VERDUN

 

II. — LE RÔLE DE VERDUN.

 

 

Tout le vouait à une grande histoire. Les Trois Évêchés — Metz, Toul et Verdun — bien avant qu'ils fussent érigés par Vauban en forteresses du royaume des lis en face de la Maison d'Autriche, avaient été vis-à-vis de la Germanie, les avant-postes du monde roman. Avant-postes disputés. C'est précisément à Verdun, choisi comme centre de la Marche créée entre les deux puissances, qu'à la date néfaste du 843, les petits-fils de Charlemagne, partageant son Empire, avaient fait sortir du domaine de Fraude ces villes gallo-latines — avec bien d'autres. Puis s'était édifié ce monument artificiel du Saint-Empire qui, sous sa vague et lointaine suzeraineté, allait tenir indument cette Lotharingie dont Verdun était devenu — la frontière étant ainsi portée à l'Argonne — un avant-poste, mais cette fois de l'Empire germain contre la France. L'anomalie était singulière : sans parler traditions, races et droits, le bouclier de Verdun est tourné par la nature même non contre l'Ouest, mais contre l'Est, ce bouclier convexe que dessinent, nous l'avons vu, les côtes de Meuse et qui n'a sa réelle valeur qu'au bras de la France assaillie.

Ce qui avait été fait, à Verdun, en 843, il avait fallu sept siècles pour le défaire. Mais enfin les Trois Évêchés, — restés obstinément romans étaient revenus, spontanément, à la France : à Saint-Germain, l'évêque de Verdun avait consacré lui-même le retour de sa principauté à la vieille Mère Patrie, mais il avait fallu encore un siècle pour que l'Allemagne s'inclinât enfin — aux traités de Westphalie — devant le fait et, dés lors, Verdun, revenu, comme Metz et Toul, à sa destination quasi physique, avait repris le rôle historique que la nature lui assignait. Derechef le bouclier couvrait la France.

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A la vérité le monde Germanique s'y résignait mal. Verdun — depuis que Charles-Quint l'avait perdu — restait une chassie dans l'œil des princes allemands et — éventuellement — pour leurs armes un obstacle irritant. Et si, deux fois en moins d'un siècle, en 1702, en 1870, les Prussiens l'avaient brisé, nos ingénieurs militaires n'y avaient vu, après 1871, qu'une raison de plus de reprendre et de magnifier l'ouvre de leur illustre devancier, le Maréchal de Vauban. Le traité de Francfort nous avait arraché Metz : l'Empire allemand en faisait un redoutable camp retranché — bientôt le premier de toute I Europe. Formidable bastion du glacis qu'était pour le nouvel Empire, l'Alsace-Lorraine tout entière, Metz n'avait cependant pas un rôle exclusivement défensif : les lianes du camp pouvaient vomir contre Verdun les troupes d'attaque formées sous son couvert et appuyées sur sa fermeté. Il fallait donc que Verdun assumât, de notre côté, le même rôle.

Qui n'apercevrait en effet que, plus que Toul mène, Verdun était, en cas d'attaque allemande nouvelle, le point de plus fatalement menacé. Le camp barrait ta route traditionnelle de Paris, la plus courte et, partant. la plus tentante pour qui venait de la contrée messine : Verdun couvrait Bar-le-Duc, Châlons, Reims — c'est-à-dire Paris plus immédiatement que Toul et Épinal. Par ailleurs, le camp meusien pouvait être un appui magnifique pour une armée française se jetant sur la Lorraine annexée et le Luxembourg. Couverture de la France du nord-est, il constituait la menace suspendue sur la région rhéno-mosellane. En 1914, Metz et Verdun, frères de race qu'un sort affreux dressait l'un contre l'autre, s'affrontaient, cuirassés par les deux puissances ennemies et, derrière le bouclier de leurs forts, tenant de la dextre l'épée qui sous peu chercherait l'autre au défaut de sa cuirasse.

A ceux qui. en dépit des doutes que pouvait inspirer la foi germanique, refusaient de croire à la violation de la Belgique et à l'invasion, préparée en coup de Jarnac, du nord-est de la France par la Sambre et l'Escaut. Verdun paraissait bien devoir être. dès les premières heures de la grande lutte à venir, le témoin et l'acteur du premier acte — que celui-ci fut assaut donné ou subi. Je trouve la trace de cette pensée dans un petit livre que je publiais en 1907 : Au pied même de ces Hauts-de-Meuse, il est loisible de supposer qu'une immense bataille se livrera où se décidera peut-être un jour le sort de notre pays. Ces champs de Woëvre peu fertiles s'engraisseront un jour de milliers de cadavres[1]. La bataille vint un peu plus tard que nous ne l'eussions pensé : il était fatal qu'elle vint.

L'invasion par la Belgique pouvait en effet porter les Allemands sur la Somme, l'Oise, l'Aisne, la Marne, mais de tels événements — s'ils détraquaient notre défense toute tournée vers l'Est — n'en donnaient cependant qu'un rôle plus éminent à Verdun. Tandis que nos armées, refoulées vers la Marne exécutaient le gigantesque mouvement de retraite où Joffre avait, avec raison, vu la seule chance de salut, Verdun devenait, je vais y revenir, le pivot sur lequel cette manœuvre s'appuyait et jouait. Puis lorsque, l'ennemi ayant été reconduit de la Marne à l'Aisne, le front se stabilisa, le camp restait le chainon d'airain qui, eu quelque sorte, liait notre défense de l'Est à celle du Nord.

Considérons en effet la position de Verdun par rapport à nos Marches : par la basse Meuse, la région se rattache au plateau de Langres : le fleuve est le lien entre Verdun, Commercy, et par Commercy, Toul et Nancy d'une part, par Vaucouleurs et Neufchâteau, entre Verdun et Langres, d'autre part : par la vallée de l'Aire le camp gardait un lien avec le Barrois, Vitry. Châlons et la Champagne : par l'Aisne, jaillie en rivièrette de son flanc sud-ouest, il se rattachait à la région si disputée de Reims, Soissons et Noyon. Si de la carte générale de cette partie de la France, nous passons plus précisément à la carte du front, tel qu'il se maintint de si longues années, nous sommes frappés par la place qu'y tenait notre ville. C'est devant le camp que se coudait. presque en angle droit, le front qui se dessinait, de la région nord de Compiègne à la région est de Nancy, puis vers les Vosges. Verdun apparaît énorme bastion, pierre d'angle de ces deux courtines dont l'une part du massif de l'Aisne, autre bastion, dont l'autre court, en avant de Toul et d'Épinal, vers la région de Belfort.

Telle constatation devait donner ou rendre à Verdun le rôle éminent que l'invasion traitresse par le Nord semblait lui enlever. Elle devait inspirer aux Allemands le regret que, dès 1915, exprimait un de leurs historiens, Gottlob Egelhaaf, attribuant la grave défaite de la Marne à ce que Verdun n'eut pas été pris. Il n'avait pas tort d'ajouter que le plan de la guerre avait été changée. Ce qu'il ne pouvait alors prévoir, c'est que ce regret, pour avoir hanté l'esprit du kronprinz de Prusse, l'inciterait à réparer l'erreur par lui commise, mais qu'après un effroyable assaut subi, Verdun continuerait à jouer tel rôle en cette campagne, qu'il faut étendre à la campagne entière — de 1914 à 1918 — le jugement porté en 1915 par Egelhaaf sur les seuls événements d'août-septembre 1914.

Verdun, lien des provinces du Nord et de l'Est, bastion de la défense entre les deux courtines par nous dressées, pivot d'une manœuvre toujours possible, restait pour Metz menace constante : rendant toujours instable l'occupation du bassin de Briey, il n'en pouvait empêcher l'exploitation. mais il la rendait plus difficile et en tous cas mal assurée : cette pointe avancée, cette dent pénétrant dans les chairs de l'ennemi ainsi que l'a écrit Gabriel Hanotaux, troublait et, partant, compliquait une partie des communications de l'armée allemande avec l'Allemagne, forçait un détour considérable par Longwy et Rethel la voie de Metz à Laon et, avant de devenir pierre d'achoppement pour les armées allemandes, était pierre où sans cesse, si elle ne s'en garait, trébucherait l'offensive éventuelle.

Ainsi Verdun — pour n'avoir pas joué. dés les premiers jours le rôle à la fois simple et tragique que nos imaginations lui destinaient avant 1914 devait-il être amené, par sa situation géographique et les circonstances, à en jouer un multiple et prépondérant pendant quatre ans et plus — du premier jour de la guerre au dernier.

 

 

 



[1] Croquis lorrains, chez Berger-Levrault, 1907. — La Cuirasse d'airain, p. 76.