LA ROME DE NAPOLÉON

LIVRE IV. — LA DÉBÂCLE

 

CHAPITRE V. — MURAT ET MIOLLIS.

 

 

Murat appelé par les vœux des Romains. La députation des patriciens à Naples. Un peuple comblé. Les nouveaux fonctionnaires. Entrée de Murat à Rome ; Joachim fardé. Il entend séduire ; le vitrage du Vatican. — E mutato, il maestro di capella... — Murat quitte Rome. — Miollis enfermé au château y résiste quarante-neuf jours. Siège monotone. Miollis résiste à toutes les sollicitations. Lettre naïve de La Vauguyon. Froid. Armistice entre les deux partis. — Capitulation de Lucques qui livre l'Italie à Murat. Chagrin de Miollis. Reddition du château. — Les troupes françaises évacuent Rome le 10 mars. — Miollis à sa villa. Souvenirs. Le général quitte Rome. — Retraite des troupes à travers l'Italie. — La revanche de Miollis.

 

Le dimanche 23, une députation des principaux propriétaires de la ville de Rome a été admise à l'audience de Sa Majesté le Roi et lui a présenté une adresse. Le corps municipal de la même ville lui a offert aussi l'adresse suivante. Le Moniteur des Deux-Siciles publiait, le 24, cette information suivie d'un long morceau où se donnait carrière l'éloquence adulatrice à laquelle cinq années du règne de Napoléon le Grand avait, après des siècles de pouvoir pontifical, exercé le patriciat romain : Reconnaissant des dispositions bienfaisantes de Votre Majesté et se rappelant les preuves de bienveillance et de bonté que cette ville a plusieurs fois reçues de sa part, le conseil municipal de Rome ne doute pas que vous les continuerez dans les circonstances présentes. L'éloignement des maux de la guerre, l'appel des Romains à divers emplois, la facilité du commerce sont les principaux objets que le corps municipal recommande à Votre Majesté. Et les signataires priaient le grand Joachim, substitué au grand Napoléon, d'agréer les plus sincères et respectueuses protestations du dévouement de ses plus humbles, de ses plus obéissants serviteurs. Les signataires étaient le maire Braschi, le duc de Sora et le duc Sforza Césarini, hier fonctionnaires de la Maison, Gabrielli et Curti Lepri, les quatre adjoints au maire, Petrarca, président du tribunal par la grâce de Napoléon, Torlonia, duc de Bracciano, le duc jacobin Bonelli, des Barberini, des Chigi, des Pallaviccini, l'honnête Marconi, dix autres qu'on avait vu officier au Capitole sous le buste de Napoléon et danser au palais Doria. Comment Murat eût-il pu douter de leur sincérité ? Le pauvre homme n'en doutait pas : il était grisé. Le peuple romain l'aimait, l'appelait, l'acclamait. Avant même le coup d'État, le duc de Sora, Barberini, Potenziani, poussés par Maghella et Tito Manzi, avaient couru à Naples. Ils étaient affranchis du joug d'un despote ; ils ne voulaient point retomber sous celui des prêtres. Ils voulaient un souverain laïque et national : l'ancien séminariste de Cahors devenu roi de Naples, suffisamment laïcisé et italianisé, était le prince que la Providence leur envoyait, et Joachim, naïvement, les croyait : Maghella, au palais Farnèse, La Vauguyon distribuant des places, Pignatelli, maître, avec son armée, des États romains, Murat était le souverain indiqué comme Napoléon l'était la veille pour Braschi avec son Miollis, son Tournon, son Norvins, sa gendarmerie et ses troupes, comme Pie VII le serait le lendemain avec ses cardinaux, ses Suisses et l'appui de l'Europe. Le ciel était clément pour le peuple romain : il lui allait accorder, tous les trois mois ; le souverain qu'il réclamait[1].

***

Le roi, rassuré par tant de protestations, partit pour Rome. Dès le 23, on avait pourvu aux grands postes de l'État : Piranesi restait jusqu'à nouvel ordre préfet ; Chigi devenait maire, Braschi intendant du Trésor, Ruspoli directeur des postes. Joachim les trouva à la porte Saint-Jean, fortement encadrés par toute une bande de ministres, conseillers d'État, officiers de Naples. Derrière la haie des soldats napolitains présentant les armes, le peuple curieux se presse : on pense si, enfin maître de cette Rome tant convoitée, Murat a mis son costume au diapason de cette solennelle cérémonie. C'est toujours le Franconi aux soutaches, galons, brandebourgs, fourrures, sabretache, épaulettes, panache, sabre turc et bottes molles que Tournon a admiré avec un léger sourire quatre ans avant, entrant à Rome comme lieutenant-général de l'Empereur. Mais pourquoi Murat est-il allé, ce jour-là, jusqu'à se farder ? Se sent-il vieillir ? ou bien a-t-il voulu qu'on ne voie point la pâleur du soldat qui, pour la première fois, met le pied sur un territoire volé au prince son bienfaiteur, dérobé par lui, nuitamment, par un artifice d'amitié trompeuse, à de braves Français qu'il a réduits par la ruse et la force à la retraite, n'ayant pu les amener à la trahison ? On pourrait le croire, car aussitôt entré au palais Farnèse, il accueille fort mal la nouvelle que quelques fonctionnaires français démissionnaires du précédent gouvernement, n'ayant pu passer à travers l'Ombrie soulevée, l'attendent dans son antichambre. Il craint le regard de ces malheureux : pour ne point passer au milieu d'eux, il sort par une porte dérobée du palais : ils s'entêtent à attendre son retour, quatre heures. Il se décide, traverse d'un pas rapide l'antichambre et, les saluant de la main, il refuse l'audience. Ce soldat, que n'ont jamais intimidé les canons en face desquels il chargeait à la tête de sa cavalerie, se sent pris de panique devant ces regards de Français, et cette peur-là, somme toute, est fort excusable[2].

Il se grise d'encens. Il est allé chez le roi d'Espagne, Charles de Bourbon son bon frère, l'a embrassé, a brisé les chaines dont Napoléon avait chargé l'infortuné monarque — sans se douter qu'il divertissait la petite colonie espagnole par son faste et son fard. Charles IV l'a remercié : il feint de ne se plus souvenir que c'est Murat, lieutenant-général de l'Empereur en Espagne, qui a, en 1808, commencé de souder à Madrid ces terribles fers, et Joachim lui-même ne se le veut pas rappeler. Car il ignore tout de l'ancien Murat[3].

Le 25 au soir, il parait au gala de l'Argentina : il est reçu sur le trône par Braschi et Cesarini qui, debout derrière lui, se montrent si stylés que c'est merveille. Le patriciat applaudit ; mais les classes inférieures ne montrent que de la curiosité[4].

Le roi fait tout pour les conquérir ; les édits pleuvent ; on affiche des décrets trois fois par jour : prêtres insermentés délivrés du bagne, de la prison, restitution des biens confisqués, gages du Mont-de-Piété rendus, etc. On distribue 4.000 écus aux familles nécessiteuses ; on flatte les prêtres, les bourgeois. Murat feint la piété, ne veut point qu'on le dise l'ami des carbonari ; il affecte aussi un grand zèle pour les monuments de Rome, accorde, sur la demande de Canova, artiste insinuant, 13.000 livres à l'Académie, et, Napoléon ayant déterré la Rome antique, dessiné le Pincio, restauré le Quirinal, le grand Joachim décrète qu'un vitrage protégera contre les injures du temps les loges de Raphaël que la négligence a exposées aux pires dommages. Si, après ce bienfait, Rome ne se livre pas, que lui faut-il ?[5]

Rome ne se livre pas : ce souverain de gala lui semble aussi fragile que son vitrage. Napoléon travaillait dans le marbre, Joachim travaille dans le verre. Sous le grand homme on gouvernait ; sous celui-ci, tout est fiction. On le tient d'ailleurs pour transitoire. On sait que l'Empereur renvoie le Pape à Rome. Les amis de la France n'ont aucune confiance dans ce traître : les ennemis constatent qu'il maintient en vigueur les lois de Bonaparte. Aussi insolent que Maghella, Zuccari, devenu ministre des cultes, traite de haut ce pauvre Atanasio. Le maître de chapelle est changé, dit-on dans le peuple, mais la musique est toujours la même. E mutato il maestro di cappella, ma la musicha e sempre quella. Seulement le nouveau maitre de chapelle ne bat la mesure que d'une main mal assurée[6].

Ce qui le gêne, ce n'est pas seulement l'indifférence de ce peuple dont, de bonne foi, il s'est cru, sans l'ombre de fondement, adoré en secret depuis cinq ans ; c'est surtout le voisinage incommode de ce château Saint-Ange au-dessus duquel flotte le drapeau tricolore. Ce drapeau tricolore, on l'aperçoit de tout Rome, et Murat peut le voir à tout bout de rue.

Il ne demeure donc que cinq jours à Rome et part pour le nord où l'appellent d'autres soucis. Derrière lui Rome est dans l'attente.

***

Le drapeau français flotta sur le château Saint-Ange bloqué pendant quarante-neuf jours encore, du 19 janvier au 10 mars au matin. Le château ne fut point forcé : il eût résisté plus longtemps : il fut enveloppé dans la capitulation de l'Italie entière.

Ce fut, d'ailleurs, avec une ardeur juvénile que Miollis organisa sa défense. Le soldat était enfin arraché aux trames qui depuis plusieurs mois l'enserraient : il avait brisé les mailles du filet. La situation était nette, l'ennemi de l'autre côté du fossé[7].

Le 20, ce fossé fut encore, à maintes reprises, franchi de part et d'autre : Miollis fit évacuer ses malades et entrer encore quelques approvisionnements, encore que Piranesi eût arrêté 23.000 kilos de farine destinés au château. Le 21, les Napolitains bloquèrent décidément les issues et refusèrent même de laisser passer quelques malades dirigés sur l'hôpital. Miollis ordonna la construction de moulins à bras, pressa l'instruction des conscrits et organisa les travaux de défense.

Au palais Farnèse, on se refusait à croire que seul, en Italie, Miollis allât s'entêter à une résistance inutile. Le 24 au soir, jour de l'arrivée de Murat, un des aides de camp du roi, Romeuf, vint proposer à Miollis, avec force arguments persuasifs, de se retirer avec les troupes françaises sur Gênes : le général s'enferma dans les raisons que son invincible fidélité aux ordres de l'Empereur lui inspirait. D'ailleurs il consentait jusqu'à nouvel ordre à ne se livrer à aucun acte d'hostilité active vis-à-vis des Napolitains. Un armistice de fait existait, mais le blocus du fort devint complet. Aucune troupe nouvelle n'y put pénétrer : le 23 janvier, soixante Français commandés par deux officiers qui, arrivant d'Anzio, traversaient Rome avec une superbe crânerie, tambours battants, et se dirigeaient vers le château Saint-Ange, avaient été arrêtés au Banco San Spirito, déclarés prisonniers de guerre et enfermés à la caserne Sant Agostino.

Chacun prenait ses positions d'attente. Miollis continuait à envoyer des lettres qui, pour la plupart, étaient interceptées ; son copie lettres seul nous les a conservées : peut-être, d'ailleurs, étaient-elles, plus qu'au ministère, destinées à l'ennemi, car le général y faisait montre d'un optimisme extrême et chose plus intéressante — s'y exprimait encore en gouverneur général des États romains, félicitant Cavalli de sa fidélité, blâmant de Filippi de sa défection, parlant de faire récompenser l'un et punir l'autre, s'entretenant et tentant d'entretenir les autres dans l'idée que la bourrasque passerait et qu'on reverrait Tournon, Norvins et Daru. Il essayait aussi de diriger de loin la défense de Civita Vecchia, envoyant à Lasalcette conseils et exhortations.

La situation était bizarre : il était clair que Miollis était à la merci de quelques batteries bien servies, installées sur les collines : il l'écrivait lui-même plus tard : Environné presque entièrement par la ville et par les hauteurs qui le dominent à portée de canon, le château n'était proprement qu'une caserne défendue par des retranchements construits d'après l'ancien système défensif qui pouvaient être battus sur tous les points, de front, d'enfilade et à revers et que l'on ne pouvait défendre que par des moyens désespérés. Sa garnison, forte de 1.943 hommes, image réduite de la petite armée que le général commandait depuis deux ans, était composée de conscrits trop jeunes et d'officiers trop vieux au milieu desquels 317 soldats du bataillon étrangers, entraînés jusqu'au bout dans l'aventure, jetaient une note plus originale que rassurante. Les trente-six bouches à feu étaient médiocrement servies et par surcroît peu importantes, les pièces du calibre le plus élevé ne correspondant qu'au 17 français ; peu de mitraille, pas de bois de construction, et la poudre, suffisante, ménageait cependant de désagréables surprises par suite de l'humidité du vieux tombeau d'Adrien.

Miollis se rendait donc un compte parfaitement exact que cette défense du château Saint-Ange ne pouvait se prolonger que si aucune attaque ne se produisait. De leur côté, les Napolitains, effrayés par la terrible mine que prenait le général et estimant tout supposable de cet enragé, ne montraient aucune velléité d'emporter de force le massif édifice. Il était clair que le général serait forcé de s'en aller, soit quand les vivres manqueraient, soit quand une capitulation générale livrerait l'Italie aux coalisés. Mais c'était une chassie dans l'œil de Rome que ce fort où flottait, presque narquoisement, le drapeau français : les nouveaux occupants tournaient autour, espérant trouver la poterne négligée ou complaisamment ouverte par quelque traître, et qui leur permettrait d'investir, sans coup férir, ce dernier boulevard napoléonien. Mais Miollis, précisément, passait ses jours et ses nuits à inspecter murs, portes, poternes, ponts, passages secrets, n'entendant point se laisser surprendre une fois encore.

Parfois, tablant sur la lassitude possible du général, on tentait d'amorcer une nouvelle négociation. Le 30 janvier, La Vauguyon qui, commençant à se sentir dans une situation fausse, s'efforçait de se débarrasser honorablement de ce gêneur, lui offrit encore toute facilité pour se rendre en France par terre ou par mer, ajoutant que le moment n'était peut-être pas éloigné où semblable facilité ne serait plus en son pouvoir. Détail amusant et bien caractéristique de l'imbroglio où tout ce monde s'agitait, cet officier français, au service de ce roi de Naples qui, à cette heure, au vu et au su de tous, faisait avec les Autrichiens cause commune dans les plaines du Pô, tentait de décider Miollis à rejoindre le prince Eugène près duquel, écrivait le lieutenant-général, les forces enfermées au château Saint-Ange seraient plus utilement employées contre les Autrichiens : la lettre était d'ailleurs pressante, flatteuse : Voudrez-vous priver votre patrie — c'est le Français La Vauguyon qui écrit — du secours des braves gens que vous commandez et dont vous enchaînez les bras dans un fort qui n'est pas tenable et dont l'inutile défense attirerait les plus grands malheurs sur une ville dont les habitants sont pénétrés d'estime et de respect pour vous et qui devront, j'espère, conserver votre souvenir avec reconnaissance. Arguments, flatteries, tout glissait sur le tenace Miollis. Les Français que j'ai avec moi sont à leur poste, répondit-il brièvement, les malheurs dont vous menacez Rome ne peuvent ainsi jamais leur être attribués. L'aimable hôte du palais Doria se faisait décidément bourru au château Saint-Ange.

Le froid survint, exceptionnellement vif, compliquant la situation, faisant quarante, puis soixante malades dans la petite garnison sans ressources thérapeutiques : on n'avait plus de viande fraîche. Après avoir prouvé, par une canonnade à blanc, qu'il avait tout au moins de la poudre à brûler, le général se prêta à un accord. Un nouvel armistice fut signé, le 13 février, entre l'adjudant général Caraffa de Noja et le général Simon, munis respectivement des pleins pouvoirs de La Vauguyon et Miollis : aucun acte d'hostilité ne se produirait de part et d'autre, aucun travail d'attaque ni de défense ne serait fait ni d'un côté ni de l'autre : l'hôpital San Spirite neutralisé recevrait les malades français.

Lentement, sans incidents, le temps s'écoulait. A la fin de février, le général eut des nouvelles de France. Le duc de Feltre, ministre de la guerre, lui mandait que, la trahison du roi de Naples rendant la situation intenable en Italie, le général devait s'apprêter à regagner la France par le mont Cenis : le duc d'Otrante était chargé de négocier avec Murat une convention abandonnant l'Italie entière. Miollis déclara qu'il attendrait : il se raccrochait, en bon Français, à des nouvelles un peu vagues de succès de l'Empereur dans la vallée de la Marne. Qui savait ce que l'avenir réservait ? On avait vu tant de miracles. A tout hasard, il faisait fabriquer de nouveaux biscuits et poursuivre les travaux de défense intérieure, jurant que rien ne le déciderait à déposer les armes et que, si une capitulation déshonorante était signée, il se ferait plutôt hacher que de s'y soumettre : il engageait Lasalcette à s'inspirer de ces sentiments dans la défense de Civita Vecchia : cette place, d'ailleurs, tenait bon et son commandant se montrait digne en tous points de Miollis[8].

Le 4 mars enfin, on reçut communication de la convention signée à Lucques, le 24 février, entre le duc d'Otrante et le lieutenant-général Lecchi : elle livrait l'Italie à Murat, mais accordait aux garnisons des forteresses défendues les honneurs de la guerre. Tout autre que Miollis en eût éprouvé quelque soulagement : sa responsabilité était à couvert, après une très belle manifestation de fidélité et de discipline. Mais comment pouvait-il se défendre d'une douloureuse émotion devant l'abandon de cette Italie qu'il adorait et où partout à Mantoue, Gênes. Lucques, Florence, Rome, il s'était révélé vrai latin par l'ardente affection qui en avait fait pour les Italiens, ses administrés, un ami plus qu'un chef. Je suis accablé de chagrin et de regret. Les garnisons du château Saint-Ange et de Civita Vecchia, écrivait-il à Clarke, prenaient une bonne attitude et étaient dans les meilleures dispositions. Et le 9 : Les troupes étaient dans les meilleures dispositions pour soutenir l'honneur national et prouver leur dévouement à l'Empereur. L'instruction que j'avais vivement pressée, les mesures vigoureuses que j'avais déployées dans les deux places avaient produit comme par enchantement des ressources de défense qui pouvaient se changer en ressources de combat dont les résultats auraient été incontestablement glorieux. Les conscrits qui faisaient ma force principale ne savaient pas armer leur fusil le 19 janvier où je fus obligé de m'enfermer dans le château. J'avais présentement des bataillons carrés de bayonnettes qui pouvaient pénétrer à travers tous les obstacles : je ne puis que peindre mon désespoir et maudire ma destinée qui m'a affligé d'un malheur pareil.

Il fallait se résigner : le 4, il désigna le général Simon et l'ordonnateur Fornier-Montcazals pour régler les conditions spéciales applicables aux deux garnisons de Rome et Civita Vecchia, donnant aux deux fondés de pouvoirs de minutieuses instructions qui, jusqu'au bout, montraient une sollicitude en éveil. Jugeant le départ par mer, prévu dans la convention, impossible — car c'était exposer de gaieté de cœur les troupes à être capturées par l'Anglais — il organisa tout pour gagner la Provence par l'Ombrie, la Toscane, la Ligurie et le Piémont. Et enfin, le 9 mars au soir, il donna l'ordre d'évacuation pour le lendemain matin[9].

***

Le 10 mars de bon matin, les portes du château Saint-Ange s'ouvrirent : une foule énorme, massée aux abords, vit sortir le général de Miollis, sa noble face mutilée, convulsée de douleur, puis les treize cents soldats défilèrent. Les tambours battant, les drapeaux déployés, ils emportaient leurs fusils et leurs canons, mais les yeux empreints de douleur, les mains crispées sur leurs armes, suivis de leurs deux cents malades, ils s'acheminaient avec rage vers Civita Vecchia. Ils traversèrent le quartier de Ripetta, gagnèrent la porte du Peuple, et bientôt, sur la Via Flaminia, le Ponte Molle franchi, on ne vit plus, très loin, que le nuage de poussière soulevé par les canons glorieusement gardés. La foule avait regardé passer ces braves gens avec respect : ce n'était plus la tourbe qui, en 1799, se jetait avec rage sur nos dragons débandés. Peut-être n'aimait-on pas plus les Français ; mais ils avaient imposé le respect et, par cinq ans d'un gouvernement probe, et par une retraite dont la dignité fière et triste impressionnait les plus hostiles. Sur le château Saint-Ange flottait, enfin ! — pour six semaines — le drapeau du roi Joachim.

Miollis avait voulu partir de Rome le dernier, entendant en chef dévoué rester à l'arrière-garde de sa petite troupe en pleine retraite. Il passa huit jours à la villa Aldobrandini : tout lui rappelait, en ces lieux, ce qu'il avait le plus aimé à Rome : parcourant les galeries où il avait réuni les Titien et les Véronèse aux David et aux Ingres, chères toiles souvent caressées d'un regard orgueilleux, les jardins peuplées par lui de statues et de fontaines, il devait se rappeler les réunions où, au milieu des académiciens de Saint-Luc, de l'Arcadie et des Lincei, artistes, lettrés, beaux esprits, il s'épanouissait, lisant et commentant Virgile à deux pas du palais d'Auguste. Des terrasses de la villa, il pouvait apercevoir le Forum de Trajan exhume sous son administration, le palais Doria où de si belles fête, l'avaient vu empressé et galant auprès des déesses du patriciat : hélas ! il apercevait aussi cette terrasse du palais Colonna d'où il avait, dans l'ombre d'une triste nuit, surveillé l'escalade silencieuse du Quirinal violé par Radet[10].

Le 20, le général Sextius de Miollis quitta Rome : lui aussi, remontant le Corso, traversa une ville respectueuse. La voiture parcourut la place du Peuple : à sa droite s'étageaient les terrasses gracieuses des jardins du grand César, don princier de Napoléon à Rome ; à sa gauche, se dressait sur le fond vert des Prati le massif château Saint-Ange, théâtre d'une résistance qui, sauvant l'honneur, avait jeté un dernier éclat sur le nom français. Il franchit la porte du Peuple qui, le 2 février 1808, l'avait vu pénétrer à Rome à la tête du corps d'occupation français. Et tristement le général de Miollis s'éloigna vers Viterbe, rejoignant ses troupes, sa seule famille, sur la route de France.

Suivre sur cette route ce petit corps français que réduisait d'étape en étape la désertion des soldats italiens, dire les alertes par lesquelles il passa au milieu des menaces des populations et des taquineries des soldats de Murat, serait sortir du cadre que nous nous sommes imposé. Après deux mois de retraite, les Français étaient à Sisteron, en territoire national, et Miollis en abandonnait le commandement[11].

Si le vaillant homme était accessible aux joies de la vengeance, il n'avait, pour se sentir en partie consolé, qu'à jeter en arrière un coup d'œil sur cette Rome dont il avait été si perfidement dépouillé. Car, à cette heure, le drapeau napolitain, planté par félonie sur la conquête française, gisait, depuis longtemps abattu au milieu des risées de la population romaine. Une si prompte revanche suffisait-elle à satisfaire ces admirable Français, Miollis et Tournon, inconsolables avant tout de n'avoir pu réaliser dans leur ville bien-aimée, trop tôt ravie à leurs soins, tous les bienfaits dont ils avaient noblement rêvé de la combler.

 

 

 



[1] Moniteur des Deux-Siciles, 24 janvier 1814, Bibliothèque nationale de Naples ; Journal de Rome, 26 janvier 1814, n° 11 ; RINIERI, p. 67 ; Diario de FORTUNATI, 20 janvier 1814, 673.

[2] Diario de FORTUNATI, 24 janvier, f. 674 ; RINIERI, p. 80 ; BELLAIRE, p. 18.

[3] Le duc de La Vauguyon au maréchal Clarke, 9 janvier 1815 (dossier La Vauguyon, Archives administratives de la guerre) ; BELLAIRE, p.18 ; Diario de FORTUNATI, 25 janvier, f. 674.

[4] Diario de FORTUNATI, 25 janvier, f. 674.

[5] RINIERI, p. 80 ; Le consul d'Italie, 5 avril 1814, CANTU, p. 453.

[6] Le consul d'Italie, 5 avril 1814, CANTU, p. 453 ; Diario de FORTUNATI, 26 janvier, f. 675.

[7] Sur les incidents du siège : Journal militaire du général de Miollis commencé le 19 janvier 1814 et clos le 18 mars (papiers inédits du général de Miollis) ; Miollis à Clarke, 25 janvier ; à Cavalli, 25 janvier ; à Lasalcette. le 27 ; à Le Crosnier, le 27 ; à Clarke, le 29 ; au général Simon, 7 février ; an colonel Olivier, 10 février ; au directeur du génie, 16 février ; à La Vauguyon, 31 janvier ; à Eugène, à Clarke, 21 février ; à Murat, 13 février ; au général Simon, 15 février ; à l'ordonnateur, 16 février ; à Lasalcette, 22 février, 25 février ; Convention entre Simon et Caraffa, 1er février (copie lettres du général Miollis) ; Clarke à Miollis, 9 février 1814 (papiers inédits du général) ; Tambroni, 3 février 1814 ; CANTU, p. 452 ; La Vauguyon à Miollis, 3 janvier, transmise par Miollis le 30, Archives de la guerre ; Diario de FORTUNATI, 20 janvier, 4 mars 1814, f. 675-676 ; BELLAIRE, p. 33.

[8] Lasalcette à Miollis, 19 janvier 1814 ; Leseig à Clarke, 22 janvier ; Tournon à l'administration de la guerre, 24 janvier ; Lasalcette à Clarke, 6 février, Archives de la guerre, armée d'Italie, 1814.

[9] Miollis au duc d'Otrante, 6 mars ; à Lasalcette, 6 mars ; au général Simon, 8 mars ; à Eugène et à Clarke, 9 mars (copie lettres) ; à Clarke, 6 mars, Archives de la guerre ; à Clarke, 18 mars, item.

[10] Miollis à Eugène et à Clarke, 10 mars ; BELLAIRE, p. 29-33 ; Diario de FORTUNATI, 14 mars, f. 676.

[11] Lettres de Miollis, 20 mars-29 mai 1814 (copie lettres).