LA ROME DE NAPOLÉON

LIVRE III. — LE RÉGIME CONSTITUTIONNEL

 

CHAPITRE IV. — UNE BANQUEROUTE.

 

 

Des phrases ! — Le baronnage est mal rallié ; motifs qu'il a de se gendarmer en secret. — La conscription dorée. Les jeunes Romains nobles appelés dans les écoles françaises ; émotion du patriciat ; un bon tour de Rœderer ; résistance du comte Patrizzi ; l'incident tourne en événement ; Patrizzi arrêté et déporté ; le futur cardinal Patrizzi s'achemine vers La Flèche. Le patriciat reste blessé de l'aventure ; il est prêt à la défection. La bourgeoisie ne s'est jamais ralliée. La liquidation de la dette achève d'exaspérer les porteurs de rentes. Elle aboutit à une véritable banqueroute. Les impôts nouveaux ; superposition au lieu de remplacement. Malgré les intentions de l'Empereur, le pays s'estime ruiné par la France. — Le gouvernement ne peut d'autre part l'enrichir ; projets formés pour donner au pays une vie économique. — On veut faire de la campagne une colonie cotonnière ; premiers succès suivis d'un prompt échec. — Fondation à Rome d'une industrie cotonnière ; grands espoirs, prompte déception. — Le commerce ne se développe pas. La bourgeoisie constate que la France ne réalise rien de ses grandes promesses d'enrichissement — Misère croissante du peuple. — Les maladies. — Impuissance de la bienfaisance officielle. Rome se dépeuple. Ce que Napoléon peut constater au printemps de 1811.

 

Le dévouement sans bornes, l'admiration profonde, l'affection filiale que la ville de Rome professe pour notre bien-aimé et glorieux souverain... Ah ! qu'il est beau, le maire de Rome, le superbe duc Braschi entassant pour la centième fois les superlatifs, au moment où il reçoit au seuil du Capitole le préfet de l'Empereur qui le vient introniser ! Quelle chaleur admirable dans la voix et quelle souplesse dans les reins, quel œil franc tout enflammé d'amour et de quel geste loyal il montre ce conseil municipal qui lui fait une magnifique escorte, princes, comtes, banquiers, nobles et bourgeois ! En vérité ce geste jette aux pieds de Tournon la ville brûlante de reconnaissance, d'amour et d'enthousiasme, du Transtevere à l'Esquilin, du Borgo au Viminal. Et sans rire Tournon répond : Le dévouement bien connu que la seconde ville de l'Empire professe pour Sa Majesté...

Si Braschi parlait franchement, il dirait qu'il est horriblement aigri contre un gouvernement auquel il a sacrifié son honneur et le souvenir de son oncle pontife et confesseur, mais qui lui refuse un siège au Luxembourg et le règlement de ses créances. Si les patriciens qui, derrière lui, forment le premier rang du conseil parlaient franchement, ils diraient qu'ils sont révolte, de leur propre bassesse, de leur humiliation que l'affaire du comte Patrizzi, nous l'allons voir, vient de leur faire mesurer. Si les bourgeois qui forment le second rang de cette assemblée si soumise parlaient franchement, ils diraient que leur horreur redouble pour un régime qui vient de faire faillite à ses promesses. en échouant dans la grande tentative de rénovation économique : et si le peuple, qu'ils sont censés représenter au Capitole, pouvait parler, il dirait qu'il a faim et qu'il envoie tous les jours en seb prières au diable son père le Bonaparte, auteur de tous ses maux. Si Tournon parlait franchement, enfin, il dirait qu'il tient Braschi pour un ami peu sûr, les patriciens pour de faux ralliés, les bourgeois pour des adversaires, le peuple pour un ennemi et Rome pour une ville cent fois plus insoumise que lorsque pour la première fois il a, tremblant d'émotion, de joie et de piété, mis le pied sur le seuil sacré du Capitole conquis.

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Quelle illusion que d'avoir cru le baronnage rallié sincèrement[1] ! Il l'est sans doute au début de 1811, puisque rien ne trahit dans ses rangs la moindre velléité d'opposition, puisque des exilés de 1809, le vieux Patrizzi, Barberini, Massimo se tiennent cois, qu'Altieri et Rospigliosi di Zagarolo paradent chez Miollis, puisque Chigi, si hésitant, a accepté pour sa femme un poste près de Marie-Louise[2], puisque Doria et Colonna se sont enfin décidés à prêter un serment qui les fait traiter d'apostats par quelques malveillants[3], puisque Braschi multiplie les courbettes et que Sforza Cesarini et Buoncompagni collectionnent les livrées, ralliant ainsi de façon plus intime non seulement, écrit Norvins avec simplicité, les amants de leurs femmes, mais cette foule de subalternes, prêtres, nobles, légistes et bourgeois qui servent et ruinent les grandes familles[4], puisque enfin, le jour où le bruit court qu'un royaume d'Italie se pourrait organiser avec Rome comme capitale, Norvins trouve, à son petit lever, quatre patriciens anxieux qui, déjà, sollicitent les grasses sinécures du ; royaume futur. Comment ne les point tenir pour ralliés ?

Ils le sont cependant moins qu'en 1809. Braschi a collectionné les mécomptes et les déboires ; Janet, qui le déteste, a juré qu'il ne serait pas payé de ses créances, et on ne l'a point payé même de ce siège au Sénat qu'en bon parvenu, cet Onesti Braschi, devenu duc de Nemi de par Pie VI, maire de Rome de par Napoléon 1er, ambitionne maintenant avant tout[5]. Les jalousies se déchaînent furieusement : pour deux que Daru a satisfaits, Sforza Cesarini et Buoncompagni, combien a-t-il fallu mécontenter par un refus qu'ils ont tenu pour un insupportable affront ! tous entendaient porter livrée et deux seuls ont été choisis. Et quels deux ? un Buoncompagni qui reste exaspéré des titres qu'on lui a pris[6] et un Sforza qui, mécontent lui aussi de n'être point payé des créances qu'il prétend avoir, cherche comment il se fera pardonner par Pie VII ! Le prince X... a d'autres soucis : son fils, rallié zélé, mais fonctionnaire corruptible, s'est laissé acheter : il a fallu que le vieillard courût à Paris, s'humiliât pour obtenir une grâce qui l'exaspère au fond plus qu'un affront[7]. Cela, c'est l'état-major des ralliés, la quintessence du parti français ! Que penser des autres ? Ils sourient tous, mais ce sourire a quelque chose de si forcé ! Ils avaient espéré du régime autocratique la restauration des fortunes et voilà que deux d'entre eux sont forcés da vendre leur galerie, et qu'au grand scandale de la ville entière, le prince Ruspoli transforme le rez-de-chaussée de son palais du Corso en café. Si ce régime n'engraisse point le baronnage. à quoi bon avoir fait litière de la fidélité à cette papauté qui, jadis, l'a enrichi jusqu'au scandale ?

De plus, ce gouvernement devient d'une insupportable exigence. Il ne nourrit pas les pères, mais il leur vole leurs fils. Norvins n'a pas eu besoin de dire et de répéter que l'éducation romaine, même revernie par M. de Fontanes et ses recteurs, ne fera jamais des fils de patriciens de bons sujets de l'Empereur. Le système depuis longtemps exigeait la conscription des écoliers nobles. Voici que, le 9 juillet 1811, un décret de l'Empereur appelle à l'Ecole de Saint-Germain Alexandre Chigi et Urbain Barberini, à l'Ecole de Saint-Cyr deux Ruspoli, un Altieri, un Spada, un Sacchetti, un Olgiati, dix-sept jeunes nobles de Rome et treize du Trasimène, et au Prytanée de la Flèche trente-quatre rejetons du patriciat des deux départements voici que le même jour, un décret nomme, en un âge vraiment tendre, auditeurs au Conseil d'État, un Doria, un Palavaccini. un Santa Croce, un Spada, un Colonna, un Odescalchi, un Caetani, un Potenziani, un Baglioni ; des décrets du 17 mars, du 1er et du 6 avril 1812 feront entrer dans les écoles de nouveaux collégiens romains, espoirs des états-majors ou du Conseil d'Etat[8].

Quelle stupeur ! et cette fois quel geste héroïque de général refus[9]. Ce que Patrizzi dira, tous le pensent ! Plutôt cesser d'être père que de me voir dépouiller du droit sacré de l'éducation de mes fils ! Les fils livrés à Moloch ! ou plutôt, pire sort les fils à l'Antéchrist, changés en un court moment d'innocents agneaux en loups infernaux. Rœderer, Tournon sont assiégés de protestations. Qu'y pouvaient-ils répondre ? Que toutes les parties du grand Empire connaissaient depuis un an de pareilles mesures et que c'était au tour des États romains d'éprouver les bienfaits nouveaux dont les voulait bien honorer l'Empereur. Du faubourg Saint-Germain où s'était abattue cette pluie de brevets imprévus aux châteaux de la Vendée, aux hôtels de Bruxelles et de Turin, aux palais de Florence et de Venise, on avait subi cette conscription dorée, on avait dû envoyer les beaux fils aux états-majors, aux écoles militaires, au Conseil d'État, aux collèges et lycées de la capitale ; ainsi, pensait-on à Paris, pourraient se napoléoniser ou tout au moins se franciser ces cerveaux de Belges, d'Allemands, de Hollandais, d'Italiens, d'Illyriens, pour que, de l'Atlantique à. l'Elbe, de la Manche au Garigliano, il n'y eût qu'une jeunesse. Les Romains, après tout, ne se devaient-ils point estimer bien heureux qu'on ne leur demandât point encore, ainsi qu'aux nobles d'Anjou et de Bretagne, leurs filles, héritières titrées destinées à partager d'office le lit des officiers dévoués à Sa Majesté, et, ainsi, qu'on ne les fit point encore participer à la conscription des filles.

Et d'ailleurs, ajoutait Tournon, il ne se fallait point effrayer : la France n'était point une Turquie ; la religion y fleurissait autant et plus qu'à Rome. Aussi bien, et il en fallait venir là, c'était une marque de la grande bienveillance de l'Empereur que de vouloir compléter l'éducation trop ecclésiastique qui se donnait à la jeunesse romaine par les saines leçons de l'Alma Mater ou de l'école militaire.

Les résistances ne parurent pas céder : on se jurait de garder les enfants. C'eût été trop attendre de ces pauvres gens, déshabitués de tout acte énergique, autre chose que des velléités, de timides objections et d'enfantines ruses. Après les supplications aux préfets, on eut les certificats de maladie : jamais, en pleine crise de croissance, ces enfants ne supporteraient un climat septentrional et le régime des écoles françaises. Des médecins complaisants le certifiaient et les maladies si variées qui clouaient au lit conscrits, électeurs, députés et sénateurs, maintenant frappaient cette jeunesse. On contrôla de si près les certificats qu'il fallut se soumettre. A Spolète, d'ailleurs, Rœderer avait opposé le gendarme au médecin ; il traita ces collégiens comme il avait traité les évêques, leur signifiant ses ordres par des brigadiers. On comprit ce que cela voulait dire, écrit d'Hédouville. A dire vrai, l'ordre était accompagné d'une invitation à dîner chez le sévère préfet ; parents et enfants s'y rendirent, comptant précisément attendrir le préfet inter pocula ; au dessert, Rœderer se leva, porta un toast à cette vaillante jeunesse qui, après quelques années d'école, rejoindrait ses aînés dans les conseils ou les états-majors. Pourquoi retarder d'un jour un si heureux destin ? Des voitures seraient prêtes qui, le lendemain matin ; emporteraient ces enfants de Spolète vers Paris où la famille du préfet leur ferait bon accueil. Comment ne pas reconnaître tant d'obligeance ? Ils partirent soixante-dix, dans les jours qui suivirent[10].

A Rome, au milieu des larmes, on faisait de grands préparatifs. Des mères et même quelques pères désolés estimaient qu'ils ne pouvaient laisser ces innocentes brebis aller seules en cette caverne. Les patriciens affirmaient, avec des larmes dans la voix, qu'ils étaient reconnaissants à l'Empereur, heureux, spontanément.

Soudain une protestation s'éleva, suivie d'une opiniâtre résistance. Nul ne se défiait jusque-là du comte Patrizzi aux trois quarts au moins imbécile et dont les prêtres eux-mêmes raillaient l'incapacité. Tout au plus l'estimait-on bon à tenir avec componction un cierge derrière une procession. Ce cierge faillit mettre le feu aux poudres. Nettement Patrizzi déclara que ses fils n'iraient point en France et il se tint opiniâtrement à cette résolution. Il ne nous est point loisible de conter ici les mille pas et démarches de l'infortuné, les instances de Tournon tour à tour aimables et impérieuses, les entretiens vraiment instructifs du préfet de César et de ce vaillant père. Il est clair que Patrizzi croyait envoyer ses fils à Nabuchodonosor — car les réminiscences bibliques paraissent familières à ce saint homme.

Tournon sourit : la France n'est point si noire. Aussi bien, si le comte se dérobe, on lui enverra les gendarmes, ce qui, ajoute le préfet, n'enlève en rien à l'invitation de l'Empereur son caractère gracieux. Je refuse l'invitation. — L'invitation d'un souverain ne se refuse pas comme une invitation à dîner. — Non ! non ! il n'y a pas là un trait de bienveillance, mais un châtiment de l'Empereur contre ma famille. Trois mois durant, il s'obstina, invoquant Dieu, la Madone, les saints Anges et son saint patron. Le 25 novembre, le capitaine De Filippi le vint sommer pour la dernière fois : On peut me fusiller, me guillotiner, mais jamais me faire changer de sentiments. Dieu et la nature m'ont donné un droit inaliénable sur l'éducation de mes enfants. Je suis heureux de montrer que ce qu'on a voulu faire passer pour un honneur était un châtiment et cela à la face de Rome et de toute l'Italie.

Ce sot devenait gênant : il fut arrêté le jour même, jeté au Château, expédié à la prison de Civita Vecchia, puis à celle de Turin et enfin à Fenestrelle où Pacca ne put se défendre d'admiration pour ce pauvre homme qui, si raillé naguère par les beaux seigneurs, ses congénères, avait seul trouvé le courage de refuser de ramper[11]. Cependant, la Patrizzi, née princesse de Saxe, s'acheminait mélancoliquement vers La Flèche avec Filippo et Severio. Ils y furent élevés jusqu'en 1814. L'un d'eux, devenu cardinal, devait faire, cinquante ans après, le voyage en de plus agréables circonstances ; représentant de Pie IX au baptême du prince impérial, il devait ainsi tenir sur les fonts baptismaux le petit-neveu de ce maitre impérieux qui, en 1811, l'avait fait asseoir de si énergique façon sur des bancs où, somme toute, les brebis innocentes ne s'étaient point changées en loups infernaux.

Quoi qu'il en soit, ce sot de Patrizzi avait fait mauvaise besogne : il avait forcé la gendarmerie à envahir un palais patricien et à y enlever un membre du baronnage, apparenté à tout un clan de grands seigneurs, Barberini, Massimo, Alfieri ; il avait fait mesurer la valeur du bienfait de Sa Majesté et, comme il le disait lui-même, bien montré ce qu'était ce prétendu honneur. Le patriciat s'était senti humilié et blessé, mortifié dans son orgueil, alarmé pour l'avenir. Napoléon le pressentait, poursuivant d'une rancune démesurée et tenace cette famille Patrizzi qui avait failli faire échouer une de ses combinaisons en rendant tangible — et lourdement — le joug qu'on faisait peser sur le baronnage humilié[12].

C'est pourquoi, sous les sourires forcés des grands seigneurs, il n'y a que mécontentement, fiel et rancune. Ce n'est pas seulement par lésinerie qu'ils ferment leurs salons et serrent leur argent. Ce n'est point, ainsi que l'affirme Raffin, pour dégoûter le peuple romain de son inclination pour la France[13], puisque cette inclination n'existe pas ; c'est parce qu'ils ont le cœur en deuil : leur foyer est vide : les mères ont suivi les fils. Hédouville les tient pour hostiles au fond[14]. Ces dispositions les préparent à une défection plus prompte 'que n'a été leur ralliement.

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La bourgeoisie suivait plus ardente, moins complaisante. De Torlonia, qui n'envoie qu'à regret son fils à La Flèche, aux tout petits boutiquiers et entrepreneurs qui manifestent la plus vive irritation, lorsque leurs fils sont, par décret du 9 juillet 1811, appelés à l'école des Arts et métiers de Châlons, tous refusent de reconnaître les bienfaits de Sa Majesté et n'attachent quelque attention qu'à ce qu'ils appelleraient volontiers ses méfaits[15]. Très franchement, leurs représentants font de l'opposition dans le sein des conseils municipaux, commencent à former des conciliabules, promènent, des loges de carbonari aux sacristies, des cafés aux boutiques, des propos pleins d'aigreur, si bien qu'il faut faire un exemple, arrêter l'avocat Luparelli et l'employé Folcari qui font scandale au café Vénitien et que, cependant, on n'ose punir[16]. Tous les jours de nouveaux ennemis se déclarent ; on a réduit les places de juges, épuré les tribunaux, rejeté ainsi des ralliés dans une opposition rancunière[17]. Janet, dur, hautain, a fermé sa caisse aux réclamations des vieux amis de la France et, de plus en plus, les anciens partisans de la République font bloc avec les tenants de Pie VII pour faire de la bourgeoisie romaine le corps d'armée le plus résolu de l'opposition.

Quant aux indifférents, ils ont d'autant plus volontiers rallié ce corps d'armée qu'ils s'estiment, non sans raison, ruinés par le régime : la liquidation de la dette a été une vraie banqueroute et l'échec des tentatives pour relever l'agriculture, le commerce et l'industrie a montré ces Français aptes à ruiner, inaptes à enrichir.

Le remboursement de la dette est une des sources les plus funestes des malheurs des habitants de ce pays, écrivait Tournon le 22 janvier 1812[18].

Le pis est qu'on en avait attendu merveille. Nous avons vu quel était l'état lamentable des finances romaines à l'époque de la réunion. L'intérêt de la dette constituée par les actions du Mont-de-Piété — les Luoghi di Monte — et par les Vacabili, rentes viagères assises sur les produits de la Daterie, montait à 2.234.085 écus. Presque tous les sujets du pape pourvus de quelque fortune, grands seigneurs, bourgeois aisés, petits négociants aussi, possédaient des Luoghi. A l'époque où les papes n'y regardaient point avec leurs sujets, ils leur servaient généreusement 16 pour 100. Cet intérêt démesuré avait été réduit par Pie VI à 5 pour 100 et — provisoirement — par Pie VII à 2 pour 100 : conversion qui n'avait point été sans entrainer le plus vif mécontentement. A vrai dire, cette réduction avait été peu sensible pour l'excellente raison qu'obéré, le gouvernement pontifical avait, dans les dernières années, suspendu les payements, et que ses créanciers attendaient depuis longtemps le remboursement non seulement de la dette, mais même des intérêts en retard à 2 ou à 5 pour 100. On avait pardonné à Pie VII une réduction de l'intérêt et jusqu'à la suspension des payements, en raison des difficultés que le pape rencontrait : cette double mesure avait été tenue pour provisoire, le capital n'ayant, bien entendu, subi aucune réduction.

La réunion faite, c'était sur les finances de l'État romain que l'attention du nouveau gouvernement avait paru se fixer avant tout. La mauvaise administration des papes ayant servi de thème aux déclamations et de prétexte à l'annexion, il était naturel que Rome attendit précisément du nouveau régime le règlement exact des dettes, et elle l'attendait, en effet, avec un espoir qui, d'ailleurs, paraissait justifié. La réunion n'est point une affaire de finances, disait l'Empereur : on s'attendait donc à le voir liquider non seulement avec exactitude, mais avec largeur la situation financière. Je n'aurais pas de difficultés à mettre ces finances sur un meilleur pied, afin d'en finir tout d'un coup, écrivait-il encore en décembre 1809[19]. Ces intentions connues laissaient tout espérer. On allait être remboursé en bons napoléons sonnants du papier pontifical : le capital des Luoghi — environ 50 millions — allait être restitué aux créanciers avec l'arriéré des rentes dues et le règne de l'Antéchrist aurait ainsi tout au moins ce bon côté, de faire de créanciers inquiets des capitalistes à peu près satisfaits.

A la dette de l'État, l'Empereur, au cours de l'année 1810, en ajouta une autre : la dette du clergé et plus particulièrement celle des couvents. Il était évident que, confisquant leurs biens, il prenait leurs dettes à son compte ; ce fut également avec satisfaction que les créanciers des moines envisagèrent la perspective d'être remboursés, et ce fut une nouvelle espérance qui, un instant, rasséréna quelques visages. Les Français exigeant avec une remarquable rigueur le payement des dettes contractées vis-à-vis des monastères, il était logique de penser qu'ils tiendraient à honneur de payer aussi promptement et aussi rigoureusement les dettes contractées par ces mêmes monastères.

Le malheur fut qu'à la mieux connaître, la fortune des monastères donna quelques mécomptes. Peu d'argent comptant : des maisons, des terres, quelques fermes, des jardins, et il en était de même de la fortune des évêques, des chapitres et des fabriques supprimés. C'était priser haut ce domaine que de l'estimer ainsi que le faisait l'Empereur à 148 millions[20]. Mais c'était, dans tous les cas, 148 millions à réaliser. Or, qui donc achèterait ces maisons, ces champs, ces fermes, dans un pays où le préjugé religieux viendrait renforcer le préjugé économique, où les nobles entendaient eux-mêmes réaliser plus que dépenser, où les grandes fortunes assez rares se terraient et où, par surcroît, courait déjà le bruit que tout acheteur de domaine ecclésiastique serait frappé d'excommunication ? Comment alors payer, et la dette des couvents, et les pensions promises, après liquidation, aux moines renvoyés ?

Napoléon était un administrateur fort jaloux : s'il n'entendait point faire de l'argent avec Rome, il entendait moins encore perdre de l'argent à Rome. Il héritait, du côté de l'État romaine d'une caisse vide et d'une dette considérable, du côté des moines de biens-fonds importants, mais difficiles à aliéner et d'une autre dette considérable.

La question se posait avec ces données : elle ne pouvait se résoudre que d'une façon très nette. On payerait les créanciers de l'État et du clergé en terres ; on payerait même en terres les pensions ecclésiastiques et civiles. L'opération obtiendrait un triple effet : outre qu'elle ferait payer, sans impôts nouveaux, aux Romains, la liquidation de leurs dettes, elle créerait tout un monde de petits propriétaires qui, constituant ainsi une nouvelle classe sociale, modifierait de la façon la plus favorable l'économie de l'État romain et qui, d'autre part, craignant que le pape ne vint les dépouiller, se sentiraient attachés par les liens d'un perpétuel intérêt au régime fondateur, garant et protecteur de la nouvelle propriété. On pourrait dès lors partager les biens en deux parties, attribuer 50 millions au remboursement de la dette, 60 à celui des pensions[21].

En attendant, le Journal du Capitole excitait par des articles sensationnels l'appétit des créanciers. On allait payer les intérêts de la dette en retard qui forme la fortune et l'aisance d'une infinité de familles ; on avait mis de l'ordre dans les déplorables finances de la papauté et le gouvernement se trouvait enfin en état de satisfaire à la dette dans le temps même où il paye les pensions et toutes les autres dépenses. Un système aussi bien ordonné garantissait l'exécution des payements successifs sur lesquels on peut faire fond en toute confiance. Et de fait, la Consulta s'était mise à servir avec une scrupuleuse exactitude les intérêts de la dette depuis deux ans impayée et l'arriéré lui-même[22].

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La déception fut grande, et bientôt l'inquiétude, quand on connut le décret du 5 août 1810. Une commission était créée, présidée par Janet, chargée de rembourser la dette et de liquider les pensions. On remettait à cette commission cinquante millions de biens ecclésiastiques évalués, d'après les baux, à vingt fois le revenu pour les biens ruraux et à douze fois pour les immeubles. Il serait créé au Trésor pour 50 millions de rescriptions ou de bons divisés en cinquante séries, admissibles en payement de ces biens nationaux et qui seraient immobilisés entre les mains des créanciers de la dette ainsi remboursés[23].

Etre payés en terres constituaient déjà pour les créanciers de l'État une fort désagréable surprise. Mais le décret leur en ménageait une autre. L'intérêt de la dette avait été réduit par Pie VII de 5 à 2 pour 100, mais on s'était rassuré en pensant que le capital restait intangible et intégral. Or, le décret calculant le chiffre du capital remboursable, en raison du taux de la rente, opérait une véritable réduction : la dette serait remboursée en raison de vingt fois la rente : nous verrons tout à l'heure quelles conséquences pratiques entraînait cette réduction.

D'autres exigences rendaient cette liquidation plus pénible pour le créancier ; on obligeait celui qui toucherait pour plus de 5.000 livres à acquérir, avant le 1er juillet 1811, les domaines nationaux correspondant à cette somme ; celui qui toucherait pour plus de 1.000 livres à acquérir les biens équivalents avant le 1er décembre de la même année ; on ine leur permettait par conséquent pas d'attendre les occasions de réaliser avec fruit leurs bons de payement.

Les Vacabili devaient, l'année suivante, être payés suivant les mêmes principes. Ces dispositions de notre bien-aimé souverain, déclarait le Journal, ont répandu la joie dans une classe nombreuse de citoyens et tous y reconnaissent l'intérêt que prend Sa Majesté au bien-être des deux départements[24].

Ces bienfaits répandaient la consternation et cette consternation ne fit que s'accroître à mesure que se déroulaient les opérations de la liquidation et qu'on voyait se réaliser pratiquement ces mesures bienfaisantes.

Ce qu'il fallait retenir, c'est que le gouvernement français rendait définitive l'énorme réduction que Pie VII avait naguère — provisoirement, avait-on prétendu, — fait subir aux intérêts, puis s'était basé sur cette réduction pour réduire en proportion le capital remboursable. Il y a plus, cette réduction calculée sur celle des intérêts devait lui être proportionnelle : ainsi 100.000 livres en luoghi auraient dû être réduits à 40.000. Cependant, par une opération que je ne puis encore comprendre, écrit Tournon en 1812[25], il fut déclaré que 100.000 livres seraient réduits à 24.000, soit un revenu de 1.200 livres par an.

Cette réduction faite, il se fallait payer en biens. Et ce fut là une considérable aggravation : l'estimation des biens avait été, non sans arbitraire, fixée à vingt fois le prix de ferme ; mais Janet, n'y trouvant pas son compte, fit décider que, si on l'estimait trop peu avantageuse, cette base d'appréciation serait abandonnée, et que la commission de liquidation pourrait prendre l'estime cadastrale et la doubler pour former la première mise à prix. Cette mesure arbitraire parut d'autant plus lésante qu'elle fut appliquée à certaines régions, qu'elle ne le fut pas à d'autres.

Les ventes commencèrent : on avait craint que peu d'acheteurs se présentassent ; mais la spéculation s'en mêlant, il y en eut beaucoup : des acheteurs, prête-nom des spéculateurs, hommes étrangers à Rome, se mirent sur les rangs. Les prix des biens payés en papiers sans valeur s'élevèrent beaucoup au-dessus des estimations les plus forcées : d'autre part, une foule de petits créanciers qui ne pouvaient acquérir de biens ou qui ne pouvaient se faire jour à travers les agioteurs, mettaient leurs créances sur la place : ceux-ci les marchandaient. les achetaient à vil prix et poussaient avec d'autant plus d'ardeur aux enchères. C'est ainsi que, dans le cours de 1811, des biens domaniaux estimés 15 millions furent vendus pour 23 millions. Soit donc qu'ils vendissent leurs créances à bas prix, soit qu'ils fussent payés en biens appréciés et surtout achetés à un taux si exagéré, les créanciers se trouvaient pour la troisième fois lésés dans leurs intérêts.

Ce n'était pas suffisant : Janet, voyant que la vente des maisons se trouvait presque arrêtée faute de concurrence, imagina de joindre un lot de maisons à chaque lot de terres et d'imposer ainsi à l'acheteur — en l'espèce, le créancier, — des immeubles improductifs qui diminuaient encore' la valeur réelle d'un lot acheté déjà trop cher.

Tournon, qui confirme par ces précieux renseignements tout ce que d'autres écrivaient de Rome, expose à Anglès avec un véritable chagrin les résultats du système. Je prendrai, par exemple, le prince Ruspoli : il jouissait de 12.000 écus romains de rente provenant de 4.000 luoghi, formant un capital de 400.000 écus, soit 2.150.000 livres. Par suite de la réduction opérée en 1810, ce capital n'a plus été que de 96.000 écus dont le revenu eût été, au 5 pour 100, de 4.800 écus. En supposant que ce capital restant soit employé en achat de biens, il est constant que Ruspoli, à cause de l'accroissement du prix des enchères, ne pourra acquérir de biens ayant une valeur supérieure à 60.000 écus et donnant un revenu de 1,500 écus environ. Ainsi, plus de 2.150.000 livres ne donnent à leur propriétaire, qu'un bien de 350.000 livres et 60.000 livres de rente se réduisent à 8.000 livres. Ainsi la réduction n'est pas des deux tiers comme en France, mais des sept huitièmes. Il y a plus : si M. Riepoli, au lieu d'acheter des biens — ce qui n'est pas facile aux petits créanciers —, veut vendre ses créances sur la place, il n'aura que 6,75 pour 100. Ainsi les 400.000 écus de M. Ruspoli réduits à 96.000 par la dernière opération ne vaudront en argent comptant, au taux de la place, que 26.800 écus, c'est-à-dire que 400 seront réduits à 26 ou à un seizième de la valeur primordiale... Il résulte de cet état de choses que les petits créanciers vendent leurs créances à vil prix pour avoir de quoi vivre quelques mois et qu'après ce secours épuisé, ils seront livrés aux horreurs de la misère ; que les grands créanciers vendront leurs immenses capitaux représentés par une très petite quantité de terres et de maisons qui leur seront à charge[26]. — La perte s'élève à 94 pour 100, écrit de son côté un agent peu suspect et, ajoute-t-il, on se plaint avec aigreur de ce que le domaine fait payer rigoureusement tout ce qui est dû aux couvents, tandis qu'il ne paye lui-même qu'avec réduction les sommes dont les couvents étaient débiteurs. La compensation même n'est pas admise en faveur de celui qui, a divers titres, est tout à la fois débiteur et créancier du même couvent... Les plaintes sont unanimes[27].

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La réduction du capital de la dette à une somme si dérisoire frappait des citoyens notables, patriciens, bourgeois, et atteignait même quelques petites fortunes. L'augmentation des impôts devait paraître plus exorbitante à des gens qui venaient de perdre les neuf dixièmes de leur fortune. Le pis est que, là encore, la déception avait été grande, les intentions de l'Empereur tout à fait vaines et les espérances de ses nouveaux sujets démenties. L'intention de l'Empereur est que les États romains payent moins que le reste de la France, avait écrit Napoléon en juillet 1810. Et depuis 1809, se basant sur des paroles toutes semblables, la Consulta avait affirmé que les États romains connaîtraient l'âge d'or jusque dans l'administration de ses impôts. Mais payer moins que le reste de la France n'était pas beaucoup promettre ; la France — entendez l'Empire — payait sa gloire assez cher. Nous savons. d'autre part, que les papes avaient usé, en ces matières financières, d'une particulière condescendance et que, faisant contribuer la Chrétienté à l'entretien des États romains, ils avaient pu quelque peu ménager le contribuable, leur sujet. Entre le min imam que rêvait l'Empereur en sa paternelle — et sincère — bienveillance, et le maximum auquel Pie VII avait dû porter les impôts après 1807, il y avait encore une fort notable différence qui allait paraître sensible.

Elle devait d'autant plus l'être qu'en matière d'impôts le changement est chose toujours néfaste[28]. A égalité de charges, l'impôt avec lequel on est familiarisé paraît moins onéreux que la nouvelle taxe dont on est frappé. Le Romain, qui payait le droit de mouture, le tenait sans doute pour fâcheux ; mais, de l'aveu unanime, il estima plus lourdes les contributions indirectes qui, dans l'esprit de l'Empereur, devaient promptement remplacer le Macinato.

La Consulta, comme en toute matière, avait cru pouvoir maintenir aux États romains leur système d'impositions. Le 4 août 1809, elle avait entendu un rapport sur la matière et avait admis le statu quo : impôts directs et indirects avaient été conservés sous leur forme passée. On avait même cru voir un effort pour soulager le peuple romain dans la suppression de la taxe sur les loyers décidée le 11 août suivant[29].

Mais, de Paris, on envoyait à la Consulta représentations sur représentations. Pouvait-on admettre qu'une province de l'Empire payât le droit de mouture que nul ne payait sous l'administration du duc de Gaète, et possédât franc de tous droits le tabac que seul dispensait le gouvernement en d'autres provinces ? Les États romains pouvaient-ils être tenus pour réellement réunis si la farine y payait et si le tabac n'y payait pas ? Le il mai 1810, l'Empereur signifiait au duc de Gaëte qu'il entendait voir les contributions perçues dans les départements romains d'après le même système que dans les autres départements de l'Empire[30]. Mais dès le 15 avril, la Consulta, toujours désireuse de ne mécontenter trop ni son maître ni ses sujets, avait supprimé le droit de mouture proprement dit et l'avait remplacé par des baux passés par cantons : voulait-on rendre l'impôt impopulaire pour le mieux tuer, le fait est que la réforme avait amené une augmentation de charges d'un demi-million[31]. Le 1er octobre, la Régie mettait sa main sur Rome où la vente du tabac devenait monopole de l'État, sans d'ailleurs que le droit de Macinato fût de ce fait supprimé[32].

Il semblait, en effet, à Paris, qu'on pouvait, en guise de transition, imposer aux départements romains un système mixte qui, en maintenant quelques mois les ancienne charges, permit cependant d'introduire les nouvelles et de les acclimater, en quelque sorte, sans s'exposer à un possible déficit. Là comme en d'autres matières, l'Empereur annonçait qu'il traiterait Rome en père bienveillant ; mais il était dans son système de n'être jamais la dupe de personne. S'il convenait de maintenir les diverses sortes de contributions (anciennes), peut-être convenait-il d'en établir en même temps de nouvelles. Dans tous les cas, il fallait prouver que le droit de mouture, s'il est maintenu, remplace les droits réunis. Or, il ne le remplaçait point. En tout état de cause, il fallait que les dépenses départementales, les centimes fixes et variables et le régime d'octroi, surtout à Rome, fussent établis sur le même système qu'en France... Il n'y a point de temps à perdre, ajoutait l'Empereur, pour que sous tous les rapports, la réunion soit vraiment effectuée[33].

Elle parut l'être et au grand mécontentement des contribuables. Les témoignages sont unanimes sur ce point. Telle est la force de l'habitude que le peuple se croit vexé par des impositions qui lui sont inconnues. Le temps seul pourra détruire ces germes de mécontentement, écrit un agent[34]. Elles lui étaient bien en partie connues ; mais de nouvelles connaissances s'ajoutaient aux anciennes : en septembre 1810, Olivetti affirmait avec raison que les États Romains payaient double[35]. Ils n'étaient pas les plus chargés des sujets de Sa Majesté ainsi qu'ils le prétendaient, mais ils étaient au moins aussi chargés, en dépit des belles promesses de 1809. Les anciennes contributions montant à environ neuf millions et demi, les nouvelles s'élevaient à seize millions et plus en 1812[36].

Vexatoire, une telle augmentation devait le paraître et plus vexatoire encore la façon dont était perçu l'impôt. Le Romain en était resté en matière de finances à la conception patriarcale de la Curie. Des communes étant endettées, l'État pontifical payait leurs dettes : les arriérés d'impôts étaient sans cesse éteints. Le fonctionnaire romain, d'autre part, ne se gênait guère, déchargeant volontiers un ami, un puissant. Sous Janet et à sa grande colère, les percepteurs romains, gardant ces habitudes, avaient des indulgences néfastes, affranchissaient de l'impôt des propriétaires aisés, le faisant peser sur les humbles ; et, chose étrange, les humbles que de telles pratiques n'indignaient point sous le pape, s'exaspéraient à les voir pratiquer sous l'empereur[37]. C'était avec la même aigreur qu'ils devaient accueillir en 1811, en 1812, en 1813 tout nouveau droit, droit sur les loyers, droits sur les entrées, etc., taxes municipales, que la nouvelle administration de Rome rendait nécessaires et qui étaient imputées à mal à l'empereur Bonaparte[38].

De fait, sur un pays dont les crédirentiers venaient de subir sur le capital remboursé de la dette une perte de 76 à 96 pour 100, une augmentation d'impôts de sept millions paraissait particulièrement pénible. Réduction du capital de la dette, taxée de banqueroute par les plus indulgents, — et augmentation des impôts compliquée d'un changement de système fort peu apprécié, frappaient surtout la petite bourgeoisie : les rares patriciens encore riches gémissaient, fermaient leurs salons, louaient au besoin — tel le Ruspoli si bien accommodé — leur rez-de-chaussée aux boutiques, mais ne voyaient point la misère fondre incontinent sur eux ; mais les petits crédirentiers plus atteints encore que les grands, au témoignage de Tournon, après avoir vendu à bas prix leurs créances, n'avaient plus aucune ressource. Et des impôts qui, évidemment, frappaient tout le monde, les petits bourgeois se sentaient plus atteints : payer à un taux deux fois plus élevé le tabac qu'on prisait, payer à l'octroi 6 pour 100 d'un maigre poulet et au fisc pour un loyer de 32 écus plus qu'autrefois pour un de 100, leur semblaient griefs autrement cuisants que le renvoi même de leurs moines : d'autant qu'en dépit de l'abolition du droit de mouture, le tabac augmentant, le pain ne diminuait pas. La petite bourgeoisie était ruinée dès 1811 et fermait boutiques.

***

Le pis était que ce gouvernement qui vous ruinait, avait promis — Dieu sait avec quelle ostentation ! — qu'il vous allait enrichir. Or, à l'heure où la banqueroute partielle ruinait les crédirentiers, à l'heure où taxes et impositions nouvelles frappaient les contribuables, l'essai de rénovation économique qu'on avait tant escomptée pour enrichir ce peuple romain, appauvri par les prêtres, échouait assez lamentablement. On sait ce qu'était l'état économique de ce pays, quels griefs en tiraient contre les prêtres les agents de l'Empereur avant 1809 et quels rêves de restauration magnifique avaient été conçus dans les jours qui avaient suivi la réunion de Reine à la France. Affranchis de la domination stérilisatrice des prêtres, les descendants de Cincinnatus et de Caton allaient faire revivre leurs vertus : là comme en toutes les branches de l'activité, l'Empereur allait faire miracle, et miracle serait le mot si, en dépit des sourires sceptiques dont les visiteurs de Rome accueillaient de si belles prétentions, l'administration transformait vraiment en une campagne florissante le désert romain, en riches manufactures les minces fabriques de la province, les trafics puérils en commerce actif et étendu, et en travailleurs féconds les Romains indolents.

Le pays de Rome excite ma sollicitude, a écrit l'Empereur en 1810, et la manifestation de cette sollicitude a été de nommer une commission qui, se rendant à Rome, examinera les causes de l'abandon de la campagne et les remèdes à y apporter : à la même date, il a prescrit à Montalivet d'encourager la culture et l'industrie du coton dans les départements romains et attribué 500.000 livres à cet objet[39].

La Consulta n'avait point attendu les ordres de Paris ; elle avait, dès la fin de 1809, promis des primes — 1 livre par kilogramme — aux cultivateurs du coton[40], et, d'autre part, décidé la formation de pépinières destinées à répandre dans le pays romain les cultures inconnues ; l'une d'elles avait été installée au Palatin, dans les jardins Farnèse, où, nouvelle preuve de la francisation de Rome, on avait transporté à grand tapage les plants empruntés à la pépinière du Luxembourg et qui, objet de soins constants, contenaient plus de 80.000 pieds d'arbres en 1813[41]. La Consulta avait en outre organisé sur de nouvelles bases la guerre aux horribles sauterelles, instituant contre elle une redoutable commission d'enquête, imposant sous peine d'amendes aux propriétaires des mesures d'ensemble, la formation d'une sorte de syndicat pour la défense de leurs terres, accordant des primes aux inventeurs de machines à détruire les œufs et employant à cette bienfaisante destruction près de 6.000 ouvriers et un millier de soldats[42]. Désireuse de remédier à l'une des causes patentes de l'insalubrité de la campagne, le déboisement, la Consulta avait obligé les propriétaires à faire chacun sur ses terres, avant la fin de 1810, une plantation de jeunes arbres[43]. Elle avait enfin, de toutes les façons, encouragé la culture de la soude qui, introduite deux ans auparavant, fit bientôt merveille autour de Rome. En rendant la liberté au commerce du blé, elle avait obtenu un résultat appréciable, car de 14.700, le nombre des hectares cultivés en froment était, durant les années 1809 et 1810, monté à près de 22.000[44].

Les ordres de l'Empereur avaient été par ailleurs exécutés. Le ministre de l'intérieur avait, par un arrêté du 30 septembre 1810, constitué la commission d'études dont le sénateur Fossombrone et le savant ingénieur Prony étaient des membres importants ; dès octobre, on l'avait vue à Rome, menant une enquête consciencieuse[45]. Tournon, de son côté, dans l'ardeur de ses premiers pas, avait adressé à l'Empereur rapports sur rapports où la question était traitée avec largeur et ingéniosité. Si peu qu'il eût encore, en 1810, résidé à Rome, il s'était vite convaincu qu'on ne pourrait, dès l'abord et avant longtemps, obtenir des Romains le travail particulièrement ardu que représentait la reconquête de la campagne ; le jour où cette malheureuse terre purifiée, desséchée, assainie. plantée d'arbres, couverte de fermes et de villages, livrée aux cultures rêvées, blé, soude, coton, serait ainsi transformée en un champ de travail moins exceptionnellement ingrat, peut-être alors y pourrait-on installer des travailleurs romains : jusque-là ils trouveraient un prétexte facile dans la mortelle insalubrité de la région pour s'abstenir de toute culture persévérante ; pour préparer un terrain moins rebutant à leur naturelle indolence, que ne recourrait-on à la colonisation ? Celui qui, à sa voix, déplace 600.000 combattants peut bien réunir 25.000 colons autour de Rome et y fonder une quinzaine de villages... chaque colon recevrait une maison, deux arpents, une paire de bœufs et des instruments. En attendant que la culture eût bonifié l'atmosphère, on établirait dans chaque village un pharmacien et un médecin. Si Romains se dérobaient, on ferait appel à des Piémontais, des Suisses, des Allemands ; on dessécherait les marais, on reboiserait les pentes, on planterait le bord des routes, on encouragerait l'élevage et par-dessus tout la culture du coton, on établirait une ferme modèle et pépinière entre Rome et Albano[46].

C'étaient là de vastes desseins ; mais ces gens de 1810 étaient exercés et, disons-le, autorisés. Ces desseins d'ailleurs n'étaient point irréalisables. Mais on était à la veille d'un conflit qui allait coûter la vie à ces milliers d'hommes que Tournon eût voulu appliquer à l'œuvre de résurrection.

Il fallait, en attendant, se contenter d'efforts moins démesurés et de résultats moins éclatants. La culture de la soude avait un instant paru destinée à prendre, sous les Français, une extension considérable. En 1810, Rome put jeter sur le marché européen trois millions et demi de kilogrammes de soude ; de mémoire d'homme, aucune culture n'avait atteint en cette région de pareils résultats. Mais Rome et ses nouveaux administrateurs jouaient de malheur. En cette même année 1810, Berthollet découvrait le moyen de tirer à bon compte la soude du sel marin ; la culture de la plante tomba dès 1811 de telle façon que la production fut d'un million de kilogrammes en 1811, de 500.000 en 1813. Elle tomba à rien en 1814[47].

Dès 1811, l'administration, qu'aucun mécompte ne décourageait, parut disposée à concentrer tous ses efforts sur la culture du coton. Elle y voyait plus d'un avantage. C'était une sorte de colonie nouvelle à créer qui, par la production abondante du coton, remplacerait celles que l'Anglais nous avaient prises, fournirait à l'Europe le coton dont la privait le blocus, et, profitant du blocus même, s'enrichirait d'une culture qui, une fois organisée, survivrait aux circonstances où elle aurait été créée. Le coton brut pourrait, en outre, traité à Rome même, puis en d'autres villes voisines, fournir la matière à l'industrie considérable qui manquait à ces provinces. Qui sait si, la campagne devenue une petite Louisiane, la ville à son tour ne deviendrait point, par la fondation de filatures favorisées par le voisinage immédiat du terrain de production, une concurrente de Mulhouse et de Birmingham ?

Le plan ne manquait ni d'ingéniosité ni de grandeur. Il séduisait beaucoup Gerando et devint dès l'abord un des soucis favoris de Tournon. Celui-ci, dès 1810, ne tarissait point d'éloges sur cette campagne méconnue qui, sous peu, allait enrichir ses ingrats voisins. A peine cultivée, elle livrait des trésors ; la soude était encore pleine de promesses, produisant, après un an, des résultats qu'on aurait à peine pu attendre après des années d'essai ; les blés qui manquaient à Rome une année sur trois, rendant la ville tributaire de l'Afrique et de la Sicile, rapportaient en 1809 et 1810 à Rome des sommes considérables et donnaient à Gênes, Livourne, Pile d'Elbe de grands secours contre la disette. L'huile, qui s'achetait à Naples pour la majeure partie de la consommation, s'exportait pour la première fois, fournissant les savonneries de Marseille, et Rome qui achetait des laines en vendait maintenant des quantités considérables. — J'ai fait une très belle récolte de coton, écrivait joyeusement ce préfet modèle à sa mère ; notre campagne est couverte de soude et nous fournissons toutes les savonneries de Marseille. Voilà une innocente guerre aux Anglais. Cette phrase trahissait le grand dessein[48].

De fait le succès parut grand dès 1810 : 16.000 kilos de coton furent produits. En 1811, la culture prit une extension plus grande encore. Elle s'étendit à 15.000 hectares, et cinq cents cultivateurs s'appliquèrent à cette seule culture. En septembre les plantes pliaient sous des gousses pleines : la victoire sur les Anglais paraissait assurée, une revanche de Trafalgar ! Hélas ! ce beau rêve fut noyé : l'automne de 1811 fut exceptionnellement pluvieux ; les prêtres avaient raison de représenter les pluies diluviennes qui crevèrent sur Rome, comme un châtiment du ciel vengeur ; elles tuaient dans l'œuf le rêve d'une Louisiane romaine. Des gousses inondées le coton s'échappait pourri, lamentable. En 1812, on recommença, mais avec moins d'ardeur[49]. Les pluies revinrent ; on essaya de semer de meilleure heure ; les gelées tardives firent périr les plantes et il en fut de même de l'indigo qu'un Français, revenant de l'Inde, avait vainement essayé d'acclimater[50].

C'était un échec. Peut-être fût-on parvenu, avec quelque persévérance, à le réparer. Mais on était arrivé à cette année 1813 où, les yeux fixés sur la Saxe où se jouait le sort de l'Empire, on se désintéressait, du moins momentanément, des soucis subalternes. La déconfiture du coton romain comptait peu à côté de la défaite de Leipzig ; elle mortifiait cependant profondément le préfet de Rome qui regardait d'un œil désolé cette campagne déserte dont il avait rêvé généreusement, dont il avait, avec éclat et non sans quelque imprudence, promis à tous de faire une des plus riches colonies agricoles du grand Empire.

***

Le pis, en cette mésaventure, était que rêves et promesses s'écroulaient de concert, l'échec de la culture entraînant la ruine d'une industrie que, sans attendre de plus durables résultats, on avait incontinent fondée à Rome. Plus peut-être que sa mésaventure agricole, la chute de l'industrie cotonnière, qui avait à Rome excité des espoirs et nourri quelques familles, devait paraître un très grand malheur : elle devait déconsidérer les Français et, en ajoutant une déception à tant d'autres, aigrir tous les mécontentements.

L'intérêt économique était assurément grand ; mais il était cependant relégué au second plan, tant était important le résultat d'ordre social et par conséquent politique qu'on attendait de l'entreprise ; on ferait du coton filé, tissé, on le vendrait ; on stimulerait, ce qui était mieux, et on occuperait une partie de ce peuple dont l'oisiveté hargneuse devenait, nous le verrons sous peu, la plus abominable conséquence du régime et constituait une constante et effrayante menace.

Ce fut donc à bras ouverts qu'on accueillit à Rome, en janvier 1811, un fabricant de Molsheim, Xavier Bucher, lorsque ce filateur de la bonne école alsacienne vint offrir d'ouvrir à Rome une filature de cotons et fabrique de nankins, perkals, piqués, basins, toiles d'impression et autres articles[51]. Il obtint sans peine la concession des vastes bâtiments qu'offraient les Thermes de Dioclétien au nord de la ville, si bien qu'en avril 1811, l'Alsacien filait et tissait le coton sur le Viminal, occupant, dès ses débuts, 600 ouvriers, mais laissant espérer que le succès de l'entreprise ouvrirait à toute une population de travailleurs les salles bâties au quatrième, siècle par les forçats chrétiens pour 3.000 baigneurs. Sur le conseil de Norvins, bon directeur de police, qui voyait avant tout en cette entreprise une diversion à la misère, Miollis s'inscrivit comme premier actionnaire. Au milieu de l'année 1811, 80 métiers étaient en pleine activité et c'était miracle que de voir, vers le soir, 600 ouvriers romains sortir en bande serrée des Thermes de Dioclétien.

Mais Bucher avait — en Alsacien peu au fait des choses de Rome — compté sur l'afflux des capitaux, la filature une fois fondée ; nous avons dit à quel point il comptait sans ses hôtes, sans l'étroitesse ou l'avarice des princes, sans l'hostilité secrète que tous nourrissaient sournoisement pour une entreprise française. Il fallait cent actionnaires, on n'en avait trouvé que vingt-sept en juin 1811. D'autre part, nous l'avons vu, la récolte allait manquer. Une crise s'annonçait. Si elle aboutissait à une faillite, on perdait pour toujours l'occasion de donner à ce peuple oisif les éléments et les ressources d'une industrie précieuse. C'était presque une affaire d'État : avec une très claire intelligence de la situation, les hauts agents français entendirent tout faire pour préserver d'une chute humiliante l'industrie à peine née et déjà prospère. Miollis convoqua Janet, Tournon, Daru et Norvins : après délibération il fut décidé que Miollis prêterait 30.000 livres sur sa caution et les autres 60.000 sous la leur. En outre on convoqua les banquiers auxquels on fit d'urgence souscrire pour 110.000 livres d'actions. On ne pouvait payer les ouvriers : Torlonia, Marconi et Lavaggi se chargèrent d'avancer les fonds. Tout cela était un peu provisoire. Il fallait obtenir du gouvernement de Paris une subvention annuelle ; en juillet, chacun des hauts fonctionnaires plaidait près de son ministre avec une extrême insistance la cause de l'industrie menacée. Cet appel réitéré ne fut pas entendu ; un an plus tôt Napoléon eût signé sans se laisser prier, mais il était, nous l'allons voir, aigri et déjà presque exaspéré contre cette ville qui coûtait tant sans montrer aucune gratitude. Montalivet opposa, avec un visible regret personnel, au nom de l'Empereur, un formel refus à la requête. La culture du coton mangeait déjà trop d'argent en primes ; rien ne devait aller à l'industrie. D'autre part, Marconi a Torlonia, infatigables spéculateurs, n'étaient entrés dans l'affaire que pour la mieux perdre ; ils retirèrent brusquement leur concours, pensant faire tomber Bucher et reprendre l'affaire en sous-main. Bucher ne tomba pas en 1812, mais il réduisit ses métiers, congédia des ouvriers et bientôt il ne resta plus dans les ruines grandioses de Dioclétien que quelques maigres vestiges de la filature tant prônée. C'était avec elle la grande pensée du règne qui échouait. On avait négligé toute espèce d'autres entreprises industrielles et dès lors l'inspection des manufactures instituée à grand tapage devenait dérisoire[52]. En attendant que les jeunes gens envoyés dès 1810 à l'école des Arts et métiers en si grand nombre, rapportassent à Rome les procédés nouveaux de l'industrie française, l'inspecteur sera réduit à visiter les maigres industries que nous avons jadis énumérées et qui faisaient si peu d'honneur aux deux provinces[53]. Quant aux mines d'alun de la Tolfa, qui, depuis 1798, avaient donné lieu à tant de spéculations, le gouvernement, lié par des engagements antérieurs avec les fermiers, ne pouvait, à son très visible regret, ni tirer profit de leur exploitation, ni donner â celle-ci l'extension qu'elle eût pu prendre[54].

Faute de pouvoir doter le pays de cette grande industrie rêvée par Gerando, Miollis, Tournon, on libérait tout au moins l'industrie existante du joug entravant de certains monopoles. L'envoi annuel de trente jeunes Romains à l'école des Arts et métiers montrait aussi quel essor on comptait voir prendre un jour à cette industrie. Mais on avait beau donner du travail aux tissages de soie de Pérouse et autres lieux, à la fabrique de tapis de San Michele, aux fabriques de mosaïque — bénéficiaires de la restauration du Quirinal, — tout cela paraissait peu, en regard des grandes promesses et des vastes pensées[55].

Le double échec essuyé dans le domaine de la culture et dans celui de l'industrie frappait jusqu'à nouvel ordre de vanité le rêve d'une extension donnée au commerce. Aussi bien le blocus, gênant partout les transactions, devait à plus forte raison paralyser les efforts timides d'une entreprise à ses débuts. Les récoltes de blé et de soude avaient permis en 1810 et 1811 d'en expédier à Naples et à Marseille pour 8 ou 9 millions. On décida de creuser un canal entre Civita Vecchia et Rome ; on entendit rendre le Tibre navigable entre Pérouse et Rome ; on projeta de refaire de Rome un port de mer. On créa, d'autre part, à Civita Vecchia et à Rome un tribunal, une chambre de commerce. On organisa des expositions, tout cela avec un tapage destiné à édifier les États romains sur une activité et un dévouement dont, à la vérité, ils ne pouvaient voir les résultats.

Ces résultats ne pouvaient être patents avant de longues années. Si le temps est galant homme, c'est surtout en matière économique. Changer l'esprit politique d'un peuple en quelques années était une entreprise bien audacieuse, moins que celle qui entendait doter en quelques mois ce peuple, mal entraîné au travail, dépourvu de tout esprit d'initiative féconde, sans capitalistes hardis et sans ouvriers instruits, d'une agriculture, d'une industrie et d'un commerce prospères. Ces réformes étaient à longue échéance et il serait téméraire d'induire de leurs échecs, inévitables au début d'une entreprise si audacieuse, aux résultats que l'avenir réservait peut-être aux efforts inlassables d'esprits généreux et puissants.

Il n'en allait pas moins que, dès 1812, il apparaissait aux mieux disposés que l'entreprise économique avait échoué. Les cultures qui devaient faire de la campagne déserte une terre promise, l'industrie du coton qui devait être la source d'une prospérité jusque-là inconnue, tout sombrait assez lamentablement. Et, dès lors, c'était avec des lazzi où l'amertume fêlait le rire, que la bourgeoisie, d'autre part ruinée par la banqueroute et atteinte par les nouveaux impôts, parlait de ces grandes réformes tant prônées, annoncées avec tant d'éclat, inaugurées si solennellement et destinées à lui faire trouver l'Eldorado aux bords du Tibre. Ceux qui n'avaient point attaché créance aux promesses de ces Français raillaient ceux qui leur avaient accordé quelque crédit. Les uns et les autres, pesant les charges nouvelles trop certaines et, les profits désormais tenus pour nuls, concluaient assez logiquement qu'à changer de maître ils avaient décidément perdu, et la bourgeoisie, haute ou basse, se confinait, dès lors, en une opposition faite non plus seulement de préjugés, mais de rancunes.

***

La misère du peuple était devenue intolérable. Rome, que nous avons vue tomber de mois en mois à une détresse déjà pitoyable, était au début de 1811. dans une situation qui effrayait les plus optimistes. Qu'on ajoute à la multitude qu'ont tour à tour affamée pendant dix-huit mois la destruction de la Curie romaine, l'exil des cardinaux et prélats et le départ des moines et religieuses, un nombre infini de familles abandonnées de leurs chefs déportés à cause du serment[56], les clients encore nombreux des Benfratelli, maintenant dissous[57], les ouvriers un instant occupés, puis congédiés de la filature Bucher, mille autres victimes de réformes grandes et petites, et on supposera facilement quelles touches noires il faut ajouter au tableau que nous avons déjà tracé de cette terrible misère. Par surcroît le pain manque ; tandis que, dans le Trasimène, on s'est soulevé aux cris de : Nous voulons du pain !, à Rome des placards dénoncent les accapareurs, quarante spéculateurs qui passent par disgrâce pour des amis du nouveau pouvoir, Marconi en tête[58]. Le peuple n'a plus de pain, plus de poissons salés, les ports étant bloqués par l'Anglais, si bien que, même en Carême, il mange de la mauvaise viande dont les confesseurs autorisent l'usage, laissant à ces maudits Français la responsabilité du péché[59]. En réalité, la plupart ne mangent ni gras ni maigre. La misère est croissante et en conséquence le mécontentement, écrit-on de Rome en décembre 1811. Le pays est à sec, écrit de son côté une visiteuse, dépeuplé, ruiné. — Thèbes occidentale pleurant ses oracles en un désert anticipé, dira Lamartine alors à Rome. Lamartine est poète : Norvins doit reconnaître, en policier avisé et alarmé, l'augmentation de la classe indigente qui fatigue cruellement les administrations qui sont dans l'impuissance de la soulager[60]. Le dernier coup est l'abolition du Lotto qui prive six ou sept cents employés de leur place et enlève à des milliers de misérables leur consolant mirage. On se privait de pain pour jouer et nous avons dit dans quelle consolante hallucination ce billet de loterie faisait vivre ces gens. La petite bourgeoisie exaspérée, ne pouvant plus jouer, se mit à bavarder — Dieu sait avec quelle aigreur exacerbée[61].

Les maladies se multipliaient, les demi-saisons ayant été par malheur particulièrement pluvieuses en 1810. En 1809, le maximum des malades à l'hôpital des fiévreux de Rome avait été de 260, en 1810 il fut de 600. Mais un mal plus terrible que la fièvre romaine décimait depuis 1810 la population, c'est ce que plus que jamais les Romains appellent le mal français. Sur 200 filles publiques, 100 au moins sont contaminées, d'après un rapport du sénateur Hédouville ; les soldats propagent la maladie ; les Romaines la leur repassent avec une joie presque patriotique ; les conscrits la recherchent pour ne point partir, préférant Vénus qui les rend infirmes à Mars qui les peut faucher ; toute la population connaît maintenant les inconvénients d'une garnison nombreuse déchaînée dans une ville malpropre ; partie en 1813, l'armée laisse derrière elle de douloureux souvenirs et en emporte.

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Misère, famine, maladies, on met tout au compte des Français, avec une exagération qui n'étonne point. Ces pauvres Français essayent bien d'y porter remède, quoique le bienfaisant Gerando ne soit plus là, les mains pleines d'arrêtés humanitaires. Le bureau de bienfaisance institué par lui fonctionne encore ; mais que peuvent les visiteurs patentés de la bienfaisance officielle en face de cet océan de maux ? Le bureau d'ailleurs est suspect ; en avril 1812, sur la dénonciation des curés, on a constaté que par dégoût ou insouciance les membres romains de la Société de bienfaisance ont laissé la disposition des fonds au secrétaire, di Pietro, qui les a en partie dilapidés. D'ailleurs, les visites se faisant à domicile ces fonds n'iraient point aux milliers de mendiants errants[62].

A ceux-là on destine un toit : les dépôts de mendicité s'achèvent ; les pauvres refusent d'y entrer[63]. On les y contraint dans la journée du 1er mars 1813 une rafle de police les rabattra sur l'asile du Latran ; ils s'en évadent les jours suivants. Ils s'évadent également des fouilles du Forum où on entend toujours qu'ils gagnent, en hommes libres, leurs vingt sous par jour[64]. En vain multiplie-t-on pour les occuper les travaux de restauration, ils ne veulent point travailler, démontrant aux Français indignés de tant de déconvenues que le régime des prêtres n'est pour rien dans leur paresse chronique : plus ancienne que saint Pierre. En revanche on voit avec pitié parmi les travailleurs du Forum qui, sous le dur soleil ou par les intempéries, fouillent le sol antique et traînent les brouettes. d'anciens employés des bureaux pontificaux, des avocats réfractaires, et jusqu'à des moines expulsés qui, au pied du temple contigu à la demeure d'un visiteur, déblayent la poussière des siècles, dieux vivants qui ressuscitent les dieux morts[65]. Moines, avocats, bureaucrates s'emploient à la seule tâche pour laquelle, par fortune, on n'a pas encore exigé le serment de fidélité.

Quels peuvent être les sentiments de ces misérables, paresseux qu'on empêche de mendier, pauvres qu'on a privés de leur pain, bourgeois réduits aux travaux d'artisans, artisans réduits au rôle de mendiants, on le devine, et quelle furieuse rancune gronde au cœur de ces gens.

Naturellement ces malheureux ne font plus d'enfants. C'est une grande humiliation pour un régime que de voir sous sa loi la population d'une grande ville tomber de 135.000 à 123.000 âmes, les naissances de 5.260 à 3.138, et tout un département se dépeupler chaque année d'une façon effrayante[66]. Dès 1812, la mordante comtesse d'Albany raillait le gouvernement, faisant partout des promenades, chose assurément réalisable, puisque la ville se dépeuplant terriblement ne sera bientôt plus elle-même qu'une vaste promenade solitaire — à l'usage des autres peuples[67].

***

Napoléon ne connaissait point les railleries de l'ancienne maîtresse d'Alfieri, il n'entendait point les murmures grandissants de la ville affamée, pas plus que les cris de douleur des mères de conscrits, les clameurs de triomphe des brigands, les malédictions des prêtres et de leurs clients déportés : il sentait néanmoins tout ce qu'avait de cruellement ironique la situation où les événements le plaçaient vis-à-vis de Rome. Sous sa loi magnifique, la ville, qui devait connaître enfin des destinées dignes d'elle et de lui, devenait un vaste dépôt de mendicité ; point de héros, mais 30.000 mendiants ; sous sa loi bienfaisante, le pays lésé, et par la liquidation de la dette, et, par les impôts nouveaux, ruiné par mille circonstances dont il est responsable, n'a recueilli aucun fruit, qu'un mécompte nouveau, de la superbe restauration économique que l'Empereur a rêvée pour lui. Celui-ci sait que, tout se conjurant contre le nouveau pouvoir, la faillite économique, financière, sociale s'ajoute d'une façon lamentable à la faillite politique.

 

 

 



[1] Cf. plus haut, livre II, chapitre IX.

[2] Diario de FORTUNATI, 24 janvier 1811, f. 652.

[3] Bulletin de Rome, 10 mars 1812, F7 6531.

[4] Norvins, 19 août 1811, F7 6531. Ortoli, avril 1811, CANTU, p. 418 ; Janet, 6 janvier 1811 (papiers Janet, Archives affaires étrangères).

[5] Norvins, 27 mars 1811, F7 6532.

[6] Janet, 18 juin 1813 (papiers Janet).

[7] Tournon, F7 8891 ; Miollis au Bulletin du 17 février 1811, AF IV 1513 ; Bulletin des 21 février, 3 mars, item, Mémoires inédits de Tournon.

[8] Décrets manuscrits, F7 4377.

[9] Sur toute cette affaire, les mémoires restés inédits du comte Patrizzi sont vraiment très précieux, pleins de détails caractéristiques sur les relations des agents français et de l'aristocratie. Cf. aussi sur tout l'incident, Norvins, 11 août 1811, F7 6531 ; 2 août 1811, item ; Tournon, 22 janvier 1812, F7 8894 ; Tournon, 10 octobre 1811, AF IV 1518 ; Miollis, 1er janvier 1812, AF IV 1715 ; Hédouville, 1811, AF IV 1715.

[10] Hédouville, 1812, AF IV 1715.

[11] PACCA, t. I, p. 279 ; Mémoires inédits de Tournon, qui est plein d'admiration pour cette belle résistance ; Diario de FORTUNATI, 23 novembre 1811, f. 657.

[12] Note au Bulletin du 16 avril 1812, AF IV 1521.

[13] Raffin, 21 janvier 1811, F7 8891.

[14] Hédouville, 1812, AF IV 1715.

[15] Tournon au Bulletin du 10 octobre 1811, AF IV 1518 ; Miollis, 1er janvier 1812, AF IV 1715.

[16] Norvins, mai 1811, F7 8893.

[17] Janet, 17 mars 1812 (papiers Janet).

[18] Tournon, 22 janvier 1812, F7 8894.

[19] Napoléon à Gaudin, 19 décembre 1809, Correspondance, 16077.

[20] Napoléon à Gaudin, 17 mai 1810, Correspondance, 16484.

[21] Note à Gaudin, 26 juillet 1810, Correspondance, 16724.

[22] Journal du Capitole, 6 septembre 1809, n° 30 ; Actes de la Consulta, 24 juin 1809, AF IV 1715.

[23] Journal du Capitole, 24 septembre 1810, n° 124 ; Actes de la Consulta, 4 août 1809, AF IV 1715 ; Gaudin à l'Empereur, 28 janvier 1811, AF IV 1715 ; Décret du 5 août 1810 ; DUVERGIER, p. 150.

[24] Journal du Capitole, 26 janvier 1811, n° 11 ; 13 mars 1811, n° 31

[25] Tournon, 22 janvier 1812, F7 8894. Cette lettre très claire, et très détaillée tout à la fois, est le plus précieux document qu'on puisse avoir sur la liquidation. Le préfet y écrit, sur le ton de l'amitié familière, à son supérieur et ami Anglès et ne gaze rien. Les détails précis qu'il cite sont corroborés entièrement par la volumineuse correspondance de Janet que flou, livre son copie lettres ; il faudrait citer presque toutes les pièces de ce dernier recueil de documents ; toute l'histoire de la liquidation jour par jour s'y trouve écrite. Nous n'avons eu qu'à l'en faire sortir.

[26] Tournon, lettre citée.

[27] Pellenc, Lettres de Rome de 1811, AF IV 1715.

[28] Janet, 17 décembre 1812 (papiers Janet).

[29] Actes de la Consulta, 4 août 1809, 11 août 1809, AF IV 1715.

[30] Napoléon à Gaudin, 11 mai 1810, LECESTRE, t. II, p. 28, n° 609.

[31] Gaudin à l'Empereur, 15 avril 1810, AF IV 1715.

[32] Séance de la Consulta, 3 juillet 1810, AF IV 1715.

[33] Note à Gaudin, 22 juillet 1810, Correspondance, 16703.

[34] Ortoli, 23 mai 1810, CANTU, p. 405.

[35] Olivetti, 14 septembre 1810, F7 6531.

[36] Tableau comparatif..., AF IV 1715, pièces 96-99.

[37] Janet, 11 janvier 1812 (papiers Janet).

[38] Diario de FORTUNATI, passim.

[39] Napoléon à Montalivet, 25 juillet 1810, Correspondance, 16716.

[40] Décision du 23 février 1810 ; Journal du Capitole, 3 mars 1810, n° 27.

[41] TOURNON, Etudes, t. I, p. 382.

[42] Journal du Capitole, 13 août 1810, n° 106 ; TOURNON, Etudes, t. I, p. 294.

[43] Journal du Capitole, 19 septembre 1810, n° 122.

[44] TOURNON, Etudes, t. I, p. 315, 316, 356.

[45] Arrêté du ministre, 30 septembre 1810, Journal du Capitole, 13 octobre 1810, n° 132.

[46] Pensées sur Rome française (papiers du baron de Tournon).

[47] TOURNON, Etudes, t. I, p. 356 ; Note au Bulletin du 5 décembre 1811. AF IV 1519.

[48] Tournon à ses parents, 1810 (papiers privés) ; Pensées sur Rome française, item. ; Miollis, 1er janvier 1812, AF IV 1715.

[49] TOURNON, t. I, p. 156-157 ; Miollis, 1er janvier 1813, AF IV 1715.

[50] TOURNON, t. I, p. 157.

[51] Sur cet épisode, TOURNON, t. II, p. 3-4, 311 ; Pellenc, 1811, AF IV 1715 ; Miollis, 1er janvier 1812, 1er janvier 1813, AF IV 1715 ; Nonius. 12 juin 1811, 2 juillet, F7 6531 ; Miollis, 19 décembre 1811 ; Raffin, 26 août 1811 ; Miollis, 31 août 1811, Tournon, 18 octobre 1811, F7 889 ; Miollis à l'Empereur, 19 décembre 1811, ibidem ; Montalivet à Miollis. 1er décembre 1811, ibidem ; Daru à Montalivet, 23 juillet 1811, O2 1069.

[52] Journal du Capitole, 22 octobre 1810, n° 136.

[53] Cf. plus haut, livre premier, chapitre premier.

[54] Janet, 9 février 1812, 4 avril 1813 (papiers Janet).

[55] Champagny à Daru, 26 mars 1811, O2 1069 ; Correspondance entre Daru et l'intendance générale, 1811, O2 1072.

[56] Sala au cardinal Roverella, 11 décembre 1811 (interceptée), F7 6536.

[57] Raffin, 16 mai 1811, F7 6531.

[58] Correspondance au Bulletin du 27 février 1811, AF IV 1513.

[59] Correspondance de Rome du 28 février 1811 à la Gazette d'Arau du 21 mars, extrait dans le Bulletin du 27 mars 1812, AF IV 1520.

[60] Comtesse D'ALBANY, 1811, Carnet, p. 193 ; LAMARTINE, Mémoires, p. 161 ; Norvins, 5 avril 1811, F7 6531.

[61] Journal du Capitole, 11 février 1811, n° 18 ; Norvins, 21 mai, 31 mai 1811, F7 6531 ; Diario de FORTUNATI, 24 mars 1811, f. 653.

[62] TOURNON, Etudes, 147-150.

[63] Bulletin du 8 avril 1812, AF IV 1521.

[64] Miollis, 1er janvier 1814, AF IV 1715 ; Hédouville, 1812, item.

[65] Norvins, 1er avril 1811, F7 8889 ; Note au Bulletin du 4 avril 1811. AF IV 1514.

[66] TOURNON, Etudes, t. I, p. 275 ; Norvins, 3 novembre 1812. F7 6531.

[67] Comtesse D'ALBANY, 1811, Carnet, cité.