LA ROME DE NAPOLÉON

LIVRE IV. — LA DÉBÂCLE

 

CHAPITRE VI. — PIE VII RENTRE.

 

 

Pie VII n'a jamais renoncé au pouvoir temporel. — Ses réclamations au congrès de Prague. Metternich n'y fait point de réponse ; les convenances de la Lombardie et le pourboire de Murat. — Napoléon préfère voir Pie VII que Murat à Rome. — Pie VII se voit restituer ses États par l'Empereur. — Le pape, après un nouveau séjour à Savone, est renvoyé à Rome. — Entrevue de Pie VII et de Murat à Bologne ; Joachim essaie de le prendre de haut ; le pape l'accueille froidement. — Rome supporte mal le gouvernement napolitain et aspire à revoir le pape. Murat prend son parti et assume la gloire de rétablir Pie VII. — La junte provisoire et Rivarola. Réaction assez restreinte. Simples peines et disgrâces justifiées. — Rentrée triomphale du pape. Saint-Pierre se remplit ; le pape rentre au Quirinal ; déesses et madones. — Quelques réparations et quelques réconciliations. Les Bonaparte à Rome. — Pas de réaction contre les institutions. La politique de Consalvi. Il singe Napoléon. Le pape conserve une partie de l'organisation césarienne. Bartolucci accommode le Code civil à l'usage de Rome. Le Motu Proprio du 6 juillet 1816. Vain essai de réaction de Léon XII. — Jean Mastaï Ferretti. — En apparence tout est rentré dans l'ordre à Rome. Mauvais rêve. — Le règne du moderne Néron.

 

Le Pape n'avait jamais renoncé au pouvoir temporel. Dans la terrible nuit du 7 au 8 juillet 1809, il avait, devant Radet, formulé en quelques mots sa doctrine, justifié son droit et affirmé son devoir. Nous ne pouvons abandonner ce qui n'est pas à nous. Le temporel appartient à l'Eglise, nous n'en sommes que l'administrateur. L'Empereur pourra nous mettre en pièces, mais il n'obtiendra pas cela de nous.

Il s'en tint à cette doctrine : quoi qu'on en ait écrit, il ne s'en départit à aucun moment. Ni les tortures physiques qu'infligea à ce vieillard le chemin de croix qui le conduisit du Quirinal à la Chartreuse d'Ema, du monastère toscan à Grenoble, de Grenoble à Savone, ni les constantes et obsédantes instances faites près de lui par ses hauts surveillants de Savone ; Berthier, Salmatoris et Chabrol, ni les alternatives de rigueur et de douceur recommandées par l'Empereur à ses agents, ni les représentations de certains prélats de France, ni l'intervention de Lebzeltern au nom de l'Autriche, n'avaient eu, nous l'avons vu, raison de ce singulier adversaire qui, ne connaissant plus les accès de colère du Quirinal, d'un geste doux et las, écartait de la main les propositions d'abdication, et, de la tête, avec un sourire triste, disait toujours : Non possumus, sans s'irriter jamais[1].

On l'avait transféré à Fontainebleau pendant l'été de 1812. Le captif de Savone était devenu l'hôte honoré de l'Empereur absent. On l'avait entouré d'hommages : le gendarme qui le gardait — Lagorse, célestin défroqué — avait dû retrouver pour traiter avec lui l'onction des premiers jours, se dédommageant de cette contrainte par les propos grossiers dont il émaillait ses rapports au duc de Rovigo[2]. On lui avait dépêché des prélats complaisants, Bayanne, Barrai, Duvoisin. Puis l'Empereur — le terrain préparé — avait surgi, s'était installé aux côtés du vieillard, l'avait assiégé d'égards, l'avait enveloppé des effluves de son irrésistible séduction. Ni la comédie ni la tragédie — suivant un mot célèbre — n'avaient eu prise sur ce prêtre. Il avait cédé sur les articles concordataires, accordé, par une nouvelle convention du 25 janvier 1813, de larges avantages à l'Eglise de France. Mais on avait eu raison à Rome de souligner le silence qui avait été gardé à Fontainebleau sur la question romaine. Accepter de résider à Avignon n'engageait en rien l'avenir : les Clément V, les Jean XXII et leurs cinq successeurs avaient, trois quarts de siècle, vécu à Avignon sans renoncer à la souveraineté de Rome ; par surcroît, ce silence même ayant inquiété le Pape, il avait fallu, évidemment sur une suprême requête du pontife, que, déchirant le papier d'une plume fiévreuse, César reconnût par une lettre formelle que le nouvel instrument n'infirmait rien des droits du Pape sur Rome, n'impliquait aucune renonciation : le Pontife devait se tenir pour assuré que n'ayant pas cru devoir (la) lui demander, Sa Sainteté ne pouvait avoir la crainte que l'on puisse penser qu'Elle avait renoncé directement ou indirectement, en signant lesdits articles, à ses droits et prétentions : on n'avait entendu traiter qu'avec le chef de l'Eglise dans les choses spirituelles[3].

Pie VII n'avait donc point eu — ainsi qu'on l'a écrit — à se rétracter sur ce point : les scrupules dont il fit montre par la suite lui étaient inspirés par des considérations d'ordre canonique : en dénonçant, quelques jours après, le Concordat du 25 janvier, il ne revenait point sur une renonciation qu'aucun assaut n'était parvenu à lui arracher.

Qu'y a-t-il d'étonnant, dans ces conditions, qu'au premier bruit de la réunion d'un Congrès à Prague, il ait, le 24 juillet 1813. confié au prélat Bernetti une lettre qui, adressée au nonce à Vienne, Severoli, devait être remise à François II, et par laquelle le souverain dépouillé réclamait de l'Europe la restitution de ses domaines comme fondée sur la justice de sa cluse et sur les droits sacrés de la religion qui exigent que le chef visible de l'Eglise puisse exercer librement et d'une manière impartiale sa puissance spirituelle dans toutes les parties du monde catholique (2)[4].

Metternich était, moins que Napoléon même, pressé de voir Pie VII réintégré dans ses États ; dès lors, il convoitait les Légations, espérant hériter de Ravenne, Ferrare et autres lieux : une reconnaissance éclatante des droits du Pape au temporel eût créé un obstacle que, de sa main souple, il écarta par la question préalable : les propositions de Prague ne comportaient même pas la restitution de Rome à son souverain. Le Bourbon de Naples eût été représenté à Prague, qu'il n'eût d'ailleurs pas tenu une autre conduite. On s'apprêtait à la curée : les principes ne devaient guère peser : la légitimité prétexte de la croisade de l'Europe, les droits des peuples puissant dissolvant insinué dans les membres du Grand Empire, mots vides, creux, hypocrites, illusoires ; on n'avait point encore vaincu Napoléon qu'on s'apprêtait à hériter de ses usurpations. Le traité d'alliance conclu entre l'Autriche et Murat — avec l'assentiment de l'Angleterre — les 4 et 11 janvier 1813 promettait au roi de Naples, comme récompense de sa défection, une partie des États romains — Rome probablement. L'Autriche comptait trouver ses convenances dans les Légations et peut-être les Marches.

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C'est à cette machination que Napoléon avait, dès janvier 1814, entendu faire échec. Puisqu'il était dit que Rome lui allait être, lui était enlevée par la trahison de Murat, puisque l'aigle pourchassé ne gîtait plus que pour un temps sur l'étroite plate-forme du château Saint-Ange, puisque César ne pouvait plus régner du Palatin au Vatican et du Capitole au Quirinal, nul autre que le Pape n'y devait le remplacer. La jalousie le reprenait, exaspérée à l'idée de ce Joachim, caracolant dans ses oripeaux, sur son cheval aux harnais dorés, dans sa chère Rome, conquérant peut-être des cœurs qui s'étaient refusés à l'amour de l'Empereur, et de ce Franconi régnant au Capitole privé de César. Mieux valait le vieux prêtre, et, puisque Rome avait, depuis six ans, préféré aux viriles sacrifices et aux mâles traitements le régime avilissant de l'Eglise, il lui fallait rendre ses moines, ses prêtres, ses prélats, ses cardinaux et son pape aux mains débiles, la rejeter dans l'enfance dont elle n'avait point voulu se laisser sortir et lui infliger un suprême châtiment en satisfaisant les vœux misérables d'un peuple irrémédiablement dégénéré.

Le roi de Naples ayant conclu avec la coalition une alliance dont il paraît qu'un des objets est la réunion éventuelle de Rome à ses États, Sa Majesté l'Empereur et Roi juge conforme à la véritable politique de son Empire et aux intérêts du peuple de Rome, de remettre, les États romains à Sa Sainteté. Elle préfère les voir entre ses mains qu'entre celles de tout autre souverain, quel qu'il soit. Je suis en conséquence autorisé à signer un traité par lequel la paix sera rétablie entre l'Empereur et Votre Sainteté. Votre Sainteté serait reconnue dans la souveraineté temporelle et les États romains, tels qu'ils ont été réunis à l'Empire français, seraient remis ainsi que les forteresses entre les mains de Votre Sainteté. Telle fut la lettre qui, le 18 janvier 1814, fut dictée par l'Empereur à M. de Beaumont ; on suppose dans quels sentiments d'amertume et de dépit. Grégoire avait vaincu César : une obstination douce avait, à travers de terribles vicissitudes, maintenu intacts les droits du souverain déchu. L'Europe n'allait avoir, pour essayer à son tour de le dépouiller, à arguer d'aucune abdication, et c'était presque de Canossa que Napoléon pouvait dater sa lettre[5].

Mais elle parut cacher un piège. Obstiné jusqu'au bout. Pie VII y vit le dessein de le réinvestir, au nom d'un nouveau Charlemagne, du bien dont aucun Charlemagne n'avait pu le dépouiller. Il pensait juste : Metternich, Murat, Ferdinand VII eussent été trop heureux de trouver dans ce traité même une manière d'abdication rétrospective. Le 21, il répondit avec fermeté qu'il ne pouvait signer quoi que ce fût en terre française et qu'il entendait, avant toutes choses, rentrer à Rome[6].

L'Empereur hésitait : au moment de renvoyer à Rome ce prêtre qui l'avait vaincu, de rendre Rome au successeur des Grégoire et des Jules, un serrement de cœur devait paralyser sa main. Il donna l'ordre, le 30 janvier, de transférer Pie VII, non à Rome, mais à Savone. On verrait ensuite. Après tout, le drapeau qu'il s'apprêtait à défendre dans la vallée de la Seine flottait encore sur le château des Borgia, aux bords du Tibre. L'onctueux Lagorse fut chargé de ne conduire le Pape que sur la Rivière de Gênes.

Il y attendit l'heure de la suprême réparation avec sa quiétude ordinaire. Elle sonna ; le 10 mars 1814, un décret annonçait le rétablissement du Pape dans la possession de ses États : le même jour, Savary était avisé que Lagorse devrait, incontinent, diriger le Pape, de Savone, sur les avant-postes napolitains qu'on supposait à Parme. Le 19 mars, le gendarme — lui aussi fouette, cocher ! — se dirigeait avec son prisonnier vers la vallée du Pô. Le 25 mars, il le remettait, non aux avant-postes napolitains, mais aux avant-postes autrichiens. C'était mêler à cette restitution cette ironie narquoise et amère dont Napoléon était d'ailleurs coutumier, que de jeter ainsi ce pontife encombrant dans le camp de .ces deux alliés, Metternich et Murat qui, si allègrement, s'apprêtaient à prendre, l'un Ravenne et l'autre Rome.

De fait, le Pape, rencontrant à Bologne le roi Murat lui-même, le trouva fort incertain. Rome lui avait paru la récompense et la compensation de l'affreux sacrifice de son honneur français. Mais il en était déjà à solliciter avant tout la conservation de Naples et il n'entendait point se faire de Pie VII un ennemi. D'autre part, il savait tout ce qui se disait à Rome contre lui et ce qui s'allait tramer. Il s'était aperçu, dès son passage de janvier 1814, que, depuis six ans, il bâtissait sur le sable mouvant, qu'il n'avait à Rome ni assises solides ni durable établissement. Son La Vauguyon était tenu pour un étranger au même titre que Miollis — et moins redoutable ; et ses Pignatelli et autres Napolitains, le premier mouvement d'enthousiasme passé, redevenaient pour les Romains des polichinelles de Naples, moquables, méprisables, détestables.

La nouvelle du voyage du Pape faisait délirer de joie la cité entière : on ne voulait voir dans les Napolitains qu'une garnison provisoire : Joachim ayant entendu réagir et menacer les papalins, on avait senti, sous cette main qui s'essayait à contrefaire César, frémir le pays entier de mépris plus que de colère. A Vallecorsa, à Velletri, à Genzano, ailleurs encore, les poignards s'aiguisaient, les fusils se chargeaient : on s'apprêtait à traiter les amis de Murat comme on n'avait osé traiter ceux de Napoléon. Dans la campagne, on arborait hardiment la cocarde du Pape : les Transtévérins la portaient ostensiblement. Frascati parut donner le signal de l'insurrection : la garde nationale attaqua les Napolitains, les soldats de Murat ripostèrent, tirèrent sur le peuple qui sortait de la cathédrale, et même à Rome, il fallut que La Vauguyon fit monter à cheval ses lanciers pour empêcher les amis des Français d'être écharpés[7].

Le pauvre roi se raccrochait à ses patriciens : il croyait à la fidélité, au dévouement, à l'affection peut-être de Chigi, de Braschi, de Sforza Césarini ; plus naïf encore que fanfaron, il entendit en éblouir ce pape qui — fin dans son apparente ingénuité savait ce que valait l'aune de ces dévouements-là, au service du dernier arrivé, prompts aux adhésions opportunes et aux retours utiles. Pie VII vit donc un homme qui tout d'abord essaya de le prendre de haut avec ce prêtre que Napoléon n'avait pas fait céder. Au reste Joachim parut vite découragé : ce Pape, qu'il pensait voir tout au moins humble et empressé, le supposant désireux de créer de cordiales relations avec le détenteur de Rome, souverain de Naples, ne l'accueillit pas en roi, à peine en général et sembla moins disposé à le bien traiter que lorsqu'en 1800, le général Murat s'en venait à Rome le prendre sous sa protection, au nom du Premier Consul : maréchal, grand-duc de Berg, roi des Deux-Siciles — et roi maintenant reconnu par Metternich et Bentinck — il s'apercevait qu'il n'avait jamais valu aux yeux de Pie VII et de Consalvi que par Bonaparte. Il parla — dernier argument — du désir ardent qu'on avait, au Capitole, de le voir, lui, Joachim le bien-aimé, régner à Rome, et, comme preuve, il tira la pétition signée du baronnage, vraie trahison d'ailleurs, car c'était livrer au souverain de demain la liste de ceux qui avaient affirmé — Dieu sait avec quelle sincérité ! — leur répugnance à voir le pontife remonter sur le trône. Pie VII aurait pris le papier et sans l'examiner l'aurait jeté au feu. Rien maintenant, aurait-il dit, ne s'oppose, je pense, à ce que nous rentrions à Rome. Murat se sentit glacé, vaincu. Il se retira au comble du trouble[8].

Mais il n'était pas Gascon pour rien, toujours prêt à rebondir ; il prit les devants, expédia à Rome la proclamation où il assumait le mérite de rétablir le Pape à Rome : il s'attendrissait, s'exaltait, se vantait — oubliant qu'il avait, en 1808, tout fait pour priver Rome de ce gouvernement paternel, qu'il avait, en 1809, prêté main-forte avec son Pignatelli au coup de main de Radet et que, la veille encore, il délibérait de frustrer le saint pontife de son héritage. Il semble, disait-il entre autres pantalonnades, que le ciel ait voulu seconder les sentiments d'affection qui m'ont attaché à vous dès le temps où le sort de la guerre m'a conduit pour la première fois dans vos murs (1798), il semble qu'il ait voulu récompenser le bien que j'ai pu vous faire en m'accordant de vous annoncer ce mémorable et heureux événement...[9] Moins d'une année après, il devait derechef chasser de Rome le bien-aimé souverain qu'il rétablissait sur le trône de Grégoire VII. On n'ose être trop sévère pour ce malheureux dont la conscience démoralisée servait mal la valeur et plus mal encore l'esprit et le sens. On se souvient du donjon du Pizzo, de la petite cour froide et triste enfermée dans les murs noirs du donjon calabrais, de la muraille où se voient les traces du plomb qui, d'autre part, frappa ce cœur jadis généreux, épargnant cette admirable tête au cerveau trouble ; et, en quittant Murat, à la veille même de cette catastrophe tragique où il allait sombrer de si émouvante façon, on préfère laisser à ses biographes le soin de le juger et de le condamner.

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La Vauguyon avait quitté Rome : il s'apprêtait à aller faire récompenser à Paris, où maintenant régnait Louis XVIII, ses bons et loyaux services ; d'ailleurs, on n'eût pas souffert plus longtemps ce Français au palais Farnèse : le préfet Piranesi, compromis dans l'affaire de l'escalade du 8 'juillet 1809, avait pris peur et s'était enfui ; l'ancien secrétaire général de Tournon, carbonaro actif désormais, mais d'autant plus exposé, quittait en fugitif le Monte Citorio moins de quatre mois après avoir joué les Tartufe devant le préfet français stupéfait. Un ministre napolitain, Macédonio, gouverna seul Rome quelques jours.

Le 10 mai, le prélat Rivarola fit son entrée par la porte du Peuple, chargé du gouvernement provisoire, au nom du Pape. Le même jour, Macédonio réunissait la municipalité, Chigi en tête, et déclarait remettre entre ses mains le gouvernement de Rome. Dès le lendemain, Rivarola en dépouillait la municipalité[10].

Les amis de la France et ceux de Murat tremblaient également. Rivarola était un réacteur résolu, du parti des vengeances. On disait que Pacca avait rejoint Pie VII, Consalvi étant d'ores et déjà désigné pour représenter le Pape à Vienne où il allait falloir disputer les Légations à l'Autriche et subsidiairement démolir le trône de Murat. Or Pacca, redouté dès 1808 pour sa gallophobie, ne pouvait avoir retrouvé sous les verrous de Fenestrelle et d'If la mansuétude que Consalvi avait conservée dans son exil de Reims. De fait, les craintes, pour être légitimes, ne parurent pas justifiées.

On a beaucoup exagéré la réaction de 1814 à Rome[11] ; nous verrons sous peu qu'elle n'atteignit point autant qu'on eût pu s'y attendre des institutions qui paraissaient cependant si peu conformes au vieil esprit romain. Contre les personnes, la réaction ne se traduisit guère que par des mesures assez modérées. En attendant l'amnistie, pouvait-on véritablement s'indigner de voir deux hommes qui avaient pris part à l'escalade du palais pontifical et à l'éviction du souverain, Marescotti et Giraud, consignés chez eux, deux de leurs bas complices, anciens valets du Pape, qui avaient servi de guides à Radet, condamnés aux galères, sept prélats domestiques qui avaient — en dépit des ordres du Pape — fréquenté Miollis et ses fonctionnaires, dépouillés de la mantellata, les évêques, curés et laïcs jureurs contraints à la rétractation, Atanasio blâmé et destitué et le Quirinal fermé aux officiers municipaux de Napoléon, Braschi, Gabrielli, Buoncompagni, Sforza Césarini et à quelques fonctionnaires romains tels que l'ex-président de chambre de la cour, Angelotti ?[12]

La plupart des mesures prises par ce réacteur de Rivarola étaient fort modestes à côté de celles dont l'Europe entière et la France particulièrement étaient le théâtre, et l'on ne pouvait demander à un souverain qui avait été non seulement dépouillé, non seulement trahi par une centaine de ses sujets, mais attaqué dans son palais ; expulsé et déporté avec la complicité de plusieurs Romains, la mansuétude dont faisait preuve le nouveau grand-duc de Toscane, que personne n'avait trahi. Pouvait-on attendre de prélats et de cardinaux cruellement frappés, emprisonnés et exilés, une modération absolue et ne doit-on pas plutôt s'étonner de celle que Pie VII pratiqua, aussitôt réinstallé au Quirinal ?

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Il y rentra le 24 mai[13] : cette porte du Peuple qui, le 2 février 1808, avait vu entrer dans Rome la division de Miollis et qui, le 10 mars 1814, en avait vu sortir les derniers Français, servit d'arc de triomphe au pontife restauré. Revêtu des habits pontificaux, Pie VII fit à Rome une entrée solennelle dans ce carrosse de gala de Charles IV qui avait fait l'étonnement de Norvins. Mais, avant même que le cortège eût franchi la Porte, des jeunes gens appartenant aux familles patriciennes s'étaient jetés sur les chevaux, les avaient dételés et, s'attelant au carrosse, avaient ainsi tramé leur souverain de la place du Peuple à Saint-Pierre, de Saint-Pierre au Quirinal. Délirante de joie, la foule débordait la haie formée par les troupes napolitaines, pleurant de tendresse avec cette extraordinaire facilité des foules italiennes à se monter au diapason qui leur convient : celle-là qui avait tout supporté avec cette impassibilité morne que certains taxaient de lâcheté, entendait tout racheter en un jour, et on eût sans doute trouvé parmi ces gens s'égosillant aux Evviva ! quelques-uns des fauteurs de l'escalade à jamais célèbre. On s'en montrait tout au moins un et qui paraissait fort ému : les troupes napolitaines avaient à leur tête ce même Pignatelli qui, le 8 juillet, avait, en gardant les ponts, favorisé l'entreprise : bon Napolitain, expert aux grimaces, il était attendri plus que personne, se souvenant ce jour-là — faute de se l'être rappelé en 1809 — qu'il était le parent, lui aussi, d'un des anciens pontifes et que son sceau portait les trois cruches d'Innocent XII Pignatelli.

Pour la première fois depuis six ans, on vit Saint-Pierre plein, débordant d'une foule ivre d'enthousiasme : ah ! que paraissaient falotes et presque caricaturales les cérémonies qu'un an auparavant présidaient encore Miollis, Norvins et Tournon ! Le flot populaire, battant les murs immenses de la basilique vaticane, semblait une mer, longtemps retenue par une digue puissante et soudain déchaînée. La digue, elle avait été bâtie par les mains débiles de ce vieillard qui, maintenant, la rompait. Pie VII avait dit : Anathème à qui s'associera à l'œuvre des Français, et cette parole avait retenu jusque sur le seuil des basiliques où se chantaient les Te Deum sacrilèges, une foule qui, à cette heure, se ruait sous les voûtes jetées par Michel-Ange au-dessus du tombeau de l'Apôtre.

Dans la soirée, le Pape, toujours traîné par ses jeunes patriciens, arrivait au Quirinal. Le palais superbe avec ses stucs frais, ses marbres neufs, ses dorures étincelantes, ses peintures à peine achevées, attendait César : c'était Pierre qui y pénétrait, le douloureux pèlerin de Savone et de Fontainebleau. Que de souvenirs depuis le jour de février 1808 où des canons avaient été braqués sur le Quirinal, depuis cette nuit de juillet 1809 où Radet avait forcé les portes avant d'arriver à la chambre violée du Pontife ! Le Pape, souriant, pénétra dans ces appartements magnifiques préparés pour l'empereur d'Occident, pour la fille des Césars, pour le roi de Rome — quelle ironie ! Des déesses maintenant couvraient les murs. Le Pape sourit : Ah ! ah ! dit-il, ils ne nous attendaient pas. Si ces peintures sont trop indécentes, nous en ferons des Madones et chacun aura fait suo modo. Pie VII se révélait, par ce mot, parfait Romain : on ne détruit point à Rome : l'on substitue et l'on travestit. Il avait fallu un régime étranger pour jeter bas les blasons pontificaux au-dessus des portoni. Les déesses de Napoléon transformées en Madones, tout Rome était dans ce mot.

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Il était caractéristique, aussi bien, d'un état d'âme où l'irritation ne se faisait guère jour, ni un immodéré désir de réaction. Les quelques rigueurs prescrites par Rivarola, et que Pacca entendit prolonger quelques jours, parurent suffisantes à Pie VII. Patrizzi, revenu de Fenestrelle, était porté au Capitole, nommé sénateur de Rome pour sa résistance aux ordres du tyran ; mais, à la même date, Sforza Césarini, tenu à distance, profitait d'une visite de Pie VII à Sainte-Marie-Majeure pour se jeter aux pieds du Pape, implorer une rentrée en grâce et l'obtenir[14] : on allait revoir au Vatican les Braschi, les Gabrielli, les Buoncompagni. Sans doute, on vidait les prisons de Rome, on amnistiait les bandits, on exaltait les curés qui, par centaines, revenaient des bagnes de Corse, on faisait sans pitié réintégrer le Ghetto aux boutiquiers juifs du Corso, on proscrivait la maçonnerie[15]. Mais Pie VII accueillait avec bonté les parents de l'Empereur, Fesch, Madame Mère, les Borghèse, et c'était un scandale dont les Français bourboniens de Rome se montraient seuls indignés. Rome pacifique, toujours un peu sceptique, laissait un Salamon signaler seul avec émotion à son gouvernement la présence dans le salon d'honneur du cardinal Fesch du buste de Buonaparte par Canova[16], et un Sobiratz flétrir la conduite honteuse d'un pape qui ayant brillé en prison, s'éclipse sur le trône[17].

On n'avait pas attendu le retour de Consalvi : un édit du 27 juillet accordait l'amnistie et, dès août 1814, Pacca protestait contre les bruits de réaction romaine répandus en Europe et qui y rencontraient créance[18]. Consalvi rentré, aucune réaction ne pouvait être redoutée. Même après l'alerte que donna l'irruption folle de Murat à Rome en 1815, la réaction contre les personnes fut réduite à des mesures légitimes destinées à sauvegarder la dignité d'un souverain outragé, plus qu'à satisfaire ses rancunes.

Contre les institutions, la réaction ne parut point possible. Consalvi, revenu de Vienne avec le prestige que donne un succès considérable -- il avait sur les prétentions de l'Autriche reconquis les Légations — jouissait d'une faveur sans égale. Le sévère Pacca décidément écarté, le ministre, qu'on disait à tort libéral et qui n'était qu'intelligent, entendit qu'on tirât de l'aventure tout le profit possible pour le bien de la papauté d'une part, de Rome de l'autre[19]. Somme toute, le gouvernement pontifical trouvait une organisation Césarienne dont il eût été insensé de ne point profiter. Suivant l'expression de d'Azeglio, Consalvi singea Napoléon. Il le continua tout au moins. Jadis les communes vivaient à peu près indépendantes de Rome, autorisées à toutes les fantaisies et ne tournant guère leurs yeux vers la capitale que pour y chercher l'argent destiné à payer leurs sottises. Un gouvernement centralisateur avait été fondé qui fut maintenu. Le territoire fut partagé en provinces et districts fortement hiérarchisés, sous le gouvernement d'agents responsables ne relevant plus des congrégations, mais du seul secrétaire d'État. Maintenues sur le papier, les fameuses congrégations se trouvaient dépouillées, en droit, d'une partie de leur pouvoir et bientôt, en fait, de l'autre partie, Consalvi ayant soin, au cours d'une dictature de neuf ans, de les peupler de cardinaux médiocres et subalternes[20]. Le secrétaire d'État devenait ainsi le seul ministre à la fois responsable et capable, le camerlingue étant de jour en jour relégué davantage dans son rôle de gouvernant éventuel et réduit à être — dans l'expectative de l'interrègne, — des années durant, un rouage inutile. Les cardinaux, suivant une expression de l'époque, devenaient des sénateurs de Napoléon ; César avait laissé de son esprit à Pierre et, de cette puissante main maintenant brisée, l'humble Pie VII avait ramassé l'autorité souveraine et la conservait. Les Romains, habitués à fronder impunément, ne reconnaissaient plus leurs gouvernants dans ce Pape ennemi décidé de toute anarchie et dans ce cardinal plus aimable aux étrangers qu'aux Romains[21].

On avait, aux dépens des moines, payé la dette publique, affaire excellente que Pie VI avait entrevue, que Pie VII et Consalvi n'eussent osé rêver avant 1808, mais qu'ils trouvèrent faite et qu'ils agréèrent en partie. On dédommagea des couvents, des églises, des particuliers : on rendit des domaines non vendus. Mais on conserva d'autre part une partie des impôts et tout le régime hypothécaire. On gardait de même à peu près tout le Code civil : il avait fait ses preuves et, signe d'une grande modération dans la réaction, on confia le soin de le mettre simplement en harmonie avec les anciennes lois, à qui ? A ce Bartolucci, hier premier président de la Cour d'appel de Rome, puis conseiller d'État de Napoléon ; et cela dès 1816. On ne reverrait plus l'appareil singulier des Recentiores et des Nuperrimæ de la Rote ; on ne reverrait pas non plus l'absurde système judiciaire de l'ancien régime romain, un corps de juges s'organisant spécialisé et indépendant.

Telles furent les principales réformes annoncées dans le Motu Proprio du 6 juillet 1816 qui, dû tout entier à Consalvi, gardait à Rome une partie des bénéfices du régime français[22]. Beaucoup regrettaient l'ancien régime plein de bonhomie, d'insouciance et d'esprit traditionnel. Encore que tous les articles du Motu Proprio ne fussent point exécutés, Consalvi s'appliquait à créer ce nouvel état d'esprit qui, faisant bénéficier les Romains de la liberté civile, désormais fondée, leur enlevait d'autre part toute pensée d'insubordination anarchique et de fronde excessive. Il se créait autour du cardinal un groupe de libéraux qui travaillèrent si bien sous le règne de Pie VII à créer cette mentalité, que lorsque Léon XII, après 1823, entendit réagir, l'entreprise parut plus absurde encore que dangereuse. Déjà s'élevait à Rome un jeune clerc qui, pénétré dès 1813 — il avait alors vingt ans — d'admiration pour Napoléon et favorable après 1815 à tout essai de réformes, devait un jour — en 1847 — consommer l'œuvre de Consalvi, achever la réforme du système financier, judiciaire et administratif et mériter quelques mois les applaudissements des vieillards qui, sous l'Empereur, avaient dans les prétoires rendu la justice et pratiqué dans les préfectures l'administration française. Ce jeune homme qui, en 1820, approuvait Consalvi, et qui de 1847 à 1848 complétait son œuvre, était ce jeune comte Mastaï Ferretti, que nous avons vu apprendre la valse chez Tournon, le futur Pape Pie IX.

La réforme de l'État romain après 1815 mériterait une étude plus approfondie. Il suffisait d'indiquer ici, en peu de mots, quel fut, après le retour de Pie VII, le sort des individus et celui des institutions. Aucune réaction sérieuse ne s'était dessinée. On avait supprimé les termes et laissé les choses. Tandis que Pie VII entendait vêtir de la robe des Madones les déesses que Daru avait fait peindre au Quirinal, Consalvi ne donnait dans les mots qu'un vernis romain au système français.

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En apparence, cependant, tout avait repris sa physionomie traditionnelle. Les couvents s'étaient rouverts : capucins, carmes, trinitaires, franciscains, moines de toutes robes — et, par surcroît, les jésuites rétablis, — avaient derechef rempli Rome de leurs compagnies. A la porte des monastères, le peuple des mendiants, plus abondants qu'en 1807, s'alignait de nouveau ; on revoyait, drapés dans la mantellata violette des prélats qu'on avait peut-être vus, revêtus de l'habit civil ou travestis, danser chez Miollis ; et aux audiences du Pape, sous la mantille noire, on eût reconnu les danseuses du palais Doria, déesses, dogaresses, dominos roses. Par contre, on revoyait les Suisses bigarrés du Saint-Père, la hallebarde au poing, et les gardes nobles avaient repris leur service : on eût sans doute trouvé parmi ces derniers d'anciens sous-préfets de Napoléon. Retirés dans leurs palais où de nouveau la vie s'écoulait oisive, les anciens conseillers municipaux du baronnage oubliaient avec délices les problèmes de la voirie et les mystères des finances communales. Braschi, duc de Nemi, était redevenu le neveu du saint pape Pie VI, martyr des Jacobins : la duchesse Sforza Césarini n'eût point reconnu Miollis dans le Corso. Borghèse, revenu dans le palais de Paul V. ne se savait plus le beau-frère ni de Bonaparte ni de Murat. Le Forum restait exhumé, mais on en faisait gloire à l'esprit d'entreprise dont, dès 1802, Pie VII — cela était la vérité — avait fait preuve. Le Pincio étageait ses terrasses maintenant ornées d'essences rares : une plaque majestueuse disait qu'il avait été créé par la munificence de Pie VII Pontife Maxime. Dans les allées tracées par Valadier, sur l'ordre de Tournon, ce n'étaient point — ainsi que s'y étaient attendus les agents de Miollis — les fringants officiers de dragons ou de chasseurs qui faisaient caracoler leurs chevaux, c'était la longue théorie des carrosses cardinalices qui défilait où, dans la soie rouge, s'apercevaient les figures hâves des victimes de Bonaparte, Gabrielli, Litta. Mattei, Pacca, dix autres qui croyaient rêver lorsqu'ils songeaient à leur long exil dans ces villes françaises, Nîmes, Béziers, Draguignan, Orange ou Reims. Ils avaient encore moins de pouvoir qu'en 1807, mais ils étaient entourés de la même pompe. Un jeune voyageur, Henri Beyle, s'émerveillait de trouver en apparence si pareille à celle qu'il avait connue en 1802, si différente de celle qu'il avait vue en 1811, la Rome de 1823.

En vérité la domination du moderne Néron semblait à ce monde pontifical et romain un cauchemar déjà lointain. Nulle part la légende de Napoléon et celle de Murat ne prenaient aussi vite qu'à Rome un caractère fabuleux. Ce souverain lointain qu'on n'avait jamais vu, qui avait enlevé le pape, arraché des conscrits à leurs foyers, fait se battre des Romains, établi des tribunaux criminels, restait sous le poids des anathèmes, non de Pie VII, pontife prompt au pardon, mais d'un peuple qui d'ailleurs ne connut plus guère bientôt que par une tradition grossissante et incertaine le règne éphémère de l'empereur Bonaparte.

 

 

 



[1] CHOTTARD, Le pape Pie VII à Savone. WELSCHINGER, Le Pape et l'Empereur, passim.

[2] Louis MADELIN, Un cardinal et un gendarme, Revue napoléonienne, Rome, septembre 1804, p. 88.

[3] Lettre dictée à l'évêque de Nantes, 25 janvier. M. l'abbé Paul Dupor vient, dans les Etudes du 20 octobre 1905, de nous donner le texte définitif et légèrement remanié de cette lettre célèbre qu'on ne citait jamais que d'après d'HAUSSONVILLE (t. V, p. 530). L'auteur de l'article nous fournit même la photographie de la lettre originale signée de la griffe de Napoléon.

[4] JAUFFRET, t. II, p. 546-549 ; d'HAUSSONVILLE, t. V, p. 303.

[5] Lettre dictée à M. de Beaumont, le 18 janvier. D'HAUSSONVILLE, t. V, p. 313.

[6] D'HAUSSONVILLE, t. V, p. 315.

[7] Tambroni, 5, 20, 25 avril 1814, CANTU, p. 453-454.

[8] ARTAUD, Pie VII.

[9] CANTU, p. 456.

[10] SILVAGNI, t. II, p. 699-704.

[11] SILVAGNI, t. II, p. 699-704 ; Souvenirs de l'avocat Vera, dans SILVAGNI, p. 704-730 ; STENDHAL, t. II, p. 176 ; ORIOLI, Souvenirs, p. 186.

[12] Tambroni, 4 mai, CANTU, p. 437 ; 23 mai, CANTU, p. 460 ; 1er mai, CANTU, p. 461 ; Circulaire de Pie VII au sujet des évêques jureurs, 8 avril 1814 (autographe), Bibliothèque nationale de Rome, mss. Risorgimento, 17-49, 7-45. — ORIOLI, p. 186.

[13] Tambroni, 25 mai 1814, CANTU, p. 461 ; PACCA, t. II, p. 225-229 ; ARTAUD, t. III, p. 87.

[14] Tambroni, 11 juin 1814, CANTU, p. 462.

[15] Tambroni, 16 juin 1814, CANTU, p. 462 ; 7 juillet, CANTU, p. 463.

[16] De Salmon au gouvernement français, 17 août 1814, Archives affaires étrangères, Rome, 945.

[17] Sobiratz à la comtesse d'Albany, 26 janvier 1815, PELISSIER, Portefeuille de la comtesse d'Albany, p. 233.

[18] Pacca à Consalvi, 6 août 1814 (RINIERI).

[19] Dans sa Note à ses enfants que j'ai déjà citée, Le Gonidec raconte la curieuse entrevue qu'il eut avec Consalvi dans les derniers jours de 1814. L'ancien procureur général de Rome avait déjà pu se convaincre quelques mois avant des dispositions conciliantes de Pie VII : celui-ci ayant rencontré à Fréjus Le Gonidec, revenant d'Italie, l'avait remercie de la façon dont la justice avait été organisée à Rome par les Français. Il me dit, rapporte le magistrat, que la justice avait été rendue avec une impartialité remarquable et que si j'étais celui qui avait dirigé cette partie. il me devait ce témoignage. Quelques mois après, Le Gonidec, allant rendre visite à Consalvi de passage à Paris, est étonné d'être accueilli par les serviteurs romains du secrétaire d'État avec une cordialité expansive : Che ! ecco il signor procuratore generale. Consalvi le reçoit : Soyez le bienvenu, monsieur le procureur général, Sa Sainteté... a été bien aise de vous dire à vous-même combien l'administration de la justice à Rome avait laissé des souvenirs agréables. Nous sommes encore à concevoir comment vous avez rallié tant de personnes estimables qui nous avaient promis de rester étrangères à l'administration française. Après une heure de causerie amicale, Le Gonidec quitta le cardinal : celui-ci l'accompagna jusqu'au seuil : Quand je fus parvenu au bas (de l'escalier), il me rappela, en me faisant remarquer du geste que tout son monde l'accompagnait et levant un peu la voix : Monsieur Le Gonidec, Roma vi saluta... Au cours de l'entretien, il avait ôté sa calotte rouge et dit : Soyez convaincu que sous cette calotte il y a des idées libérales. Ce sont les vôtres et celles de beaucoup d'honnêtes gens : mais il est des positions qui ne permettent que de les préparer en les laissant effectuer par d'autres : je sais ce que les princes romains voudraient et ce qu'ils craignent : le gouvernement civil de Rome pour eux, mais ils craignent la suppression des droits féodaux et un meilleur partage de la propriété territoriale, qui est dans un trop petit nombre de mains. — Il n'aurait été éloigné, ajoute le magistrat, de l'une et l'autre proposition. Ceux qui ont étudié Consalvi ne verront aucune invraisemblance dans les propos rapportés par Le Gonidec. Disons en passant que celui-ci profita de l'entretien pour éclairer Consalvi sur l'enlèvement de Pie VII et les responsabilités encourues : d'après le procureur général, Miollis devait en être presque totalement déchargé ; c'était Radet, et c'était surtout Salicetti sur l'ordre formel de Murat. Ce témoignage, qu'on nous a communiqué trop tard pour qu'il pût être utilisé, confirme trop l'hypothèse que j'ai soulevée plus haut pour que je n'éprouve pas quelque satisfaction à le signaler ici. (Note inédite de Le Gonidec, papiers dus à l'obligeance de M. Lacaille.)

[20] STENDHAL, t. II, p. 176.

[21] SILVAGNI, t. II, p. 24-25 ; D'AZEGLIO, Souvenirs, p. 478.

[22] ARTAUD, Pie VII, t. III, p. 161-164 ; SILVAGNI, t. II, p. 730-747.