VERDUN

 

I. — LE CAMP DE VERDUN.

 

 

Verdun, vieille ville épiscopale et militaire, s'élève en un cirque de coteaux. de vallons et de bois, qui, dans tous les temps, a fait de ce coin des Marches de l'Est un obstacle aux invasions, un camp naturel que, fatalement, le génie des hommes devait perfectionner et fortifier.

Assise sur sa colline où les maisons semblent monter à l'assaut. la cathédrale élève ses tours comme deux bras tendus vers le Ciel, mais les évêques qui vécurent des siècles à son ombre ne furent point prêtres ordinaires : princes de la Cité, ils coiffaient, dit la Chronique, plus souvent le bassinet que la mitre. Ce sol est, depuis des siècles, le domaine des soldats. La situation de Verdun sacrait la cité ville de guerre. Bien avant que Vauban évidât cette colline en citadelle, y creusât la crypte qu'il fallait à cette cité guerrière. Verdun possédait sa fermeté, la ceinture de pierres. que les évêques osaient assise sur les fondations d'un oppidum, bien plus ancien, dont les Romains avaient déjà ceint la colline. Tenons pour certain que les soldats d'Auguste avaient déjà trouvé là une forteresse gauloise : Vérodunum, le nom sonne Celte et quiconque tient Verdun le fortifie.

Dès le Moyen Age, la défense avait été portée loin de la ville : les collines de l'Est étaient barrière naturelle ; il n'est pas étonnant qu'un évêque de Verdun se soit tranquillisé à sentir s'élever, sur une des falaises qui constituent le front de Meuse, ce château d'Hatton, l'Hattonehastel dominant la plaine face à Metz.

En fait, Verdun est le centre d'une cuvette — à la vérité, ébréchée, car la Meuse la coupe en son sud et en son nord.

Sauf ces deux brèches, le camp présente une des plus belles couvertures dont seigneur ait rêvé de voir sa principauté protégée.

Dans une certaine mesure, le camp s'adosse, vers l'ouest, à l'Argonne et la couvre : ce petit massif, entièrement boisé, a joué dans notre histoire un rôle que des chaînes plus élevées n'ont jamais rempli. Il n'est jamais bon que l'ennemi aborde ces Thermopyles, mais depuis que Verdun, après être par surprise, malentendu et supercherie, tombé dans la vassalité du Saint-Empire, est revenu A la communauté française, la ville couvre ces Thermopyles : en vain essaierait-on de les forcer si Verdun reste debout.

Les forêts de Hesse et de Montfaucon qui, si l'on vient de l'Est, semblent les avant-gardes de la grande sylve d'Argonne, lient en quelque sorte celle-ci aux bois qui enserrent Verdun au nord : bois Bourrus, bois de Malancourt et d'Avocourt, bois des Corbeaux et de Cumières, bois de Forges, bois d'Haumont, bois des Caures, bois des Fosses et, plus en avant, bois de Consenvoye et forêt de Spincourt. Cette ceinture rend plus inabordables les collines qui, sur la rive gauche comme sur la rive droite, s'élèvent au nord de Verdun, une hauteur variant de 250 à 310 mètres, ces collines dessinent une chaîne où le Mort-Homme fait figure de petit massif et que la trouée de la Meuse coupe sur une largeur d'une demi-lieue à peine : encore le fleuve a-t-il été obligé de contourner, n'ayant pu la rompre, la croupe qui prolonge vers l'ouest la côte de Tatou. Le massif de Louvemont-Haudromont fait chaînon, plus à l'est, entre cette côte de Talou et les côtes de Meuse. On s'approche là de la plus redoutable barrière : car le massif atteignant 347 mètres conduit à la hauteur de Douaumont qui en mesure 388, dominant de plus de 150 mètres la plaine de Woëvre.

Avec cette hauteur — aujourd'hui célèbre dans le monde entier — on aborde les Côtes de Meuse. On les appelle Hauts de Meuse dans le pays et Front de Meuse dans l'histoire. Tous ces mots font trop image pour que j'aie lieu d'y insister. En fait, voici la vraie muraille — et les ravins de cette chaîne sont dorénavant nos vraies Thermopyles. Car c'est là que la ruée allemande se déchaînera, là qu'elle parviendra à forcer quelques passages, mais pour venir, le sang germain ayant coulé à flots, mourir sur les plateaux.

il faut se figurer la ligne des côtes comme une sorte de haut littoral. Des géographes admettent que la Woëvre fut, de longs siècles, une mer intérieure. Ce qui pourrait accréditer cette tradition, c'est l'aspect même des Hauts de Meuse : promontoires, falaises, caps. presqu'îles, sont tes mots qui viennent tout naturellement aux lèvres quand on cherche à qualifier les montagnettes qui se dressent au-dessus de la Woëvre. Entre ces falaises, à l'issue d'une rivièrette — tel le Ru de Vaux ou la Tavanne — on trouve parfois une petite anse, où s'est niché un village. J'ai occupé, avec ma section, avant la grande bataille, un de ces villages aujourd'hui célèbre lui aussi, Vaux devant Damloup, et je disais parfois à mes camarades que ce petit bourg me représentait un port de pêche d'où la mer se serait retirée. Et j'ai, quelques mois après, habité avec mon colonel un autre village, qui coule vers la mer de Woëvre sur une croupe que j'appelais obstinément le cap de Damloup.

Manifestement la chaîne a été travaillée par les eaux : elle en est restée dentelée. La paroi jurassique s'est creusée de criques et de golfes. A l'angle nord-est du camp de Verdun, la côte jette une presqu'ile : les jumelles d'Ornes qui, bastion avancé de ce camp, en cette région, comme Montfaucon l'est au nord-ouest, sera, comme Montfaucon, aux mains des Allemands bien avant la grande bataille et, comme Montfaucon encore, nous tenterons en vain de leur arracher.

Ornes fait l'angle nord-est du camp sur l'isthme qui rattache les Jumelles au camp. Le massif de Douaumont, un peu plus au sud, assure ce coin : il est caractéristique des côtes de Meuse : les eaux l'ont creusé et le fort domine ainsi de ses talus des ravins orientés vers le nord et vers l'est qui font apparaitre l'ensemble comme une main aux doigts écartés, dont la falaise de Hardaumont serait la paume : cette image est cependant plus sensible encore si l'on aborde, plus au sud, le massif de Vaux. Il est séparé de l'autre par le ravin du Bazil qu'a creusé le Ru de Vaux : celui-ci, avant que d'aller se traîner dans la Woëvre, court, alerte et vif, ramassant les eaux que lui amènent, de Douaumont au nord, le ravin de la Fausse-Côte, et, du plateau de Vaux au sud, le ravin de Fontaines coupant en deux le bois de Vaux-Chapitre, de douloureuse et glorieuse mémoire. Le massif de Vaux, entre la vallée du Ru de Vaux au nord et celle de la Tavanne, au sud, a son point culminant à Souville dont l'altitude (388 mètres) dépasse légèrement celle de Douaumont : la pente s'incline jusqu'au plateau où s'est installé le fort de Vaux comme vers celui où se bâtissait, au moment où la guerre éclata, le fort de la Laufée : puis comme nous l'avons dit pour le massif de Douaumont, la main écarte les doigts : caps de Damloup, de la Gayette, de Dicourt, de Bourvaux entre lesquels se creusent les fonds : fonds de la Horgne, de la Gayette, de Beaupré, de Dicourt, de Bourvaux, qui m'étaient — après quatorze mois de séjour en ce coin — aussi familiers que les rues de mon quartier parisien.

Ce n'est pourtant point, bien entendu, ce qui m'a conduit à m'arrêter plus longuement sur cette partie de la ceinture. Le lecteur sait déjà qu'entre Ornes au nord et Eix-Abancourt au sud, le Front de Meuse fut le point principalement assailli. C'est celui que, de février à juin, les Allemands tentèrent de forcer, qu'ils forcèrent au prix que l'on sait : c'est celui aussi qu'en octobre et décembre, on leur reprit en de magnifiques combats — si bien que les noms, en 1914 bien obscurs, aujourd'hui si illustres que je viens de tracer, reparaitront vingt fois en cette étude.

Au sud du massif de Vaux, les Côtes de Meuse continuent à dessiner une suite de massifs dentelés : massifs de Moulainville, de Manesel, du Rozelier, presqu'ile d'Haudromont, plateau des Devises, plateau des Dois-Hauts. Ce dernier, particulièrement haché par les eaux, détache vers la Woëvre une série de côtes que la bataille des Eparges a rendues, de longs mois, célèbres : côte des Hures, côte de Montgirmont, côte des Eparges-Combres, côte d'Herbeuville. La chaîne alors dessine un puissant saillant au sommet duquel s'aperçoit de bien loin en Woëvre, la falaise d'Hallonchâtel qui, haute de 412 mètres, joue à l'angle sud-est du camp, ce rôle de bastion que nous avons vu le piton de Montfaucon, au nord-ouest, les Jumelles d'Ornes au nord-est, remplir. Comme eux, conquis et occupé bien avant le grand assaut, Hattonchâtel couvrait le sud du camp, la région fortifiée de Saint-Mihiel.

Les collines de cette région de Saint-Mihiel, celles de la rive droite comme celles de la rive gauche de la Meuse, constituaient la couverture méridionale de Verdun, de ce massif Camp des Romains qui devait rester quatre ans exactement entre les mains de L'ennemi, à cette hauteur des Parodies qui, conservée. fit, ces quatre ans, front au voisin germanisé.

Cette région de Saint-Mihiel est reliée par les collines d'entre Meuse et Aire au sud du massif d'Argonne. L'Aire, qui prend naissance au nord-est de Ligny-en-Barrois, creuse du côté ouest, le léger fossé qui, du sud au nord, court le long du camp de Verdun, de Pierrefitte à Varennes, bordant, par ailleurs sur sa gauche, après Fleury-sur-Aire, le massif argonnais qui, je l'ai dit, représente le bord supérieur occidental de la grande cuvette.

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Il ne faut point prendre à la lettre ce mot de cuvette. Le camp est une cuvette. mais fort accidentée. D'une des tours de la cathédrale, la région, de quelque côté qu'on se tourne, évoque l'idée d'une petite mer figée. Les collines enserrent Verdun d'une triple et parfois quadruple ceinture et leurs croupes dessinent de grandes vagues qui, chevauchant parfois les unes sur les autres, vont en grossissant vers le nord et vers l'est comme vers le sud. C'est ainsi que Verdun occupe le centre d'un véritable amphithéâtre. aux gradins irréguliers dont les premiers — en partant de la ville, sont dominés par les forts de la défense immédiate, forts du Regret, de la Chaume, des Sartelles, de Choisel, de Belleville, de Saint-Michel : puis se dessine le second gradin, hauteurs boisées de Landrecourt au sud, de Bethelainville à l'ouest, des Bois Bourrus au nord, de Froideterre, de Belrupt à l'est qui conduisent au troisième constitué par la haute ligne que nous avons décrite. N'imaginons point d'ailleurs des cercles réguliers. Le sol jurassique a été travaillé par l'érosion, recouvert d'alluvions, haché et entamé : les croupes se heurtent parfois. se croisent, se chevauchent. Le plateau qui, à l'est de Verdun, s'étend de la seconde ligne à la troisième, est assez tumultueux : Que l'on s'imagine, écrit un des historiens de la bataille de décembre 1916, le capitaine Louis Gillet, une ossature couverte d'une matière molle et gluante : cette matière perpétuellement entrainée par les eaux, glissant des pentes vers la plaine, donnera ce modèle, fournira ces plis que présente le paysage.

Ce caractère assez tumultueux est aggravé par les bois : nous avons vu qu'au nord ils font une ceinture aux collines protectrices : ils couvrent une partie des côtes de Meuse : les environs de Douaumont sont extrêmement boisés : bois Chauffour, bois Nawé. bois de Hardaumont, bois de la Vauche, bois de la Caillette : Vaux est séparé de Fleury sur le plateau par le bois de Vaux-Chapitre dont le bois Fumin et la Haie-Renard sont, du côté du fort, les avant-gardes : la batterie de Damloup qui dominait le village était à l'orée du bois de la Laufée que j'ai tant de fois traversé porteur des messages de Damloup au fort de Souville. La forêt devient fort large plus au sud De la Meuse, entre Haudainville et Lacroix, à la partie des côtes situées entre Handiaumont et Hattonchâtel, elle s'étend du fond même de la vallée aux pentes des collines, traversée, du sud au nord, par la célèbre tranchée de Colonne. Au sud et sud-ouest, d'autres forêts encore forment autour de Verdun un demi-cercle boisé qui n'est séparé que par un assez court terrain dénudé des Bois Bourrus et des forêts du Nord.

Le paysage n'est pas toujours dépourvu de grâce. Il est cependant, en thèse générale, grave jusqu'à la tristesse. La Mense, si riante à Domrémy et Vaucouleurs, est, après Commercy, un fleuve mélancolique : les eaux en coulent mollement entre des rives un peu mornes. Les plateaux qui s'étendent à l'est de la ville ne le sont pas moins. Le sol est gris et poissé : une glaise pâle empâte les lignes du paysage. Cette glaise est redoutable. Tous ceux qui ont passé par Verdun en ont gardé le souvenir effarant. La moindre pluie la délaye jusqu'à l'extrême : le sol de certains villages de Meuse n'a jamais pu être amélioré : semblant certains jours rejeter l'eau, il paraissait, par contre, boire les cailloux dont en entendait le raffermir. Les collines, à cet égard, valent le plateau. Des Eparges dont j'ai souvent affronté l'effroyable boue — La montagne semblait toujours s'écrouler sous nous, me disait un des assaillants d'avril 1915 — au trop célèbre Mort-Homme en passant par Douaumont, nos soldats ont connu l'horreur de ce sol gluant qui, en été, s'effrite après une période de sécheresse en poussière abondante. Le paysage en est attristé. À la vérité, ce n'est pas un paysage qu'on vient chercher à Verdun, mais un camp. La nature semble rendre à dessein sévère un canton depuis tant de siècles voué à être champ de bataille.

Bien avant 1914, tout y disait la guerre et ses combats : chaque colline avait son fort ou son ouvrage, chaque repli de terrain ses traquenards: la forêt y était complice de la hauteur et au centre de ce cirque, voué à être le gigantesque Colysée de nos martyrs. la ville même se dressait, militaire et religieuse : les églises, chapelles et couvents n'y alternaient qu'avec les bastions anciens et modernes, tours fortifiées, portes à créneaux, corps de garde et casernes : Vauban a, en 1677, creusé ce sol : nous avons achevé l'œuvre en créant cette prodigieuse citadelle où se réfugiera la vie de Verdun au cours de la bataille : mais, dès 1552, l'antique tour Saint-Vanne qui, aujourd'hui ruinée, domine la ville, était garnie de canon. La Porte Chaussée, témoin du bas Moyen Age, présentait, entre deux poivrières, un front de guerrier sombre que l'un des derniers obus allemands devait finir par rompre. L'évêque ne porte plus bassinet ni ses chanoines ne chevauchent en palefroi, mais la population militaire y excédait avant la guerre la population civile. Et Verdun, en ses obscures ruelles, en ses rues étroites et ses petites places, ville ramassée qu'empêchait de s'élargir la ceinture des noirs remparts ne retentissait, bien avant nos combats, que du bruit du canon qui s'exerçait.

Sons un ciel rarement rayonnant, mais plus souvent gris et bas, affligé d'un climat humide et froid, traversé de cette morne rivière de Meuse, le camp de Verdun est austère. Son sol est cette terre grasse et visqueuse dont, avec rancune, parlait, dès 1792, le prince Frédéric-Guillaume de Prusse. Le paysage y est triste et dur. Verdun qui, pour la force a répudié toute grâce, a depuis cette guerre reçu en compensation une incomparable grandeur.