LA ROME DE NAPOLÉON

LIVRE II. — LA CONSULTA EXTRAORDINAIRE - 10 JUIN 1809-31 DÉCEMBRE 1810

 

CHAPITRE VII. — LE CLERGÉ SÉCULIER REFUSE LE SERMENT.

 

 

L'éviction du clergé séculier plus dangereuse encore que l'expulsion des moines. — Napoléon entend réduire ce clergé scandaleusement abondant. — Le serment servira de pierre de touche. — Rœderer et le clergé d'Ombrie ; évêques indomptables ; enlèvements des prélats ; Radet les voit à la Minerva et leur révèle la théologie. — Les évêques ombriens refusent presque tous de prêter serment. — Stratagème de Tournon pour faire prêter le serment à ses évêques. — Déportation des évêques rebelles. — Les chanoines suivent, puis les curés. La majorité du cierge refuse le serment. — Le clergé a obtenu des instructions de Savone et de ses évêques déjà exilés. — Napoléon, décontenancé, affecte de se réjouir du résultat ; on va pouvoir réduire les évêchés et les paroisses. — Les déportations de prêtres. — Des évêques assermentés se rétractent. — Le peuple, sourdement irrité, accueille les prêtres déportés en martyrs. — Situation misérable des prêtres jureurs. — État pitoyable au point de vue religieux de l'ancienne métropole de la Chrétienté. — Mesures réputées anticléricales ; le peuple tient les Français de 1809 pour des athées hypocrites. — Rancune exaspéré du clergé dès la fin de 1810 ; il appelle l'Anglais et la peste. — Le clergé garde Rome et la tient éloignée de l'Empereur.

 

Rome se trouvait irrémédiablement lésée par la dispersion des moines ; en province, l'événement était moins sensible. Beaucoup de villages, de petites villes ne se connaissaient pas de moines. En, revanche quel était le village, si petit fût-il, qui n'eût son curé et quelques vicaires ? Quel était le gros bourg qui n'eût, avec dix curés, un évêque et son chapitre.

Menant par surcroît l'existence et pratiquant les principes que nous savons, mêlés au peuple, en partageant la vie, les joies, les deuils, les qualités, les défauts, les opinions, les préjugés, directeurs incontestés des consciences au point de vue religieux, surveillants indulgents de la moralité, respectables eux-mêmes par la droiture et aimables par la rondeur de leurs caractères, la plupart des curés, chanoines et évêques jouissaient d'une popularité et d'une influence que nul ne contestait[1]. C'était, plus que le clergé régulier inégalement distribué et parfois moins aimé, une influence à ménager : tel était l'avis de la Consulta. Mais en dépit des manifestations loyalistes des Buschi et des Becchetti, l'Empereur ne voyait dans ce clergé jusque-là très. réservé, qu'un adversaire à démasquer, à vaincre ou à briser.

Il était cependant certain que ce clergé, au fond hostile, n'avait point donné prise à la critique. Aucun acte d'opposition ouverte ne l'avait signalé à la colère du maître ; mais cela surtout inquiétait l'Empereur : tant de sagesse apparente cachait de noirs desseins. Et de fait, il avait peut-être raison ; ce clergé énorme, enveloppant le pays, constituait, même dans l'état de choses existant, une barrière infranchissable dressée partout entre Napoléon et ses sujets romains, et si, par infortune, l'Empire se trouvait un 'jour et passagèrement atteint, ces prêtres, sortant d'une réserve grossie de haines d'ailleurs légitimes, pouvaient devenir des fauteurs redoutables de troubles et de révolte.

Le peuple, cependant, dans les bourgs provinciaux, gardant ses curés, avait paru moins s'émouvoir qu'on ne l'eût pensé, et de l'enlèvement du Saint-Père qu'il avait à peine connu, et de celui des moines qu'en maint endroit il ignora. Il avait ses curés ; on lui chantait messe et vêpres ; il célébrait ses fêtes, suivait ses processions et ne savait point qu'en honorant solennellement la Madone en sa fête du 15 août, il faisait acte de piété envers Napoléon le Grand. Le Saint-Père était loin : il y avait des bourgades dont les rudes habitants ignoraient s'il s'appelait Pie, Grégoire ou Clément. Pourvu qu'on leur laissât leurs curés, chanoines et évêques, tout s'arrangerait.

Paris ne l'entendait pas ainsi : sur ce chapitre comme sur d'autres, l'esprit niveleur l'emportait. En principe, quelle monstruosité que ces deux départements où se voyaient trente-deux évêques alors que telle province de l'Empire, la Lorraine par exemple avec ses trois départements, n'en avait qu'un ? Pouvait-on laisser subsister une pareille anomalie ? N'était-ce point d'ailleurs avilir l'anneau et la crosse en tout l'Empire, que de les voir porter par ces prélats médiocres en des bourgs de 2.000 âmes. Si l'on tient par surcroît ces prélats médiocres pour dangereux. les principes sont ainsi d'accord avec la politique.

Il faut réduire les évêchés, les faire tomber de trente-deux à vingt-trois, puis à treize, puis à cinq. Un moyen de les réduire est de supprimer les titulaires. On dit que beaucoup d'entre eux refuseront de prêter le serment. Tant mieux ! Et tant mieux encore si les chapitres refusent en majorité ! En déportant les évêques et chanoines récalcitrants, on laissera vacants des sièges qu'on ne remplira plus et disponibles des biens qui sont nécessaires à la liquidation de la dette[2]. Ainsi seront satisfaits, avec les exigences d'une bonne administration et d'une politique prévoyante, celles d'un fisc impatient. A dire vrai, la considération fiscale parut même finalement la plus forte. A Rome, Janet poussait ses collègues à la mesure, n'exprimant que la crainte qu'un trop grand nombre de prêtres prêtât le serment, ce qui diminuerait les bénéfices du Trésor. A Paris, contre Bigot, ministre des cultes, qui montrait quelques appréhensions, Gaudin, grand trésorier de l'Empire, prêchait une rigueur qui promettait d'être productive[3].

Radet eût pu rassurer Janet : il était évident pour lui que la plupart des évêques refuseraient le serment. Tant pis pour eux, écrivait l'excellent homme, mes mesures sont prises pour leur importation (sic)[4].

En ce qui concernait les curés, Napoléon consentait à attendre ; mais la liquidation des évêques terminée, il faudrait soumettre les curés à la prestation du serment sans restriction et sans modification[5].

***

Rœderer, préfet du Trasimène, concevait, cependant, une très vive joie de ce qui se préparait. Depuis quatre mois, il souffrait cruellement de l'attitude de son clergé. Il le sentait activement, encore que sourdement, hostile et, ce qui le poussait à bout, tout à la fois intransigeant et ironique. Ces prêtres minaient le pouvoir de ce préfet à poigne, brisaient d'un geste ses trames les plus savantes, faisaient en une heure échouer ses plans les plus ingénieux de conquête. Dès mars 1810, les adhésions s'étaient arrêtées, le Carême ayant amené au confessionnal candidats et fonctionnaires : crime de lèse-majesté préfectorale, on lui avait dérobé son secrétaire général, sujet excellent qui n'avait que la faiblesse d'aller à confesse. La colère du préfet s'exprimait en lettres très violentes : les douze évêques étaient douze fanatiques — Becchetti se fût récrié — ; ils font trembler le pays : il faut renoncer à avoir de bons sujets du pays si on veut garder des évêques en révolte ouverte. Je ne conçois rien à la Persistance que met la Consulta à garder de pareilles gens dans ce pays. On m'a demandé vingt rapports ; j'en ai fait quarante. Si le pays n'est pas en révolte, ce n'est pas de leur faute. Les conseils municipaux refusaient de siéger, les maires démissionnaient, les prêtres ne les admettant point à la communion, et le peuple les regardant comme des ennemis de la religion et les menaçant[6].

Rœderer avait d'abord essayé de la diplomatie ; le président du tribunal de Spolète était un Ombrien ; ce magistrat fut chargé d'intervenir près des évêques ; il les trouva fermes, froids, presque narquois. Ma conscience, répondit l'évêque d'Assise, ne me permet point, sous quelque aspect que j'envisage la question, de donner l'absolution à un employé du gouvernement. Persuadé, ajoutait-il avec calme, qu'une telle fermeté de principes ne pouvait convenir au gouvernement, il avait déjà fait toutes les dispositions nécessaires pour une imminente déportation, ayant à cet effet amassé quelque argent grâce à la vente de ses récoltes. Le Pape a parlé, répondit l'évêque de Foligno : au prix du sang, il ne contreviendrait point aux instructions du Saint-Père, et ce fut le sentiment exprimé par les évêques de Nocera et d'Amélia.

Le préfet fut exaspéré : c'était un homme d'initiative qu'un stage au Conseil d'État, où le Concordat effaçait l'Evangile. n'avait point familiarisé avec la séparation de l'Eglise et de l'État. Il résolut de prévenir les rigueurs impériales et de ne s'embarrasser ni de l'épreuve du serment, ni des décrets réduisant les diocèses.

Le 17 avril, cinquante hommes d'infanterie appuyant la mesure, la gendarmerie enlevait successivement les évêques d'Amelia, d'Assise, de Nocera et de Foligno, qui furent incontinent menés à Spolète où résidait Rœderer. Le préfet vint rendre visite à ses évêques. L'entrevue manqua de grâce. L'évêque de Foligno, tout à fait imbécile, au dire de ce terrible administrateur, parut vacillant ; il ergotait, bavardait atermoyait, disait qu'enlevé au lendemain des Pâques, il avait besoin de repos pour réfléchir ; mais les évêques de Nocera et d'Assise montrèrent un calme et une résolution exaspérante : le préfet ne put retenir son indignation quand ils répondirent de sang-froid qu'ils exécutaient les ordres de leur souverain (Pie VII), qu'ils ne pouvaient s'en départir, qu'il ne leur appartenait pas d'examiner les résultats, que si ces résultats étaient tels que le préfet les indiquait, ils n'y pouvaient mettre aucun obstacle, que Celui qui avait donné ces ordres en rive sans doute étudié les conséquences. Hors de lui, Rœderer les fit sans délai mettre en voiture et les expédia à Miollis.

Les autres évêques allaient suivre ; celui de Todi paraissait inepte et fanatique ; il ne parlait que de sa résignation et que de son désir d'être martyrisé ; celui de Terni aspirait aussi au martyre ; l'évêque de Pérouse n'avait plus sa tête ; celui d'Orvieto désespéra Rœderer, car, rusé Génois, jovial, plaisantant des choses graves — ce qui n'était pas la façon du préfet, — il se dérobait avec des facéties qui exaspéraient le sévère administrateur. Seul l'évêque de Spolète, livré par un retour à l'enfance, — il avait 85 ans, — à un vicaire général marchant selon l'esprit du gouvernement, et le précieux Becchetti, de la Città della Pieve, lui offraient quelque consolation. Quatre évêques étaient déjà emprisonnés à Rome, quatre autres devaient suivre.

Les premiers avaient été internés à la Minerve. L'inlassable Radet les vint admonester ; des évêques semblaient d'assez petites gens à un gendarme qui avait fouette cocher ! enlevé un souverain pontife. Aussi les aborda-t-il sans ménagements. D'ailleurs Foligno répondit en idiot et Nocera seul lui parut à craindre, tête exaspérée, d'un fanatisme outré, dans le genre de Ravailhac, et capable de tout sacrifier à la religion dans le sens qu'il lui donne contrairement à ses principes sacrés. On discuta théologie, patrologie et droit canon : Radet expliqua la religion à ces prélats qui durent écouter avec curiosité un docteur de l'Eglise si bien botté. Se fiant peu d'ailleurs à sa démonstration, ce nouvel Origène proposait de mettre Nocera au château Saint-Ange, en laissant les autres à la Minerva[7].

La question du serment, soulevée à la fin d'avril, se posait donc à peine pour les évêques d'Ombrie : on la leur posa toutefois. Les quatre prisonniers refusèrent : cinq de Peurs confrères ombriens s'associèrent à ce refus ; Rœderer en doutait si peu, que la requête leur fut adressée par un capitaine de gendarmerie, chargé, le cas échéant, de les enlever incontinent. Trois évêques seulement prêtèrent le serment : Becchetti en eût prêté dix ; il avait du sang de Gobel. Le 10 juin, l'Ombrie était privée de neuf prélats sur douze.

Emporté par son zèle, Rœderer somma aussitôt chanoines et curés de prêter serment ; les chanoines, ébranlés, parurent, au premier moment, peu disposés à suivre leurs évêques dans la voie de la résistance et de l'exil : cent trente seulement refusèrent le serment, quatre cents le prêtèrent. Le préfet, avec ses gendarmes, semait la peur ; aussi était-il, le 28 juillet, fondé à présumer que le dixième seulement des curés refuserait. Et, de fait, influencés par la population libérale que nous connaissons, le petit clergé ombrien sembla se prêter aux vœux de son préfet ; à Pérouse, ville particulièrement peu ecclésiastique, sur deux cents prêtres, six seulement se dérobèrent. Les réfractaires, immédiatement arrêtés, furent expédiés avec un grand luxe de gendarmerie à Plaisance, en instance de bagne ; l'un d'eux, traité en fauve, subit les menottes et traversa l'Italie, terrible, maudissant l'Antéchrist. L'effroi régnait en Trasimène ; il ne put longtemps produire ses effets ; par la suite beaucoup d'assermentés se rétractèrent ; en 1811, la moitié du clergé ombrien était, de ce fait, déporté ou privé d'emploi[8].

***

A Rome la situation était tout autre ; en juin, ce sont les évêques qui paraissent avoir accepté de jurer, leurs subordonnés qui refusent de prêter serment.

Le premier succès, à dire vrai, n'était dû qu'à un stratagème de Tournon. Dix cardinaux, évêques romains, étant partis, le préfet de Rome n'avait plus affaire qu'à douze prélats. Il ne se sentait pas la poigne de Rœderer et ne se souciait nullement de se débarrasser des évêques. Des personnes discrètes s'en vinrent donc dans les palais épiscopaux, porteuses de la terrible formule, mais aussi d'une circulaire où, après avoir, lui aussi, discuté quelque peu droit canon, Camille de Tournon insinuait aux évêques que ce serment n'engagerait pas leur conscience si, après avoir signé la formule, ils inscrivaient leurs réserves en l'espace blanc laissé à cet usage en-dessous de leur signature ; ce mezzo termine devait plaire à des esprits plus subtils d'ailleurs que les prélats d'Ombrie ; dix signèrent en ajoutant sauf les droits de l'Eglise et du Saint-Siège. Seuls, les évêques de Népi et de Terracine refusèrent courageusement, — le mot est de Tournon, — de se prêter même à cette combinaison. Maitre des dix papiers, l'aimable préfet supprima d'un grand coup de ciseaux la formule restrictive et envoya les feuilles si opportunément amputées à la Consulta. Une dénonciation de Rœderer, jaloux d'un succès si beau, ayant donné l'éveil à la Consulta. Tournon, menacé d'une disgrâce, au cas où le subterfuge serait éventé, fit instruire les prélats de ce qui s'était passé et du mauvais cas où il s'était mis pour les sauver. Deux d'entre eux refusèrent de se laisser attendrir, rétractèrent tout serment ; huit trouvèrent dans le désir de sauver à leur tour leur gracieux préfet, une raison suffisante ou un prétexte commode et se soumirent sans restrictions. Tournon apporta triomphalement à la Consulta les serments ainsi obtenus : Le public, qui n'en fut pas la dupe, écrit-il, me sut beaucoup de gré de cette ruse qui laissa à la tête de leurs diocèses huit évêques respectables qui contribuèrent au maintien de la tranquillité autant qu'à celui de la religion. Il n'en resta qu'une violente aigreur entre les deux préfets[9].

Le stratagème cependant éventé ne pouvait s'employer pour les chanoines. Ceux-ci refusèrent le serment en très grande majorité. En vain Tournon se multiplia-t-il, les pressa-t-il de ne pas abandonner leurs églises. Ni ce motif ni la crainte de l'exil ne les retinrent. Tournon, fort chagrin, les vit partir, sans se défendre d'une admiration émue pour tant de fermeté.

Restaient les curés : Tournon supplia Bigot de tout faire à Paris pour obtenir un sursis. Il savait que ces ecclésiastiques, nécessaires aux paroisses, allaient se refuser au serment, et à chaque exécution il sentait grandir la rancune du peuple.

Il fallut cependant en arriver à cette dernière opération : elle fut désastreuse. Dès la fin de juillet, 216 curés du Tibre, 154 du Trasimène avaient refusé de jurer ; 370 prêtres, d'autant plus populaires depuis ce refus, étaient ainsi sous le coup d'une prochaine déportation. Ceux qui avaient accepté l'avaient fait avec d'évidentes restrictions mentales et gardaient au gouvernement plus de rancune de leur propre faiblesse que les proscrits de ses rigueurs. La population houlait : il fallut, dans le Trasimène, que les gendarmes se fissent un chemin à travers une foule indignée pour arriver jusqu'aux pasteurs. La résistance des prêtres n'était pas brisée : on verra, trois ans durant, se produire à tout instant des rétractations plus fâcheuses que les refus, parce que plus éclatantes[10].

Dès qu'il s'était senti menacé, le clergé romain avait tourne les yeux vers Savone. Au commencement de juin 1810, deux prêtres ombriens étaient parvenus, à force de ruses, à pénétrer auprès du Pape ; ils avaient, évitant mille embûches, pu rapporter des instructions précises, et ces instructions vite répandues dictaient l'intransigeance : on avait arrêté les deux prêtres, Lesmi et Ansidei ; mais le malencontreux papier continuait à circuler, entraînant refus et, le cas échéant, rétractations[11] ; d'autre part, des évêques, éloignés de leurs diocèses, y faisaient pénétrer les instructions les plus comminatoires, tel l'évêque de Viterbe, alors nonce à Vienne[12]. Il n'y avait point que les bandits qu'on voyait se glisser du côté de Subiaco par les fissures de l'Apennin : on eût parfois pu saisir des prêtres qui, l'œil au guet, rentraient mystérieusement, cachant sur leur cape romaine des missives qui, huit on quinze jours après, faisaient se rétracter tout un chapitre ou le clergé de toute une ville.

***

L'Empereur était tout à la fois irrité et satisfait. Voulant mettre fin aux ridicules scènes de Rome, il en avait fait naître qui cessaient d'être ridicules pour devenir presque héroïques. Ces prêtres romains, dont il parlait avec tant de dédain, s'étaient fait connaître et d'assez belle façon. Les évêques assurément étaient des idiots, de vieux fanatiques, des imbéciles ; mais ils répondaient comme les apôtres : Stulti sumus propter Christum. — Nous sommes idiots à cause du Christ. De ces idiots il n'en eût pas fallu tant, et tant d'imbécillité décontenançait. Mais elle était utile d'autre part, puisqu'elle permettait de réduire les diocèses plus vite qu'on ne l'eût pensé. On garderait les évêchés de Pérouse, Spolète, Tivoli, Anagni et Rome ; les onze évêques assermentés conserveraient momentanément les leurs, grossis des lambeaux de diocèses voisins ; on les entourerait des restes des chapitres décimés. Peu à peu on supprimerait encore ces diocèses provisoires à la mort du titulaire... ou à sa rétractation. Car l'évêque de Bagnorca s'étant rétracté, son évêché fut supprimé, rattaché à celui de Montefiascone. A Rome le nombre des paroisses fut également réduit ; la Consulta obtint à grand'peine que 135 paroisses subsisteraient, ce qui paraissait encore peu aux Romains, friands d'offices et jaloux de leurs églises de quartiers[13].

Les déportations cependant avaient commencé. Le 14 mai 1810, le duc d'Otrante informait Miollis que l'intention de Sa Majesté était que les réfractaires fussent envoyés en France ; il fallait d'ailleurs, ajoutait le ministre toujours prudent, se garer avec soin des erreurs et des injustices. La note arriva à Rome le 21 ; le jour même, Miollis expédiait sous bonne escorte à Turin, les évêques de Nepi, Terracine, Acquapendente, Amelia, Terni, Todi et Orvieto. On les interna dans le département de l'Ain, sous la surveillance de la haute police. Le 6 juin la charretée fut plus considérable : 424 -chanoines évacués sur Plaisance où s'organisaient de vastes établissements de détention pour prêtres rebelles. Durant les mois d'été on y expédia par petits, paquets des prêtres de tout rang : le 12 août, 49 y étaient acheminés. De Paris où le grand menageur, Fouché, venait de quitter le ministère, on ne prêchait même plus une relative modération : Savary exécutait et au besoin exagérait, un gendarme ministre, la fin de ce règne glorieux où tout devenait excessif[14].

Le 3 juillet, il fallut organiser un nouveau départ d'évêques. Le 4 juin, fête de Saint-Pierre, en effet, l'évêque de Tivoli, Manni, qui avait juré, était monté en chaire après l'Evangile et avait fait une rétractation publique du serment, demandant à ce peuple de l'excuser du scandale qu'il avait donné ; à la sortie de la messe, il s'était allé livrer à la gendarmerie. Le même jour l'évêque d'Alatri, Della Casa, avait fait solennellement la même démarche ainsi que l'archiprêtre de Civita Castellana. Arrêtés, ils furent évacués sur Alexandrie où, tenus pour des coupables exceptionnels, ils furent fort durement interné. Durant tont le mois de juillet, le château Saint-Ange se remplit et se vide chaque semaine ; des chanoines, vieillards ahuris, résignés, tristes ou goguenards, étaient jetés dans la forteresse, puis, tirés de là quelques jours après, s'en allaient vers le nord entre des gendarmes. Le 14 août, 216 curés du Tibre, 154 du Trasimène étaient expatriés à Plaisance après un séjour à l'ombre de l'archange Michel qui, remettant l'épée au fourreau. semblait laisser les siens sans défense ; ce jour-là, un nouvel évêque rétractant, celui de Bagnorca, était embastillé. Les refus de prières, qui se multiplièrent le 15 août 1810, lui amenèrent promptement de nouveaux compagnons, presque tous les prêtres de Civita Vecchia[15].

Le peuple prenait en ces circonstances une attitude déplaisante, suivant l'euphémisme d'un agent[16]. En réalité il voyait, sans parvenir à réprimer des gestes de colère et d'indignation, ses évêques les plus vénérables, un vieillard à moitié paralysé, deux ou trois en proie aux pires infirmités, expédiés en France sous escorte formidable, ses prêtres par centaines acheminés vers une lointaine prison dans un carré de gendarmes, à l'heure où les derniers moines étaient jetés sur les routes. Quelle désolation ! écrit un Romain[17].

Malgré tout, les rétractations continuaient : des chanoines, à Canepina, Cori, Subiaco, après rétractation, se sont livrés au brigadier, et celui-ci refusant d'en tenir compte, ils affichent leur rétractation sur les murs. Il les faut bien arrêter et les voilà, avec tant d'autres qui prennent le chemin de Plaisance ou de Fenestrelle, parfois du château d'If où les attend leur ancien ministre, le cardinal Pacca[18].

On les accueille en martyrs tout le long de leur route. A Civita Vecchia : c'est presque une émeute que les gendarmes ont à réprimer[19]. La Consulta s'émeut ; désormais les prêtres âgés de plus de soixante ans ne seront plus déportés ; ce sont eux qui excitent une pitié dangereuse ; on rappelle de Plaisance ceux que Rœderer trop zélé a persisté à y envoyer ; ils sont accueillis en triomphe ; on baise le bas de leur robe. Comme on leur sert en outre des pensions et qu'ils racontent qu'à Plaisance même les dons pleuvaient sur eux, les prêtres assermentés qui, écrit Rœderer, n'avaient prêté le serment que pour se soustraire à la misère qu'ils craignaient hors des États Romains, se trouvent moins rétribués même par le gouvernement, que ces réfractaires, fâcheuse réflexion[20].

La situation des prêtres jureurs est d'ailleurs extrêmement misérable : objets de risée, d'horreur et de mépris, écrit le préfet du Trasimène. Le gouvernement a fort mal payé leur soumission dans la crainte qu'on ne l'attribuât à des vues d'intérêt plutôt qu'à une véritable conviction[21]. Les chanoines assermentés assaillent la Consulta de leurs plaintes, ne recevant même plus le revenu de leurs prébendes et exposés ainsi aux besoins les plus funestes[22]. Et quand on veut remédier à la misère du clergé rallié, que lui offre-t-on ? Quinze bajocques par messe à ceux qui la viendront dire à Saint-Louis ou au Panthéon[23]. On ne vend plus même Pie VII pour trente deniers, mais pour quatorze sous. A ce prix, beaucoup se déclarent volés et ces prêtres jureurs jurent, maintenant surtout, qu'on ne saurait plus les y reprendre, parias que les gamins huent lorsqu'ils veulent faire le catéchisme.

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Il résulte de tous ces faits que, dès octobre 1810, cette ville de Rome, la première de la Chrétienté, la capitale du monde catholique, présente le clergé le plus misérable qui se puisse voir.

Les couvents sont fermés ; de vastes scellés rouges tiennent closes ces portes devant lesquelles, durant de longues semaines, par une habitude invétérée, viennent s'asseoir les mendiants qui, jadis, y recevaient l'aumône ; dans les rues de Rome on ne voit plus ni la bure brune des Capucins, ni la robe blanche des Dominicains ; les monastères de femmes montrent encore les portes brisées par les agents d'Olivetti. Dans quatre couvents conservés, des vieillards se terrent, des femmes n'osent sortir dans la 'tenue religieuse proscrite ; d'ailleurs, ces derniers refuges vont être fermés avant deux ans. Dans la ville où, deux ans avant, régnait un moine couronné, il n'y a plus de moines.

Les paroisses sont, en grande partie, privées de leurs curés et vicaires. Prenons au hasard quelques enquêtes. Dans la paroisse de Santa Maria in Via lata il n'y a ni chanoines, ni curé, lequel a été déporté, ni sous-curé, ni ex-religieux ; mais quelques prêtres libres qu'on n'oserait nommer à la cure, ce qui paraîtrait une prime à ce que le peuple appelle l'apostasie ; ils vivent d'aumônes, de messes. Si à San Nicolao e Biaggio le curé a juré, il n'est pas plus heureux ; on ne se confesse pas à lui[24]. On préfère aller chercher dans une mystérieuse retraite le Trinitaire ou le Carme laïcisé. Les prêtres jureurs, méprisés, ne voient personne à leur messe ; ils en sont à envier les confrères déportés à Plaisance ; parfois poussé à bout et par le mépris du peuple et par l'ingratitude du pouvoir, le giuratore se rétracte : on le met entre deux gendarmes et il part. Le quartier, qui le traitait de Judas, l'appelle confesseur de la foi. En attendant, le quartier n'a plus de prêtres.

Le dévouement des évêques et curés ralliés est d'ailleurs limité : les évêques refusent de recevoir les lambeaux de diocèses qu'on veut leur faire administrer ; ils n'y ont point juridiction. Maury lui-même refuse ; Maury ! Alors, qui accepterait ?[25]

Les diocèses sont ainsi privés de pasteurs ; des paroisses rurales n'ont plus de curé. Des jeunes gens, mariés civilement, refusent de vivre ensemble, ne pouvant recevoir la bénédiction religieuse, leurs curés étant partis (sic) pour avoir refusé le serment et les curés voisins se refusant de leur administrer le sacrement. Et sérieusement Gerando a demandé à Dal Pozzo comment faire cesser ce scandale[26]. Radet, qui est l'homme à tout faire, va-t-il être appelé à contraindre ces jeunes gens à se passer du prêtre et le lit nuptial va-t-il devenir, — au nom de l'Empereur, — laïque et obligatoire ?

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Les mesures réputées anticléricales ne semblent pas closes. On défend aux jeunes séminaristes le port du costume ecclésiastique ; à plus forte raison le défend-on à cette tourbe de sacristains, chantres et abbés vivant de l'autel — et à côté. Plus de soutanes dans cette ville où les jurisconsultes mêmes en portaient hier[27]. On parle de fondre les cloches des couvents confisqués : ce seul bruit indigne Rome. Pas une mesure qui ne paraisse inspirée à ces Français par l'esprit de Satan ; la défense d'inhumer dans les églises, de procéder à toute inhumation sans l'autorisation de l'officier de l'état civil, de bénir un mariage qui n'a point été préalablement conclu devant le maire[28], cent prescriptions qui paraissent naturelles, inoffensives aux Français, sont taxées de vexatoires et de diaboliques.

En vain la Consulta veille-t-elle à ce que rien, d'autre part, ne soit changé dans les usages religieux, fêtes, cérémonies, processions. En vain prescrit-elle à ses agents la décence, la modération, la courtoisie dans l'exécution des mesures[29]. En vain affecte-t-elle d'étaler de bonnes relations avec quelques prêtres soumis ? En vain prend-elle même la défense des prêtres contre un groupe de médecins qui les voudraient faire priver du droit d'être docteurs ? En vain parait-elle dans les églises aux fêtes officielles. Le peuple considère ces Français comme des athées plus hypocrites, mais non moins damnables que ceux de 1798, et les prêtres, même les jureurs, ne perdent jamais une occasion, grande ou petite, d'entraver leur action, de contrecarrer leurs desseins, de miner leur gouvernement. D'ailleurs, une foule de prêtres restent qui n'ont eu ni à refuser le serment ni à le prêter, prêtres sans emplois, prêtres oisifs qui sèment des bruits sinistres ou gênants, menacent dans des discours furtifs, maudissent dans leurs secrets colloques le Français sacrilège. L'Anglais, dit-on, est en vue des côtes, va débarquer, délivrer Rome. Oh ! utinam ! Oh ! plaise à Dieu ! s'écrie un prêtre le 7 juillet, et un autre apprenant que la peste ravage Naples : Qu'elle vienne à Rome, cette peste tant désirée ! A ces cris de colère sauvage, que par hasard nous livrent deux lettres interceptées, on sent tout ce qui couve de haine légitime et exaspérée dans le clergé et ses fidèles contre ce gouvernement spoliateur. Coupé en deux, décimé, proscrit ou avili, il déteste d'une âme ardente et unanime ses persécuteurs et ses tyrans[30].

L'Empereur, de son côté, commence à s'exaspérer, et dans ses lettres sur Rome[31] fusent des cris d'impatience : ce misérable clergé tient donc encore Rome, la dispute à son amour, l'arrache à ce pouvoir auquel en ce moment rien ne résiste ; cette ville désirée, il ne l'a pas ; elle est encore à ces prêtres qui, proscrits, dissous, emprisonnés, écrasés, lui laissent le corps de Rome, mais lui en volent l'âme !

 

 

 



[1] Cf. livre premier, chapitre III.

[2] A Bigot, 16 mai 1810, LECESTRE, t. II, p. 612 ; Au même, 13 juin 1810, Correspondance, 16554.

[3] Mémoires de Tournon.

[4] Radet à Fouché, 23 mai 1810, F7 6536.

[5] A Bigot, 23 juin 1810, Correspondance, 15676.

[6] Note au Bulletin du 3 avril 1810, AF IV 1508 ; Rœderer, 19 mars, au Bulletin du 7 avril 1810, AF IV 1508 ; Rœderer à Fouché, 26 avril 1810, F7 6530 ; Rœderer, mars 1810, F1b II, Rome, 1.

[7] Radet à Miollis, 30 avril 1810, F7 6530 ; Miollis à Savary, 8 avril 1810, F7 6530.

[8] Radet à Savary, au Bulletin du 8 juin 1810, AF IV 1508 ; Note au Bulletin du 25 août 1810, ibidem ; Rœderer, au Bulletin du 22 août, ibidem.

[9] Mémoires de Tournon ; Le commissaire général de Civita Vecchia, au Bulletin du 13 juillet 1810, AF IV 1509.

[10] Miollis à Savary, 4 août 1810, F7 6530 ; A l'Empereur, 19 août 1810. AF IV 1715 ; Angles, rapport de 1811, f. 47-49, F7 4535 ; Mémoires de Tournon.

[11] Pie VII à Attanasio, 9 octobre 1810, Archives vaticanes, App. Nap., I B ; Correspondance de Rœderer, Bulletins des 29, 31 juillet, 7 août 1810, AF IV 1509 ; Orioli, 3 avril et 24 mai 1810, CANTU, p. 407. — En même temps circulait mystérieusement, mais activement, la bulle d'excommunication contre Napoléon ; ORIOLI, Souvenirs, p. 183.

[12] Lettres (interceptées) de l'évêque de Viterbe adressées par Eugène à l'Empereur, 10 septembre 1810, AF IV 1695.

[13] Napoléon à Bigot, 13 juin 1810 ; Correspondance, 16554 ; Décret du 10 juin 1810, F7 4376 A ; Journal du Capitole, 4 et 25 juillet, n° 89 et 98, 25 août, n° 111, 26 décembre 1810, n° 164 ; PACCA, t. I, p. 261 ; SILVAGNI, t. II, p. 667.

[14] L'inspecteur général de la gendarmerie impériale à Fouché, 29 août 1809, F7 6529 ; Dossier des prêtres de Saint-Louis, F7 8887, dossier 1133 : Miollis à Fouché, 31 mai 1810, F7 6530 ; Note au Bulletin du 14 mai 1810. F7 3720 ; Miollis, 21 mai, au Bulletin du 7 juin, AF IV 1508 ; Lettres de Rome à Moiraghi, à Savone (interceptées), Bulletin du 13 juin 1810, AF IV 1508 : Ortoli, 17 juin 1810, CANTU, p. 408 ; Olivetti, 12 août 1810, F7 6531.

[15] Lettres écrites de Rome à Savone, 30 juin. 2 et 7 juillet 1810 (interceptées), au Bulletin du 25 juillet 1810, AF IV 1508 ; Miollis, 3 juillet, au Bulletin du 12 juillet 1810, AF IV 1509 ; Miollis à Savary, 19 juillet 1810, F7 6530 ; Miollis au Bulletin du 14 août, AF IV 1509 ; Mesures prises à Civita Vecchia, F7 8889, dossier 4520 ; Diario de FORTUNATI, 1er juillet 1810 (Bibliothèque du Vatican), f. 646.

[16] Ortoli, 17 juin 1810, CANTU, p. 406.

[17] Lettre (interceptée) du 30 juin 1810 de Rome à Savone, Bulletin du 25 juillet, AF IV 1508.

[18] Lettre du 30 juin 1810 (interceptée), déjà citée.

[19] Commissaire général de police à Civita Vecchia, octobre 1810, Bulletin du 26 octobre 1810, AF IV 1511.

[20] État des secours accordés aux chanoines réfractaires, F19 1023 : Note envoyée de Plaisance, F7 8887 ; Correspondance de Rœderer aux Bulletins du 14 septembre 1810. AF IV 1510 et du 27 octobre 1810, AF IV 1511 ; Olivetti au Bulletin du 1er septembre 1810, AF IV 1510.

[21] Janet, 22 décembre 1811 (papiers Janet).

[22] Miollis à Clarke, 3 septembre 1810, Archives de la guerre, armée d'Italie, 1810.

[23] Arrêté de la Consulta, 24 octobre 1810 ; Journal du Capitole, 24 octobre, n° 157.

[24] Enquête sur les prêtres existant dans les paroisses du sixième arrondissement, octobre 1810, Archivio di Stato de Rome, 6e dossier État nominatif des prêtres de Rome, F7 8892.

[25] Note au Bulletin du 25 août 1810, AF IV 1509.

[26] Dal Pozzo à Gerando, septembre 1810, F1e 167.

[27] L'Empereur à Gaudin, 22 août 1809, Correspondance, 15696 ; Arrêté de la Consulta du 23 mai 1810 ; Journal du Capitole, 26 mai 1810, n° 63.

[28] Note du maire d'Acquata, 18 octobre 1809, F1e 166. Décision de la Consulta du 3 août 1810 ; Journal du Capitole du 4 août 1810, n° 102.

[29] Gerando à Braschi, 11 avril 1810, F1e 139 ; Fête de saint Paul ; Lettres échangées entre Tournon et Gerando, novembre 1810, F1e 140.

[30] Pétition... et réflexions, F1e 143.

[31] Lettre du 7 juillet 1810 (interceptée), Bulletin du 25 juillet, AF IV 1508 ; L'abbé Moni à Moiraghi, novembre 1810, Bulletin du 20 décembre 1810, AF IV 1512.