LA ROME DE NAPOLÉON

 

ÉPILOGUE.

 

 

Napoléon avait régné près de cinq ans à Rome : à aucun moment, il n'avait possédé Rome.

Pour la posséder, cependant, il avait fait sacrifices sur sacrifices. Il avait contristé, dépouillé et, contre son gré, torturé un vieillard pour lequel, dans le secret de son âme compliquée, il continuait à nourrir de l'affection et quelque reconnaissance. Il s'était, partant, aliéné l'Eglise catholique : l'annexion de ce lambeau de terre romaine avait été un des plus incontestables et un des plus puissants émotifs de cette désaffection qui, dès 1809, grandissait au sein de l'Empire pour un souverain qui avait abusé de tout : de la Belgique à la Vendée et des bords du Rhin aux bords du Tibre, la spoliation du Pape avait troublé bien des consciences et, encore que bien peu osassent élever la voix, aigri bien des cœurs. Le restaurateur des autels de 1802, le nouveau Cyrus avait pris place dans la liste des persécuteurs de la sainte Eglise. Son autorité morale en avait été ébranlée. Mais il estimait que la possession de Rome valait de pareils risques.

Cet État romain n'était cependant pas enviable : il ne fortifiait point l'Empire, ne pouvait être, ainsi que certaines provinces annexées depuis 1804, une marche qui le pût couvrir : indéfendable du côté de Naples, et sur ses côtes exposé aux débarquements de l'ennemi, il était à fortifier et rien n'était plus malaisé que de le fortifier : il ne pouvait être une marche militaire. Il ne pouvait pas être non plus une province de rendement. Sans agriculture, sans commerce, sans industrie, il constituait un des plus misérables pays de l'Europe et l'un des moins aisés à relever ; sa population ne travaillait point depuis des siècles ; la campagne romaine était le seul désert qu'on pût apercevoir en Europe autour d'une grande capitale. La race y était de sang appauvri : déshabituée de travailler, elle était de plus déshabituée de se battre : on n'y pouvait trouver de solides soldats, à peine quelques conscrits valides. On n'y pouvait trouver encore moins d'écus vaillants : le pays était incapable de payer ses maîtres en hommes ni en argent. Il était donc improductif.

Par surcroît, il était peu gouvernable : le peuple s'y était accoutumé, sous un despotisme patriarcal, à une douce anarchie : il désobéissait traditionnellement, violait impunément les lois et les règlements et, sans se révolter jamais, avait licence de fronder. Ce peuple qui n'apportait ni forteresses à la défense, ni trésors à l'industrie, ni soldats à l'armée, ni argent aux caisses, n'apportait pas non plus de vertus à la Cité. L'annexion de Rome était une mauvaise affaire.

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Tout cela compta peu aux yeux de Napoléon. Outre que la possession de l'État romain était nécessaire, et à son système italien, et à l'application stricte du blocus, l'Empereur était jeté sur Rome par les sentiments les plus invétérés qui, longtemps comprimés, portaient au Capitole le nouveau maître de l'Occident.

Napoléon aima Rome, nous l'avons vu, d'un amour de jeune homme : il l'avait aimée dans Plutarque, à Brienne : il l'aima par la suite dans Montesquieu et Corneille, et, ainsi, ne la connut pas. Car c'était une autre Rome qu'il aimait. Ce Latin se tournait d'instinct vers la métropole des races latines : il disait bien que Paris était sa ville chérie, que Rome venait après : il ne fallait pas l'en croire. La cité de Bonaparte fut Rome : il l'adora dans le secret de son âme, et pendant longtemps s'y achemina presque inconsciemment. Le jour où il fut empereur, il y courut. Dès 1805, sans qu'il s'en doutât peut-être lui-même, le sort de Rome était résolu. A l'empire d'Occident, il fallait Rome capitale : les querelles avec la Curie, les chicanes misérables, agents anglais, rivalités des cardinaux Fesch et Consalvi, fermeture des ports, fadaises, vains prétextes : il voulait Rome, il la prit.

Il la prit avec un frémissement de joie et presque de tendresse. Il avait sur elle les illusions immenses, fatales conséquences de tout amour aveugle et violent. Il la croyait opprimée matériellement, et moralement abaissée par le joug avilissant des prêtres. Si ces Romains ne savaient plus ni se battre ni travailler, c'était la faute des prêtres qui, pour les mieux tenir, les avaient ravalés ; les petits-neveux de Cincinnatus sauraient travailler la terre et gérer l'État, les petits-neveux de Cicéron s'assoiraient aux comices, les petits-neveux de Scipion et de César se battraient en braves dans les armées du plus grand des Césars. Il fallait délivrer le Romain moderne et soudain se réveillerait en lui le Romain antique.

Le Romain antique n'existait pas ; il n'avait existé, tel qu'on le connaissait en France, que dans l'imagination de Montesquieu comme de Corneille, complice de la faconde des Tite-Live et des Plutarque. D'ailleurs les habitants de la Rome des Papes ne descendaient point de Romulus ni de César, mais des Goths, Hérules, Grecs, Lombards, Normands, Français, Espagnols, Allemands qui, depuis quinze siècles, avaient violé la Ville Éternelle. Ils consentaient à s'entendre dire qu'ils étaient les petits-fils des grands héros ; mais ils n'entendaient point recommencer leurs travaux et eussent été incapables de faire revivre leurs vertus.

Par surcroît, ils étaient presque unanimement contents de leur sort, aimaient leur gouvernement, pour ses défauts surtout, et aussi pour les profits qu'il leur procurait : nourris par l'Eglise, ils étaient d'ailleurs pénétrés de religion et dans la main de leurs prêtres. Ces prêtres eux-mêmes, pour être généralement plus souriants que violents, n'en étaient pas moins les soldats dociles et pour la plupart ardents du Souverain Pontife, leur chef spirituel et temporel.

Le peuple n'entendait donc en aucune façon être délivré du joug des prêtres et les prêtres étaient disposés à ne rien céder à l'usurpateur.

Napoléon tenait les prêtres romains pour vils et lâches : à la pensée que ces misérables lui pourraient disputer le cœur de Rome, à lui qui arrivait les mains pleines de bienfaits, il haussait les épaules : On ne connaît pas les prêtres romains, écrivit-il. Contre eux il parla d'envoyer des soldats cent mille, s'il le faut. Les soldats n'avaient que faire contre une population dont l'opposition était unanime, mais sans éclats, contre des prêtres dont la résistance était passive et sourde.

L'Empereur entreprit alors de conquérir ce peuple par la séduction de l'orgueil et de la richesse. Pour Rome, cet homme superbe connut des faiblesses de père : il voulut qu'on ne demandât à l'État Romain ni trop d'argent ni trop de conscrits ; par contre, il entendit qu'on transformât en une riche plaine la campagne déserte et qu'on ressuscitât la Rome antique, en déterrant les temples et les cirques. Il envoya à Rome des hommes plus doux que fermes, les membres de la Consulta, destinés à séduire Rome, des fonctionnaires comme Miollis et Tournon qui, aimant Rome, devaient s'y faire aimer. Il les autorisa à rappeler sans cesse à ces nouveaux sujets qu'ils descendaient de Scipion et de César, — pensant qu'ils livreraient ainsi plus facilement leurs fils à la conscription, — et qu'on les avait délivrés du joug honteux des prêtres, estimant exciter ainsi leur gratitude.

Le peuple romain, après avoir fait fi des héros, resta tout à ses prêtres. Napoléon ayant dispersé ses moines, il le considéra comme l'Antéchrist : déportant ses prêtres, il fut tenu pour le moderne Néron. Prenant par surcroît ses fils, il passa pour Moloch. Les placards le signalèrent comme le fils aîné de Lucifer. Par surcroît, ce qui était pire aux yeux de l'Empereur, ce peuple refusa de travailler comme il refusait de se battre Les conscrits se faisant bandits, les mendiants, d'autre part, devinrent légion, et Rome, sous ce règne glorieux, se dépeupla d'une façon effrayante. Tout y échoua : la campagne ne put devenir colonie agricole ; l'industrie ne put s'établir à Rome : les côtes menacées ne pouvaient s'ouvrir au commerce ; les routes semblaient impossibles à refaire.

Le peuple qui, un instant, avait regardé faire les agents de Napoléon avec une curiosité narquoise, en conclut que ces Français qui, en échange de leur gouvernement patriarcal, leur avaient promis monts et merveilles, n'aboutissaient qu'à augmenter le nombre des brigands et celui des mendiants. Il se refusa à reconnaître, d'autre part, des bienfaits dont il ne voulait point profiter, tint la vaccine pour une tyrannie au même titre que la conscription et n'agréa pas plus l'institution des réverbères que l'abolition de l'Inquisition. Lorsqu'on appela des parties de ce peuple à prêter le serment à César, il refusa.

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Napoléon, désillusionné, devait s'exaspérer. Son amour mal accueilli le rendait ridicule. Cet amour l'avait d'ailleurs toujours mal inspiré, lui avait fait frapper trop fort les prêtres qu'il jugeait ses rivaux, et trop caresser les patriciens, gens peu sûrs, mal ralliés et sans influence, mais qu'il tenait pour les représentants des Cornélius et des Metellus. Cet amour jaloux lui avait fait écarter par surcroît, du gouvernement de Rome, les hommes qui, par leur prestige ou leur énergie, eussent pu, non plus séduire Rome, mais lui en imposer. Il fit ainsi fautes sur fautes avec les intentions les plus louables et les plus généreux sentiments qu'on lui eût connus. L'échec l'aigrissant, il tenta de ployer entre ses bras puissants et irrités cette maîtresse dont la possession avait été le rêve de sa vie et qui, tenue par lui, se refusait. Il édicta les décrets de proscription et de confiscation, les seuls que le Grand Empire ait connus. Il y eut plus de prêtres au bagne et pas un sujet soumis de plus sur les bords du Tibre. Comment se fût terminée l'aventure ? Assurément le Romain antique ne fût point ressuscité, puisqu'il n'existait plus. Le Romain se fût-il fait Français, rêve que caressaient, après 1810 — faute d'avoir réalisé l'autre — les fonctionnaires de Napoléon ? Cela n'est pas plus probable. Capitale au bout de peu d'années d'un royaume d'Italie, Rome eût romanisé les agents de César, et ne se fût point laissé franciser. Faire de cette cité si originale et si archaïque, si férue de sa supériorité et si frondeuse en son orgueil, une ville de France, suivant l'expression même de l'Empereur, et de la France moderne, c'était labourer la mer.

Ce fut d'ailleurs un grand bonheur que les Romains ne se fussent point laissé assimiler : même lorsqu'ils se refusèrent aux réformes utiles, mais qui les dénationalisaient, ils défendaient leur patrimoine contre le pire des attentats, celui qui visait à uniformiser sous une règle unique, sous une loi forcément tyrannique, des pays différents de climat, de traditions, de tempérament, de mœurs et de sentiments et à étendre l'Europe sur un lit de Procuste. Contre le représentant de la France de 1789, contre celui qui, leur assurait-on, leur apportait la liberté avec la gloire, les Romains défendirent la seule liberté qu'ils reconnussent, celle de vivre à leur guise.

Ils défendirent aussi les droits de leur souverain : le peuple, passif, inerte, fataliste, les défendit mollement, mais ces prêtres qu'on méprisait à Paris firent preuve d'un courage qui édifia, de leur propre aveu, les agents chargés de les faire plier. Sans éclats, sans excès, sans révolte, ils résistèrent, refusèrent le serment, se firent déporter. Dans un empire tremblant, ils se dressèrent, prêtres ignorants et frustes, et, puisqu'on les y forçait, prêtres et évêques déclarèrent que, fidèles à Pierre, ils ne pouvaient jurer fidélité à César qui l'avait dépouillé. Ils se laissèrent conduire au bagne eu à l'exil, bravant des misères qu'on soupçonne, et ainsi ils firent connaître ces prêtres de Rome.

Le peuple les entoura de ses sympathies, réprouva les prêtres jureurs, eut recours aux moines réfractaires et par là montra, autant qu'il était dans son tempérament de le faire, qu'estimant ceux qui ne cédaient point à Napoléon, il restait lui aussi fidèle au souverain exilé et captif qui, lui non plus, ne cédait pas, ne céda jamais.

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Telle fut l'histoire des relations du dernier des Césars avec ce pays de Rome qu'il aimait et que, voulant séduire, il opprima. Il s'était proposé un but ; en la soumettant à la loi française, seule génératrice d'ordre politique et de liberté civile, seule dispensatrice de l'égalité devant la justice et seule héritière du vieux droit romain, il avait entendu rendre Rome à son caractère primitif : la loi romaine francisée devait ressusciter les héros romains au service de l'empire français. A cette tâche, il échoua ; il devait échouer, mais, échouant là, l'Empereur estimait qu'il avait manqué son but, que l'affaire de Rome était perdue et que Rome le forçait à faire faillite à son programme.

Il avait tort. Du passage des Français à Rome — si rapide qu'eût été ce passage dans cette histoire deux fois millénaire — il restait des traces profondes. Ce n'était pas en vain qu'un gouvernement, si admirablement réglé dans toutes ses parties, avait été imposé à un peuple, si entêté que fût celui-ci dans ses préjugés et ses antipathies. Ce n'était pas en vain que près de cinq ans durant, ces hommes de grand talent et de conscience rigide, administrateurs et magistrats, avaient su faire régner l'ordre dans l'administration et la vigueur dans la justice. Consalvi, nous l'avons vu, recueillit des mains des Tournon, des Janet et des Le Gonidec un héritage dont il conserva précieusement une partie, en l'adaptant aux mœurs et traditions de l'État romain. Ce n'était pas en vain que le Code Napoléon avait régné, fût-ce quelques mois, sur ce pays à la législation anarchique : il allait, débaptisé, remanié, réformé, lui aussi adapté, devenir, en réalité, la loi de ce nouvel État pontifical dont Azeglio ne reconnaissait plus le pittoresque sans-gêne d'antan. Ce n'était pas en vain qu'une administration attentive aux petites comme aux grandes choses avait voulu inonder Rome des bienfaits de la civilisation : la vaccine imposée, les pompiers institués, les réverbères installés étaient les moindres institutions, mais non les plus méprisables qui survécussent à ceux qui les avaient instaurées. De même que, dans ces rues de Rome plongées avant 1809 dans l'obscurité, les lanternes françaises, lumignons mal alimentés d'huile après 1814, mais quand même allumées, jetaient leur faible clarté, dans l'ordre politique et social des lueurs demeuraient vacillantes, partielles, sans cesse menacées d'extinction : elles marquaient la place où avaient brillé d'un éclat éblouissant ces lumières nouvelles : justice égale, liberté civile, conscience civique, amour de la gloire, culte du progrès.

Au grand soleil de Rome, d'autres témoins se dressaient du passage en cette ville du dernier des Césars. Templorum positor, templorum sancte depostor, avait-on dit à Auguste. Ces temples, Napoléon avait entendu en être le restaurateur. Certes il n'avait, là encore, réalisé qu'une très petite partie de son plan et n'avait pas ressuscité la Rome antique : on ne ressuscite pas un squelette, on l'exhume. On exhuma ces restes vénérables. Les amateurs du pittoresque regrettent le temps où des bestiaux erraient du Capitole au Colisée, foulant des débris à demi visibles qui laissaient du moins à l'imagination le loisir d'évoquer les trésors enfouis. Ces trésors déterrés paraissent minces aux visiteurs du Forum romain. Tel n'est pas le sentiment des savants. Tel surtout ne fut pas celui du monde romain et de l'Europe après 1814. Le culte voué aux mânes latines était alors tel que la vue de ces reliques mises au jour combla de joie, d'émotion et d'enthousiasme un peuple de dévots. Lorsque ceux-ci contemplaient, des rampes du Capitole et du faite du Colisée, le Forum aux souvenirs plus nettement précisés, Voie sacrée, routes vénérables, fondations des grands temples, arcs se détachant maintenant sans entraves sur le ciel bleu, colonnes évocatrices des portiques antiques, des basiliques où peut-être avait parlé Cicéron, monuments débarrassés de leur gaine de masures, il fallait bien qu'ils reconnussent que c'étaient des Français qui, en quelques années, avaient rendu à Rome les vestiges de ses glorieux ancêtres.

La prodigieuse activité de fonctionnaires sans pareils ne s'était pas arrêtée à cette œuvre d'exhumation. Elle s'était dépensée au service d'un peuple qui, dédaigneux de tels bienfaits, devait cependant un jour en bénéficier et en jouir grandement. Sur les pentes du Pincio s'étalaient désormais les jardins de César : nous avons dit quel sceau devrait porter l'œuvre et pourquoi la statue du baron de Tournon devrait faire, sous ces ombrages à nous si familiers, face au buste de l'architecte Valadier. Le lecteur sait d'autre part quels travaux étaient entrepris. quelques-uns en partie achevés, du Campo Verano aux marais Pontins, des gorges de Tivoli aux jetées de Civita Vecchia. des marchés aux hôpitaux, des dépôts de mendicité bâtis aux palais restaurés. L'aigle impériale avait, en 1814, le droit de s'étaler à la place du dragon Borghèse sur le Quirinal entièrement remanié. Dans cette histoire de la Rome millénaire qui, des rois fondateurs aux édiles constructeurs, des Césars restaurateurs aux Papes bâtisseurs, a été avant tout une histoire monumentale, ces cinq années laissent leurs traces, et c'est miracle lorsqu'on songe à tant de tâches acceptées ou conçues, à tant d'obstacles semés sur les pas de ceux qui les avaient assumées.

Ces hommes de Napoléon pouvaient faire des miracles. Ils en firent un tout au moins : dans des circonstances cependant bien ingrates, ils réconcilièrent le peuple romain avec le nom français. Ces hauts agents s'imposaient par leurs hautes vertus. Le lecteur les connaît : il serait vain de retracer ici le portrait de ce soldat plein de conscience et de droiture, de bonté foncière et de grâce austère que fut Miollis, de cet administrateur à la fois si prodigieusement actif, si inlassablement courtois que fut Tournon, de ce financier expert, scrupuleux, averti que fut Janet, de ce Le Gonidec, magistrat sans reproches, de ce Daru séduisant et laborieux intendant, de ce Norvins dissimulant un esprit aux aguets sous des grâces d'ancien régime. Si différents qu'ils fussent, sévères ou gracieux, tous firent preuve de deux qualités qui, dans cette Rome habituée aux sans-façons étranges de ses administrateurs déchus, les mit hors de pair : la conscience au labeur et la probité privée. Les peuples ont beau s'enfermer dans leurs préventions et leurs préjugés, il est consolant de penser que la vue d'une peignée d'honnêtes gens, travaillant de concert à une œuvre vaillamment acceptée et scrupuleusement accomplie, peut forcer les préventions et éteindre les préjugés. En 1809, le peuple romain, nous l'avons assez vu, hait et méprise les Français : il les hait séculairement ; depuis 1798, il les méprise ; en l'an VII, il les a vomis et a tenté de les massacrer. Il faut comparer le départ humiliant des Français de Championnet, sous les huées, les menaces, puis les coups, la haine déchaînée, les imprécations justifiées de tout un peuple, et la retraite, calme, digne, superbe des troupes de Miollis, car la défense du château Saint-Ange avait mis le comble à ce souvenir colossal qui, peu à peu, se changeait en admiration. Il faut avoir assisté aux scènes de janvier 1814, avoir constaté l'attitude vaillamment sereine de ce groupe de fonctionnaires, noyés dans les flots d'un peuple naguère si hostile et qui refusant de s'associer, même par une apparente complaisance, à la trahison, s'éloignent la tête haute, au milieu d'un respectueux silence. Pie VII et Consalvi se faisaient les interprètes de ce peuple en félicitant, dès 1814, Miollis et Le Gonidec de l'œuvre accomplie à Rome et du souvenir qu'ils y laissaient. Ce souvenir devait grandir. En 1831, le cardinal Lambruschini envoyait au comte de Tournon, au nom du pape Grégoire XVI, une médaille d'or où le souverain romain avait fait graver un des monuments les plus beaux de Rome que l'ancien préfet eût restaurés, écrivait le prélat, témoignage peut-être unique de la reconnaissance d'un gouvernement vis-à-vis d'un agent du pouvoir usurpateur. Rome aime qui l'aime La grande force d'un Miollis, d'un Tournon avait été d'aimer de toute leur âme la chère Rome. Ils lui avaient rêvé autre chose que des conscrits vaillants : de magnifiques monuments, une industrie prospère, des écoles d'art sans rivales, des académies où se fussent révélés des Raphaël à côté des Tasse et des Pétrarque à côté des Palestrina. Lorsque Napoléon les avait faits les délégués de sa bienveillance, il les avait trouvés prêts à un travail acharné pour doter de tous les dons la ville qu'ils aimaient au bout de quelques mois à l'égal d'une patrie. Lorsque l'Empereur entendit les faire les instruments de ses rigueurs, ils cherchèrent longtemps à les adoucir. Sous leur loi, ce peuple froissé, meurtri, lésé par les mesures dictées de Paris, ne se souleva pas. Ce peuple apathique ne l'était pas tellement qu'il ne se fût dix fois insurgé sous la loi jacobine de 1798 : la bienveillance sincère de ces gouvernants avait donc, pour une grande part, le mérite d'une attitude toute contraire. Le peuple connut ainsi d'admirables et aimables Français.

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Des idées que, d'autre part, ils avaient apportées, il restait quelque chose qui rendit possible la dictature réformatrice de Consalvi. De jeunes officiers revenaient des états-majors de l'Empereur ; de jeunes auditeurs de son Conseil d'État ; des conscrits de son armée. Ils constituaient un élément nouveau dans Rome vivifiée. Si, sans avoir servi sous Napoléon, le jeune Mastaï Ferretti conservait de la domination française les idées qu'un instant le libéral pape Pie IX fit triompher sur les bords du Tibre, qu'était-ce des jeunes nobles revenus des écoles où l'éducation française avait, quelques années, façonné leur âme et pétri leur cerveau ? Ils n'étaient point des révolutionnaires, à peine des libéraux, mais ils savaient penser. On lisait le Journal des Débats au café de Venise après 1815 et c'était là un indice, à la vérité modeste et néanmoins intéressant, d'une nouvelle mentalité qui rendaient peu à peu possibles, après les réformes de Pie VII, celles qu'on attendit un instant de Pie IX. Le grand courant des idées modernes avait passé sur Rome : le vieux bâtiment restait debout, ayant résisté, mais l'air qu'on y respirait avait été, malgré tout, vivifié ; quand Léon XII, nous Fayolle dit. voulut derechef fermer les ouvertures et verrouiller les portes. il ne le put. L'œuvre de réaction était impossible.

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Le 15 août 1827, Henry Beyle alors à Rome vit avec curiosité son hôte disposer dans sa chambre quelques fleurs devant un petit buste de Napoléon. Ce logeur romain honorait ainsi le dernier César en cet anniversaire de sa naissance, naguère fêté par tout le Grand Empire. L'Antéchrist de 1813 bénéficiait des efforts tentés par Léon XII pour détruire son œuvre et cette modeste manifestation était celle d'un grand mouvement. Le logeur de Beyle avait raison : si Tournon a mérité sa statue sur le Pincio, l'ombre de Napoléon plane au-dessus de Rome. Il mérite sa gratitude pour l'avoir aimée en amant violent, en amant maladroit, en amant jaloux, mais en amant généreux qui, pour elle, lui qui comptait, ne compta pas. A l'époque où Beyle voyait avec plaisir honorer l'Empereur, la France était à Rome représentée par un diplomate de marque : Châteaubriand vécut deux ans aux bords du Tibre ; il y arriva plein de préventions contre Buonaparte. En partant, il écrivit : Nous avons porté à Rome le germe d'une administration qui n'existait pas... Les Français, en traversant Rome, ont laissé leurs principes... Napoléon est grand pour avoir ressuscité, éclairé et géré supérieurement l'Italie.

Napoléon mourut sans avoir vu Rome : mais il avait connu l'immense joie de gérer un instant le bien de César et eu l'immense mérite de l'avoir voulu gérer mieux qu'aucune des provinces que le destin plaçait entre ses mains. Pour employer une formule qui ici, vraiment, n'a rien de banal, Rome doit lui pardonner beaucoup, parce qu'il l'a beaucoup aimée.

 

Rome 1901 — Paris 1905.

 

FIN DE L'OUVRAGE