sur le terrain, relevait les débris de l'héroïque 72e que le général Bapst, son digue chef, pouvait ramener a l'arrière.

Mais, plus à notre droite, toute une partie de la défense fléchissait. Le général Herr qui, d'une main nerveuse, niais musclée, dirigeait la défense, donnait l'ordre de tenter une nouvelle contre-attaque sur le bois de la Wavrille ; à 43 heures, zouaves et tirailleurs venaient de reprendre la lisière sud, quand une nouvelle ruée allemande les rejeta en désordre sur Beaumont et le bois des Fosses. Les défenseurs de ces deux positions, déjà à moitié décimés par un déluge d'obus, se trouvèrent gênés dans leurs tirs par le reflux des Africains. Beaumont, déjà débordé à l'ouest par la chute de Samogneux, à l'est par l'occupation de la Wavrille, fut cependant disputé pied à pied et si le bois des Fosses tient, l'Allemand s'est infiltré dans le bois de Chaume plus à l'est, et, plus à l'est encore, dans le petit bois des Cauriéres. C'est là fait des plus graves. Car si, à l'ouest, le bois des Fosses si vaillamment défendu est menacé d'encerclement, Louvemont et la Côte du Poivre en péril, à l'est, Ornes tombe et le vallon de la Vauche, par ailleurs, au sud des Caurières, s'ouvre, cheminement vers le le village et le fort de Douaumont.

Le général Chrétien, dans son poste de commandement de Souville. voyait s'écrouler le mur : mais qui le pouvait soutenir ? Depuis la veille au soir, on peut dire que le général n'avait plus de troupes : des régiments réduits à 500 hommes, des batteries aux trois quarts démolies, des débris sanglants ; lui-même, épuisé par ces quatre terribles jours, attendait dans la fièvre l'arrivée des renforts. Les généraux Reibell et Chère enfin arrivèrent ; leurs troupes débarquaient, après leur course en camions, presque paralysées par le froid, en ce secteur inconnu et les deux chefs demandaient vingt-quatre heures. — Pas une heure ! répondait Chrétien. Ne voyez-vous pas que la barrière est en pièces ? Il faut combattre sur l'heure ! Ils s'inclinèrent : c'est au feu que se dégelèrent les vaillantes troupes des 31e et 308e brigades que quelques heures après le général Deligny prenait sous son commandement.

Ce 24 au soir, la situation n'en était pas moins terriblement empirée : Louvemont et Champneuville, d'un côté, et, avec ces villages, tout le système de défense qui couvrait les abords immédiats de Verdun, Douaumont, de l'autre, vers lequel l'ennemi poussait par la Vauche, étaient immédiatement menacés, et la bataille cessant d'être simplement bataille de premières lignes était portée à l'intérieur même du camp de Verdun. Les troupes qui jusqu'à la région d'Etain, jusqu'à celle d'Henneville, jusqu'à celle de Fresnes occupaient la Woëvre semblaient exposées à être sous peu en l'air. Déjà l'idée d'une évacuation de la plaine, du report de la défense sur les côtes de Mense était mise en discussion. Le général Herr demandait qu'on pressât l'envoi de la Ira division du corps Guillaumat : car il était bien évident que les troupes du 20c corps ne pourraient, dans ces premières vingt quatre heures, que ralentir la poussée sans l'arrêter el s'y useraient vite. Les généraux de Bonneval, Deligny et Crépy essayaient de faire barrière de la côte de Tatou à Eix-Abancourt, mais la situation était étrangement difficile : le sol tremblait sous leurs pas. A 10 heures. le général Balfourier arrivait enfin à Souville et recueillait des mains du général Chrétien ce champ de bataille bouleversé. Le 30 corps, attaqué dans les conditions les plus défavorables, avait joué le rôle sacrifié que le destin lui avait soudain assigné : comme un capitaine quitte, le dernier, le vaisseau en périt, son vaillant chef allait rejoindre dans la vallée de l'Aire les malheureux restes de son malheureux corps.

Les troupes étaient fraiches, les chefs moins fatigués, mais le secteur de bataille leur était inconnu. Il leur fallait s'y asseoir et la tâche était malaisée. Telle situation explique que la journée du 25 ait été plus néfaste encore que celle du 24.

La 37e division fut attaquée dès le matin par des troupes débouchant de Samogneux sur la côte de Talon et du bois des Fosses sur Louvemont. Une fois de plus, le général de Bazelaire, que les Allemands commettaient la faute de ne pas attaquer, foudroyait de la rive gauche leur marche sur la côte de Talon et la coupa net. Mais plus à sa gauche, l'ennemi parvenait jusqu'à Louvemont où la garnison tint tète. au prix de quel effroyable effort, sous un feu intense de mitrailleuses.

Sur le front du général Deligny la menace s'accentue. L'Allemand avait pénétré jusqu'au village de Douaumont. Quoi qu'il arrive, a déclaré le colonel commandant le 93e, je n'abandonnerai pas Douaumont. Il devait tenir parole — trois jours — contre dix attaques et cette résistance marque le premier arrêt sérieux de la ruée-allemande. Nais à Sentir l'ennemi à son sud-est et se croyant menacé d'être tourné. le général de Bonneval était autorisé à craindre un désastre pour les troupes occupant les abords de Louvemont et les côtes de Tatou et du Poivre : il replia ses forces sur Froideterre : Verdun, de ce fait, était presque découvert : les bruits les plus sinistres coururent immédiatement : on disait la cavalerie allemande à Bras, aux portes de la ville. Le général Dubois, commandant d'armes de Verdun, reçut l'ordre de mettre la ville elle-même — toujours accablée sous les obus — en état de défense. Mais le général Herr ne pouvait admettre pareille situation : il donnait l'ordre à Balfourier non seulement de tenir à tout prix la ligne Bras-Douaumont, mais de réoccuper les côtes de Talou et du Poivre, ce que, dès le lendemain, la division allait faire en partie.

La Woëvre, cependant, se vidait de nos troupes : elles se repliaient en bon ordre sur les côtes qu'elles garnissaient. Bezonvaux même était abandonné. Et déjà un dernier événement — le plus grave peut-être de tant d'incidents tragiques — semblait devoir rendre précaire la défense même des côtes. Dans la soirée, un parti allemand, se glissant par le ravin d'Hassoule, s'était présenté devant une des entrées du fort de Douaumont. Fait qui paraitra toujours singulier, le plus important des forts de Verdun n'était, au témoignage même de l'ennemi (Rapport du major Gebsattel du 1er mars), occupé que par les servants d'artillerie des tourelles et quelques hommes du génie. Ceux-ci furent en quelques instants réduits l'impuissance, mais, de l'aveu du document allemand, firent la meilleure contenance du monde : fait singulier, je le répète, et cependant explicable sinon excusable[2]. Le lendemain l'Etat-major allemand transformait cette surprise en un assaut épique : Dans une rigoureuse poussée en avant, des régiments du Brandebourg sont arrivés jusqu'au village et au fort cuirassé de Douaumont qu'ils ont enlevés d'assaut... — galéjade prussienne qui prêterait à sourire, si l'événement n'avait été, par lui-même et ses suites un des plus lamentables de cette série à la noire.

***

A la vérité, cette série était close. Non que nous ne dussions encore connaître des heures tragiques et de malheureux reculs. Mais ce ne seront plus qu'incidents d'une bataille chèrement disputée et menée d'une main de maître. A l'heure même on, après la côte de Louvemont au nord immédiat de Verdun. le fort de Douaumont, au nord-est, tombait entre les mains de l'ennemi. la bataille qui, depuis trois jours, semblait s'acheminer au désastre, allait prendre une toute autre tournure : les renforts affluant — le 1er corps après le 20e corps. le 21e corps après le 1er — le commandement de ces troupes d'élite était remis à l'un des meilleurs chefs de notre Armée. Et la fortune allait prendre une face nouvelle.

 

 

 



[1] La Victoire de Verdun. Une bataille de 131 jours (21 février, 1er juillet 1916). Ce très remarquable travail écrit à la fin de 1916, au G. Q. G., fut, sans nom d'auteur, imprimé au Service géographique de l'Armée.

[2] Ayant, depuis août 1914, suivi de très près la chronique du fort, où j'avais passé mes premières semaines de guerre, je fus appelé peu de jours après l'événement du 25 février 1915, par l'Etat-major du général Pétain à chercher cette explication. Elle est assez simple. Dès octobre 1914, sur un ordre du général Coutanceau qui semble n'avoir été qu'une application d'un ordre général du G. Q. G. — conséquence de la réaction contre le système jusque-là en vigueur de l'occupation des forts — la garnison de Douaumont avait évacué le fort pour venir habiter les baraquements voisins d'où elle pouvait et devait se reporter rapidement, en cas d'attaque, dans le fort lui-même. En 1915, celui-ci était en 3e ligne : il ne resta occupé que par les servants. Au moment où brusquement la perte de l'Herbebois, des Fosses, de la Chaume, d'Ornes et du vallon de la Vauche et le retrait des troupes de Woëvre faisaient du fort un bastion de la 1re ligue, il est clair qu'il eût fallu le faire réoccuper. Mais à cette heure même, l'Etat-major Chrétien passait la main à l'Etat-major Balfourier : celui-ci ne pouvait un instant supposer que le fort était à peu près vide de défenseurs. D'où le fatal événement du 25 février qui parut monstrueux à bon droit à tant de personnes et, comme on le voit, s'explique par un enchaînement fâcheux d'événements fort simples.