LA ROME DE NAPOLÉON

LIVRE III. — LE RÉGIME CONSTITUTIONNEL

 

CHAPITRE VII. — LA ROME QUI S'AMUSE.

 

 

Propos de bivouacs ; souvenirs enivrants rapportés de Rome. — Premières déceptions ; Cythère boude. Le pape enlevé, les fêtes commencent, 1809-1810. — Le théâtre ; Polichinelle en scène ; succès de la compagnie Dorati. Comédies, drames, opéras et ballets. — Les Palj. Le carnaval de 1810 dans le Corso ; Tournon voit un peuple de fous. — Réceptions chez les agents français. Les dîners de la préfecture ; Tournon mondain ; vie d'enchantements. Miollis conquérant. Les bals chez Miollis. La fête travestie du 23 février 1810 ; spectacle chatoyant ; masques et guitares ; ballets à l'anglaise ; Emerentienne Frattini dit la bonne aventure ; le musée des déesses ; les petits-neveux de dix papes dansent le saltarello ; Adèle de La Rochefoucauld se démasque ; valse et champagne, deux nouveautés françaises ; fusion. — Zingarelli règne à Rome ; la Jérusalem détruite. Distractions de Carême ; les Miserere des basiliques ; le jeudi saint de Saint-Pierre. Saison théâtrale de printemps. Bals d'été ; villégiatures mondaines. 1811, Fêtes assombries ; les fêtes du roi de Rome. — Sforza Cesarini sauve Rome d'un désastre. Le carnaval de 1811. Tristesse grandissante. Le carnaval de 1812 ; impressions d'un membre de l'Institut ; folle gaieté. Saison de 1812 au théâtre. — La baronne de Tournon présentée à Rome. — Plus de cavaliers. — Singularité des rencontres. — La grande Cosmopolis ; les étrangers à Rome de 1810 à 1813. — Mme Récamier au palais Fiano. — Lamartine se promène. — Barras à Rome. — Rois en exil : Charles-Emmanuel ; Marie-Louise de Bourbon ; Charles IV à Rome ; singulier intérieur ; carnaval de Venise. — La Rome mondaine de 1810-1813.

 

Au bivouac, le soir, près d'Ulm, de Vienne ou de Berlin. on cause entre officiers : à la veille d'une bataille, qui pour beaucoup sera mortelle, on aime à se rappeler les heures enivrantes. vécues depuis quinze ans qu'on roule le monde, Allemagne. Hollande, Tyrol, Lombardie, filles blondes du Rhin et de l'Oder, filles brunes de l'Adige et du Pô, aventures galantes, soirées délicieuses. Tout cela n'a jamais valu Rome, en l'an VII, dira un officier à qui dix ans ont valu cinq galons, et il dit, au milieu d'une attention pleine de désirs, les soirées de Rome, les grandes dames faciles, les bals enivrants, les chants de là-bas voluptueux et prenants, les prouesses galantes, les excursions en folle compagnie à Tivoli et à Nemi, et, entre deux alertes, retours offensifs des Napolitains, émeutes qu'on allait réprimer à coups de sabre et de canon, les rendez-vous secrets et les nuits de plaisir. Après la seconde entrevue, on était reçu le matin comme le soir, au théâtre comme au palais, en tête à tête comme en nombreuse compagnie, avec toutes les marques de l'intimité et de la bienveillance ; on n'était plus appelé que par un nom de baptême ou de famille tout court, ce qui paraissait mettre tout le monde de pair et autoriser d'inappréciables réciprocités. A quelque femme que l'on parlât, on ne l'apostrophait que par son seul titre ; de quelque femme que l'on causât, absente ou présente, titrée ou non titrée, on ne la désignait que par une telle, ainsi l'Ottoboni... Mœurs charmantes, mais dangereuses, grâce auxquelles l'amour ne vieillit pas, devient le seul Dieu qu'on adore et transforme Rome la sainte en une des arènes les plus actives de Cythère. Et c'étaient de plus indiscrets propos : les grâces de la Lepri, cette belle brune aux yeux bleus, la duchesse de C..., se donnant sans rien garantir, n'exigeant que ce qu'elle accordait, l'Ottoboni bernant son vieux mari, la jeune duchesse L..., vive et charmante, donnant un premier rendez-vous à un aide de camp de Kellermann la nuit qui a précédé son mariage. Ah ! l'heureux temps et l'enivrante ville ![1]

D'avance les jeunes officiers tendaient les bras vers Rome ! Ceux-là ne songent guère à Brutus, à Cicéron ni même à César... Ils rêvent de ce teint pétri de lis et de rose, de cet incarnat tel qu'on croit toujours voir la belle rougir[2]. Retrouverait-on près de la duchesse L..., mariée depuis dix ans, l'accueil tendrement hospitalier qu'avait connu cet heureux homme d'aide de camp ? La duchesse C... avait-elle fait école et l'Ottoboni souche d'aimables filles ? C'était une fort grosse question.

***

La déception fut grande, tout d'abord. Les soldats, entrés à Rome en 1808, se sentirent glacés par l'hostilité qui les entourait ; qu'avait-on donc fait de la Rome de 98, et comment les salons si largement ouverts à leurs aînés se fermaient-ils devant eux ? Et, lors même qu'ils y étaient admis, qu'est-ce que ces sacristies mondaines où officient les cardinaux et les prélats, où il faut se garer pour ne point accrocher une mantellata rouge ou violette et où, entre des femmes désirables et les officiers avides de plaire, s'interpose la muraille mouvante, mais épaisse, des prélats de la cour et des prêtres souriants et presque narquois ? Qu'est-ce que ces théâtres déserts où six loges seulement sont louées depuis que l'usurpateur occupe Rome[3] ; qu'est-ce que ces jardins Borghèse déserts, ces palais clos, ce deuil qui semble peser sur cette Cythère de l'an VII redevenue en 1808 Ville Sainte et Ville Sainte qui boude ?

Il faut derechef déniaiser Rome, et quel meilleur moyen que de lui enlever ses surveillants au regard gênant ? Qu'on tienne pour assuré que, le Pape enlevé du Quirinal, les cardinaux liquidés, les prélats dispersés ou dépouillés du manteau violet, les directeurs de conscience, capucins, dominicains et carmes renvoyés aux quatre vents du ciel, Rome va se livrer, et que la joie va renaître.

Rome se défendit encore quelques mois sur le terrain mondain ; mais, plus vite que sur le terrain politique, elle se livra. Le 11 juillet 1809, le palais Doria illumine : le Pape, sous l'escorte de Radet, n'a pas encore atteint les Alpes, et déjà Miollis reçoit : sorbets délicieux, contredanses, chants, illumination des jardins ; un mois avant, Miollis a essuyé — pour un semblable recivimento — vingt refus pour une acceptation ce soir, il y a foule, une foule effarouchée un peu, niais qui renaît aux plaisirs : on se raconte que certaines de ces dames ont craint les gendarmes de Radet et leur ont préféré les officiers de Miollis ; ce sont des victimes traînées au sacrifice par des maris désireux, comme Braschi, de toucher des créances sur l'État. Ces victimes dansent ; il règne une sorte de fièvre spéciale dans cette première réunion : l'orchestre fait rage, et, cependant, on croit vaguement entendre le galop des chevaux de la gendarmerie, la lourde voiture de geôle entraînant vers Grenoble un vieillard souffrant qui pleure.

Au son du violon, on se rallie : toujours on prétexte le gendarme qui vous contraindrait ; n'a-t-on point parlé autour de Miollis de faire entendre le langage de la raison aux dames qui refusent de renouveler la location de leurs loges au théâtre[4] ? Les théâtres, peu à peu, se remplissent. Assurément on n'y jouera pas, comme en 98, la Mort de Jules César, car Brutus est démodé. Le théâtre Valle rouvre ses portes avec le Matrimonio per ragiro, le Mariage par ruse, de Cimarosa ; interprètes : les dames Valsorani et Fenzi ; et, durant tout l'automne de 1809, on voit le public grossir au spectacle : au théâtre Clementino, où les pièces ont été jugées trop libres, Radet, transformé en censeur, maître Jacques dans cette Rome conquise, fait faire des coupures : on rétablira au fond des loges les passages supprimés[5]. Le Carnaval de 1810 se prépare : on désire une saison théâtrale excellente : Miollis se fait soumettre les programmes, les veut très gais : le philosophe Gerando recrute des impresarii et les subventionne. Au théâtre Pace on a joué, le 30 novembre, Pulcinella schiavo in Constantinopoli ; le 3 décembre, le Locandiere ; le 7, la Giornata critica di Arlechino ; le 10 décembre, la Vendetta non eseguita con Pulcinella cavaliere oltramontano, et, durant les mois de janvier et février, vingt-deux comédies représenteront Polichinelle, Arlequin, Colombine dans mille aventures, y compris Pulcinella condamnato a morte pel consiglio di guerra qu'on n'oserait peut-être plus jouer l'année suivante, après les premières audiences des commissions militaires. L'impresario Settimio de Dominicis fait de son mieux pour divertir[6].

Ceux qui préfèrent au grand guignol la comédie d'intrigue ont le théâtre Valle, où l'excellent Giacomo Dorati, qui fait acclamer l'acteur Subotici et l'aimable Rosa Dorati, donne une première tous les trois soirs, puisqu'il fait jouer quarante-neuf pièces nouvelles en trois mois : Pace alle donne — La paix aux dames —, Donne avvocati — Les femmes avocats —, Gazzetta Parizina — Gazette parisienne —, Gelosie per equivoco — Jalousies par équivoque —, le calife de Badgad, Ajo imbarazzo, la jolie pièce du comte Giraud qui est alors grand fournisseur de vaudevilles, un rallié par la coulisse. Que les pièces soient souvent médiocres, que nos officiers ne comprennent point, qu'importe : des loges, où l'on intrigue, on n'écoute guère[7].

Cependant, le théâtre Pallacorda donne un spectacle de marionnettes, des drames populaires, la Pèlerine errante, Orphée et Eurydice, diverses aventures d'Arlequin et trois ballets, tandis qu'au théâtre Clementino, la noble compagnie Rastapulo donne, en trois mois, trente-sept pièces, drames historiques, Robert le Diable, Andromède et Persée, les Tartares, Charles XII d Narva, la Terrible nuit[8].

En ce qui concerne l'Opera Seria — grand opéra — et les grands ballets, il faut négocier avec l'aimable duc Sforza Cesarini qui a joui sous l'ancien régime du droit exclusif de donner — à son profit — ces spectacles à grand orchestre. Sforza vient d'être nommé adjoint, il est fort occupé : pas d'Opera Seria, mais en revanche, cinq opéras bouffes, dont deux nouveaux avec petits ballets au noble théâtre Apollo loué par la compagnie Zannini, titres affriolants : Cosi si fà alle donne, musique de Caroso, poésie de Megranotte, et, qui mieux est, première danseuse Carolina Majorani, et huit ballets en outre aux titres prometteurs[9].

Le noble théâtre Argentina joue le drame : Le Coupable sauvé de la faute, cinquante francs une place de parterre[10].

En province, à Orvieto, Spolète, Assise les théâtres ont rouvert avec des ballets, des opéras bouffes, des comédies, des arlequinades. Pie VII est loin[11].

***

Aussi bien ce premier Carnaval doit être brillant : c'est une affaire d'État. Plus Pie VII a multiplié les défenses, plus on est décidé à amuser le peuple comme le patriciat. Les palj (drapeaux offerts aux vainqueurs) se courent tous les jours, le 24, le 26, le 27, le 28 février, le 1er, le 3, le 5, le 6 mars 1810, et quels palj, magnifiques, en soie rose, en velours violet[12]. On n'a d'ailleurs pas attendu le carnaval : durant l'été de 1809, du 6 juillet au ter octobre, il y a eu au Mausolée d'Auguste vingt-quatre joutes et fêtes nocturnes qui ont coûté 4.559 livres 86 avec mille attractions, globes aérostatiques, feu d'artifice représentant des fêtes chinoises, deux orchestres, des bals[13].

Le carnaval a été très brillant ou plutôt très bruyant. Avec curiosité, nos fonctionnaires ont vu pour la première fois ce peuple de masques se porter dès une heure dans le Corso, assiéger les voitures qui, remplies de dames masquées, montaient ou descendaient l'étroite rue entre les murs pavoisés de tapis et ornés de guirlandes, les cribler de confetti de plâtre au milieu des cris et des rires, au point que l'on croit que cette population de vingt à trente mille individus est tout à fait folle. Puis, au coucher du soleil, ils voient, sur trois coups de canon, les voitures évacuer la rue et, les dragons ayant fait ouvrir le passage, les huit ou dix petits chevaux, les barberi, partir comme d'autres fous, au milieu des gageures, des défis, des lazzi, des imprécations et des rires. Dix jours, ils regardent s'amuser ainsi palmiers d'Albano et qu'il fasse passer dans les phrases l'enthousiasme qu'il ressent pour Rome après les soirées de la ville et les après-midi passés dans les villas des monts. A l'automne encore, durant ce mois d'octobre qui est pour les Romains un carnaval champêtre, on le voit à Albano, à Frascati, promenant chez les patriciens aux champs sa belle humeur, sa fière mine, ses tendres regards et son débordant enthousiasme[14].

***

Par ce préfet expansif, on juge des impressions ressenties par les autres Français[15], et on devine celles qu'ils pouvaient, même lors que la nature les avait, moins que Tournon, favorisés, causer à leurs hôtes et administrés. Miollis, grisonnant et défiguré, continue à sacrifier au culte de Vénus ! Il y sacrifie avec d'autant plus d'ardeur qu'il connaît là des succès que la politique lui refuse, qu'il conquiert sans mortifications une partie de- Rome et que, loin de sa femme, il peut se faire l'illusion de servir ainsi l'Empereur de tout son pouvoir. Si, pin-courant à cheval les rues de Rome, il apparaît plus soucieux que son jeune préfet, si sa figure balafrée inspire quelque terreur à la population des faubourgs, les dames qui, dans leurs voitures, croisent ce cavalier au très simple uniforme, savent de quel sourire tendre peut s'éclaircir cette physionomie ravagée et plus d'une — s'il faut en croire la chronique — sait que ce vieux soldat rendrait peut-être, en certaines matières, des points aux plus jeunes de ses aides de camp. Il en a le sentiment et en gardera le souvenir : à lire ses Mémoires, on le sent si délicieusement ému de certains souvenirs, si fier du succès de ses réceptions et de ses entreprises, que ces aimables images, évoquées plus tard en secret par le vieillard, doreront les événements les plus tristes : ses mémoires induiraient ainsi, par leur optimisme, en de singulières erreurs l'historien qui s'y fierait. Est-il toujours sous la puissance de la belle Montanari, dont le mari a été — dûment — pourvu d'une grasse sinécure ? Quoi qu'il en soit, il se partage ; car on nomme dès 1810 une fort grande dame qui vaut, elle aussi, à son mari, patricien de grande race, un accueil particulièrement cordial au palais Doria. Mais faut-il croire les agents de Savary qui savent l'Empereur friand de chronique scandaleuse ? Officiellement, la princesse Doria, qui offre au général un somptueux garni, fait seule les honneurs des salons où Miollis reçoit[16].

Tous les vendredis, réceptions chez le général, réceptions intimes — où cent amis absorbent des sorbets, sans parler politique. Mais tous les mois et à propos de tout, grandes soirées. Bal le 16 août 1809 pour la fête de l'Empereur, où nos officiers font merveille ; bal le 28 octobre 1809 ; bal le 17 novembre en l'honneur du roi Joachim après un dîner de quatre cents couverts, interrompu par un feu d'artifice magique et où l'on danse jusqu'à quatre heures ; bal le 2 décembre ; bal le 19 février 181, qui ouvre brillamment le Carnaval ; bals masqués le 23 du même mois et le 3 mars, tandis qu'un bal public remplit de monde le théâtre Aliberti[17].

Et quels bals ! Négligeant celui où on a vu le beau roi Murat reposer avec une complaisance flatteuse ses regards sur des épaules célèbres, tenons-nous-en aux réceptions moins officielles du Carnaval[18]. Le palais Doria, illuminé, ouvre ses portes : la foule des nobles invités s'y engouffre. Des cavaliers masqués, en costumes espagnols, envahissent déjà les degrés ; d'autres, le visage découvert, conduisent une femme masquée : on devine cette dame à ses cavaliers, car Tournon vous dirait l'étrange coutume des Sigisbées, la hiérarchie des amants et l'aimable indulgence des témoins. Faut-il suivre le témoin dans l'énumération des couples qui devient scabreuse après ce propos. Voici, en costumes grecs et albanais avec chaînes d'or et de perles, masquées et identiques en leurs travestissements, de joyeuses invitées qui se sont plu à dérouter leurs cavaliers, parmi lesquels un grave magistrat. Voici un quadrille où, du côté des danseurs, on se montre un garde noble de Pie VII passé à l'ennemi : les huit danseurs sont en cos turnes vénitiens, les dames en robes à traînes de brocard, les hommes dans la toge lie de vin dans laquelle Tintoret drape ses sénateurs. Voici la comtesse Giraud, femme du vaudevilliste, aux bras du Palombi et sa belle-sœur avec don Flippe Albani, les deux belles-sœurs en gitanes. Et voici dans un délicieux travestissement de soie rose, velours et dentelles noirs, la veuve de Piersanti et cette Ottoboni qui, il y a dix ans, a fait les délices des officiers de Macdonald et de Championnet. A côté d'elles ce souple capitaine Borgia qui, sous peu, battra le maquis à la recherche des bandits, chasseur rusé qui rabattra vers les commissions militaires un gibier tenu pour imprenable. Voici, travesties en marquises du siècle précédent, la duchesse Mattei, née Sforza Cesarini et la comtesse Muti, et on se montre en souriant un peu, sans se scandaliser, un de leurs cavaliers, Longhi, qui, même en habit de ville, paraîtrait déguisé, car on l'eût vu, deux ans avant, en soutanelle noire, bas et collets violets, un ancien prélat, d'ailleurs laïque, qui, ayant jeté la soutane aux orties, s'amuse en bienheureux. Mais les regards sont attirés par un admirable spectacle : la marquise Giustiniani, la marquise Ceva, cette belle brune aux yeux bleus qui a jadis, toute jeune, tant séduit Thiébault, la duchesse Fiano, la marquise Simonetti, et la superbe Isabella Belluccio Moroni, conduites par Olgiati. Crivelli, Cavaletti et Stuart, tous les huit en costume d'Anglais du temps d'Elisabeth : ils dansent à l'anglaise, le ballet à la mode, car c'est, en dépit du blocus, ce qu'on ne peut prohiber chez ce patriciat déjà anglomane ; c'est au son de la harpe divinement effleurée par Isabella Palombi, que, sans souci de la politique, dansent ces aimables gens.

Emerentienne Frattoni s'avance au milieu d'un murmure de joie : l'aimable tzigane aux sequins d'or ! qui veut la bonne aventure ? Une nuée d'officiers, tout l'état-major franco-italien se met à tourbillonner ; qu'on prenne garde, elle est mordante ; ses prophéties sont des épigrammes en vers, et voilà qu'usant des droits que leur confère la confraternité des lettres, les Arcades aux sonnets délicieux et aux odes magnifiques, le prince Chigi, le conseiller Alborghetti, dix autres entendent avoir leur part du régal.

Une autre surprise : quatre reines et quatre rois de cœur, pique, trèfle et carreau parmi lesquels, entre autres, on verrait la femme du banquier Torlonia, la duchesse de Bracciano, ruisselante des diamants que son mari gagne à la petite et à la grande journée, et cette princesse Chigi, spirituelle, mordante et pour laquelle ce costume semble bien un défi, car elle passe pour possédée de la passion du jeu[19].

Après les reines du tapis vert, voici le musée des déesses : une Vénus dans laquelle se reconnaît Marina Braschi, nièce du pape Pie VI, entourée de trois cavaliers fort empressés à jouer les Mars, et une Junon bien incarnée dans cette grande femme à la beauté un peu sèche[20] qu'est la princesse Buoncompagni, née Odescalchi, nièce d'Innocent XI et, par son mari, de Grégoire XIII dont elle porte dans ses armes le furieux dragon. Ce costume magnifique de marquise, tout rouge, que porte cette autre dame, est un cadeau du fringant adjoint et duc, son amant. Quant à la duchesse Sforza Cesarini, elle est en Rome triomphante, traînant à son char sept adorateurs parmi lesquels le vaudevilliste comte Giraud. Mais ces courtisans s'effacent : Miollis, souriant, s'avance : Rome triomphante ne peut être qu'au représentant de l'Empereur. Elle a cependant une rivale, la forte duchesse Braschi qui, ainsi que sa fille, Bonnacorsi, drapée de pourpre et d'or, possède, à défaut de la jeunesse, le prestige qui s'attache à celle qui, en d'autres soirées, fait les honneurs du Capitole à la Rome qui danse. Et derrière la duchesse et sa fille, voici bien d'autres patriciennes, Massimo, Barberini, Colonna d'Avella, Corsini, Lante accompagnées des Sforza, Sciarra, Corsini, Barberini, Caetani. Braschi : hauts barons et grandes dames sont tous vêtus comme des paysans de la campagne romaine et on les voit, la mandoline au poing, danser le saltarello, ces aimables petits-neveux et petites-nièces d'Urbain VIII, de Clément XII, de Pie VI, de Martin V et de Boniface VIII : toute l'histoire somptueuse de la Papauté tient dans cette farandole qui se déploie sous les yeux enchantés du représentant de l'Empire.

On valse, danse nouvelle qui fait fureur, introduite à Rome par les Français : c'est en effet le propre aide de camp de Miollis, le capitaine Garabeau, qui y entraîne le premier la belle Valdambrini, c'est le colonel Nicolas, c'est Radet, homme aux mille ressources, qui initient, au scandale des vieilles gens, à cette danse aux étroits enlacements, la comtesse Spiega, de Viterbe, et la femme du conseiller poète Alborghetti.

Soudain les danses s'arrêtent. Une des grandes dames a retiré son masque et Miollis a couru la saluer : une nouvelle venue, cette Adèle de La Rochefoucauld, mariée récemment au prince Aldobrandini-Borghèse, belle-sœur par conséquent de Pauline Bonaparte, et qui apporte à Rome et à cette soirée la note parisienne ; comment ne serait-elle pas accueillie à bras ouverts par le patriciat, qui se trouve bien justifié d'un ralliement forcé par le spectacle de cette fille très authentique des croisés français qui leur arrive du faubourg Saint-Germain en passant par les Tuileries ?

Tout concourt donc à faire de cette soirée une réunion sans précédent. Elle se prolonge tard : au dehors, le peuple regarde les illuminations, un peuple que réjouissent toujours les girandoles. Miollis, épanoui, fleurette : un domino de soie rose s'acharne à l'intriguer ; une mystérieuse Circassienne le taquine. Le général se prodigue, passant de la princesse Chigi, qui est encore à rallier, à la marquise Ceva. Il n'était plus le haut proconsul qui, au début du bal, était apparu entouré de la Consulta, de son état-major, de la municipalité. A l'aube, le champagne coulait à flots : le champagne, inconnu à Rome avant les Français et qui, maintenant, grise Rome l'espace d'une nuit.

Fut-ce le champagne, ce nouveau venu perfidement entêtant ? Mais le bruit courut le lendemain que dans les voitures qui, par centaines, stationnaient devant le collège romain, certains officiers avaient emmené de jolis masques à barbe de soie rose et que, durant cette nuit, la fusion, rêvée par Napoléon entre Rome et Paris, avait pris un caractère d'intimité que l'Empereur lui-même n'eût pas osé prévoir.

***

Ces détails nous livrent assez le caractère des réunions qui illustrèrent ce premier carnaval franco-romain de 1810. Le Carême lui-même, qui jadis fermait salons et théâtres, les laisse entr'ouverts. La société se précipite aux représentations du Valle : petite hypocrisie, on y donne, pour tranquilliser les consciences, un opéra sacré, cette Jérusalem détruite, chef-d'œuvre qui, du 16 au 25 mars, fait à Rome une semaine de délices et fonde décidément la gloire de ce Zingarelli, si bien fait pour plaire à la population romaine : pour la première fois, on avait apporté aux décors et aux costumes une particulière attention, les chœurs avaient été renforcés, et les interprètes, Carlotta Haeser, Rosa Morando, pour lesquelles nos officiers brûlent, le ténor Tacchinardi se firent, à la mode italienne, rappeler à l'infini. Jérusalem détruite ! le grand prêtre proscrit ! le temple violé ! les lévites aux abois ! il y eût eu là matière à de curieux rapprochements[21].

Le Carême a toujours eu ses distractions particulières, surtout à Rome. Sous les voûtes des grandes basiliques s'élèvent les chants singuliers de la chapelle romaine. Nous avons connu, dans ces églises aux vastes nefs, plongées dans la pénombre, ces concerts spirituels, ces voix étranges au son de cristal fêlé, clamer la douleur du peuple de Dieu en deuil, les menaces de Jérémie, le Stabat déchirant, le Miserere suppliant, les Turbes de Vittoria, puis, soudain, les voix tombant brusquement dans le silence et l'obscurité d'une basilique où dans l'ombre Rome entière s'est donné rendez-vous. Et c'est ainsi que Tournon court à Saint-Pierre, le 20 avril, pour entendre le Miserere chanté par des voix que des moyens très peu humains ont rendues angéliques et parcourir cette belle église éclairée seulement par une immense croix de feu suspendue à la voûte ; à la lueur de cette croix, il reconnaît sans doute, sous les vêtements noirs de circonstance, les bayadères, gitanes, bergères, marquises. reines et déesses, dames de pique et dames de cœur, Vénus et Junon du 19 février, car nous connaissons la cohue mondaine du jeudi saint[22]. Seul, le grand pénitencier, drapé dans sa cape rouge, n'est pas sur son siège, exilé qu'il est à Paris, et Dieu sait cependant si, depuis la nuit du 19 février, ces dames auraient besoin du coup de baguette symbolique. L'année prochaine on verra cet autre grand pénitencier, Norvins, pleurer au Miserere de Saint-Pierre.

Puis, le Carême fini, la saison théâtrale de printemps s'ouvre au Valle avec un drame : Le Vergini del Sole, et Rome y voit se révéler une nouvelle étoile, Trasmondi, qui sait plaire aux yeux et satisfaire les oreilles. Jusqu'en plein été, les théâtres feront recette, puisque, le 9 juin, la Haeser, qu'on ne peut voir sans être transporté, chante d'un accent un peu trop germanique, mais avec finesse, expression et grâce, le rôle de Didon dans l'opéra de Fioravanti, élève de Cimarosa[23].

En plein été également, Miollis rouvrit ses salons : il y eut bal le 10 juin 1810 pour l'anniversaire de la prise de possession des États romains, bal le 14 août pour la fête nationale ; il y avait.bal également le 15 août au Mausolée d'Auguste, et on voulait que la foule se fût amusée aux courses de chevaux de la place Navonne et aux illuminations de la soirée : nous avons dit ailleurs ce qu'il en fallait penser. On revint, pour danser au palais Doria, des villégiatures voisines : là s'étaient transportes les propos charmants et les intrigues galantes. Fonctionnaires et officiers apprenaient, dans un but charmant, le chemin qui mène à Albano, Frascati, Nemi, Tivoli et Anzio. Miollis se voyait surtout à Tivoli, où il surveillait l'exécution de ce chemin pittoresque que nous avons suivi tant de fois pour descendre au fond des gorges où, à cent pieds au-dessous du Temple de Vesta, bouillonnent les flots contrariés de l'Anio. Jusqu'en cet octobre enchanteur les villégiatures se prolongèrent ; nos officiers grisés ne songeaient plus au lendemain : la paix était générale, les grands espoirs permis assuraient la sécurité des plaisirs promis. L'hiver de 1810-1811 s'annonçait charmant[24].

***

Il le fut cependant moins que le précédent. Rome s'assombrissait un peu et, si détachée que fût la noblesse des misères de ce peuple, on s'amuse de moins bon cœur au milieu d'une misère morne. Les fêtes officielles de décembre à août offrirent aux mondains des réunions auxquelles donnait quelque tristesse la vue des officiers qui avaient dû la veille battre le maquis à la recherche des bandes grossissantes, arrêter de malheureux conscrits en rupture de ban et contraindre des moines à déguerpir. Certaines Romaines ne s'ingéraient-elles pas, entre deux valses, de plaider près de certains fonctionnaires la cause de gens arrêtés par mesure de haute police et de demander à Norvins des explications : ces femmes, écrit le directeur de police, se croient permis, comme au temps des prêtres, de poser une médiation presque tyrannique. Tout cela attriste les réunions[25]. Le Journal officiel seul enregistre la grande gaieté qui régna au souper du ter décembre 1810 et à la fête qui suivit. Les fêtes du baptême, nous l'avons vu, manquèrent d'électricisme ; les bals chez Miollis, le 12 juin, encore que le Journal affirmât que les Romaines y avaient fait la preuve qu'elles conservaient l'empire de la beauté, chez Janet, le 15 et le 19, chez Tournon qui fait entendre à Rome l'admirable Haeser et le ténor Bertuzzi, le 16 juillet chez Daru ; toutes ces réceptions ont quelque chose de guindé : on y entend des odes, des hymnes, on y voit des figures de feu où reviennent trop souvent Romulus, César, Auguste — surtout Napoléon. Nous avons dit ailleurs comment, chez Daru, la seule présence d'une belle israélite, Mme Barafaelle, suffit à éloigner le patriciat. Et nous avons dit aussi quel fiasco fit le bal du Capitole, où seules la duchesse Sforza Cesarini, la princesse Santa Croce et deux ou trois patriciennes parurent. Et c'est grand dommage, car rien n'est plus curieux que ces fêtes où l'on danse au pied de ces marbres antiques auxquels de puissantes lumières redonnent presque la vie : les Vénus et les Junon du carnaval de 1810 auraient-elles craint une comparaison trop désavantageuse ? Et au théâtre ne leur donne-t-on pas trop de Romulus, de Sabines, de Numa avec allusions politiques qu'il faut applaudir, sous peine d'être mal noté[26] ? Ce petit roi de Rome a glacé la joie mondaine. Et ce sera la même chose en 1811, en 1812, aux bals offerts par Miollis, par Corsini au palais de la Lungara, par Tournon maintenant installé — toujours fort bien — au Monte Citorio. Fêtes dignes des hautes vertus de notre auguste souveraine, écrira le journaliste après l'onomastique de Marie-Louise. Trop dignes, précisément. Ce n'est point au bal du sévère procureur général Le Gonidec au palais Ruspoli, qu'on se réchauffera. Les familles romaines ne se décident point à recevoir : seuls, les Sforza Cesarini, tout dévoués, semble-t-il, au régime, donnent des fêtes, mais ils doivent bien ce plaisir à Miollis qui les accable de prévenances[27].

Le duc, aussi bien, est toujours le grand organisateur des fêtes municipales. Il avait cependant donné une alerte assez forte. On crut un instant, à la fin de décembre 1810, que le carnaval allait manquer de théâtre. Les hauts fonctionnaires s'en montrèrent affolés, car à Rome c'était affaire d'État. On se trouvait sans fonds pour subventionner les entreprises, pour donner les 30.000 livres promises à l'impresario. Le duc Sforza intervint, trouva l'argent. Rome eut sa saison[28].

De 1811 à 1813, les carnavals se succédèrent ainsi, ramenant fêtes de la rue et fêtes des salons, opéras-bouffes et comédies, marionnettes et ballets. On continuait à applaudir la divine Adélaïde Malanotti et l'admirable Charlotte Haeser dans la musique de Zingarelli. On fredonnait après elles le rondeau Ombra caca, et la Valsovani jouit d'une passagère et bruyante popularité pour la phrase délicieusement chantée de la cavatine : Vengo a voi di lauri adorno ! On reprit la Jérusalem détruite, on donna la Bérénice du même Zingarelli, devant un public énorme. Le Valle continuait à donner des pièces très comiques : Les astuces féminines de Cimarosa qui d'ailleurs échouèrent, encore que les braves bouffons Parlamagini et Carani joignissent à de très belles voix la science et l'adresse comiques[29]. On multiplie pour le peuple les attractions. Les courses de chevaux remplacent les processions et ces courses surpassent tout ce que Rome avait jadis connu de plus brillant[30].

Le peuple est trop misérable : il s'amuse une heure. Des familles nobles, prétextant le départ- pour la France de leurs enfants, ou les ont suivis, ou se sont mises à bouder. Les beaux officiers qui faisaient la joie des salons officiels ont, en grande partie, quitté Rome : la guerre de Russie les a arrachés à la ville bien-aimée. Ils sont partis, comme jadis Thiébault, emportant le souvenir de cheveux bruns, de regards ardents, de déesses ruisselantes de diamants, des rendez-vous clandestins, des parties de campagne à Tivoli, et beaucoup qui, six mois après, moururent de froid entre Moscou et Vilna, eurent peut-être alors une dernière pensée pour le doux soleil du carnaval romain.

Celui de 1812, en dépit de ces absences et de quelques appréhensions, fut brillant encore. Un vénérable savant qui, à l'ordinaire, se partage entre l'archéologie et l'histoire naturelle, Millin, l'auteur alors célèbre des Antiquités nationales et de la Minéralogie homérique, abandonne un instant l'étude des vases antiques vulgairement appelés étrusques pour se jeter dans la mêlée : ce fringant sexagénaire ne craint point de compromettre les Inscriptions et Belles-Lettres en cette cohue où des polichinelles au nez gigantesque, dans lesquels il reconnait avec stupeur des princes rencontrés chez Miollis, viennent gambader autour de lui, où des fous, vêtus sommairement d'une longue chemise blanche, se livrent aux ordinaires facéties, où de belles dames habillées en ciociare — paysannes d'Anagni —,où des vendeuses de provature (fromages), très provisoires et de fort noble extraction, le séduisent jusqu'à l'enthousiasme, où il contemple avec joie les Micheletti aux vestes brodées, au gilet rouge, au chapeau à ganses d'or, les quaqueri aux masques outrés, à la veste de brocard, à l'ample habit de soie, aux perruques grotesques, où il s'amuse à voir les têtes d'ânes et de dindons promenés à travers les faux paysans des Abruzzes. les charlatans au bonnet pointu, les chevaliers errants, les Turcs aux turbans monstrueux, les pifferari de fantaisie et les nourrices énormes dont les poupons de cire portent des nez démesurés ; il expose en sa personne deux classes de l'Institut aux confetti cinglants comme aux lazzi mordants ; il contemple avec enthousiasme la course des petits chevaux, le défilé des calèches festonnées de roses, de violettes et de rubans d'or : tout comme un autre, il fait l'assaut des mocoletti, et pour assister le soir au bal de l'Aliberti, il revêt le masque et l'habit de brocard, cependant que la société, bonne ou mauvaise, se précipite aux trattorie où se préparent dindes truffées et gnocchi famosi, où coule l'Orvieto, comme aux cuisines en plein air où grésillent les fritures douteuses. Allez dire à ce savant homme que ce peuple souffre, hait, gronde : il ne vous croira pas. Un instant ces malheureux oublient, en des saturnales follement joyeuses. la noire misère où les jette le régime. On a, la veille, par les soins prévoyants de l'administration, répandu assez d'argent pour que chacun puisse acheter son masque, sa poignée de confetti, ses mocoletti et son fiaschetto d'Orvieto[31].

Au théâtre, Mlle Chiari, danseuse de première force, monte d'autres têtes, dans le ballet cependant austère des Horaces et des Curiaces de l'Argentina. Au Valle, un comique excellent, Vestris, fait rire jusqu'au délire une salle toujours comble. Et, même après le carnaval, la Vedova in contrasta opéra-bouffe, et Demetrio e Polibo, opéra où la brave famille Mombelli fait merveille, attirent jusqu'à l'été la foule au parterre. Entre temps, un des grands fabricants d'instruments de musique, Ruffini, fait courir Rome à l'Oratorio de Haydn, la Création du monde, exécuté chez lui par des amateurs. Les coups d'archets des orchestres couvrent un instant le bruit que fait dans la montagne la fusillade des bandits insurgés[32].

Ce carnaval de 1812 a été brillamment célébré chez Miollis comme chez le duc Sforza : bals masqués et déguisés. A la préfecture, on mène grand train. En 1811, l'administration française a fait une recrue charmante : Camille de Tournon a épousé Adèle de Pancemont, et on ne pouvait rêver à Rome une pré-tette plus accomplie, gracieuse, pleine de tact, généreuse. Les fêtes de Monte Citorio prennent dès lors une tout autre allure. On y voit danser un jeune cavalier plein d'entrain qui montre pour la valse, comme pour toutes les institutions françaises, un juvénile enthousiasme. C'est le jeune comte Mastai Ferretti, dont les danseuses seraient sans doute fort surprises si on leur révélait que ce brillant valseur s'assoira un jour sur le trône de Saint-Pierre : Pie IX rappelait un jour avec un sourire au comte de Tournon qu'il avait fait chez son père son entrée dans le monde.

Le carnaval de 1813 lui-même est encore brillant. En février, Miollis donne deux bals masqués qui, interrompus par un splendide souper, ne finissent qu'au matin ; on a revu les bayadères, et les déesses d'antan[33]. Mais où sont ces fringants lieutenants auxquels la Frattoni disait la bonne aventure, et quelle mauvaise aventure leur a-t-elle donc prédite, pour qu'à cette heure les plaines de Russie et d'Allemagne puissent seules dire où gisent ces brillants cavaliers ? Comme Miollis lui-même apparaît plus sombre, les Anglais menaçant la côte, et la trahison couvant à Naples ! On s'amuse cependant. Dans la rue, le carnaval se déchaîne. A l'assaut des mocoleui, au Corso, on a compté 20.000 personnes qui ont rempli la rue de leurs cris de joie jusqu'à neuf heures du soir. On a dansé deux soirées au théâtre Aliberti. Et chez Miollis, les officiers — car malgré tout il en reste — se sont efforcés de valoir leurs aînés[34]. C'est le côté piquant de ces fêtes : ce colonel est peut-être le fils de paysans lorrains ou normands ; qui sait s'il n'a pas jadis quitté son village avec la carmagnole ou le bonnet de la liberté en criant : Vive la nation ! A bas les ci-devant et les prêtres ! Il entraîne dans une valse folle une femme qui est la petite-nièce de trois ou quatre papes. Il règne un parfum mêlé des Tuileries et du Quirinal, du Corso et du Palais-Royal. Et il court comme un frisson de fièvre à l'idée même du péril qui menace de partout : on jouit avec avidité, en gens qui savent combien sera courte la durée de leur règne et de leurs plaisirs.

***

La grande Cosmopolis vient, elle aussi, achever de mélanger de singulière façon cette société composite. A partir de 1811, les étrangers, sans affluer à Rome comme sous les prêtres, commencent à revenir. En 1813, Norvins comptera 15.000 étrangers à Rome en dehors des Français[35]. Ils n'étaient point sans donner quelque souci à la police de Rome. Encore qu'Olivetti eût fait placer aux quatorze portes de Rome un registre où se devaient inscrire les arrivants[36], Norvins se plaignait, en février 1811, de n'avoir point d'observateurs au milieu de la société allemande et russe qui est considérable[37]. A cette époque les Russes — nos alliés encore — jettent une note toujours originale dans les réceptions de Miollis et du banquier Torlonia. La grande-duchesse Constantin passe l'hiver de 1810-1811 à Rome sous le nom de comtesse Romanoff avec un chambellan, deux dames d'honneur et une suite de dix personnes. La princesse, sous un incognito transparent, donne des fêtes, y convie fonctionnaires français et patriciens romains : elle-même se rend au bal chez Miollis[38] ; la présence de trente ou quarante Russes, gens aux allures félines et élégantes, donne un nouveau caractère à ces réceptions ; mais ce sont les grands alliés, et quels alliés charmants ! Un an après, les officiers français qui, au palais Doria, leur font vis-à-vis dans les quadrilles, se retrouveront en face de leurs souples partenaires aux rives de la Moskowa ou de la Bérézina.

Rome redevient ainsi un instant le carrefour de l'Europe dont parlait Bernis ; cette fois, c'est Miollis et Tournon qui y tiennent l'auberge de la France. C'est chez eux qu'on voit. défiler, en l'année 1811, le prince d'Anhalt Coethen Pless et sa petite suite d'Allemands, le duc de Campo-Chiaro, ministre de Murat, un chambellan du tzar, le prince Strogonoff, la femme d'un ex-ministre portugais, la comtesse d'Ega, la comtesse Schouvaloff, l'ex-ministre russe Lissakiewitch, les princes prussiens de Schœnach Carolath, de nobles Allemands, Winterfeld, Eckardstein, Rochow, la princesse Czartoriska, l'ancien ministre de Saxe en Russie, Schullenbourg, les princes de Mecklembourg et de Saxe-Gotha qui fréquentent assidûment chez Miollis où l'on a vu, reçue presque familièrement, la grande-duchesse Constantin ; à ces Allemands, Russes et Polonais, Tournon mêle toute une petite société française non officielle, Saint-Vallier, le vieux d'Agincourt, le baron de Fortia, Mme de Custine, l'amie de Châteaubriand et de Fouché. On ne se contente point de rire et de chanter dans les salons de la préfecture-Tournon n'a point oublié le chemin des Castelli Romani, et on organise des parties folles aux environs de Rome[39].

Un an après, Mme Récamier vient tenir salon à Rome : autour de cette déesse, tout de suite, une chapelle se forme : elle ne plaît guère au maître : on la doit surveiller ; Norvins ne trouve rien de mieux, pour le faire, que de rechausser les talons rouges et de venir faire ses dévotions dans ce temple ouvert au palais Fiano. Une société d'élite se groupe autour de sa chaise longue : l'aimable d'Ormesson, Forbin qu'une mission artistique a — non sans raison — éloigné de Pauline Borghèse, le peintre Granet ; Norvins, qui demain écrira un rapport fort dur sur l'aimable femme, guide la caravane : on va au Miserere de Saint-Pierre, on va chez Canova dont le frère improvise aussitôt un sonnet délirant alla bellissirna Zulietta. Des visiteurs viennent encore grossir le groupe : Ballanche, Rohan ; Tournon, parfois, paraît chez cette séduisante suspecte[40].

Pendant que Paul-Louis Courrier porte à travers les salons un œil ironique, on rencontrerait, errant mélancoliquement du tombeau du Tasse au Temple de la Sibylle, un grand jeune homme, alors obscur, Alphonse de Lamartine, que guide la gracieuse chanteuse Camille — en attendant Graziella toute prochaine[41].

Quelques Français promènent à Rome des loisirs d'exilés, car, tandis qu'un Chouan amnistié, de la Houssaye, y est relégué[42], un régicide, qui fut presque roi, apparaît en 1813, c'est Barras : le peuple se montre avec terreur cet homme un de ceux qui ont condamné à mort le roi de France[43]. On le voit peu : le fusil sur l'épaule, il bat la campagne, assure qu'il chasse. Cet exercice est très utile à sa santé, écrit Miollis à Savary[44].

***

Il n'est pas le seul roi en exil que Rome compte dans ses murs.

Quelques princes déchus viennent mettre une dernière touche à ce tableau de la Rome mondaine et cosmopolite de 1812-1813. Trois anciens souverains, en cette année-là, se disputèrent la curiosité de Rome.

Le premier est le roi Charles-Emmanuel IV qui, ayant, en 1802, abdiqué la couronne de Sardaigne, est depuis longtemps l'hôte de Rome où il vit dans la dévotion et la gêne. Napoléon avait bien, avec quelque ostentation, accordé au vaincu de Mondovi une pension de 100.000 livres. Nonobstant ce secours un peu humiliant, le pauvre prince ne faisait pas grande figure ; presque aveugle, d'une intelligence fort médiocre, il recevait peu, vivant dans une retraite de cénobite, assidu aux offices plus qu'aux réceptions, toujours besogneux ; car, écrivait Janet en 1810, il y aurait quelque intérêt à lui servir sa pension par douzièmes mensuels, ce qui le laisserait moins longtemps aux expédients. C'est ainsi que vivait, sur la cassette de l'Usurpateur, et de Turin, et de Rome, celui dont les petits-neveux règnent aujourd'hui au Quirinal[45].

Il eût pu voisiner avec une autre souveraine qui, à partir de 1811, exerçait singulièrement la chiaccheria romaine. Un beau jour d'août 1811, on avait appris que la Supérieure du couvent de Saint-Dominique et Sixte, une des rares maisons religieuses qui, grâce à l'amitié de Miollis, avaient pu survivre aux décrets de 1810, préparait à une mystérieuse pensionnaire un appartement en ses murs. Le 11 août, la dame arriva avec sa suite : elle fut saluée par Norvins à la porte-du Peuple avec un certain cérémonial et conduite par une escorte de gendarmerie au couvent qui lui était assigné comme résidence. Celle-là, Marie-Louise de Bourbon, avait régné à Parme, puis à Florence comme reine d'Etrurie et, après avoir été un instant désignée pour gouverner un royaume espagnol, elle s'échouait aux environs des Thermes de Caracalla. Elle y était réellement prisonnière, soupçonnée qu'elle était de vouloir correspondre avec les insurgés espagnols — elle était la fille du roi Charles IV, — et le couvent avait été littéralement muré depuis que cette auguste et remuante princesse s'y trouvait en subsistance. On lui fournissait une pension qu'elle dépensait et au delà, elle aussi, ce qui mettait Miollis en un assez cruel embarras. Il était le seul à Rome qui fût autorisé à pénétrer chez la princesse dont il essuyait avec ennui les violentes récriminations : deux dames d'honneur et une jeune princesse étaient enfermées avec elle[46].

Elle put espérer rompre cette grille, quand elle apprit que son père, le roi Charles IV, allait lui-même venir habiter Rome avec la reine et le trop fidèle Godoy, prince de la Paix. Soit que Napoléon mit quelque orgueil à montrer à cette Rome insoumise des princes aussi abaissés par lui que Charles-Emmanuel de Sardaigne et Charles IV d'Espagne, soit qu'il espérât que celui-ci, donnant à Rome l'illusion d'une cour, y dépenserait généreusement, il ne lui déplaisait point que ces souverains humiliés attendissent à Rome le jour où, triomphant, il monterait lui-même au Capitole : il se préparait ainsi savamment un triomphe à la romaine.

Le roi fit, le 18 juin 1812, à Rome, avec une suite de deux cent soixante personnes, une entrée somptueuse, car ce Bourbon déchu aimait la pompe. On le vit pénétrer par la porte du Peuple, en compagnie de Miollis et de Tournon qui l'étaient allés saluer à Viterbe, avec un grand train de voitures datant de Philippe V, attelées de six chevaux et chargées derrière de trois grands laquais en grande livrée. Au palais et à la villa Borghèse, on vit dès lors cette singulière cour en exil étaler son luxe démodé, ses plates intrigues, ses hontes et ses ridicules — Godoy continuant à y faire la loi. Tournon, admis dans l'intimité de ces princes, s'en égayait et parfois s'en attristait, âme loyale qu'humiliait le spectacle de ce descendant de Henri IV et de Louis XIV, réduit à cette vie de bourgeois ridicule dont il trace à ses enfants l'étonnant tableau. Le voulant sortir de l'humiliante société où vivait le successeur déchu de Charles-Quint, il entendit créer entre celui-ci et le roi de Sardaigne des relations qui restèrent froides, le vieux Bourbon y apportant, en dépit de tout, la morgue espagnole en toute sa superbe. L'entrevue émut le préfet plus que les deux souverains[47].

Cette scène renouvelée de Candide devait frapper Tournon à l'heure où il cherchait dans le Forum le pavé sur lequel les rois vaincus attendaient devant la Curie le bon plaisir du Sénat romain. Elle complétait bien la série de spectacles qu'offrait une fois de plus cette Rome, décidément vouée, sous tous les régimes, au plus singulier cosmopolitisme.

Tandis qu'un préfet français reçoit dans l'intimité de son palais romain des princes Mecklembourgeois, qu'un général français va d'un roi piémontais à un roi espagnol, que Mme Récamier, reine en exil aussi, tient salon au Corso, que Lamartine court les ruines, que Barras poursuit le gibier à travers la campagne, des chambellans espagnols, des ministres russes, de grands seigneurs saxons, prussiens, portugais, polonais représentent l'Europe entière dans des salons où de jeunes officiers bourguignons, normands ou gascons, des fonctionnaires piémontais ou lombards, rivalisent d'ardeur avec d'anciens prélats romains rendus aux manèges des salons, et assautent de propos galants les petites-nièces de ceux que Napoléon appelle les Grégoire, les Boniface et les Jules. Carnaval étourdissant que celui de la rue ne vaut pas et qui donne à l'épisode, par ailleurs si attristant, qui nous occupe, un côté de rêve joyeux et presque extravagant.

 

 

 



[1] THIÉBAULT, t. II, p. 275 et suiv.

[2] DUPATY, t. I, p. 285.

[3] Alberti, 4 octobre 1809 ; CANTU, cité.

[4] Alberti, 4 octobre 1809 cité.

[5] Manifeste théâtral du théâtre Valle, pour l'automne de 1809, F1e 140 ; Gerando à Braschi, 11 janvier 1810, F1e 139 ; SILVAGNI, t. II, p. 659.

[6] Manifeste du théâtre Pace, F1e 139.

[7] Note des comédies de la Compagnie Dorati, au Valle, F1e 139.

[8] Note des comédies du Pallacorda, F1e 139.

[9] Note de Gerando, extrait des registres de la Consulta ; Affiche du théâtre Apollo, F1e 139.

[10] F1e 140.

[11] F1e 139.

[12] Programme du carnaval, placard, F1e 140.

[13] Entreprise des joutes et fêtes, tableau ; Affiche de la quatrième fête, F1e 140.

[14] Tournon à ses parents, 19 mars, 1er avril, 21 avril 1810, 20 mai 1810. 17 juin 1810, 26 octobre 1810 ; Mémoires inédits de Tournon ; SILVAGNI, t. II, p. 162.

[15] Balbo écrit qu'il se divertissait fort. Autobiografia, p. 388.

[16] Miollis, Mémoires inédits.

[17] Journal du Capitole, 19 août 1809, n° 22 ; 28 octobre, n° 48 ; 18 novembre, n° 61 ; 26 février 1810, n° 25.

[18] SILVAGNI, t. II, p. 682-683.

[19] Mémoires inédits de Tournon.

[20] Mémoires inédits de Tournon.

[21] Diario de FORTUNATI, 14 mars 1810, f. 651 ; Journal du Capitole, 26 mars, n° 36.

[22] Tournon à ses parents, 21 avril 1810 (papiers de Tournon).

[23] Journal du Capitole, 2 mai 1810, n° 53 ; 11 juin 1810, n° 70.

[24] MIOLLIS, Mémoires inédits.

[25] Norvins, 8 juin 1811, F7 8893.

[26] Journal du Capitole, 22 juin 1811, n° 74.

[27] Journal de Rome, 19 août 1812, n. 100.

[28] Miollis, Tournon, Sforza Césarini, Gerando ; Correspondance, F1e 139.

[29] Journal du Capitole, 22 octobre 1810, n° 136 ; 14 et 21 septembre 1811, n° 110 et 113 ; 13 novembre 1811, n° 136.

[30] Correspondance de Rome, du 1er décembre 1811, à la Gazette d'Arau du 18 décembre, extrait au Bulletin du 24, AF IV 1519.

[31] Millin, 12 février 1812, Le Carnaval de Rome, p. 24-61.

[32] Journal de Rome, 27 janvier 1812, n° 12 ; 10 février 1812, n° 18 ; mai 1812, n° 55 ; 26 février 1812, n° 25.

[33] Journal de Rome, 15 février 1813, n° 20 ; 3 mars 1813, n° 27.

[34] Journal de Rome, 15 février et 3 mars 1813 ; Miollis à hagarde, 2 mars 1813 (copie lettres).

[35] Norvins au Bulletin du 24 novembre 1813, AF IV 1532.

[36] Olivetti, 25 décembre 1810, F7 6531.

[37] Norvins, 5 février 1811, F7 6531.

[38] Mémoires inédits de Miollis, de Tournon ; Miollis, 29 novembre 1810, F7 6531 ; Norvins, 23 novembre 1810, au Bulletin du ter décembre, AF IV 1512 ; Bulletin du 11 décembre 1810, item ; du 4 avril 1811, AF IV 1514.

[39] Norvins, 24 septembre 1811, F7 6531 ; 13 avril 1813, 16 avril 1813. F7 8901 ; Voyageurs ayant passé par Terracine, F7 8895 ; Tournon. 26 janvier 1813, F7 6531 ; Tournon à sa mère, 21 mars 1812, 18 octobre 1812 (papiers Tournon) ; Bulletin du 22 novembre 1811, AF IV 1518 : Mémoires inédits de Tournon.

[40] Norvins, 12 avril 1813, F7 8901 ; Miollis à Norvins, 29 janvier 1813 (copie lettres) ; HERRIOT, Mme Récamier et ses amis, 1905, t. I, p. 310-318.

[41] LAMARTINE, Souvenirs, p. 163.

[42] F7 8902.

[43] Diario de FORTUNATI, 2 juin 1813, f. 665 ; Norvins, 31 mai 1813, F7 8901.

[44] Miollis, 2 novembre 1813, 13 janvier 1814 (copie lettres) ; BARRAS, Mémoires, t. II.

[45] BELLAIRE, Précis de l'invasion des États romains, p. 12 ; Janet, 22 août 1810 (papiers Janet).

[46] Diario de FORTUNATI, 14 août 1811, f. 656 ; Mémoires inédits de Miollis et de Tournon ; Miollis, 15 mai 1812 (copie lettres) ; Norvins, 12 juillet 1811 ; Miollis, 6 avril 1812, F7 8897 ; Marie-Louise DE PARME, Mémoires, p. 313-317 ; BELLAIRE, Invasion des États romains, 12.

[47] Mémoires inédits de Tournon ; de Miollis ; Tournon, 11 juillet 1812, F7 3776 ; Norvins, 30 mai 1812 ; Tournon, 19 juin ; Norvins, 19 juin ; Tournon, 27 juin, 11 septembre 1812 ; 20 août, F7 8897 ; Miollis à Norvins, 14 mai 1812 ; à Savary, 15 mai 1812 ; à la reine de Naples, 8 juin 1812 ; à Norvins, 9 juin 1812 (copie lettres), etc., etc.