LA ROME DE NAPOLÉON

LIVRE II. — LA CONSULTA EXTRAORDINAIRE - 10 JUIN 1809-31 DÉCEMBRE 1810

 

CHAPITRE III. — LE PATRICIAT AU CAPITOLE.

 

 

Attitude bienveillante de Napoléon vis-à-vis de la Ville dont il s'estime enfin le maître. — La Consulta partage ses sentiments. — De Gerando reçoit les députations des villes romaines. — La fête du 15 août 1809 : les Cours au Capitole ; le Te Deum de Saint-Louis ; les ombres au tableau. — La conquête du patriciat : le Sénat romain ; grandeur et déchéance du Sénat Capitolin ; la Ville impériale libre ; l'empereur désapprouve l'institution d'un Sénat romain ; le Sénat devient conseil municipal. — La municipalité : le noble duc Braschi, maire de Rome ; les créances de Braschi et l'ombre de Pie VI ; un maire décoratif. — Les adjoints : un ci-devant prince régnant adjoint français : Buoncompagni, prince de Piombino ; le prince Gabrielli : un rallié qui revient de loin ; le duc Sforza Césarini : le petit-fils des condottieri dirige les théâtres et veille aux lavabos. — Trop de barons au conseil municipal : mécontentement des ex-jacobins. — La députation romaine à Paris : histoire curieuse ; certificats de médecins et comptes d'apothicaires. La réception aux Tuileries. Le maire de Rome réclame un petit pourboire. — La visite de Joachim Napoléon à Rome : tout un parti pousse l'empereur à installer Murat à Rome ; les agents de Naples ; enthousiasme organisé ; Franconi fait son entrée ; panaches et galons ; séjour fastueux ; le gala du Valle ; visite à Canova. Murat se déclare enchanté et pose derechef sa candidature. L'empereur refuse de comprendre et proroge les pouvoirs de la Consulta.

 

Durant les derniers mois de 1809, on put croire que le pays, stupéfié par l'enlèvement de son prince, libéré, disaient les Français, du joug que celui-ci, déchu, mais présent, avait fait quelques semaines encore peser sur les consciences, s'allait livrer peu à peu, sans enthousiasme extrême, mais sans résistance aucune au conquérant. Les avances flatteuses, faites par la Consulta à toutes les classes sociales, parurent un instant n'avoir pas été vaines ; les députations que les villes de province envoyaient à Rome, la députation que Rome elle-même envoyait à Paris, faisaient une illusion agréable à des gouvernants que les premiers incidents avaient fort assombris ; la visite de Joachim Murat, lieutenant général de l'Empereur à Rome, sembla achever la conquête des cœurs et grossir par le persistant optimisme de la Consulta : ce mouvement d'adhésion parut à Paris si décisif qu'on ne parla plus, dès lors, que d'organiser la conquête.

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Au lendemain même de l'expulsion de Pie VII, l'indifférence apparente qui avait semblé succéder, chez les Romains, à une émotion très vive, avait inspiré de grands espoirs. La Consulta estima sa tâche plus facile, et sa bienveillance pour Rome s'en trouva accrue. Napoléon lui-même, tout à la joie de posséder seul la ville aimée, entendait qu'on l'y rendit moins redoutable que populaire. Il fallait, écrivait-il, que la Consulta fit tous ses efforts pour contenter les Romains, et que la réunion n'étant point affaire de finances — le mot dut assombrir Janet — il ne fallait pas que le pays éprouvât des charges nouvelles, qu'au contraire ce qu'on appelle la ville de Rome fût libéré autant que possible de toutes les charges et qu'on n'y puisât que ce qui était nécessaire pour la ville. Pour un regard de Rome, César se faisait Henri IV, tout près de parler de la poule au pot. M. de Gerando estima qu'il avait gain de cause[1].

Ce souriant philosophe recevait depuis la fin de juin les députations des villes qu'attiraient à Rome l'appel officieux du gouvernement, le désir de se faire mieux voir que la ville voisine, et l'ambition de payer de phrases sonores les agents de César. Gerando, préposé à cet office, inondait de son éloquence facile et indulgente, nourrie de souvenirs classiques et débordante d'alléchantes promesses, les députés Volsques, Eques, Albains, Sabins, Etrusques qui s'en venaient de toute part assurer la Consulta de la satisfaction sans bornes qu'ils éprouvaient d'être réunis au grand Empire. Velletri, Otricoli, Frosinone, Civita Vecchia, Spoleto, Viterbe, Albano avaient ouvert la série des compliments, et, tous les jours, dès lors, la Consulta, entre deux réformes capitales, recevait des députations, Terni, Tivoli, Civita Castellana, Nemi, Veroli, Foligno, Corneto, l'orgueilleux Piperno — S. P. Q. P. — Rieti, Cori, Nepi, et de plus obscures bourgades. Tous les jours, la Consulta voyait défiler les députés exubérants et attendris, maires inquiets, patriotes exaltés qui, en 99, affirmaient-ils, avaient sauvé des Français par douzaines, parfois des prêtres libéraux, des bourgeois intimidés, de petits nobles, des gardes civiques et souvent — sans qu'on en fût averti -- des chenapans que Pacca avait voulu faire pendre ; ils s'exprimaient avec des épithètes laudatives et d'abondants superlatifs sur le plus grand des monarques, l'illustrissime et doctissime maître des requête membre de l'Institut signor de Gerando, sur le très vaillant et très éminent général Miollis ; il en venait de la douce Ombrie qui parlaient la belle langue sonore de Toscane ; il en venait des âpres montagnes qui dominent les Marais Pontins, s'exprimant dans le dialecte de la Terre de Labour, tout voisin du Napolitain : il y en avait qui étaient les concitoyens du Pérugin, des arrière-neveux de François d'Assise et de Rose de Viterbe et d'autres qui peut-être s'étaient battus près d'Itri sous Fra Diavolo. Mais tous disaient — ainsi qu'on le leur avait soufflé — qu'ils éprouvaient pour l'Empereur affection, dévouement, tendresse, admiration et reconnaissance, chose peu étonnante, car, affirmaient-ils, ils descendaient tous des Scipion et des César. La Consulta écoutait avec joie ces paroles flatteuses ; tout au plus Janet eût-il pu faire observer que tout cela était du vent et ne rapportait pas un bajocque[2].

Comme d'autre part, à Rome, la noblesse reparaissait, souriante, chez Miollis où l'on trouvait des sorbets et des gaufres. que Torlonia ouvrait à sa banque crédit aux officiers et que le peuple vivait sans rien manifester, les Français se tinrent pour acceptés.

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La fête du 15 août pouvait être une manifestation intéressante[3]. Elle fut malheureusement celle d'un enthousiasme purement officiel. L'installation des cours et tribunaux, le 14, en constitua les premières vêpres : hermine, robes rouges, galons devaient éblouir le peuple ; on fit donc défiler en carrosses découverts juges et conseillers et ils franchirent à pied, cortège majestueux de toges pourpres, la pente qui mène au Capitole où, au milieu des fanfares et des salves, s'installait la justice française. C'était y monter assez vite. La superbe vue de la cité qui paraissait en ce moment naître à une nouvelle vie, les statues et les monuments qui semblaient s'animer pour prendre part à cet heureux événement, tout accroissait la splendeur et la majesté de ce jour mémorable. Evidemment le rédacteur du Journal officiel avait vu Marc-Aurèle le Juste lever, au sommet de la célèbre pente, sa main auguste pour un geste de bénédiction. Dans la salle des Horaces et des Curiaces, qui tient la largeur du palais municipal, la Consulta en uniformes avait reçu le serment des magistrats. On pense si l'éloquence coula à flots : Miollis s'exalta sur le Capitole d'où sont partis pour se répandre ces lois excellentes qui ont fait de l'univers une seule famille et il loua en termes enthousiastes le législateur romain. Le premier président Bartolucci, un des rares Romains ralliés, entendit ne point être en reste de politesse : Napoléon seul était capable de ressusciter la loi romaine, il venait de lui donner dans le Code Napoléon sa forme définitive ; le magistrat parla de Pallas, de Thémis, protectrices autant que Mars, de l'antique Rome. Son discours fut très long quoiqu'il fît très chaud. On n'eut pour se rafraîchir que le dithyrambe qu'inspira au président de la Chambre criminelle le code d'instruction criminelle qui, grâce au grand Napoléon, allait épouvanter le meurtrier et venger la victime ; on put remarquer avec regret en ce moment l'absence déplorable des représentants du Transtevere et des Monti à ces accents les stylets seraient tombés de leurs mains tremblantes. Mais le président du tribunal civil n'admit point que le code criminel fût la grande œuvre ; le Code civil était le monument impérissable : il était d'ailleurs issu de Rome, et en termes exaltés ce président répéta Bartolucci. Cette débauche d'éloquence eut cependant un terme ; on vit les toges rouges, encadrées des gendarmes de Radet, redescendre la pente au milieu de cris qu'entendit seul le rédacteur du Journal officiel. C'était une veille austère à un jour de fête.

Ce jour de fête lui-même avait donné lieu à une préparation laborieuse. Un Te Deum à Saint-Louis des Français en était la principale attraction : effectivement des carrosses vinrent à grand fracas déposer, sous les voûtes élevées par les Bourbons, les fonctionnaires de Bonaparte qui, dans des fracs surchargés de broderies, s'en vinrent remercier le Très Haut d'avoir fait naître, le 15 août 1769, en un coin de Corse, cet enfant du miracle, et ce Te Deum parut admirable au journaliste. Mais ce que le journaliste ne pouvait dire, c'est que la cérémonie n'avait pas eu lieu à Saint-Pierre, parce que le clergé pressenti s'y était refusé, qu'à Saint-Louis même, à la veille du 15 août, les clercs français, tous Bourboniens, avaient — sauf trois — déclare qu'ils ne chanteraient point, ne paraîtraient point en cette cérémonie, que, pour cette raison, à l'heure même où s'élevait le chant d'allégresse, dix prêtres, expédiés entre des gendarmes, parcouraient les premiers entre Rome et Alexandrie le chemin de l'exil : le journaliste voulut encore ignorer que, sauf une aucune église de Rome ne s'était acquittée des prières prescrites a toutes et qu'à Saint-Louis enfin les bons patriotes avaient dû, pour qu'il y eût musique, amener chantres et organiste[4].

Sans être instruit de ces secrètes menées et encore qu'on eût rendu les objets du Mont-de-Piété, le peuple restait froid : il ne parut s'enthousiasmer que lorsque du château Saint-Ange s'élevèrent les gerbes d'or du feu d'artifice : on entendit alors jaillir de la foule des Evviva l'Imperatore ! Autre feu d'artifice qui laissait tomber dès onze heures ses dernières étincelles dans les flots bientôt assombris du Tibre.

On essaya cependant de donner un lendemain à la fête : le 16, grande revue à la villa Borghèse ; l'attraction était la présence, au milieu des troupes françaises, de la légion impériale de Rome, belle jeunesse pleine de désirs, assure le journaliste, tandis que les Romains se réjouissaient de voir pour la première fois leurs frères réunis sous les aigles de Sa Majesté à l'époque la plus chère à la France. Ils se réjouissent peut-être plus sincèrement au bal que Miollis offre le soir même au palais Doria et au cours duquel on lance du jardin un aérostat illuminé. Les girandoles ne sont pas éteintes qu'on les rallume le 18, en l'honneur de la Saint-Joachim, fête de Sa Majesté napolitaine, qu'on salue à coups de canons. Tant de poudre, pense-t-on, finira par émouvoir les cœurs.

En province, la fête avait été célébrée avec enthousiasme, écrivait le Journal du Capitole, décence, rapportaient les agents, indifférence, affirmaient les lettres privées. A Civita Vecchia, le clergé avait chanté le Te Deum ; à Pérouse, l'archevêque avait assisté à la grand'messe. — ce qui lui arrivait sans doute tous les ans en ce jour de l'Assomption. On avait tiré en Ombrie de fort beaux feux d'artifices ; à Frosinone, cité redoutée, le sous-préfet avait fait, écrivait-on, une entrée triomphale, assertion que Norvins se chargeait, deux ans plus tard, de démentir en termes amers.

La Consulta enregistrait naïvement ces incidents, exacts ou controuvés, comme de capitales victoires.

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La principale semblait bien la conquête du Patriciat. La Consulta en tirait un particulier orgueil, estimant avoir su ingénieusement forger l'instrument de cette conquête. C'était le Sénat Romain.

Il fallait être pétri d'esprit classique et vivement hanté des souvenirs de l'antiquité pour avoir songé à installer, dans cette Rome de 1809, un Sénat Romain ; voulant honorer l'antiquité, on l'allait humilier ; le Sénat où avaient siégé les Metellus, les Cornelius et les Julius, allait ressusciter avec des Braschi et sans doute des Torlonia.

De quoi aurait à délibérer ce Sénat ? Du meilleur mode d'accommoder un turbot ? et s'il ne s'agissait que des affaires de la ville, pourquoi ériger ce conseil municipal en un Sénat ?

Parce que, eussent répondu Miollis et ses collègues, Rome n'était point une ville ordinaire, que l'Empereur l'avait proclamée Ville Impériale Libre, qu'ainsi il l'avait mise en dehors de toute organisation départementale, de toute juridiction préfectorale et qu'à une situation exceptionnelle, il fallait une exceptionnelle solution[5]. Si on les eût pressés, ils eussent ajouté que convier à siéger en un modeste conseil municipal les petits-fils de César, voire même les petits-neveux de tant de papes, leur eût paru osé et qu'il fallait donner à l'assemblée qui siégerait au Capitole un titre capable d'excuser, de provoquer, de récompenser les ralliements. Aussi bien ne prenaient-ils point au sérieux ce titre ronflant : Tournon ne disait-il point qu'il leur avait paru expédient de laisser à l'ombre de Rome l'ombre d'un Sénat pour veiller sur une ombre de liberté[6] ?

Ils crurent donc faire merveille en arrêtant, le 1er août, que la ville impériale libre de Rome serait doté d'un Sénat Romain composé de soixante membres, qui serait chargé de l'administration municipale de la dite ville et de son territoire et en désignant incontinent la moitié de ses membres[7]. A connaître les noms de ces nouveaux sénateurs, on saisit vite que cette institution singulière avait pour unique but de récompenser les patriciens qui maintenant acceptaient de danser chez Miollis. Car, pour quelques noms bourgeois tels que ceux de Bertolucci, de Canova, des négociants Di Pietro et Giorgi, du savant Pessuti, des banquiers Vaccari et Torlonia, le patriciat en avait fourni trente, Albani, Altieri, Lante, Ludovisi Buoncompagni, Barberini, Braschi, Santa-Croce, Sciarra, Caetani di Sermoneta, Massimo, Orsini di Gravina, Gabrielli, Doria, Curte-Lepri, Sforza Cesarini, Capranica, Chigi, Colonna ; j'en passe. Tous n'acceptèrent pas, quelques-uns refusèrent expressément ; d'autres, sans refuser, ne vinrent pas siéger. Mais la bonne moitié non seulement accepta, mais parut sensible à l'hommage éclatant que le régime issu de 1789 rendait ainsi dès l'abord à l'aristocratie papaline. La bourgeoisie elle-même qui devait, quelques mois plus tard, manifester une vive jalousie, parut admettre que, dans ce Sénat où, aux temps lointains, ne flottaient que les toges laticlaves de l'aristocratie latine, les patriciens fussent autorisés à siéger en grande majorité. La Cité fut flattée d'une institution qui la mettait hors pair, au-dessus de Paris même qui hospitalisait un Sénat, mais n'en possédait point.

L'Empereur vint souffler sur ce beau rêve. Tout d'abord il n'avait jamais pris au sérieux le titre de Ville Impériale Libre ; il l'avait accordé à Rome dans un moment d'expansion grandiloquente ; il y avait vu une formule heureuse qui assurément n'entraînait nullement les conséquences qu'on en voulait tirer. Il n'avait pas besoin des représentations que Tournon lui adressait quelques mois plus tard, pour penser que la situation de Rome, ville autonome, indépendante du préfet du Tibre qui y résiderait, ne pourrait sans péril être acceptée ou dans tous les cas se prolonger. Cette situation, il ne l'eût tolérée ni à Hambourg ni à Lubeck, villes cependant habituées depuis des siècles à se gouverner elles-mêmes ; il n'entendait point la tolérer à Rome, ville hier serve du pouvoir pontifical, inapte à gérer sans la tutelle préfectorale ses affaires et ses finances. Un Sénat Romain était par surcroît une manière de maitre, un rival futur et nous savons déjà que l'Empereur n'en voulait point. D'ailleurs il y avait une autre jalousie en cause ; il existait un Sénat, le Sénat conservateur siégeant à Paris ; on y appellerait en temps utile quelques représentants des États romains ; en attendant, il était ridicule que des patriciens sans personnalité portassent dans l'Empire le titre tant envié que de longs états de service valaient en France à des soldats ou à des administrateurs éminents, plus ridicule encore que ces gens sans mérites assumassent le titre à jamais auguste de sénateur romains. On a très mal fait de former ce Sénat et de nommer un président du Sénat sans avoir aucune idée de ce que je veux faire[8].

L'embarras fut grand ; revenir sur cette mesure, c'était blesser le patriciat. Puisque le Sénat existe, écrit encore le maître, il faut le considérer comme un conseil municipal, y établir un bureau d'administration et s'en servir pour dresser le budget particulier de la ville, qui sera ensuite arrêté par moi[9].

C'était bien faire descendre ces gens des hauteurs séduisantes de l'antique Curie qui faisait faire antichambre aux rois, à la réalité de la loi du 28 pluviôse an VIII, comme le dit, avec un sourire d'ironie, l'aimable Tournon[10], de l'orgueil d'un sénateur de Rome à l'humilité d'un édile provincial, et presque du Capitole à la Roche Tarpéienne.

La Consulta reçut la nouvelle avec soumission, le patriciat avec cette terrible impassibilité qui s'éclairait à peine du sourire amer des déceptions secrètes. On dut, pour lui adoucir ce mécompte, recourir à une fiction. Le Sénat, qui ne fut jamais ni installé ni même constitué, fut censé avoir délégué une commission administrative, véritable conseil municipal. Braschi, qui avait accepté de présider le Sénat, se résigna, avec une indifférence affectée, à échanger la toge laticlave contre la modeste écharpe tricolore et devint maire de Rome[11].

Plus tard on cherchera d'autres dédommagements ; installant le conseil municipal, le préfet Tournon s'épuisera à prouver à ces gens déçus qu'un conseiller municipal de Napoléon dépasse encore de cent coudées un sénateur d'Auguste[12]. Bene ! benissimo ! disent les bouches, mais il y a au coin de la lèvre la petite contraction qui trahit encore la déconvenue et réserve l'avenir.

Cette affaire du Sénat fut une nouvelle bévue ajoutée à d'autres.

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Elle eut une conséquence immédiate : ce qui avait paru admissible lorsqu'il s'agissait d'un Sénat, cette prééminence presque exclusive donnée à la noblesse, se trouva par la suite fort peu acceptable ; le conseil municipal reçut de ce fait une couleur aristocratique beaucoup trop prononcée. Mais après tout l'Empereur était-il pour quelque chose en cette faute, et où la Consulta eût-elle trouvé — en dehors de dix noms — les bourgeois intelligents que Rome, nous l'avons vu, ne lui pouvait donner ? Il était cependant facile à l'adversaire de se servir des apparences pour montrer comment ces grands démocrates de Français savaient appliquer leurs principes, et l'on n'y manqua pas ; les nouveaux membres de la municipalité ne brillant point par une intelligence incontestée des affaires publiques, rien n'excusait ces choix, rien que le désir de rallier des noms ronflants.

Le chef de cette municipalité fut le noble duc Onesti Braschi, prince de Nemi et dix autres lieux, grand d'Espagne et ex-chambellan du roi de Sardaigne. Il était le propre neveu de Pie VI, et la victoire paraissait grande qui avait arraché à cet héritier du dernier pape défunt un acte d'adhésion aussi éclatant. Il avait été fort riche, mais la République romaine avait confisqué une partie de ses biens et fortement entame l'autre. Ayant plus que personne goûté, suivant le mot de Salicetti, les déplorables inconvénients qui peuvent résulter du rôle de l'enclume, il préférait être, en cette seconde aventure du côté du marteau. Pie VII n'avait pu le dédommager et lui payer des créances que le duc entendait recouvrer sur l'État près de 200.000 francs qui lui étaient d'autant plus nécessaires qu'une gestion médiocre de ses biens le mettait, en 1809, dans un réel embarras. Il entendait que le nouveau gouvernement, en échange de sa précieuse adhésion, lui remboursât ses écus. Quant à se croire tenu à la fidélité vis-à-vis du pouvoir déchu dont il avait, quinze ans auparavant, tiré ses millions, il ne fallait point demander une délicatesse si étrange à ce parvenu qui, de très petit bourgeois, avait été fait prince de Nemi, dernier bénéficiaire du népotisme — et l'un des moins dignes.

Ce bel homme à la noble figure, un Apollon descendu de son Belvédère et que l'âge n'avait point éprouvé — il était sexagénaire, — était fort représentatif : il avait l'œil vif, la taille haute, les dents acérées, des manières fort galantes, des aventures choisies et une remarquable absence de scrupules. Sceptique, il n'éprouvait pour le gouvernement auquel on l'estimait rallié ni attachement, ni aversion. Prudent, il sut ne rompre aucun des liens qui l'attachaient à l'aristocratie opposante. Il était d'ailleurs fort ami des prêtres et parfaitement odieux aux patriotes, fort marris de voir en si haute situation, grâce aux Français leurs amis, ce neveu d'un pape déteste, longtemps qualifié par eux d'abus vivant, qu'ils avaient menace de mort et pillé en 1798, et à qui ils ne le pouvaient pardonner.

Fiers de le posséder, les Français le faisaient parader dans toutes les occasions. On ne le pouvait guère utiliser qu'à cette parade, car il était de talents bornés, ayant reçu l'éducation médiocre et passé sa vie dans la laborieuse oisiveté de ses congénères. Mais il fallait néanmoins user avec lui de ménagements. car il était vaniteux, susceptible, en bons termes avec Tournon à la condition que celui-ci prît un soin extrême de lui dérober sa supériorité administrative, en relations plus froides avec Miollis qui ne savait point assez dissimuler le mépris que ce rude soldat avait pour ce vieux bellâtre, plus mal encore avec Janet qui le déclarait un maire incapable et, ce que Braschi pouvait moins pardonner, se refusait à lui régler ses créances[13].

Ce n'était pas son premier adjoint qui pouvait réconcilier les patriotes égalitaires de Rome avec la municipalité dont les gratifiait le Robespierre à cheval. Cet adjoint n'était rien moins qu'un ancien prince souverain, petit-neveu de trois papes au moins, prince du Saint-Empire et l'un des plus fortunés barons romains : don Luigi Buoncompagni-Ludovisi, prince de Piombino, duc de Sora et de vingt autres places. On l'avait jadis dépouillé de Piombino, devenu fief de l'insatiable Elisa Bonaparte[14], et c'est une étrange mentalité à imaginer que celle de cet ancien souverain acceptant du gouvernement qui le spolie une situation d'adjoint, et quelques mois plus tard, la place subalterne de trésorier de la liste civile à 13.000 francs par an. La raison : ne pas compromettre, en se brouillant avec le maître, une fortune déjà menacée. Fallait-il que ce manque de dignité que l'on remarquait chez ce haut baron, eût surtout sa raison dans un manque complet de caractère, pour qu'il restât un seul jour fonctionnaire d'un gouvernement qui, ne lui permettant même pas de se parer platoniquement de titres qui lui restaient chers, lui faisait défendre, par un de ses policiers, de se faire annoncer dans les salons comme duc de Piombino et de Sora : facile à vivre, écrit-on de lui ; nous le croyons sans peine. Au demeurant, gardant dans cet avilissement politique une grande finesse, il promenait a travers les délibérations du Capitole, les cérémonies officielles et les bals de Miollis, le sourire narquois d'un homme qui a pris le parti de désarmer la raillerie en la prévenant. Epoux léger d'une Odescalchi d'une beauté sèche, mais spirituelle et agréable, elle-même petite-nièce d'Innocent XI, il était bien au Capitole le représentant de l'aristocratie la plus éminente et, par sa soumission aux ordres du maitre qui l'avait mortifié, humiliait en sa personne aux yeux de Rome entière trois papes, ses oncles, qui avaient tenu tête à Henri IV, Richelieu et Louis XIV[15].

Au moins ce souverain, déchu aux fonctions d'adjoint, ne sn connaissant point d'opinions, n'en sacrifiait-il pas. Mais le vieux prince Gabrielli était un réacteur avéré ; il servait un gouvernement qu'il abhorrait en secret ; son fils, personnage ambitieux, ardent, strugforlifeur, dirait un de nos romanciers, d'opinion moins assises, désireux d'être sous n'importe quel régime fonctionnaire, dignitaire, prébendier, avait poussé le père à se sacrifier. Ennemi féroce des Français et de leurs amis, écrivait-on de lui : le fait est qu'en 1799, il avait été membre de la junte napolitaine qui avait pendu et fusillé pêle-mêle les suspects de jacobinisme et de libéralisme ; il venait donc de loin ; la Consulta tenait son adhésion pour d'autant plus précieuse, et ce dévot vieillard, à l'aspect vénérable, semblait, sous l'écharpe aux trois couleurs, baptiser cette païenne, la Révolution française[16].

Le troisième adjoint, le jeune duc Sforza Cesarini, descendant des Sforza de Milan, des comtes Santa Fiora, revenait de moins loin. Petit-fils de condottieri, il avait gardé dans le sang la fièvre d'aventures et l'absence de scrupules qui caractérisaient ses illustres ancêtres. Tout jeune, il avait fait le jacobin, fraternisé avec les révolutionnaires, jeté en 98 ses titres et blasons au feu de la Liberté, et, dans la suite, réduit par le retour du pape à des distractions moins idéalistes, brûlé au pied des belles une fortune qui était, de ce fait, disait-on, en 1809,gravement compromise. Séduisant, sémillant, amoureux, il avait de l'esprit, ne manquant que d'instruction et de caractère. Sous Pie VII, qui lui avait pardonné sa crise de jacobinisme il avait eu le monopole des théâtres d'opéra ; on lui laissa, en qualité d'adjoint, la surveillance de l'art dramatique à Rome ; il s'en acquitta avec grâce. Maître Jacques du régime franco-romain, il fut non seulement troisième adjoint, mais colonel de la garde nationale et gouverneur du palais impérial ; ce fils des grands condottieri, souverains de la Lombardie, administra avec une légèreté souriante, du haut du Capitole, les théâtres de Rome et, dans les chambres du Quirinal, le mobilier — même le plus modeste — de l'Empereur, passant de la direction des ballerines et des ténors à celle des ébénistes et des faïenciers[17].

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Ce quatuor municipal était fort brillant ; il le paraissait trop. Le peuple, en admettant qu'il tint cet état-major pour sincèrement rallié, ne le pouvait suivre dans une adhésion qu'il appelait une trahison. Ces nobles, disait-on, n'avaient accepté ces places que pour libérer leurs fils de la conscription[18]. Les démocrates murmuraient que ces grands seigneurs ne connaissaient point les besoins du peuple, que, par surcroît, ils restaient entre les mains des prêtres et, par ce fait, voués à la trahison[19]. Le fait était que les uns et les autres eussent en secret avoué, devaient plus tard affirmer qu'acceptant de l'usurpateur les places de maire d'adjoints et de conseillers municipaux, ils les avaient voulu simplement enlever aux amis du docteur Angelucci ; ils avaient administré Rome, assureront-ils, pour la sauver des patriotes et presque des Français, et, de fait, ils seront presque constamment en conflit avec le directeur général de la police, le préfet et l'agent financier[20]. Ces ralliés se poseront un jour aux yeux du pape restauré comme ayant, par un feint ralliement, bien servi la chose romaine.

Ils servaient moins bien la chose publique, si l'on en croit leurs contrôleurs, Tournon, Janet et Norvins, qui les tenaient pour incapables de gérer sérieusement des finances et une police ; Miollis cependant, sachant plaire à l'Empereur, dès lors en pleine crise d'aristocratisme, a bourré de nobles non seulement le conseil municipal, mais encore le conseil général du département. C'est pitié de voir ces pauvres gens, dont nous avons dit la piètre instruction, se débattre dans les redoutables problèmes des centimes additionnels et de la voirie départementale. Mais ils faisaient aux yeux de l'Empereur une façade qui, l'éblouissant, lui dissimula quelque temps les murmures que la misère ne tardera guère à arracher à Rome.

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Il va sans dire que la députation chargée, dès août 1809, de porter aux pieds du trône, aux Tuileries, l'hommage reconnaissant de Rome, fut presque exclusivement composée de patriciens. Ce ne fut d'ailleurs pas sans soulever le très vif mécontentement des anciens jacobins tous les jours plus exaspérés. Ils pouvaient l'être, car même au moment où, le pape étant encore au Quirinal, la noblesse se dérobait, Miollis n'avait paru nullement disposé à faire appel aux vaillants qui, jadis, sous Berthier avaient imposé à Rome la liberté française[21].

La noblesse s'était dérobée aussi longtemps qu'elle avait pu à la mission dont on entendait l'investir ; Chigi faillit devenir fou à la nouvelle qu'on pensait à lui, — il devait plus tard se montrer plus accommodant — et, ce qui était bien Romain. Spada, le libéral prince Spada, alla demander au cardinal Di Pietro, qui la lui refusa, l'autorisation de s'en aller saluer à Paris l'usurpateur de Rome. Soudain — alors que tant de patriotes se déclaraient bien portants — vingt patriciens se trouvèrent atteints des maux les plus variés ; aucun, au dire des médecins, n'eût pu supporter le voyage et passer les Alpes. A la fin et après de pénibles négociations, Braschi, toujours complaisant, se dévoua et quelques autres, — malgré leurs maux —, en face de véritables menaces : Aldobrandini, frère de Camille Borghèse, avait d'autant plus volontiers accepté qu'il commandait en France, où il s'allait marier, le 4e cuirassiers ; Gabrielli, toujours poussé par son fils, se résigna à témoigner sa joie sincère de vivre sous le régime qu'en secret il abominait ; le Colonna d'Avella, chambellan de Murat, plus dévoué au roi de Naples qu'à tout autre, le prince Spada, après des hésitations qui étonnèrent chez cet ancien grand seigneur jacobin, le prince Santa Croce, le solide banquier Torlonia, le comte Mariscotti, gendre de Braschi, le chevalier Falconieri homme tranquille acceptèrent, trouvant seulement mauvais qu'on leur adjoignit le bourgeois Palombi. Il y avait quelque ironie à constater que la députation qui, le 3 août, acceptait la mission de porter aux pieds du trône l'hommage de fidélité et de soumission du peuple romain, comptait pour membres éminents, avec Braschi, Gabrielli, Colonna et Spada, un neveu de Pie VI, un ancien membre de la junte anti-française de 98, un chambellan de Murat qui eût plus volontiers porté l'hommage de fidélité au Palazzo Reale de Naples et un jacobin extrêmement repenti. Ne leur devait-on point quelque reconnaissance pour avoir passé par-dessus leurs scrupules — et leurs terribles maladies du mois passé ?

Les certificats de médecin furent alors remplacés par des notes d'apothicaires. Cinquante mille francs étaient trop peu : c'était le crédit affecté. Il était dépensé par les députés avant qu'ils eussent quitté Rome : à la veille du départ, ils n'avaient plus, affirmaient-ils, un bajocque vaillant, ayant voulu tailler à leurs valets des livrées dignes du grand Empereur ; il ne leur restait rien pour leurs propres livrées. Janet, prudent argentier. se fâcha, mais dut doubler la somme, car l'automne approchait sans que ces gens se décidassent à partir. Mieux munis d'argent français, ils prirent en octobre le chemin de Paris.

Ils furent reçus par l'Empereur, le 16 novembre, aux Tuileries. Il leur fit bon visage : ils étaient Romains, comme tels infiniment séduisants pour Napoléon, et de plus presque tous parents des grands pontifes, flatteuse considération. A la harangue de Braschi, un peu trop humble, l'Empereur répondit avec une bienveillance au style grandiloquent : Messieurs, mon esprit est plein des souvenirs de vos ancêtres — nous savons à quel point l'Empereur disait vrai —. La première fois que je passerai les Alpes, je veux demeurer quelque temps dans votre ville. Les empereurs français, mes prédécesseurs, vous avaient détachés du territoire de l'Empire et vous avaient donnés comme fief à vos évêques. Mais le bien de mes peuples n'admet plus aucun morcellement. La France et l'Italie tout entière doivent être dans le même système. D'ailleurs, vous avez besoin d'une main puissante. J'éprouve une singulière satisfaction à être votre bienfaiteur. Mais je n'entends pas qu'il soit porté aucun changement à la religion de nos pères : fils aîné de l'Eglise, je ne veux point sortir de son sein. Jésus-Christ n'a pas jugé nécessaire pour Saint-Pierre une souveraineté temporelle. Votre siège, le premier de la Chrétienté, continuera de l'être. Votre évêque est le chef spirituel de l'Eglise comme j'en suis l'Empereur. Je rends à Dieu ce qui est à Dieu et à César ce qui est à César[22].

Encore que Braschi eût tiré quelques millions et son duché de cette souveraineté temporelle que Jésus-Christ avait jugé nécessaire de confier sinon à saint Pierre, tout au moins a Pie VI, le noble duc approuva fort ce discours. Il méditait cependant un nouvel appel de fonds, et le fit bien voir en réclamant dès le lendemain un supplément aux petits fonds — ils montaient alors à 200.000 francs —, mis par la Consulta à la disposition des députés. Ceux-ci avaient à peine pu se rembourser de l'achat de leurs voitures et, au cours d'un long séjour à Paris, n'avaient rien épargné pour contribuer à la convenance de leur représentation. Ils tendaient donc derechef la main, en très hauts pifferari qui, ayant bien chanté, demandaient un soldino.

A lire cette nouvelle requête, l'Empereur dut songer que ce beau maire de Rome, demandant la bonne main, représentait assez bien une population qui mendiait, disait-on, plus que de raison. Ces patriciens neveux traitaient l'Empereur en Pape et presque en oncle : Napoléon accorda le soldino, et la Légion d'honneur à foison.

***

Au fond, tous ces noms ronflants inscrits sur les listes du Sénat mort-né, du conseil municipal, du conseil général et de la députation romaine, ne faisaient point illusion à l'Empereur, autant que Miollis le pouvait croire. L'œil perçant du souverain commençait à chercher et trouvait sans peine, derrière cette fantasmagorie nobiliaire, la réalité, qui n'était point agréable. La stagnation, le mot était dans tous les rapports et dans toutes les bouches, et il convenait à cet état de morne indifférence, d'apathie dédaigneuse qu'on remarquait chez le peuple dans toutes ses classes ; Gerando prêchait, mais Janet n'osait point entreprendre, tant ce peuple se hérissait sans motifs appréciables, la liquidation financière. En vain les sous-préfets avaient-ils pris texte de la conclusion de la paix, en octobre 1809, pour tirer de nouveaux pétards ; ils avaient fait long feu[23]. Ce peuple ne payait le grand monarque qui l'avait bien voulu adopter, ni en enthousiasme sincère, ni en écus comptants. La Consulta, disait-on, s'endormait ou, devant une situation embarrassante, se démoralisait.

Ne voulant point se rendre à Rome, Napoléon pressait Murat d'y paraître. Lui, nous l'avons dit, ne voulait y entrer qu'en maitre incontesté.

Joachim, au fond, était dans des sentiments tout pareils. Il avait laissé à d'autres, Miollis, Radet, et parmi ses serviteurs Salicetti, Pepe, Pignatelli, les besognes fâcheuses, décevant ainsi le plan de l'Empereur qui eût peut-être aimé voir son ambitieux beau-frère compromis. A la veille de l'expulsion du pape, comme à celle du coup d'État, Joachim s'était dérobé et, ayant successivement promis de présider aux deux journées, s'était finalement excusé. La besogne faite, il parla de s'établir à Rome où, ajoutait-il, l'administration ne marchait pas aussi bien qu'on pouvait le désirer[24]. Mais il entendait ne trouver à Rome comme seul gouvernant que Salicetti ; celui-ci était revenu à Naples à peu près brouillé avec Miollis ; Murat offrait de le renvoyer, unique vice-roi qui préparerait la venue de son maître. Peut-être se défiait-il de l'hostilité soupçonnée de Miollis ; il entendait qu'on chauffât l'enthousiasme du peuple : un fiasco eût humilié ce grand acteur. Et tout en parlant encore, le 7 septembre et le 4 octobre, de se rendre à Rome où, dit-il, sa présence devient tous les jours plus nécessaire, il attend que Salicetti, chargé de nouveaux pouvoirs, y revienne préparer à son prince une entrée triomphale[25].

Il attendit en vain ; Salicetti ne fut point convié à revenir siéger au palais Farnèse ; mais il avait laissé à Rome sa monnaie, la bande corse qui le renseignait, soulevait l'opinion contre la Consulta et continuait à faire voir dans l'arrivée de Murat, dans le gouvernement du grand Joachim Napoléon à Rome, le commencement d'une ère nouvelle ; les deux meneurs semblaient bien alors le consul de France, Ortoli, resté à titre d'agent sans mission définie, protégé de Fesch, son compatriote de Corse, un ami de Lucien, puis de Murat[26] et cet autre Corse, Olivetti, préfet provisoire de Trasimène, cousin de Salicetti et que, faute de Maghella que Naples eût voulu imposer comme directeur de police à Rome[27], Salicetti entendait dans la place, alors confiée provisoirement à un adversaire, le jacobin Piranesi, tenu par la coterie corse-napolitaine pour un agent du Beauharnais détesté[28]. Des agents plus humbles s'agitaient : le Corse Serofani, qui renseignait en même temps Fouché alors très favorable à Murat, et, à Naples, le ministre De Gallo, sur la moindre faute de la Consulta, Crivelli, chargé d'affaires de Naples que Murat, sans motifs appréciables, avait laissé au palais Farnèse[29], Zuccari, plus ou moins officiellement vice-consul de Naples, personnage obscur qui, après avoir intrigué quatre ans durant, jouera dans les dernières pages de ce récit un rôle singulièrement important ; par surcroît, toujours sur la route de Viterbe ou de Spolète, des officiers napolitains qui, avec ou sans troupes, vont en France ou en viennent, et qui tous chantent les louanges du glorieux roi Joachim, soldat légendaire, monarque incomparable et populaire, l'homme que de grands destins attendent.

Le 1er novembre, il sembla bien que ce grand souverain était décidé à venir à Rome ; la Consulta, qui le savait délégué par l'Empereur, l'attendait avec anxiété, défiance et respect. La bande corse exultait ; Ortoli écrivait à Gallo que la seule nouvelle de l'arrivée du roi à Rome a animé les esprits qu'une suite de circonstances avaient découragés ; et, méchamment, il ajoutait que la Consulta, jusque-là inactive, s'agitait, si affairée qu'elle donnait à sourire aux habitants. Le seul bruit de la présence du roi a secoué plus dans un moment les opinions que les travaux de la Consulta depuis six mois[30].

Il n'y parut pas dès l'abord, et cette fameuse popularité dont, aux dires de tant de gens, le brillant Joachim jouissait à Rome, sembla ne s'exprimer ni par voix ni par gestes ; la commission municipale ayant, par un placard énorme, donné à qui voudrait la permission d'illuminer avec des torches et lampions pour la venue du roi de Naples, et Piranesi, commissaire général de police, ayant, sans doute de fort mauvaise grâce, fait mettre en vente de superbes lanternes aux armes de Joachim, l'ami des Beauharnais constatait avec une feinte tristesse que les habitants avaient cru devoir s'exempter d'illuminer et que les fabricants de lanternes n'en avaient point débité. Pour faire illusion à Sa Majesté, trente porteurs de torches circuleront à cheval autour de sa voiture : la police payera l'enthousiasme[31].

***

Le roi fit son entrée à Rome le 10 novembre au soir, entouré des autorités qui étaient allés à sa rencontre jusqu'à Albano. A la lueur des torches payées par le prévoyant Piranesi, on vit un homme de taille haute et bien prise, portant bien une tête coiffée de beaux cheveux, les yeux petits, les lèvres-très grosses, le teint olivâtre, un certain vernis d'audace harmonisant ces traits irréguliers et dénotant un grand courage, gâtant cette nature par l'afféterie de sa pose et de son costume. Sa chevelure bouclée, poursuit le témoin de cette scène, retombait sur le collet de son habit qui, lui-même s'abaissait et se retroussait pour laisser voir son cou ordinairement nu. La coupe de son habit sentait la chevalerie et ses bottes de cuir jaune achevaient de rappeler le siècle de Louis XIII. Tout cet ensemble de son attitude de spadassin rendaient très juste le titre de Franconi couronné qu'on lui avait donné[32]. Il portait un habit de velours vert brodé d'or et pour cent écus de plumes à son chapeau[33]. Autour de lui cavalcadait un état-major napolitain multicolore, galonné, empanaché à l'image du maitre, riant, criant, caracolant, rutilant. A côté de tous ces polichinelles, vêtus à la mousquetaire, Miollis, avec sa figure couturée et son habit toujours simple, faisait assez triste figure. Murat, enchanté, montrait dans de larges sourires ses belles dents blanches, étalant le long des voies romaines, avec un vrai transport et beaucoup de grâce, sa noblesse théâtrale.

A la porte Saint-Jean, en l'absence de Braschi alors à Paris, Buoncompagni l'avait harangué ; le roi s'était montré sensible à l'hommage d'un homme dont précisément il détenait un des duchés, Sora. Il alla loger, en remontant le Corso, au palais Borghèse, que lui prêtait le prince Camille, son beau-frère. C'est là que, le lendemain, il reçut, toujours fastueux, avenant, condescendant et emphatique, les députations, les autorités françaises, les officiers, les sénateurs qui n'étaient point encore déchus. Il avait même émis la singulière prétention d'y voir accourir les quelques cardinaux, alors encore à Rome, dont il se disait fort estimé, et, de fait, il semble bien qu'il fallut quelque courage à Consalvi pour résister aux mille avances dont Murat le combla[34].

Le même jour, il passa les troupes en revue sur la place Saint-Pierre : l'ombre de ce monument ne lui paraissait point écrasante, car, devant le grand Saint-Pierre, le grand Joachim parut dans l'éclat stupéfiant d'un costume où à la pompe d'un roi Napolitain, s'alliait la fantaisie d'un écuyer de cirque, plumes en cascade, torsades d'or, pelisse fourrée, galonnée, sabre turc, cheval au harnachement étincelant. Miollis lui ayant présenté les troupes, il eut un sourire pour chaque corps et particulièrement pour la troupe romaine composée de soldats pitoyables, mais de précieux citoyens ; puis il alla visiter le château Saint-Ange où, quatre ans plus tard, il devait tenir assiégé le général qui, toujours assez froid, l'accompagnait en sa tournée.

On illumina, ce soir du 11, la coupole de Saint-Pierre, cependant qu'au théâtre Valle, un gala groupait sous les yeux ravis du roi les plus grands noms et les plus belles épaules de Rome : il se montra aussi sensible aux charmes de l'amour qu'aux séductions de l'orgueil.

Aussi le vit-on se prodiguer, le lendemain, au cours d'un bal offert par Miollis au palais Doria, auprès des patriciennes enchantées et peut-être égayées. Le mousquetaire se fit troubadour ; il plut. Miollis lui-même se laissait dérider. Tournon restait sous le charme. Le nouveau préfet de Rome accompagna le roi à Civita Vecchia, le ramena à Rome où une nouvelle fête au palais Doria lui permit d'exercer sa séduction sur les représentants des deux départements. Après un dîner de quatre cents couverts, un feu d'artifice sans précédent embrasa le palais, à la grande joie du peuple qui cria : Bravo ! Murat prit le mot pour lui, cessa un instant de danser et salua le peuple amusé.

Il se prodigua le lendemain, visita les musées du Vatican, se rendit chez Canova. Le sculpteur, croyant lui plaire, lui fit les honneurs de la statue presque achevée de l'Empereur ; sans méchantes intentions, il lui montra le médaillon qu'il venait de dessiner où, au revers de l'effigie impériale, un aigle prenait son vol la couronne d'Italie entre ses serres, avec la devise : Dieu me l'a donnée, gare à qui la touche ! Murat comprit-il l'avertissement ? Il repartit grisé d'encens et d'ambition.

***

A l'entendre, un seul de ses regards avait tout à la fois séduit, converti, bouleversé Rome, donné du cœur à la Consulta et enflammé ses sujets. Vingt-quatre heures après son arrivée, sortant du gala de l'Opéra, il laissait, dans une de ces lettres fantastiques, qu'au risque d'une rebuffade il écrivait parfois à l'Empereur, déborder une joie délirante : Rome était à ses pieds, il la mettait aux pieds de l'Empereur. Son arrivée avait produit une véritable secousse ; sa satisfaction le rendait indulgent : les membres de la Consulta étaient des gens de mérite et de probité, mais froids ; il leur manquait un chef à poigne ; Salicetti lui paraissait plus que jamais le seul qui pût gouverner Rome ; du reste, toujours rusé, il ne veut point effaroucher l'Empereur, feint la modestie. Je n'ai entendu que les cris de Vive l'Empereur ! Il faut battre le fer ; Salicetti s'impose ou, à son défaut, Maghella ou Olivetti à la police.

La coterie s'exclame avec un enthousiasme démesuré : une étincelle électrique a rallumé l'espérance dans tous les cœurs ! l'accueil fait à toutes les classes par l'irrésistible Joachim a effaré jusqu'aux dernières traces de l'excommunication du pape. On demande une cour à Rome avec un prince qui la vienne tenir de temps à autre ; c'est le mot d'ordre, c'est le refrain. Salicetti gouvernant Rome, Murat y viendra tenir la cour : puisqu'il emporte les cœurs, pourquoi ne lui point faire cadeau de ces quelques cent mille âmes ?

Napoléon répondra .qu'il entend bien qu'il y ait une cour à Rome plus brillante et dépensant plus d'argent que celle du pape[35], mais il laissera en blanc le nom du prince qui s'en viendra présider cette cour au Quirinal. Le séjour fastueux de Murat à Rome, l'enthousiasme qu'il assure avoir provoqué, la séduction qu'il paraît effectivement avoir exercée, sont autant de motifs pour Napoléon d'écarter l'idée que toute une coterie veut lui imposer. Murat, lieutenant-général de l'Empereur à Rome, ne garde même pas au delà de l'hiver de 1809-1810 ce titre d'ailleurs vague et platonique. Il ne doit rester qu'un brillant visiteur. Un mois après sa visite, une mystérieuse et terrible catastrophe lui enlevait l'agent principal de l'intrigue romaine : Salicetti mourait, le 12 décembre 1809, d'une mort foudroyante dont l'artificieux Maghella seul eût pu sans doute livrer le secret[36]. La politique de Murat à Rome en resta paralysée pour de longs mois.

***

La Consulta continua à régner. L'Empereur ne lui avait point ménagé les signes de son mécontentement. Le 7 septembre, il avait chargé le duc de Gaëte de lui exprimer les sentiments qu'inspiraient au maître, et la lenteur de la liquidation, et l'initiative trop hardie qu'en certains cas le gouvernement de Miollis lui paraissait avoir prise[37]. Le général, prenant les devants, s'était défendu, arguant de la tâche ingrate qu'avait assumée la Consulta placée dans un centre d'oppositions les plus difficiles à vaincre[38]. Ce plaidoyer avait adouci l'Empereur ; les plaintes venaient d'un petit clan dont les visées étaient évidentes ; on ne songeait à écarter Miollis que pour introniser Salicetti. L'Empereur n'en voulait pas. Napoléon commençait à entrevoir de grosses difficultés ; il savait qu'il allait, par des mesures qu'il jugeait nécessaires, en créer d'autres. Il lui convenait que ce comité à cinq têtes endossât quelque temps encore les responsabilités. Ayant songé un instant à Bernadotte, Gascon à opposer à l'autre Gascon de Naples, il l'écarta[39] ; il ne songea jamais à Arrighi, duc de Padoue que la bande corse, faute de Murat, prônait à tout venant[40]. Le 7 novembre, il prorogea par décret les pouvoirs de la Consulta, au grand mécontentement des amis de Murat : les espérances des Romains, écrivaient-ils, s'en trouvaient attiédies[41].

Il se contenta d'exhorter Miollis à la fermeté[42] : peu lui importait que ce général obscur assumât une impopularité dont il se riait, si lui-même était appelé, par la suite, après tant de rigueurs, à paraître à Rome en maitre qui triomphe et en père qui console[43].

 

 

 



[1] Napoléon à Gaudin, 29 juin 1809, Correspondance, n° 15471.

[2] Procès-verbaux des séances de la Consulta, juin-août 1809, AF IV 1715, et Journal du Capitole, juillet 1809.

[3] Fête du 15 août 1809 ; SILVAGNI, t. II, p. 655-657 ; Journal du Capitole, 12-20 août 1809 ; Miollis, 18 août 1809, AF IV 1715 ; L'inspecteur de la gendarmerie impériale à Fouché, 29 août, F7 6529 ; Dossier des prêtres de Saint-Louis déportés le 14 août, F7 8887, dossier 1133 ; ALBERTI, 17 août, CANTU, cité.

[4] ALBERTI, cité.

[5] Pensées sur Rome française ; la Ville libre impériale (papiers inédits du baron de Tournon) ; Mémoires inédits du baron de Tournon.

[6] Mémoires inédits de Tournon.

[7] Procès-verbaux de la Consulta, 1er août, 8 août ; Miollis à l'Empereur, 7 août ; Gaudin à l'Empereur, 19 août 1809, AF IV 1715 ; Journal du Capitole, 9 août 1809 ; Rapport sur l'attribution du Capitole à la commission administrative du Sénat, 27 janvier 1810, F1e 101, dossier 4.

[8] A Gaudin, 10 septembre 1809 (LECESTRE, p. 361, n° 522).

[9] A Gaudin, 10 septembre 1809 (LECESTRE, p. 361, n° 522).

[10] Mémoires inédits de Tournon.

[11] Journal du Capitole du 4 novembre 1809 ; Rapports sur les attributions de la commission administrative, F1e 93, 2e dossier.

[12] Journal du Capitole, 16 avril 1810.

[13] Diaire de Benedetti, 28 avril 1808, SILVAGNI, t. Ier ; Mémoires inédits de Tournon ; Janet, 22 octobre 1810 (papiers du baron Janet, Archives des affaires étrangères) ; Eugène à Napoléon, 29 août 1809 ; AF IV 1715 ; Note sur le maire de Rome, et Tournon, 10 octobre 1812, F1b II, Rome, 2.

[14] MASSON, Napoléon et sa famille, t. III, p. 56-57.

[15] Mémoires inédits de Tournon ; Norvins, 27 mai 1811, F7 6532.

[16] Ortoli à Testi, 18 avril 1810, CANTU, p. 403 ; Mémoires inédits de Tournon ; Eugène à Napoléon, 29 août 1809, AF IV 1715.

[17] Mémoires inédits de Tournon.

[18] Ortoli, 22 mars 1810, Archives des affaires étrangères, Rome, 944.

[19] Norvins à Anglès, 2 août 1811 ; Norvins à Desmarets, 18 avril 1811, F7 6531.

[20] Miollis à Savary, 11 septembre 1811, F7 6531 ; Janet, 22 août 1810, papiers Janet, Archives des affaires étrangères ; Mémoires inédits de Tournon.

[21] Sur ces incidents relatifs à la députation : Miollis, 4 août 1809, AF IV 1715 ; Eugène à Napoléon, 29 août 1819, AF IV 1715 ; Miollis, 19 octobre 1809, au Bulletin du 8 mars 1810, AF IV 1508 ; Notes sur la députation. juillet 1809, AF IV 1715 ; Procès-verbaux de la Consulta, 6 et 8 août 1809. AF IV 1715 ; Gaudin à l'Empereur, 4 novembre 1809, AF IV 1715 ; Braschi à Degérando, 1er décembre 1809, F1e 93, dossier 2 ; Alberti, 24 juin 1809. CANTU, p. 377 ; Ortoli, 5 août 1809, CANTU, p. 384 ; Alberti, 7 août 1809, 9 août 1809, 12 août 1909, 16 août 1809, 25 août 1809, CANTU, p. 385-387.

[22] Harangue aux députés romains, 16 novembre 1809, Correspondance, n° 16007.

[23] Journal du Capitole, 11 novembre 1809 ; Correspondance des sous-préfets, octobre 1809, F1e 140.

[24] Murat à l'Empereur, 20 juin, 31 août 1809, ministère de la guerre, armée de Naples.

[25] Murat à Napoléon, 7 septembre 1809, AF IV 1685.

[26] Ortoli, Archives affaires étrangères, Rome, 492, f. 148.

[27] Salicetti à Fouché, 10 juin 1809, F7 6531.

[28] Il était fils du célèbre antiquaire et, ayant été compromis dans les événements de 1798, avait vécu exilé à Paris. (Note sur les fonctionnaires de Rome, F1b II, Rome, 1.)

[29] Ortoli, 21 février 1810, Archives des affaires étrangères, Rome, 944.

[30] Ortoli à di Gallo, 1er novembre 1809, copie AF IV 1715.

[31] Avis de la municipalité, placard imprimé, F1e 140 ; Piranesi à Gerando, 9 novembre 1809, F1e 140.

[32] Mémoires inédits de Tournon.

[33] Il faut rapprocher de la description de Tournon les lettres où Hue de Grosbois décrit en novembre 1810 le costume fantastiquement somptueux que revêt Murat pour la chasse : Louis XIII, dit Tournon, François Ier, dit Hue de Grosbois ; Franconi résume assez bien l'impression finale.

[34] Sur Murat à Rome : Tournon à ses parents, 23 novembre 1809 (papiers inédits) ; Murat à Napoléon, 11 novembre, AF IV 1715 ; X. Serofani à Fouché, 17 novembre, F7 6531 ; Mémoires inédits de Tournon et de Miollis ; Journal du Capitole, 11-19 novembre 1809, n° 58-62 ; G. PEPE, Mémoires, p. 113 ; CONSALVI, t. II, p. 157.

[35] A Murat, 23 novembre 1809, Correspondance, 10024.

[36] Cf. la lettre affolée de Murat et les rapports joints, 13 décembre 1809, AF IV 1685.

[37] A Gaudin, 7 septembre 1809, Correspondance, 15767.

[38] Miollis à Gaudin, 4 septembre 1809 ; Gaudin à l'Empereur, 7 octobre 1809, AF IV 1715.

[39] PINGAUD, Bernadotte, p. 92.

[40] Olivetti, Ortoli, Serofani, Salicetti dans leurs rapports cités de 1809.

[41] Ortoli, 23 janvier 1810, Archives des affaires étrangères, Rome, 944.

[42] A Gaudin, 22 août 1809, Correspondance, 15696.

[43] Aux députés romains, 16 novembre, Correspondance, citée ; A Murat, 23 novembre, Correspondance, 10024.