LA ROME DE NAPOLÉON

LIVRE II. — LA CONSULTA EXTRAORDINAIRE - 10 JUIN 1809-31 DÉCEMBRE 1810

 

CHAPITRE VIII. — NOUVELLES CAUSES DE MÉCONTENTEMENT.

 

 

Les peuples n'aiment point les nouveautés. — La réglementation dr mœurs particulièrement odieuse. — Or le Français entend tout réglementer à l'instar de Paris. Le Lotto menacé ; soulèvement de l'opinion qui fait hésiter la Consulta. — L'institution de la garde nationale impopulaire. — La joie des Juifs mal vue. — Le triomphe des Francs-Maçons indispose ; la Loge Marie-Louise ; Radet y pontifie. — La misère commence à se faire sentir ; le pain trop cher. — La liquidation financière menace les intérêts. — L'opposition s'organise ; démissions fâcheuses : les municipalités se dissolvent devant l'obligation de prêter le serment ; les avocats refusent le serment ; 1.156 hommes de loi privés du droit de plaider. Conciliabules secrets. Placards injurieux. — La Consulta profondément divisée est en butte à mille reproches — Nomination de Fouché au gouvernement général de Rome ; grandes espérances qu'on fonde sur lui, l'Empereur rapporte le décret. — La Consulta reste aux affaires, mais plus discréditée. — La fête du 15 août en pâtit malgré grands efforts pour la rendre brillante. — Les complots de la province. — Le 2 décembre ; discours indécent de l'archiprêtre Campanelli ; la cantate d'Alborghetti ; Lucine s'évoque. — L'État franco-romain sillonné de lézardes.

 

Les peuples sont infiniment plus conservateurs qu'on ne le pense communément. L'initiative des réformes vient presque toujours d'une aristocratie et les révolutions sont, en thèse générale, imposées à une nation par un groupe. Dans sa généralité, un peuple n'aime point les nouveautés, pour parler la langue du dix-huitième siècle.

Plus particulièrement, un peuple souffre plus des petites réformes que des grandes, parce qu'il s'en sent plus atteint. Il préfère encore voir bouleverser ses institutions que ses habitudes, et la déchéance d'un gouvernement même aimé lui laie moins de rancœur que la réglementation de mœurs même mauvaises.

Il en allait ainsi à Rome, — surtout à Rome, ville précisément heureuse pour avoir su se faire de chères habitudes et s'y titre tenue. Le mécontentement y était grand à l'automne de 1810 ; mais ce serait errer que de l'attribuer tout entier, et au coup d'État de 1809, et à l'institution de la conscription, et à la persécution religieuse. A de si légitimes et si grands motifs d'alarmes, s'en ajoutaient d'autres qui, pour paraître puérils, n'en étaient que plus graves et qui, partant, ne sauraient être négligés.

Nous n'avons pas à revenir ici sur cet esprit centralisateur et niveleur qui a toujours caractérisé le peuple français et le caractérisait plus que jamais à l'époque que nous étudions. L'idée qu'il se pouvait trouver sous le sceptre de l'Empereur un département qui eût moins de conscrits ou plus d'évêques que la Seine-et-Oise ou la Loire-Inférieure avait paru monstrueuse à l'administration de Paris, aussi scandaleuse que la seule pensée de laisser à des magistrats municipaux le titre de doyen ou do syndic, alors qu'il était avéré que de par le monde tout magistrat municipal se devait nommer un maire. Monstrueuse eût paru la conception qu'une distribution des prix pût être faite dans un collège romain ou hollandais à une autre date que le jour adopté par l'Université impériale pour les lycées de France, qu'on pût exiger un moindre travail des employés de la préfecture de Spolète qu'à ceux de la préfecture d'Epinal, et que les agents des finances pussent percevoir dans une Rome française des impôts différents de ceux qui à la même date se payaient à Lyon ou à Toulouse et qui, par conséquent, étaient les meilleurs impôts du monde.

Ajoutons à cette disposition la manie de la réglementation qui, sans dater de 1789, s'était depuis cette date singulièrement exagérée, les Français admettant qu'ils étaient, par un décret de l'Etre suprême, appelés, depuis le 14 juillet 89, à tirer une seconde fois le monde du chaos et à l'organiser. Cette prétention de tout plier à une règle uniforme et de porter cette règle presque dans les plus petites choses, exaspérait les Romains : ce peuple qui avait horreur de la règle et une vive sympathie pour l'abus, se trouvait la proie des plus grands réglementateurs de l'Univers.

S'il n'était pas encore permis aux agents français, en dépit du souci qu'elle leur causait, de modifier la notation de l'heure aux horloges romaines, une foule de petites réformes conçues dans le même esprit, parfois excellentes d'ailleurs, étaient tenues par le peuple romain pour d'insupportables taquineries.

On avait par exemple, dès l'abord, songé à abolir le Lotto. Nous avons dit quel rôle des papes avisés avaient assigné à ce jeu dans la vie désœuvrée d'un peuple de bavards, amusement des sujets et tranquillité des gouvernants. Supprimer le Lotto à Rome était entreprise plus hardie que d'y supprimer le Saint-Père, ressource de deux cents petits fonctionnaires, — la loterie était devenue administration, — constante occupation des esprits, passion favorite, vice tenace qui remplissait la vie, un monde d'espérances et d'illusions, l'opium de ce peuple. Cette fois il y eut des grondements sourds. La. Consulta recula sans que Janet dissimulât le mépris que lui inspirait une si respectable, mais si fausse pitié[1]. Janet, légiste et fiscal impérial, représentait près de ces gens impressionnables, Miollis et Gerando, la vraie France de Louis XIV et de Napoléon ; la menace resta suspendue au-dessus du loto ; chaque année, sa perte fut résolue. Les vices de Rome ne devaient point être différents de ceux de Paris ; pourquoi ces gens-là ne savent-ils pas comment s'amuse une nation qui sait vivre ? Pourquoi n'avaient-ils point de bals publics comme le Vauxhall ou le Ranelagh, de jardins comme les Tuileries ou le Luxembourg ? Où était à Rome le marché aux femmes galantes à l'instar du Palais-Royal ? Où étaient les lieux de plaisirs tarifés que cherchaient en vain nos soldats ? Voilà les plaisirs permis à une nation qui respecte sa dignité. Mais le Lotto, institution immorale et avilissante, ne se pouvait tolérer longtemps dans un Empire où l'on ne jouait que toutes portes closes. Il fallait de toute évidence moraliser ce peuple sauvage.

Sauvage certes, car il accueillit, avec une stupéfaction qui faisait sourire les Français de pitié, les bienfaits éclatants de la civilisation. Et, de fait, on vit ces malheureux ingrats charger de malédictions un gouvernement qui imposait un numéro aux voitures, un tarif aux cochers, un balai aux portiers, une muselière aux chiens, la vaccine aux bambins, des réverbères aux ruelles, comme un catéchisme aux évêques, un uniforme de fantassin français aux bergers Sabins, l'article 245 aux pauvres assassins, et demain sans doute une heure française aux horloges romaines[2].

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D'autres griefs s'ajoutaient à ceux-là : l'institution de la garde nationale paraissait tyrannique : il fallait monter la garde ou se faire remplacer ; colorée de prétextes religieux, — Pie VII avait lié les consciences ! — la résistance fut telle que la garde ne put être organisée qu'en décembre 1810 et encore dût-on y renoncer, tant l'institution faisait de mécontents. La Consulta ayant exempté de certains impôts les jeunes gens qui s'enrôleraient dans la garde civique, les nobles en peuplèrent leurs fils. Chose étrange, ce peuple qui, deux ans avant, avait un respect si étrange pour la hiérarchie sociale, commençait à murmurer contre la faveur accordée aux barons[3].

Il murmurait bien plus encore contre celle dont semblait jouir Israël. Il faut bien s'imaginer le mépris, sans haine d'ailleurs, dont Rome accablait ces malheureux. En 1798, une émeute s'était déchaînée, dans cette Rome si patiente en des circonstances singulièrement plus graves, lorsqu'on avait ouvert le Ghetto. Le dernier des faquins romains se considérait dans l'échelle sociale comme dominant de cent coudées les représentants d'une race qu'il tenait pour abjecte et surtout grotesque.

Un des premiers arrêtés de la Consulta avait, nous l'avons vu, ouvert le Ghetto. On a peine à croire que cette mesure, qui était humaine, souleva, plus que certains arrêtés réellement vexatoires, les plus vives protestations, et on s'explique ainsi que le premier geste de Pie VII, si humain, si tolérant d'autre part, dut être en 1814 pour rejeter impitoyablement dans le Ghetto les Juifs qui sans tarder avaient ouvert magasins et atelier, dans le Corso. Ces boutiques juives en pleine Rome révoltaient ce peuple ; que fut-ce lorsqu'on vit les notables Israélites mêlés monde officiel, des rabbins, scandale qui parut inouï, paraître à titre officiel dans une tribune de Saint-Pierre pour un Te Deum que certes ils avaient plus que personne le droit de chanter[4] ? Le patriciat, si complaisant d'autre part, se raidira contre ce contact ; nous verrons les salons de l'aimable Martial Daru désertés par la noblesse parce qu'une juive y a été conviée[5]. Ces malheureux se réunissaient et légitimement accablaient d'actions de grâce le nouveau Cyrus. Le peuple romain, qui écoutait d'une oreille impatiente le, chants de triomphe s'élevant dans les Synagogues, les discours attendris du Sanhedrin sur le grand Empereur[6], s'indignait de ce que, précisément à l'heure où l'on restaurait l'arc élevé à Titus après la ruine de Jérusalem, on entendit exalter ceux qu'il avait providentiellement été appelé à châtier.

D'autres chants de triomphe s'élevaient, qui sonnaient désagréablement aux oreilles des Romains. Les francs-maçons, objets d'horreur pour les catholiques romains, proscrits sous Pie VI et Pie VII, installaient leurs tenues à Rome — et, chose curieuse pour une société secrète, à très grand orchestre. A défaut de Miollis — 31e grade — franc-maçon en constant sommeil, Radet, propre à tous les rôles, s'était fait l'organisateur et était devenu le vénérable des Loges romaines. Mais bavard, expansif, audacieux, ce gendarme, nous le savons, ne recherchait pas l'ombre. Le 23 juin 1810, la Loge Marie-Louise avait organisé, en l'honneur du mariage impérial, une tenue de grand style. Le piquant est que, célébrée dans le palais de la Propagande désaffecté, la fête empruntait à cette circonstance un caractère particulier d'arrogante revanche. Devant les délégués des Loges Vertu triomphante et Empire français, Radet avait, après le coup de marteau qui ouvre les séances, discouru : L'Atelier, mes très chers frères, ne peut faire éclater d'une manière trop solennelle sa reconnaissance pour l'empereur Napoléon, notre illustre frère, à qui nous devons le rétablissement de la Maçonnerie... Une triple batterie ayant accueilli ces paroles, l'orateur Joly parla avec une intarissable faconde : un parallèle entre l'œuvre libérale de la Maçonnerie et les entreprises ténébreuses de la Propagande, donna lieu à de fortes antithèses et à un beau mouvement. Ici furent aiguisés et bénis les poignards dont le cardinal de Lorraine arma les Guise pour la Saint-Barthélemy... Ici les Cortés et les Pizarre ont trouvé des apologistes et des auxiliaires pour détruire dans le Mexique et le Pérou les deux empires de Montezuma et des Incas. Ayant ainsi vengé Coligny et Montezuma, l'orateur, après une mention honorable à Frédéric II Hohenstaufen, Henri VIII Tudor et Philippe le Bel, toutes gens mus par des idées libérales, s'aplatit devant Napoléon. Je vois dans l'Empereur l'image d'une divinité bienfaisante et l'homme choisi par elle pour opérer tous les prodiges qui ont étonné notre siècle et que la postérité refusera de croire, quoiqu'ils préparent la félicité du genre humain. Marie-Louise eut son tour. En communion de sentiments, de désirs, d'illustration et de gloire avec son époux, la fille de l'Empereur apostolique devenait l'auguste patronne que devaient désormais — le premier moment d'inquiétude passé — invoquer les Loges romaines. Combet, maître des cérémonies, taquina une muse moins austère et chanta, en quelques vers légers, quand l'amour naquit à Cythère. Il n'oublia cependant pas le couplet sur la Propagande :

Les voilà ces voûtes fameuses

Qui tant de fois ont résonné

Des déclamations pompeuses

Du fanatisme déchaîné,

Comme elles s'étonnent d'entendre

Notre doctrine et nos leçons

Ici où l'on venait apprendre

A forcer les opinions.

Racine eût fait mieux et même J.-B. Rousseau ; on applaudit cependant et plus encore le vénérable Candelori qui, dans un poème italien, Josué, chant mystique, compara sans raison appréciable le chef hébreu au puissant Napoléon. Après une autre débauche de vers et de prose, la chaîne d'union formée, le serment prêté, des baisers échangés avec la plus cordiale satisfaction, chacun s'en alla coucher avec l'impression de la joie la plus pure et la plus candide. Quelques mois après, la province suivait : Orioli organisait à Viterbe une loge qui s'il faut l'en croire, — faillit cueillir les palmes du martyre, les prêtres ayant tenté de faire sauter le monastère désaffecté où se tenaient ses séances. Du palais de la Propagande de Rome au couvent de la Paix à Viterbe, la même joie triomphante avait tapageusement éclaté[7].

Que juifs et francs-maçons fissent entendre dans la Rome laïcisée des chants de triomphe aux accents attendris, rien n'était plus naturel, mais rien n'était plus fâcheux pour les Français aux yeux des Romains, qui tenaient les premiers pour les ennemis du Christ et les autres pour les instruments de Satan.

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La misère enfin arrivait : on la sentait venir. Nous aurons lieu de parler ailleurs de l'effroyable fléau qui, pour la première fois peut-être, s'abattait sur Rome : la faim. L'hiver de 1810-1811 révéla aux Romains un mal inconnu. Tandis que le prix du pain augmente d'une façon effrayante, puisque la mesure qui se vendait 8 piastres s'en vend 16 et qu'il faut prendre des mesures pour imposer une taxe aux boulangers, la populace affamée trouve closes les portes des couvents nourriciers[8]. Dès mai 1810, de l'aveu d'un des agents les moins sensibles de Napoléon, le véritable état de détresse où une multitude de familles vivent, a rendu plus onéreux le renchérissement des blés. On espère tout des bontés de l'Empereur.

Or, au moment où l'hiver vient réaliser les plus tristes pressentiments, où les basses classes qui ont faim cherchent, nous le verrons, en vain dans les bureaux de bienfaisance l'équivalent des monastères, les classes supérieures se trouvent à leur tour atteintes par la liquidation financière. Janet vient enfin de se décider à liquider la dette : cette opération, qui n'est donc qu'à ses débuts en cette année 1810 et que nous étudierons lorsque, par sa consommation, elle aura donné tous ses effets, ne fait encore que menacer les intérêts, mais elle les menace d'une façon certaine, car on sait fort bien, dès lors, que la dette se soldera avec une perte telle pour les créanciers que c'est réellement une banqueroute du tiers qu'on peut redouter en 1810 ; ces craintes sont en-dessous de la réalité : c'est une banqueroute des deux tiers qui coûtera des millions aux débiteurs du pape, patriciens, bourgeois, propriétaires ruraux. A la fin de 1810, le peuple est tombé de la pauvreté dans la misère, mais, les intérêts de la dette n'étant plus servis en attendant la liquidation, les classes supérieures tombent dans la gêne. Et l'on pardonne tout à un gouvernement, hormis de vous ruiner.

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Qu'y a-t-il d'étonnant, dans de pareilles conditions, à voir l'opposition jusque-là si diffuse et si hésitante s'organiser.

Le pis est qu'on la force à se manifester par l'extension exagérée, et dans le cas présent inopportune, de la formalité du serment. Que les employés supérieurs, préfets, magistrats, chefs de police, percepteurs, fussent soumis au serment que prêtaient tous leurs collègues en France, la mesure se pouvait défendre encore que, le serment ayant été interdit à ses sujets par Pie VII, elle eût, de l'aveu des agents impériaux, éloigné des places les sujets les plus distingués et les plus considérés. Mais il eût étr de bonne politique de s'en tenir là et de renoncer, jusqu'à plu> complète installation, à une formalité qui répugnait, sang d'ailleurs engager beaucoup devant leur conscience ceux qui croyaient pouvoir prêter serment de fidélité au lointain Empereur.

Fallait-il notamment, en l'exigeant des maires, adjoint et conseillers municipaux, compromettre le fruit des laborieux efforts qu'avait coûté la constitution des corps municipaux pendant les derniers mois de l'année 1809. Déjà décourage par les difficultés d'une nouvelle comptabilité communale[9], maires et conseillers devaient être facilement amenés à chercher dans les scrupules religieux le prétexte d'une retraite honorable, mais désastreuse pour les Français. Gerando, toujours modéré, avait, là encore, essayé d'apporter quelque tempérament à la mesure : il avait mis un frein au zèle intempestif de sous-préfets néophytes, leur recommandant la prudence et l'indulgence car les premiers moments étant toujours difficiles, l'essentiel était de s'assurer du concours des gens de bien et de tendre au but en n'accordant de l'importance qu'aux choses qui en méritent réellement[10]. C'était parler d'or ; mais Gerando était un philosophe et les sous-préfets étaient des fonctionnaires ; ayant eux-mêmes prêté le serment, peut-être avec hésitation et remords, car plusieurs étaient Romains, ils entendaient que les maires le prêtassent, — ce qui était un trait bien humain. Leurs exigences, qui d'ailleurs étaient celles du maitre, arrêtèrent le mouvement de demi-adhésion qui avait, tant bien que mal, permis de constituer les municipalités. Il faudrait ouvrir les innombrables dossiers qui ont trait aux affaires des municipalités romaines ; le lecteur y verrait s'écrouler, en 1810, le fragile échafaudage avec tant de peine agencé par Gerando durant l'été de 1809. Quels efforts il avait fallu pour qu'un Pecci, si modeste noble, consentit cependant à être maire de Carpineto ! Pour le garder, on l'affranchit du serment ou plutôt on ferme les yeux sur les restrictions qu'il y apporte. Mais, moins ménagés, les maires de Ceccano, Maenza, San Giovanni, Torre, Castelchiodato, Moricone, Monte Gentile, cinquante autres, sans parler des adjoints, démissionnent plutôt que de jurer. Le sous-préfet de Tivoli se voit contraint de menacer les propriétaires de leur envoyer des garnisaires, si l'un d'eux ne se dévoue à prêter le serment ; des conseillers municipaux de Foligno, qui ont prêté le serment, affirment qu'on le leur a extorqué par surprise et s'en vont, désorganisant ainsi l'administration d'une des principales villes du Trasimène. Le maire d'Orvieto abdique l'écharpe dès l'hiver de 1809-1810, n'entendant point se parjurer. Le sous-préfet de Viterbe exaspéré a fait arrêter le maire démissionnaire d'Orte, mesure que la Consulta est forcée de blâmer comme un abus de pouvoir, et encore qu'on se fût décidé à faire appel à d'assez mauvais sujets ou à fermer parfois les yeux comme à Carpineto, les démissions ont continué à pleuvoir en avril et mai 1810 ; la plus sensible à Rœderer est celle du maire de Foligno sujet habile et de confiance qui s'en va plutôt que de jurer[11].

Les mêmes mécomptes attendent la Consulta lorsqu'elle entend faire jurer les agents de l'octroi, qui préfèrent perdre leurs modestes places ; mais le grand scandale fut donné par les Curiali, ces hommes de loi dont nous connaissons le nombre et l'influence et dont le refus opiniâtre ouvre une ère de difficultés qui ne se fermera pas[12]. Ce refus était inattendu : un préjugé, entretenu par certains agents avant 1809 et en partie justifié par l'adhésion du plus illustre d'entre les Curiali, Bartolucci, faisait croire que ces bourgeois, ces avocats accueilleraient mieux que d'autres le régime issu de 1789. Ils étaient au nombre de 1.200 qui, convoqués au Capitole au mois de mai 1810, refusèrent à la presque unanimité ; ces hommes de loi. à une demande de consultation adressée à Pie VII, avaient pu recevoir une réponse très catégorique qui, par un hasard étrange, avait échappé à la surveillance de Savone comme de Rome. Forts de cet avis, 1.156 Curiali sur 1.200 refusèrent de prêter le serment. La Consulta qui, dans un mouvement d'extrême irritation, avait donné l'ordre d'arrêter les meneurs. crut pouvoir suffisamment punir ces 1,156 récalcitrants en le% privant du droit de plaider ; mince punition, car l'importance du chiffre disait assez que peu d'entre eux plaidaient habituellement ; les 44 jureurs étant presque tous, de l'aveu de Dal Pozzo et à tous égards, de fort médiocres avocats, la plupart des réfractaires se firent avec fruit consultants. Mais, animés auparavant déjà d'une sympathie fort peu vive pour le régime impérial, ils constituèrent dès lors un groupe considérable d'ennemis actifs, autorisés à se proclamer victimes de leur fidélité et à se faire les chefs d'une opposition de dangereux bavards qu'on essaiera, nous le verrons par la suite, en vain, de reconquérir et de réprimer.

Alimentée par tant de fâcheux incidents, l'opposition prenait corps. Des conciliabules étaient, à partir de l'été de 1810, signalés par la police, où ne se disait point de bien de Bonaparte et de, ses gens ; des négociants que ruinait la cessation des pèlerinages, des bourgeois que la liquidation menaçait, des Curiali rebelles, des prêtres insermentés, des partisans de Pie VII mêlés à des agents de Ferdinand de Bourbon[13], des moines, idoles des faubourgs, et des chanoines, oracles des salons, à Rome, à Civita Vecchia, se réunissaient dans les arrière-cafés ou les sacristies, s'interrogeaient, appelaient de leurs vœux une descente anglaise, rédigeaient des placards que la police arrachait trop tard, tels que celui qui, le 29 avril, s'étala toute une matinée sur les murs de Rome : Viva l'Inghilterra ! Vira la Spagna ! Morte al tiranno[14]. Car ces gens craintifs admiraient le courage des autres.

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De cette situation qui n'était point encore dangereuse, mais qui était scandaleuse et déjà inquiétante, on rendait fort injustement responsable la Consulta romaine. Elle ne rencontrait à Rome et à Paris que des visages sévères.

Elle avait cependant entendu se dérober à bien des fautes qui lui avaient été imposées ; elle eût volontiers, nous le savons, retardé l'application de la loi dissolvant les corporations religieuses, mis quelque tempérament au serment imposé aux prêtres et renoncé à l'exiger des laïques. Mais appliquant une politique de rigueur qu'ils n'approuvaient pas, divisés, mal obéis par leurs hauts fonctionnaires dont chacun avait sa politique, les gouvernants avaient eu, à la vérité, une marche incertaine et presque trébuchante. La brouille était complète entre Gerando et Janet ; Miollis, qui eût plus volontiers soutenu le philosophe, mais que le crédit grandissant de Janet inquiétait, devenait tous les jours plus hésitant ; Dal Pozzo. seul ami de Janet, mais galant homme, essayait en vain de réconcilier ses collègues avec le financier ; Balbo, que le remords poignait, affectait de se tenir en dehors des délibérations depuis que sévissait la persécution religieuse et n'aspirait qu'à regagner Paris. Tournon, ami intime et second de Gerando, encourait l'animosité de Janet que, dès le printemps de 1810, il avait cessé de voir, et se trouvait même, vis-à-vis de Miollis pour lequel il avait plus d'estime que de sympathie, dans une alternative d'union et de picoterie. Ils se voyaient peu. Rœderer, qui d'ailleurs ne venait point à Rome, traitait volontiers les membres de la Consulta de lâches et presque de Capucins ; il n'affectionnait que Janet, étant plus encore que lui pour les partis rigoureux et les opérations césariennes, n'entretenait que des relations fort aigres avec Tournon et refusait d'en avoir avec le directeur général de police. Olivetti dont il entendait n'être point le subordonné. Radet, mal vu de la Consulta, était particulièrement antipathique à Balbo dont il avait, prétendait celui-ci, espionné et dénoncé les pratiques religieuses ; on aspirait au départ de ce gendarme indiscret qui, vénérable de la Loge romaine, s'érigeait en gouvernement en face de la Consulta. Olivetti, tenu pour un agent de Naples, cherchait en vain à plaire. Le départ de Fouché, le privant d'un protecteur, allait amener sa disgrâce, Savary, devenu ministre, estimant ce Corse beaucoup trop doux.

Tout ce groupe de hauts fonctionnaires, divisés par leurs sentiments, mais plus encore par leurs opinions, les uns comme Miollis, Gerando, Balbo, Tournon, Olivetti penchant vers la politique de douceur, les autres, Janet, Rœderer, Radet, Dal Pozzo inclinés vers la rigueur, se dénonçaient les uns comme des lâches, les autres comme des maladroits à leurs ministres respectifs. Ils savaient que, même sous le joug du Maitre, des coteries se partageaient le ministère, que Bigot qui tenait les cultes et Montalivet qui venait de prendre l'intérieur approuveraient la courtoisie, mais que Gaudin, Fouché peut-être, Savary, son successeur, à coup sûr, exigeraient la rigueur, et, de fait, Fouché parti, Savary allait embarrasser Miollis et Tournon de Norvins, tandis que Janet était à Rome le porte-parole et la créature de Gaudin, ministre des finances, ministre prépondérant en ce qui concernait les affaires de Rome[15].

On pense si de pareilles relations entre les dix hauts fonctionnaires de Rome pouvaient faciliter un gouvernement que l'accord eût rendu plus aisé sans le rendre très commode. Le public ignorait ses dissensions, mais à la marche incertaine de la Consulta, à l'attitude si différente vis-à-vis des Romains d'un Tournon dans sa préfecture et d'un Janet dans ses bureaux, on les devinait. Le gouvernement divisé se montrait faible, somme toute, incapable d'assumer la tâche que les nouvelles difficultés imposaient[16]. Ils avaient été choisis pour séduire Rome ; ils n'y étaient pas parvenus. Il fallait maintenant proscrire, réprimer, mater la cavale méchante qui semblait se réveiller. A cette autre tâche, il fallait d'autres hommes. Ceux-là n'inspiraient plus de confiance à personne et déjà les espérances du parti de Murat, un instant assoupies, se réveillaient.

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Ce fut donc avec un grand soulagement que la plupart des Français et tous leurs amis apprirent, le 12 juin, par le Moniteur, que l'Empereur leur envoyait enfin le gouverneur général rêvé. C'était un personnage alors illustre dans l'Empire, assez tristement célèbre avant 1799, mais qui depuis cette époque avait singulièrement remonté dans l'estime, sinon de tous les honnêtes gens, du moins des sujets fidèles de l'Empire : Joseph Fouché, duc d'Otrante.

Disgracié, congédié du ministère de la police générale qu'il avait rempli avec l'éclat que l'on sait, l'habile homme avait su ramasser dans sa chute le titre de ministre d'État et le gouvernement des États romains. Qu'il entendit simplement l'éloigner aux limites de l'Empire sans le proscrire ou l'utiliser à une besogne à laquelle il semblait propre, l'Empereur lui avait, le même jour, signifié que, ne le voulant plus comme second à Paris, il le faisait premier à Rome[17].

Fouché était toujours disposé à prendre au sérieux les pouvoirs qu'on lui confiait. Si cette nomination inattendue lui arracha quelques ricanements, il parut agréer la mission dans sa plénitude. Vous savez, chère amie, que l'Empereur me fait Pape, et, ajoutait, avec son cynisme ordinaire, l'ancien séminariste de l'Oratoire, voilà qui prouve que tout chemin mène à Rome[18]. De fait, il avait passé par Nevers et Lyon, les profanations de la cathédrale de Moulins et les fêtes sacrilèges de Ville Affranchie, pour aller de l'Oratoire de la rue Saint-Honoré aux hauteurs du Quirinal. Mais au Quirinal il comptait gouverner ainsi qu'au quai Voltaire et, étant toujours l'homme des circonstances, entendait, contre toutes ses habitudes, représenter. Il montait sa maison, engageait un secrétaire italien, demandait des pouvoirs étendus que semblait comporter son titre de ministre d'État, voulant par là s'affranchir de toute subordination vis-à-vis de Savary et de Gaudin, et s'apprêtait de bonne foi à exercer à Rome moins un gouvernement qu'un proconsulat[19]. Sollicitant, d'autre part, une liste civile élevée qui lui permit de représenter et, — suivant le vœu des Romains, — de dépenser, il laissait espérer à Lucien Bonaparte, sur le point de quitter Rome pour un lointain exil, qu'il lui reprendrait meubles, chevaux, voitures, tableaux. On allait voir enfin ce qu'était un vrai représentant de Napoléon à Rome[20]. Le 7 juin, l'Empereur le pressait de se mettre en route, car Rome traversait la crise résultant de la dissolution des moines et les affaires y marchaient vite[21].

La nouvelle, connue à Rome le 12 juin, y causa une très vive émotion. Miollis, toujours stoïque, reçut avec calme un coup si mortifiant ; traversant Rome à cheval et allant le soir même dîner dans une villa voisine, il montra à des amis consternés une figure sereine. Ayant reçu de Clarke confirmation de cette surprenante nouvelle, et de Fouché lui-même l'annonce de sa prochaine arrivée, il rédigea incontinent un rapport où, justifiant en termes véhéments la Consulta des reproches qui lui avaient été adressés, il crut ainsi signer son testament politique[22].

Les innombrables ennemis de la Consulta se réjouissaient sans discrétion de sa déconfiture. Partout se manifestait l'opinion que la nomination d'un homme d'État aussi exercé allait faire cesser l'anarchie ; plus son gouvernement prendrait couleur de proconsulat, et plus on l'accueillerait avec joie ; un gouverneur aussi accrédité saurait assurer une certaine autonomie au gouvernement romain ; l'éminence d'un pareil chef semblait grandir chacun de ses futurs subordonnés. On allait enfin connaître un chef à la main ferme autant qu'à l'esprit fertile, et le Quirinal inhabité allait ouvrir ses salons. Une ère nouvelle semblait commencer. Maury, qui restait par son diocèse de Montefiascone intéressé aux affaires romaines, ne dissimulait point sa satisfaction[23]. Les amis de Murat tenaient le duc d'Otrante pour un ami[24]. Les hauts fonctionnaires, impatients d'un joug subalterne, voyaient avec plaisir arriver un homme de beaucoup d'esprit, de caractère avec lequel il serait facile de traiter[25].

A la suite d'incidents qu'il serait oiseux de rappeler, ce gouverneur tant attendu ne vint pas. L'Empereur, à la suite de révélations rétrospectives et d'une querelle violente, avait pris le parti de rompre avec un trop entreprenant serviteur. Le décret qui l'envoyait à Rome fut rapporté. On vit bien, quelques semaines après, Fouché en Italie, mais quoique certains fonctionnaires le traitassent encore en gouverneur des États romains, il ne dépassa pas Florence. Il ne devait apparaître à Rome qu'à l'heure des grands désastres. Il resta néanmoins une sorte de gouverneur général fantôme qui, plusieurs fois en 1811, 1812 et 1813, hanta les rêves de Miollis jusqu'au jour où nous verrons arriver place d'Espagne, à la stupéfaction de tous, ce singulier personnage[26].

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En réalité, si de très puissants motifs d'un ordre particulier avaient fait écarter Fouché, Napoléon semblait avoir, d'autre part, perdu toute idée d'expédier à Rome un gouverneur général. Est-il téméraire de penser, après ce que nous connaissons de ses sentiments vis-à-vis de Rome, qu'à peine Fouché nommé, l'Empereur avait senti s'éveiller derechef en lui cette singulière jalousie que nous avons signalée comme un des traits caractéristiques des relations de ce dernier César avec sa ville de Rome. A voir Fouché prendre au sérieux sa mission, réclamer de pleins pouvoirs, s'apprêter à monter en proconsul au Capitole, à héberger Rome au Quirinal, Napoléon avait reculé. Il avait bien permis que Berthier épousât, par procuration impériale, l'archiduchesse Marie-Louise ; il ne se sentait pas le courage de désigner celui qui, par procuration, irait épouser Rome, cette amante rebelle que de toutes ses forces il entendait posséder. Pas plus que Bernadotte auquel il avait songé en septembre 1809, pas plus que Cambacérès dont on avait, en avril 1810, très légèrement annoncé le départ, le duc d'Otrante ne pouvait aller à Rome. Le décret rapporté, on ne le remplaça pas. Napoléon eut la faiblesse de laisser Rome entre les mains de ce directoire dont l'absence même d'autorité et de prestige servait ses sentiments secrets.

Il était revenu, au sujet de la Consulta, à une opinion plus favorable. Le 14 juillet, Rome apprit que le général de Miollis continuerait à présider, avec un titre précaire, à ses destinées[27]. La crise qui avait menacé le général lui parut fort inintelligible ; il demeura, suivant sa propre expression, plus incertain que devant[28] : son incertitude était partagée — et fort malheureusement, — par Rome entière.

Ce fut en effet la conséquence de cette petite crise avortée que d'enlever à la Consulta son dernier vestige d'autorité. On pouvait difficilement admettre que le seul désir d'éloigner ou d'utiliser un homme d'État disponible eût guidé l'Empereur en ces circonstances. C'était un changement de système que publiquement le souverain avait manifesté le désir d'opérer. Pendant près d'un mois, la Consulta s'était trouvée dans la situation pénible d'un pouvoir déchu ; certains de ses subordonnés s'étaient ouvertement réjouis de cette déchéance. Aucun témoignage éclatant de satisfaction n'étant venu réparer cet affront, l'opposition ne désarmait pas. Il ne restait pas moins, de la déception éprouvée par Rome, une nouvelle cause de mécontentement et d'aigreur.

La fête du 15 août 1810 en pâtit ; en dépit des efforts de Janet lui-même pour tarir les larmes dans un jour si prospère, en avançant le payement des pensions[29], en dépit des préparatifs extraordinaires d'un crédit exceptionnel ouvert par la Consulta  aux jeux, illuminations, cérémonies, bals, feux d'artifice, courses de chevaux[30] ; en dépit de la pressante démarche d'Olivetti près de l'entrepreneur des feux d'artifice pour qu'il se surpassât[31], la journée fut lugubre, la fête purement officielle. encore que le journaliste du gouvernement assurât que la fête rappelait aux Romains les jours d'allégresse de l'ancienne Rome quand elle voyait triompher Titus, Trajan, Marc-Aurèle. L'exposition des produits de l'agriculture et du commerce, qui fut inaugurée le 14, ne constituait point une attraction bien enthousiasmante ; la parade du 14 sur la place Saint-Pierre, au milieu des salves, parut plus attristante, car elle évoquait pour la première fois le souvenir des fils partis pour l'armée. Une foire au pied du Capitole, un bal chez Miollis où on compta mille invités — officiellement. Mais, pas plus qu'en 1809, on n'osa, le 15, aller chanter le Te Deum à Saint-Pierre ; il fut chanté au Panthéon où le panégyriste surpassa en platitude adulatrice les exemples connus ; cela coûta même 160 francs à la Consulta. Les courses de chevaux, place Navone, le feu d'artifice tiré sur le château causèrent quelque satisfaction ; dans le mausolée d'Auguste, vaste cirque couvert d'un velum, six mille invités de la municipalité dansèrent fort avant dans la nuit. Le 16, une séance des Arcades, distraction favorite de Miollis, fut la seule cérémonie : M. de Gerando y parla en termes éloquents de la beauté morale — cependant que tons les plébéiens déjà misérables reportaient au Mont-de-Piété les objets que l'avant-veille la Consulta leur avait gracieusement fait rendre[32].

Mais, même à l'heure où le peuple semblait s'amuser, il ricanait tout bas. On s'entretenait à mi-voix de la promenade précipitée que la veille même de la fête, le 13 août, Miollis avait dû faire à Anzo, une frégate anglaise ayant fait mine d'opérer un débarquement. Le général y avait couru avec 300 hommes, cependant que les canons des Anglais chantaient de singulières premières vêpres à la fête de saint Napoléon. A ce sujet, l'on rappelait que, le 25 avril déjà, des frégates anglaises étaient venues délibérément bombarder Terracine, avaient détérioré les bâtiments et envoyé, en s'en allant, des volées de mitraille qui avaient tué un sous-officier et blessé plusieurs soldats. Rome était si près ! Les canonnades venant de la mer y trouvaient un écho alarmant, soulevant au fond des cœurs plus d'enthousiasme que les salves du château[33].

Miollis songe avec souci à ce qu'il arriverait de Rome, prise entre la mer et la montagne, si quelque grande guerre rappelait vers le nord les forces dont il dispose. Il sait que les bandits s'organisent durant cet été de 1810, que les prêtres commencent à s'agiter : cependant qu'on médite d'élever au centre du Forum la colossale statue de Napoléon par Canova[34], on trouve sur les murs des affiches d'une violence inouïe dénonçant dans Bonaparte l'assassin de l'Univers[35]. Le 28 août, on arrête à Subiaco un Ferlini, agent des moines bénédictins, chez lequel la police dit avoir saisi des cocardes siciliennes et un habit de lieutenant-général de Ferdinand de Sicile ; en septembre, on étouffe un complot à Norcia, on saisit près de Tivoli des affiches appelant à l'insurrection au nom du pape Pie VII ; on en trouve d'analogues près de Viterbe où il est prouvé qu'un ancien sbire, Terraciani, distribue de la poudre aux partisans et où trente hommes d'infanterie ont dû être envoyés pour décourager l'émeute. Dès juin, des troubles plus sérieux ont éclaté à Orvieto, qui ont nécessité l'envoi de deux compagnies et l'arrestation de onze rebelles ; en décembre, on verra une troupe d'insurgés parcourir le canton de Castiglione del Lago, forçant les habitants à se joindre à eux, pillant les caisses publiques aux cris de : Il nous faut du pain[36].

Ce sont de petits frémissements, presque insignifiants, mais qui cependant donnent à songer, dans un pays au caractère habituellement soumis.

Comment dès lors les fonctionnaires ne souriraient-ils pas de l'enthousiasme avec lequel le rédacteur du journal a vu se célébrer la fête du 2 décembre ? Quelle lassitude cause déjà l'éternel programme : le bal chez Miollis, la revue, le Te Deum. Il est bien vrai que l'archiprêtre Campanelli a dépassé encore en exaltation courtisanesque le chanoine Muzio du 15 août, appelant d'une voix presque arrogante les bénédictions du ciel sur le ventre auguste de Marie-Louise, ventre auguste, que dis-je ! ventre glorieux ! qui renferme un fruit d'un si grand prix ! ; devant un public effaré, cet archiprêtre a représenté les anges perdus dans la contemplation de ce ventre auguste et le Très-Haut tout entier absorbé lui-même aux soins qu'il lui faut prodiguer, et a fini par appliquer au futur nouveau-né les paroles réservées par les Ecritures à l'enfant Jésus. Ce discours lui a paru mériter cent écus qu'il demande le lendemain à la Consulta[37]. Et on avait écarté comme inconvenant un projet de discours soumis au gouvernement par l'abbé Pucci où on eût cependant entendu une stupéfiante comparaison entre le soleil et Napoléon, stupore della più remota posterità, tout à l'avantage de l'Empereur déifié[38]. Qu'importe que les auditeurs aient entendu sous les voûte élevées par Agrippa et dédiées à Auguste le Te Deum de Haydn, et que le Domine Salvum ait pénétré le cœur des assistants. Les assistants sont exclusivement des fonctionnaires et officiers français ; qu'est-il besoin du Te Deum pour pénétrer d'amour impérial le cœur de Janet ou celui de Radet ! Sans doute on a distribué des secours, organisé des courses, donné à danser à 5.000 personnes dans le théâtre Aliberti ; sans doute on a chanté une admirable cantate de M. Alborghetti, conseiller de préfecture, qui par là mérite une sous-préfecture et l'on y a vu couronner de myrtes et de lauriers Mars et Junon cependant que Lucina, déesse des accouchements, gardait la porte du temple. Sans doute Miollis a réuni 120 personnes à sa table et — comble d'honneur — la grande-duchesse Constantin, belle-sœur du tsar. Sans doute, Tournon a prononcé au Capitole un fort beau discours, encore qu'épouvanté de parler de la même place où Cicéron dénonçait Catilina. Sans doute, on a distribué à Foligno 800 soupes économiques et 800 autres à Spolète, qui ont été trouvées excellentes ; le professeur de rhétorique du collège de Spolète a discouru sur les devoirs dus au souverain, et Rœderer a fait danser jusqu'à trois heures de la nuit ; sans doute, à Pérouse, on a ouvert à grand orchestre l'Université Napoléon, écouté le recteur pérorer aussi bien que Fontanes sur le loyalisme de l'Université, assisté à des jeux académiques, distribué des dots de 600 livres et marié des rosières à des gardes nationaux[39].

Mais n'est-ce point, tout cela, un feu d'artifice monté par une administration prévoyante ? Cependant que des archiprêtres, qui ont 500 livres à gagner, couvrent de bénédictions le ventre glorieux de Marie-Louise, que des conseillers de préfecture avisés composent des cantates, que Janet chante le Te Deum, que l'on dine chez Miollis, que Rœderer donne à boire aux professeurs et à manger aux rosières, en ce mois de décembre 1810, la famine dépeuple Rome et la province, la misère gronde, seize évêques sont en exil, mille prêtres sont déportés ou menacés de l'être, les moines expulsés excitent les passions, les conscrits désertent, les brigands se font légion, la gendarmerie arrête des conspirateurs de Viterbe à Subiaco, des soldats sont occupés à intimider des factieux et Terracine, mélancoliquement, répare les brèches faites de bien humiliante façon dans ses bâtiments par la canonnade anglaise. Les fonctionnaires français, divisé, se dénoncent et se querellent ; la Consulta, effarée, entre deux politiques, oscille et peine. Et les Français ne gouvernent que depuis dix-huit mois, pendant qu'une paix auguste et glorieuse met Napoléon au pinacle de l'Europe.

 

 

 



[1] Janet, 11 septembre 1810 (papiers Janet).

[2] Diario de FORTUNATI, passim.

[3] Ortoli, 22 mars 1810, Archives affaires étrangères, Rome, 944 ; Ortoli, 23 mai 1810, CANTU, p. 405 ; Correspondance de Rome, 18 décembre 1810, AF IV 1513 ; SALVIGNI, t. II, p. 648 ; CONSALVI, t. II, p. 158.

[4] Gazette d'Arau du 11 septembre 1811. Correspondance de Rome du 25 août. Extraits au Bulletin de police du 17 septembre 1811, AF IV 1517. Dans une autre correspondance du 17 décembre 1811, on lit : Les Romains ne peuvent s'accoutumer à voir les Juifs jouir du même droit que les Chrétiens. AF IV 1519.

[5] Cf. livre III, chapitre premier.

[6] Notices littéraires et politiques de Berlin des 29-31 août 1811. Correspondance de Rome du 3 août. Discours du rabbin à l'occasion de l'installation du Consistoire israélite de Rome. Le Tout-Puissant a donné de nos jours un nouveau Cyrus à la terre. Bulletin de police, AF IV 1517. Desrizione della solenne istalazione del consistorio israelitico eseguita Roma a di 1 Agosto 1811, Roma, Salvioni, 1881 (imprimé). Les autorités avaient assisté à l'installation : un vrai trône avait été réservé au préfet qui se fit représenter par un conseiller. Le Journal du Capitole du 30 août rend compte de la fête (n° 92).

[7] Précis des travaux de la R*** L*** de Marie-Louise à l'O*** de Rome dans la séance extraordinaire du 23e jour du 6e mois de l'an de la V*** L*** (Véritable Lumière) 5810, relative aux fêtes de Napoléon et de Marie-Louise. O*** de Rome, 5810. Bibliothèque nationale de Rome, mss. Gesuitici, vol. 3483 (1354), fasc. 15, cité par RINIERI, Una tenuta di Massoniri, Rome, 1901 ; ORIOLI, Mémoires, p. 178.

[8] Rœderer, novembre 1810, Bulletin du 9 décembre, AF IV 1512 ; Note au Bulletin du 27 décembre, AF IV 1512.

[9] Ces malheureux Romains se butaient désespérément à la comptabilité rigoureuse à laquelle les papes n'avaient pas, nous l'avons vu, habitué les communes. La correspondance de Gérando et Tournon avec les maires en font foi. (F1e 140, etc.)

[10] Gerando au préfet du Trasimène, 7 septembre 1809, F1e 98.

[11] Gerando, 7 septembre 1809, F1e 98 ; le maire d'Anagni, 9 août 1809, ibidem ; le sous-préfet de Frosinone, 6 septembre 1809, ibidem : Gérando au sous-préfet de Frosinone (lettre relative à Pecci, maire de Carpineto), 9 septembre 1809, ibidem ; le sous-préfet de Frosinone, 13 septembre 1809, ibidem ; le sous-préfet de Tivoli, 15 septembre 1809, F1e 101 ; le même, 8 octobre 1809, ibidem ; le sous-préfet de Foligno, 14 septembre 1809, F1e 98 ; le même, 6 novembre 1809, ibidem ; le préfet du Trasimène. 25 novembre et 16 décembre 1809, ibidem ; le sous-préfet de Merle-19 décembre, 1809, F1e 101 ; Rœderer, 31 mars 1810, F1e 99 ; le maire d'Orvieto, mars 1810, ibidem ; notes sur les municipalités, F1b, II Rome 1 et Trasimène, 1, 2 et 3.

[12] Pie VII, Lettre relative aux Curiali, 15 mars 1810, Archives du Vatican, App. Nap., I. B ; Pièces relatives à cette affaire, Bibliothèque nationale de Rome, mss. San Lorenzo, n. 29 ; Ortoli, 12 septembre 1810, CANTU, p. 395.

[13] Bulletin du 6 janvier 1811, AF IV 1513 ; Personnages dangereux à Civita Vecchia, 1811 ; Miollis à Clarke, 25 novembre 1813, Archives de la guerre, armée d'Italie, 1813.

[14] Rank, 4 mai 1810, F7 8852 ; Fortunati, 29 avril 1810, Bibliothèque du Vatican, f. 651.

[15] Mémoires de Tournon ; Mémoires de Miollis ; BALBO, Autobiographia ; PELLENC, Lettres de 1810, n° 35, AF IV 1715 ; Conflit entre Rœderer et Olivetti, septembre 1810, F7 8888 ; Alberti, 8 décembre 1809, CANTU, p. 399 ; Ortoli, 5 février 1810, CANTU, p. 406.

[16] Ortoli, 24 juillet 1810, CANTU, p. 409.

[17] Sur ces incidents, cf. Louis MADELIN, Fouché, 2e édit., t. II, p. 190-213.

[18] Mme DE CHATENAY, t. II, p. 124-125.

[19] ANGELONI, Dell Italia, Paris, 1818, préface ; Le duc d'Otrante au duc de Bassano, 3 juin 1810, AF IV 1302 ; Décret du 3 juin nommant le duc d'Otrante gouverneur général des États Romains, F7 4376 A ; Décret du 26 l'autorisant à réunir à ses attributions celui de président de la Consulta, ibidem.

[20] Frédéric MASSON, t. V, p. 98.

[21] Napoléon au duc de Bassano, 6 juin 1810 ; Correspondance, 16532.

[22] Mémoires inédits du général de Miollis ; Miollis à l'Empereur, 21 juin 1810, AF IV 1715.

[23] Maury à Rousseau, évêque d'Orléans, 6 juin 1810, Archives de l'évêché d'Orléans.

[24] Ortoli. 17 juin 1810, Archives affaires étrangères, Rome, 944.

[25] Tournon à ses parents, 17 juin 1810 (papiers inédits).

[26] Cf. mon ouvrage sur Fouché, p. 213-218, 229, 240, 272-290.

[27] Journal du Capitole, 14 juillet 1810, n° 93.

[28] Mémoires inédits de Miollis.

[29] Janet, 12 août 1810 (papiers Janet).

[30] Gaudin à l'Empereur, 29 août, AF IV 1715.

[31] Olivetti à Tournon, 27 juillet 1810, F1e 140, dossier des feux d'artifices ; Affiche annonçant la fête, F1e 140 ; Placard de la municipalité, 11 août 1810, ibidem.

[32] Journal du Capitole, 17 août 1810, n° 107 ; Diario de FORTUNATI, f. 647 ; Ortoli, 16 août 1810, CANTU, p. 410 ; Panégyrique de l'Empereur. Correspondance à ce sujet, F1e 140 ; Ortoli, 16 août 1810, Archives des affaires étrangères, Rome, 944.

[33] Diario de FORTUNATI, 13 août 1810, f. 147 ; Evénements de Terracine, note au Bulletin du 16 mai 1810, AF IV 1508.

[34] Entre l'arc de Titus et celui de Septime Sévère, entre les temples de Jupiter et de la Paix, la statue de Napoléon sera dignement placée. Journal du Capitole, 14 juillet 1810, n. 93. Cf. QUATREMÈRE DE QUINCY, Canova, lettres de Canova des 11 avril et 17 juin 1810.

[35] Placard à Civita Vecchia, in extenso dans le rapport de juin 1810, F7 8887, dossier 3378.

[36] Olivetti, 28 août 1810, au Bulletin du 6 septembre, AF IV 1510 ; Complot de Norcia, note au Bulletin du 23 septembre 1810, AF IV 150, Affaire des libelles de Valentano, note au Bulletin du 18 septembre 1810. AF IV 1510 ; Miollis à Savary, 16 juin 1810, F7 6529 ; Soulèvement de Castiglione, note au Bulletin du 26 janvier 1811, AF IV 1513.

[37] Journal du Capitole, 8 décembre 1810, n° 156 ; Campanelli à Tournon, F1e 140.

[38] Tournon, 23 novembre 1810, F1e 140.

[39] Journal du Capitole, 3 décembre 1810, n. 154 ; Olivetti à Savary, 2, 3 décembre 1810, F7 6531 ; SALVIGNI, t. II, p. 674 ; Tournon à ses parents, 10 décembre 1810 (papiers inédits) ; Rœderer, 4 décembre 1810, F1e 140.