Un nouveau Tertullien. — Mgr Filippo Becchetti. Le clergé rallié. La majorité hostile, mais sans excès. Prudenti prepotenze, prudenti resistenze. — Napoléon entend prendre l'offensive ; son plan et ses ordres ; déploiement de troupes. — La Consulta consternée ; elle avait projeté une dissolution lente. Prodromes de la dissolution. — Radet déblaye de moines. — Expulsion des hommes ; ils ne résistent pas. Quelques religieuses résistent ; fâcheuses scènes du couvent des Paolette ; indignation de la foule. — La Consulta tolère la réouverture de certains couvents et maintient deux congrégations. — Les moines errants ; inconvénient que présentent ces réfractaires. Médiocre profit financier. Mécontentement général.Le 3 décembre 1809, Mgr Filippo Becchetti, évêque de la petite Città della Pieve, montait en chaire dans son église cathédrale qu'ont rendue presque illustre les peintures dont l'a magnifiquement ornée l'artiste, gloire de la charmante cité, ce Vanucci, dit le Pérugin, en réalité né à l'ombre de cette cathédrale. Depuis que Pie VII avait été enlevé, on sait dans quelles circonstances, les évêques romains avaient gardé un silence prudent ; un seul, Buschi, évêque de Ferentino, avait, le 25 juillet, appelé par un mandement les apôtres Pierre et Paul à monter la garde autour de la couronne de César[1]. Etait-ce pour imiter cet évêque si pressé de plaire que Becchetti avait tenu à haranguer ses fidèles, ou, au contraire, pour protester contre le sort fait au successeur de Pierre ? A pareil jour, il y a cinq ans, dit le prélat, Pie VII, notre vénéré pontife, posait sur le front de l'Empereur la couronne impériale. Et déjà les termes d'adulation dont était entouré le nom de César faisaient prévoir que, briguant une mitre plus éminente, Becchetti passait du côté des puissants. Son discours devenait panégyrique, dithyrambe, sévère leçon : J'ignore d'où vient le bruit sourd qui court dans le peuple ignorant et d'après lequel on ne doit point obéir aux ordres du nouveau maître, d'après lequel seraient coupables ceux qui s'y soumettraient. Et citant aux Ombriens étonnés Pierre, Paul, Tertullien, le prélat s'écriait : A l'homme il ne reste que le devoir de baisser le front, d'adorer les décrets de Dieu et de respecter celui qu'il a mis sur le trône. C'est Dieu, disait-il encore, qui a tiré Napoléon d'Egypte pour rétablir en France l'ordre et la religion. Nous n'avons donc que des motifs de nous féliciter de nous voir destinés par la Providence à faire cortège à un si grand héros, non plus seulement dans la foule de ses admirateurs, mais dans celle de ses sujets. Et se tournant vers son chapitre immobile de surprise, l'évêque dénonça les mauvais prêtres qui sacrifient la religion à une chimère et aux idées nées d'une opposition aussi obstinée qu'impuissante... Nous ne souffrirons jamais, quant à nous, que soit troublé le gouvernement temporel de notre glorieux souverain. Que pouvait-on demander de mieux ? Quel prélat eût pu exprimer si énergiquement de si louables sentiments et n'y avait-il pas là de quoi rendre jaloux Rœderer lui-même en sa préfecture voisine de Spolète ? Radet qui, à ce moment, fondait à Rome une loge maçonnique, mais qui connaissait les pères de l'Eglise, estima que Becchetti était un bon prêtre et le félicita en termes chaleureux ; ce gendarme mystique tenait désormais pour un collègue ce prêtre de haute police ; il approuvait que Paul, Pierre et Tertullien fussent appelés à concourir avec Fouché et Savary au maintien du bon ordre. Becchetti lui-même fut appelé un second Tertullien ; des sentiments si purs parurent désintéressés ; il fallut deux ans à Rœderer, qui, par là, fit preuve d'une étonnante ingénuité, pour découvrir qu'après avoir désiré siéger au Sacré-Collège — car son ambition savait se faire opportuniste, — ce nouveau Tertullien avait l'ambition d'être sénateur. On se contenta de le nommer au 1er janvier 1810 chevalier de la Légion d'honneur ; après tout, les empereurs du troisième siècle n'en avaient jamais tant fait pour Tertullien[2]. Rapprochée du mandement Buschi, cette manifestation oratoire paraissait de bon augure. Le cardinal Maury, évêque de Montefiascone, se montrait aussi disposé à pousser à la soumission ses fidèles, gens assez rudes[3]. Et en dehors de Ce prélats ambitieux, tout un peuple d'ecclésiastiques très recommandables et fort influents s'était dès le premier jour prononce pour la soumission. C'étaient des moines qui, entendant sauver leurs œuvres, hôpitaux et écoles, estimaient que résister de l'abord à César, c'était l'autoriser à sévir et à confisquer. Les moines hospitaliers Fate-ben-fratelli, dont nous avons dit plus haut les bienfaits et l'influence, pensaient ainsi ; le père hais, général de l'ordre des Ecoles pies, moine qui gérait à Rome presque toute l'instruction primaire, s'était mis à la tête de prêtres ralliés et, par son dévouement absolu pour le service de Sa Majesté, avait attendri jusqu'au cœur du sévère Janet[4]. Tels n'étaient point, à la vérité, les sentiments du clergé pris en masse ; il restait défiant, hostile, mais il se taisait. On savait qu'au confessionnal les prêtres désapprouvaient le ralliement[5], mais aucune manifestation éclatante n'avait été signalée. Sans doute ils avaient presque tous refusé au 15 août, au 2 décembre, de chanter le Te Deum ; leur refus avait été modeste : ils n'avaient pas entendu en faire une déclaration de guerre : Miollis lui-même, timide lorsqu'il s'agissait de prêtres, n'avait point insisté. Les chapelains de Saint-Louis, échappés à l'épuration du 13 août, chantaient le Te Deum ; Miollis estimait qu'ils représentaient suffisamment, aux yeux du Très Haut, les États romains tout entiers. L'apathie des évêques et des prêtres, en ces circonstances où l'on avait redouté une levée de boucliers immédiate, parut presque de l'adhésion. Les manifestations des évêques de Ferentino, de Città della Pieve et de Montefiascone, à trois extrémités du territoire, montraient toute une partie de l'épiscopat disposée à se rallier avec fougue. Elles n'avaient soulevé chez les évêques voisins aucune manifestation contraire. Le Carême de 1810, que Miollis redoutait fort, se passa bien ; les prédicateurs à Rome et en province se tinrent dans les bornes de leur ministère[6]. Il n'y avait cependant pas lieu de chanter victoire trop vite. Le pape en partant avait lié les consciences, autant que cela avait dépendu de lui, au sort de la souveraineté temporelle. De là les sophismes de prêtres ignorants ou de mauvaise foi qui abusaient dans l'administration des sacrements[7]. Déjà, aux prudenti prepotenze — aux prudents actes d'autorité — s'opposaient les prudenti resistenze, les prudentes résistances, dont parle un des membres de la Consulta[8]. En mars 1810, la généralité des prêtres demeure attachée au système passif qui, sans montrer une opposition apparente, montre son éloignement des institutions qui contrarient leurs idées ultramontaines. Il faut du temps pour les y amener, ajoutait le général Miollis[9]. ***Miollis parlait déjà en Romain : il tempo e galantuomo, dit-on au delà des Alpes. Napoléon n'était point dans ce sentiment. L'enthousiasme ambitieux et la platitude éclatante d'un Becchetti ou d'un Buschi, l'apathie des prêtres et des évêques le confirmaient dans la pensée que ces prêtres étaient des lâches qu'on ne connaissait pas et qu'on pouvait sabrer sans dommages. Le plus tôt serait le mieux. D'ailleurs, il suffit que ces suppôts de Grégoire VII abusent du confessionnal pour détacher de l'Empire les Romains à désireux de se jeter dans ses bras ; qui ne se soumet pas sans retour s'insurge ou s'insurgera. L'Empire jouit de la paix ; il faut en profiter pour forcer les prêtres à se déclarer franchement. Aussi bien, il y a trop de prêtres dans les États romains ; le nombre des évêques est ridicule, il le faut réduire, et, pour savoir quels évêques il importe de supprimer, les obliger à se découvrir ; il y a trop de chanoines, il faut dissoudre des chapitres ; il y a trop de curés, il faut refondre les paroisses ; il y a trop de prêtres, il faut restreindre les ordinations ; il y a surtout trop de moines, il faut disperser les corporations religieuses s'il y a résistance, tant mieux ; les gens dont il se faudrait éternellement défier se déclareront, on les déportera ; il y en aura peu, ajoute l'Empereur : ces lâches prêtres plieront sous le joug. A son gré on a trop attendu ; les représentations de la Consulte, beaucoup trop timide, lui ont fait ajourner trop longtemps l'opération ; d'ailleurs il espérait venir à bout du pape. Or, depuis l'échec de la négociation Lebzeltern, Napoléon ne compte plus sur un concordat romain. On lui dit que le mariage autrichien lui vaut l'adhésion des hésitants. L'épuration ecclésiastique doit se faire. En dépit de ce qu'il dit de la lâcheté romaine, il envisage d'ailleurs l'opération comme une' campagne. Cette prétraille va être enveloppée comme des kaiserliks ou des Cosaques : Eugène complétera à 600 hommes chacun des deux premiers bataillons du 106e à Bologne, du 53e à Imola, joindra à ces 2.400 fantassins trois escadrons de cavalerie, 600 chevaux du 29e dragons ; le général Pacthod, placé à la tête de ces 3.000 hommes, prendra six pièces de canon et gagnera Pérouse où il se tiendra à la disposition de Miollis, dont, à Ancône, 3.000 fantassins italiens avec 600 chevaux attendent également les ordres. Au nord, le prince Bacciocchi mettra sous les ordres de l'adjudant commandant Mariotti une colonne mobile, 600 hommes du 112e, 600 du 29e qui se porteront à Arezzo pour marcher sur Rome au premier signal. Sans parler des troupes napolitaines de Gaète toujours prêtes à marcher, mais dont cette fois, pour mille excellentes raisons, on entend se passer, de la 11e division elle-même et des brigades de gendarmerie de Radet, Miollis a donc sous la main 10.000 hommes de troupes fraîches. Cela permettra au général de montrer de la vigueur. Au besoin, l'Empereur enverra cent mille hommes, mais il faut qu'au 1er juillet, tout soit, dans les départements romains, sur le même pied qu'à Paris. Plus de moines dans les couvents, plus d'évêques dans des chefs-lieux de canton, plus de chapitres inutiles, le serment exigé du plus haut prélat au plus humble prêtre, les quatre-vingts paroisses de Rome réduites à vingt, dans la province un seul curé pour les villes de 5.000 âmes et en dessous ; il faut que les coups se succèdent sans interruption. Les moines seront renvoyés dans leur ville d'origine : on leur servira une petite pension ; les biens des corporations déclarés biens nationaux serviront à liquider la dette ; les propriétés mêmes de l'Eglise seront peut-être saisies pour doter les prêtres comme ils le sont en France. Les prêtres séculiers qui refuseront le serment seront arrêtés, expédiés à Plaisance ou dans des forteresses, les évêques en tête. En cas de résistance, police, gendarmes, dragons, fusils, canons, cent mille hommes s'il le faut[10]. ***La Consulta fut consternée ; certes Miollis, Gerando et leurs Collègues avaient toujours pensé que les ordres religieux seraient dissous[11]. C'était une loi de l'Empire que sous le gouvernement français aucun couvent ne devait subsister. Partout, en Piémont, en Lombardie, en Toscane, on avait liquidé les corporations : les cartons des cultes, de la police, de l'assistance et de l'instruction disaient déjà au prix de quelles difficultés ! Mais Rome ! Qu'était l'Italie entière à côté de ces États romains, dont un chapitre de cette étude a fait connaître cette population de 13.000 religieux ? Nous avons dit quelle place tenaient dans ce pays ces moines, savamment institués pour diriger toutes les classes d'une société disparate, assister toutes les misères morales ou matérielles, distribuer l'enseignement avec l'assistance, nourrir du pain de l'âme comme du pain du corps un peuple aussi avide de l'un que de l'autre. Quelle place ils tenaient, la Consulta, qui l'ignorait six mois auparavant. lé savait maintenant, et de quelles conséquences serait suivie la dissolution de ces trois cents couvents. Elle avait fait de la question l'objet d'un rapport où elle conseillait à l'Empereur de laisser au temps le soin d'éteindre des corporations qu'on empêcherait seulement de se recruter. et de n'enrichir le domaine de leurs propriétés que par des réunions partielles, en continuant de laisser dans leurs mains les biens des maisons qui seraient conservées. Cela durerait cinq, dix, vingt ans ; mais cette disparition moins brusque et plus modérée rentrerait plus dans les formes d'une sage administration, pourrait être présentée à tous les esprits comme un résultat nécessaire de l'état de décadence où sont tombées plusieurs maisons religieuses... ne serait pas moins favorable à l'agriculture et aux finances qu'agréable à l'opinion... ; car, si les biens du clergé régulier étaient subitement accumulés dans les mains de la régie des domaines, ils seraient mal administrés, mal cultivés, et le trésor public se trouverait ainsi chargé, sans dédommagement suffisant, des nouvelles charges qui résulteraient pour lui des dettes des couvents. D'autre part, la Consulta ne dissimulait pas que la dissolution des couvents de femmes lui paraissait tout à la fois inhumaine et, par les effets qu'elle aurait sur l'opinion, bien imprudente[12]. Somme toute, y avait-il nécessité de frapper en aveugles et en sourds, et, pour ne citer qu'un exemple, était-ce la peine de mobiliser dix mille hommes, et même dix, pour dissoudre les Maronites qui, au nombre de trois, tous âgés de plus de soixante ans, n'avaient pour tout domaine qu'un jardin qui leur rapportait 856 livres par an ? Janet lui-même hésitait à le penser[13]. L'Empereur voyait de plus haut ; il entendait ne point se plier à de si misérables considérations et l'opportunisme de la Consulta lui semblait le résultat d'une sorte de ramollissement contracté par ses agents au contact des prêtres. En réponse à leur consultation, il leur expédia le décret du 17 avril 1810 qui, sans atermoiements et sans restrictions, dissolvait toutes les corporations religieuses. L'opération devait être faite dans les quinze jours. Mon but, écrivait l'Empereur, est d'arriver dans le courant de l'été à n'avoir plus de religieux et de religieuses à Rome et d'avoir fait séquestrer leurs biens[14]. Les fonctionnaires en restèrent saisis ; cette politique de niveleurs atteignait nombre de familles ; presque toutes comptaient des représentants dans les couvents ; beaucoup d'autres vivaient de leur clientèle ou de leurs aumônes ; c'était d'un coup étouffer le germe d'affection qui se développait en reconnaissance de l'introduction d'une justice impartiale. Chez Gerando comme chez Tournon, plus timidement chez Miollis, on récrimina contre les conseillers de l'Empereur qui, alléchés par la curée de quelques millions ou blessés par la vue d'un froc, ne voyaient pas que Rome était une ville exceptionnelle dont l'affection ou la haine aurait un long retentissement et qu'il fallait gagner à tout prix[15]. Mais c'était l'Empereur qui, le 17 avril 1810, avait fait entendre sa voix et non Gaudin ni Savary ; il fallait s'incliner et agir vite, à l'impolitique de la mesure joindre la brusquerie de l'exécution comme s'il y avait un complot caché dans les couvents, qu'il fallait se hâter d'étouffer[16]. En attendant l'expiration du délai réparti aux couvents, les agents du domaine couraient de maison en maison, y apposaient des scellés et faisaient leurs inventaires. Défense était faite aux créanciers des moines de réclamer leur dû, aux débiteurs de payer leurs dettes. La police relevait des noms, dressait des listes. Le peuple assistait, scandalisé et effaré, aux prodromes de la dissolution. ***L'expulsion eut lieu dans la seconde quinzaine de mai. Les dix mille hommes que la prévoyance en éveil du vainqueur d'Austerlitz avait appelés à la rescousse, formant au nord des départements romains un demi-cercle menaçant, Radet, à la tête d'une gendarmerie exercée, déblaya les moines[17]. Ils ne songèrent point à résister, sauf de très rares exceptions. Qu'eussent fait les trois Maronites, qui apitoyaient Janet. contre un régiment et ces sept cents fils de saint François eux-mêmes contre les dix mille hommes de Miollis et de Pacthod ? Dès le 4 juin, 599 moines avaient été chassés de Rome, 399 de leurs couvents du Tibre, 332 de ceux du Trasimène : 64 Cordeliers, 67 Dominicains, 212 Capucins, 452 Franciscains, 114 Augustins, — et ce n'était là qu'une avant-garde, — sortirent de leurs couvents où certains d'entre eux vivaient depuis soixante ans, désorientés, misérables ou irrités, mais soumis[18]. Sauf dans le Trasimène où les moines d'Assise notamment faisaient vivre des populations, on n'eut même pas besoin d'employer la troupe. Mais ce fut, en Ombrie, contre le peuple et non contre les moines qu'on l'envoya[19]. Le peuple, en effet, se trouvait atteint plus peut-être que les moines eux-mêmes ; mais c'était ce peuple sans nerfs, sans muscles, comme châtré, de l'État romain ; si les moines avaient donné le signal, qui sait si leurs milliers de clients ne se fussent point rués à leur défense. Si quelque miracle éclatant se fût produit, qui sait de quels excès ces Romains à la main vive et à l'âme au fond passionnée se fussent portés ; mais ils étaient sans bras ; puisque les dominicains, ces chiens du Seigneur — domini canes ne faisaient point mine de mordre la main qui les chassait, puisque les fils de saint François n'avaient point été protégés par l'intercession de leur puissant fondateur, puisque les Christs et les Madones n'avaient ni ouvert les yeux ni agité les bras, pourquoi ces braves gens eussent-ils bougé ? De même qu'une année auparavant, on avait vu Pie VII s'acheminer vers l'exil et la prison dans le silence irrité d'un peuple impassible, les moines, en cet été de 1810, s'en allaient, eux-mêmes abattus, tandis qu'un peuple effaré attendait toujours du ciel le coup de tonnerre vengeur[20]. Chose curieuse, les velléités de résistance ne se manifestèrent que chez les femmes, et, en dépit des ménagements de Tournon[21], cette résistance, qui fut cependant bien faible, faillit faire éclater l'orage. Dans plusieurs couvents de Rome, elles fermèrent leurs portes et attendirent les gendarmes. On dut prendre d'assaut deux monastères de filles. Le pis était qu'à cette besogne il fallut — comme naguère au Quirinal — employer des soldats dont on fût sûr, gaillards qui, dépourvus de sentimentalité, se trouvèrent en outre dépourvus de scrupules. Dans la nuit du 14 au 15 juin, les couvents des Paolette et des Convertite alla Longara furent assautés, les portes brisées, les sœurs jetées dehors, avec un manque d'égards si révoltant qu'une enquête fut ordonnée par Olivetti contre les agents qui. dans cette nuit honteuse, s'étaient rendus coupables des plus tristes abus. Abus de tout ordre, puisqu'à la suite de cette expulsion au cours de laquelle le Transtevere mal réveille gronda cependant jusqu'à inquiéter, une lettre fut envoyée par la Consulta aux deux préfets, leur recommandant de veiller à ce qu'aucune profanation ne fût désormais commise, notamment sur les vases sacrés, ce qui n'empêcha pas la foule indignée. mais toujours silencieuse, de reconnaître quelques mois après dans les mains des revendeurs juifs des ornements dérobés aux couvents par les auxiliaires de Radet[22]. La Consulta d'ailleurs émue, inquiète, cherchait à tout arranger, fermant les yeux sur l'enlèvement par les moines et religieuses d'une grande partie de ce mobilier que guettaient les agents du domaine et qui n'eût vraisemblablement guère enrichi la nation. Rœderer, qui avait procédé avec une certaine brutalité en Ombrie et avait ainsi soulevé, plus que Tournon à Rome, l'animadversion, se plaignait à Savary, devenu ministre de la police générale, des complaisances suspectes de ses chefs de Rome[23]. Ceux-ci cependant fermaient les yeux sur de bien autres faits. On vit des moines et des religieuses rentrer, par suite d'un accord entre Miollis, Tournon et le prélat Attanasio, dans les couvents dont ils avaient été, la veille même, expulsés. On y fit rentrer en habits séculiers — l'habit ne fait-il pas le moine ? ceux qui, sans foyers, demandaient des délais pour se découvrir quelques parents. Parmi ces gens que la philosophie libérait de leurs vœux, il y eut presse pour être préservés de la liberté[24]. ***Miollis avait d'ailleurs pris sur lui de conserver quelques moines, ses moines, les Fate-ben-fratelli, sans lesquels l'assistance des malades ne se pouvait continuer, et les Pères des Ecoles Pies, dont le départ eût fait tomber toutes les écoles. Le 5 mai, désirant que le maintien de ces moines eût quelque retentissement, il leur fit rendre par le Journal du Capitole un éclatant hommage[25]. Mais si les uns formaient le gros de l'armée de la charité, les autres l'état-major de l'instruction publique, assistance et instruction, au dire du préfet du Tibre, ne s'en trouvaient pas moins atteintes par de bien autres départs, notamment celui des religieuses[26]. Les dix mille autres moines s'étaient, avant la fin de l'été, retirés chez eux. Il fallait entendre-par là que, vêtus de costumes semi-laïques, serai-monastiques, la plupart s'en allaient par les routes, ne sachant comment user de la liberté que, contre leur gré, on leur avait rendue, voués au vagabondage, car ils s'étaient heurtés à un foyer depuis longtemps vide ou à une famille qui, ne les connaissant plus, se souciait peu de les héberger, prêtres irréguliers qui, à l'heure où précisément les curés vont être déportés, deviendront les aumôniers des foules réfractaires et les agents les plus actifs de la croisade sourdement organisée contre la France. D'autres débordent hors des frontières romaines, paraissent à Naples, qui certes en a son soûl, descendent dans les Marches et, au désespoir d'Elisa, envahissent la Toscane, agitent l'Italie centrale par leurs récriminations, qui sont fondées ; car, ne sachant où les trouver, Janet prend après 1811 le parti de ne leur point payer de pensions, faisant faillite au seul engagement qu'on eût pris vis-à-vis de ces malheureux[27]. Ce qui achevait de rendre cette mesure si vexatoire. Par surcroît ridicule, c'est que, financièrement, l'opération était ruineuse. Suivant les prévisions de la Consulta, les biens des congrégations, qui d'ailleurs se trouvèrent de près moins considérables que de loin, se vendirent fort mal ou ne se vendirent pas. Dès octobre 1810, Pie VII fit pour la première fois entendre sa voix : une lettre, échappée au contrôle des agents de Savone, courut les États romains ; il y était formellement spécifié que quiconque concourrait par l'achat de ces biens au dépouillement du sanctuaire, encourrait l'excommunication[28]. Ces biens étaient presque tous des propriétés rurales ; Miollis avait prévu juste : ils furent mal cultivés et par là en partie perdus. D'autre part, jetés sur le marché, ils amenaient une dépréciation préjudiciable des biens fonds de tout l'État romain. Pour en hâter la liquidation, on se décida à offrir aux Romains la carte forcée en employant ces biens nationaux au remboursement de la dette, opération dont la suite de cette étude fera connaître les incidents. On dut les coter assez bas ; car, sans y être contraintes, fort peu de personnes eussent payé, même d'un morceau de pain, ce qui restait pour elles le bien des moines. ***Sur le papier, l'opération avait réussi. Sans qu'aucun des bataillons groupés sur les Apennins eût eu à intervenir, des milliers de moines et de religieuses avaient quitté leurs couvents. Une fois de plus la veulerie du peuple romain pouvait être tenue pour de la soumission. Mais comme d'année en année la misère va augmenter, que rien ne viendra remplacer les aumônes des couvents, que, des gorges de Subiaco et des collines d'Assise aux ruelles du Transtevere et du Borgo, la disparition des moines fera mieux sentir et plus amèrement regretter leurs bienfaits passés, que, des riches qui ne trouvent plus de maîtres pour leurs enfants aux pauvres qui ne trouvent plus de pain, tous se sentent lésés, comme, par surcroît, le gouvernement a pris soin de répandre du Garigliano au Tafone et de la mer à la montagne une armée de mécontents oisifs et actifs, les moines sans patrie, désignés pour aigrir les rancunes et exaspérer les colères, la dissolution des corporations constituait en dernière analyse une opération politique des plus médiocres. De ce jour, le peuple, jusque-là indécis ou indifférent, fut aliéné. Qu'importe alors si à tant de victoires Napoléon en a ajouté de nouvelles en expulsant saint Benoit de Subiaco, sainte Rose de Viterbe, saint François d'Assise et saint Dominique de l'Aventin ! |
[1] Journal du Capitole, 29 juillet 1809, n° 13.
[2] Discours prononcé dans l'église cathédrale de la Città della Piere, le 3 décembre 1809, par Mgr Becchetti, imprimé, collection Falzacappa, pièce 30, Bibliothèque Vallicellana de Rome ; Radet, janvier 1810, ibidem, pièce 47.
[3] PACCA, t. II, p. 287.
[4] Janet au ministre des cultes, 11 octobre 1811, papiers Janet. Archives des affaires étrangères.
[5] Le commissaire général de Civita Vecchia, mars 1810, F7 8887 : Miollis, 8 octobre 1809, Archives de la guerre, armée d'Italie.
[6] Miollis, 24 mars 1810, AF IV 1715.
[7] Miollis, 8 octobre 1809, Archives de la guerre, citée.
[8] BALBO, Autobiographia, p. 384 et 386.
[9] Miollis, 24 mars 1810, AF IV 1715.
[10] A Bigot, 10 avril 1810 ; A Clarke, 7 mai 1810 ; A Bigot, 9 mai 1810 ; Au même, 11 mai 1810 ; Correspondance, 16376, 16444, 16449, 16458.
[11] Avis au Journal du Capitole du 21 juillet 1809.
[12] Rapport de la Consulta transmis par Gaudin, 12 septembre 1809, AF IV 1715.
[13] Janet, 17 septembre 1811 (papiers Janet, Archives des affaires étrangères) ; Mémoires inédits de Tournon.
[14] A Bigot, 16 mai 1810 ; LECESTRE, t. II, p. 612,
[15] Mémoires de Tournon.
[16] Mémoires de Tournon.
[17] Radet à Fouché, 23 mai 1810, F7 6536.
[18] État des religieux, etc. ; Miollis, 5 mai 1810, F7 6530 ; Note au Bulletin du 3 juin 1810, AF IV 1508.
[19] Rœderer, 8 août 1810, F7 8887.
[20] Tournon, 25 juillet 1810, F7 8887.
[21] Tournon, 25 juillet 1810, F7 8887.
[22] Ortoli, 17 juin 1810, Archives des affaires étrangères, Rome, 944. Le commissaire général de Civita Vecchia, 8 juin 1810, F7 8887 ; Tournon. 23 janvier 1812, F7 8894 ; Ordre de la Consulta, Journal du Capitole du 4 juin 1810, n° 87 ; Circulaire d'Olivetti aux commissaires de police au sujet des violences commises dans les couvents de religieuses, 6 août 1810. Archivio di Stato de Rome.
[23] Rœderer, 24 décembre 1810, F7 8887.
[24] Mémoires de Tournon ; Diario de FORTUNATI, 1er juin 1810, f. 650. (Bibliothèque vaticane) ; Ortoli, 17 juin 1810, CANTU, p. 409 ; Tournon, 25 juillet 1810, F7 8887.
[25] PACCA, t. I, p. 98 ; Lettre d'Olivetti aux Benfratelli, 5 mai 1810 ; Journal du Capitole, 5 mai, n° 54 ; Miollis, 19 août 1810, AF IV 1715, Miollis, 6 juin 1810, F7 7530.
[26] Tournon, 23 janvier 1812, F7 8894.
[27] Avis au Journal du Capitole, 12 et 26 septembre 1810, n° 119 et 125.
[28] Pie VII à Attanasio, 9 octobre 1810 (Archives du Vatican, App. Nap., I B) ; Correspondance de Rome, 28 octobre 1810, Bulletin du 6 novembre, AF IV 1511.