LA ROME DE NAPOLÉON

LIVRE PREMIER. — L'ÉTAT ROMAIN EN 1809

 

CHAPITRE PREMIER. — LE PAYS.

 

 

I. — Les États romains dans l'été de 1809. — Amputations qu'ils avalent subies. — Unité de la région ombrio-romaine. — Les Apennins. — Le bassin du Tibre. — L'Ombrie. — La province romaine. — La région du Cimino. — Les marais Pontins. — Conséquences de cette situation géographique. — L'État vulnérable : Rome est toujours à la merci d'un voisin.
II. La situation économique. — Obstacles à une grande culture : le sol, les travailleurs, les cultures locales. — L'Agro Romano et la grande propriété : les marchands de campagne. — Le climat explique l'apathie. — L'industrie végète : les fabriques des provinces, l'art industriel à Rome, ateliers de camelotes. — Maigre commerce. — Ni canaux, ni bonnes routes, ni grand port. — Les monopoles : la réglementation du commerce. — Absence de capitaux disponibles. — Dispositions du gouvernement peu favorables au développement économique.
Les États romains ne constituent, ni par leur position géographique, ni par leur situation économique, un lot enviable.

 

I

A l'heure où, de concert, le canon du château Saint-Ange et la cloche du Capitole portaient au loin l'annonce de l'annexion définitive de Rome à l'Empire, l'État pontifical ne présentait plus, il s'en fallait, l'étendue, somme toute, considérable, qui en faisait, douze ans auparavant, la principauté la plus importante, après les Deux Siciles, de l'Italie morcelée.

En 1797 encore, la puissance du Siège romain s'étendait bien au delà des limites de la vallée du Tibre, bien au delà même des Marches qui, le long de l'Adriatique, de Fermo à Pesaro, donnaient à l'État romain un littoral précieux dont Ancône était la métropole ; le drapeau de Saint-Pierre flottait alors sur Ravenne, Bologne, Ferrare, jusqu'aux frontières de la république de Venise.

Le traité de Tolentino avait, en 1797, dépouillé le Saint-Siège de son territoire septentrional, de ces trois Légations si longtemps convoitées par leurs voisins du nord, et l'avait, partant, confiné au sud du Métaure. Onze ans après, quelques mois à peine avant la réunion de Rome à l'empire français, l'empereur avait, d'un trait de plume, et sans accord préalable, réuni au royaume d'Italie les Marches adriatiques, occupées d'ailleurs depuis de longs mois par ses troupes, et fait rétrograder encore à l'ouest des Apennins la puissance pontificale, condamnée à disparaître promptement.

Ainsi amputé, l'État romain y avait au moins gagné une certaine unité. Quiconque, en effet, parcourt ou simplement étudie l'Apennin romain, s'aperçoit aisément qu'il offre du côté des Marches une pente extrêmement rapide, formant ainsi une véritable muraille qui, parallèle à l'Adriatique, détache très nettement de l'Ombrie, haute vallée du Tibre, les territoires d'Urbin, d'Ancône et de Macerata. De cette muraille coulent à l'est les rivières rapides, dont les vallées étroites entament seules la masse imposante qui s'étend du Monte Comero aux montagnes de la Majella. Ces vallées encaissées divisent l'Apennin en massifs distincts : au nord se dressent les Alpe della Luna qui, s'abaissant brusquement vers le sud, présentent une première brèche qu'utilise l'antique voie Flaminienne, grande route menant du littoral, de Fano, à Pérouse, cœur de l'Ombrie. Au sud de cette brèche, le Monte Catria dresse immédiatement ta masse, haute de 1700 mètres ; et si, à partir de ce sommets, les Apennins, subdivisés en chaînons, forment jusqu'à la Majella un dédale assez confus, le caractère persistant du système est de présenter toujours à l'est, sur son versant adriatique, cette 'déclivité brusque que nous signalions à l'instant. Les brèches qui coupent ces murs n'ouvrent que d'étroites portes entre l'Ombrie et les Marches : leur aspect, vu de la côte adriatique, est, toutes proportions gardées, celui que présentent les Alpes aux pentes abruptes considérées de la plaine lombarde. Les Abruzzes qui, vers le sud, font suite aux Apennins, participent à ce caractère, séparant très nettement de l'État romain les territoires alors napolitains d'Ascoli, Teramo et Chiée. La chaîne constitue donc bien du nord au sud un mur dressé vers l'Orient, transformant ainsi en une citadelle, de ce côté assez inaccessible, la région ombrio-romaine.

Sur le versant occidental, la disposition des chaînons est tout autre. De même que les Alpes, qui dominent de si haut la vallée du Pô, offrent sur leur versant septentrional une pente plus douce et des gradins mieux ménagés, la masse Apennine qui, après le Catria, présente, grâce à ses ramifications, une largeur moyenne de douze lieues sur une longueur de cinquante, s'incline d'une façon capricieuse, mais généralement graduelle vers la plaine romaine. Des chaînons parallèles, assez comparables parfois à ceux du Jura, se succèdent de l'est à l'ouest, entre lesquels s'insinuent des rivières au cours tourmenté, qui, coulant en général du nord-est au sud-ouest, creusent ainsi des vallées dont le thalweg s'oriente assez lentement vers la vallée centrale du Tibre.

Le Tibre constitue en effet le centre de ce réseau. Depuis l'annexion des Marches à l'Italie, l'État romain était exclusivement réduit à ce bassin du Tibre, sauf au nord où la vallée de la Marta, séparée par de basses collines de celle du Tibre, formait un petit bassin indépendant, et au sud où les marais Pontins et les montagnes qui les dominent, constituaient une région assez distincte, mais peu étendue, sur laquelle nous aurons à revenir.

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La vallée du Tibre peut se diviser en deux parties distinctes. De l'humble et charmant recoin du Monte Fumaiolo, où deux ruisselets, le vene del Tevere, disait un habitant à un aimable voyageur[1], se réunissent pour former le mince cours d'eau ; à son confluent avec l'importante Nera, le Tibre, à travers le plateau incliné, coule à la fois rapide et étroit, modeste rivière qui roule — ce qui étonnera ceux qui ne l'ont vue qu'à Rome — des eaux claires, aux pieds de pittoresques et illustres cités, à travers ce pays enchanteur, l'Ombrie. La source gazouillante est encore en territoire toscan ; mais la première ville qu'arrose la rivière, Citta di Castello où nous mènerons parfois le lecteur, est ombrienne. La frontière des États romains se trouvait à quelques lieues au nord de l'ancien fief des Vitelli. A une petite distance, sur un des premiers affluents, l'Asino, s'élève Gubbio, dominé par la masse crénelée de son palais consulaire. C'est déjà la véritable Ombrie, où la richesse des monuments se marie à l'incomparable grâce des sites. Jusqu'à Pérouse, la rivière coule entre les collines harmonieuses qui, jadis, nous ont si souvent enchantés ; sur chacune un bourg dresse tantôt un palais gothique, tantôt une église aux peintures charmantes. Pérouse, la ville intellectuelle et le centre artistique de l'Ombrie, domine et commande le fleuve ; mais, à quelques lieues en aval, il débouche dans un premier bassin où le Topino lui apporte les eaux de la plaine de Foligno, les ondes du Clitumno, le plus vivant cristal où nymphe vint jamais se baigner, et les ruisseaux coulant du délicieux Assise.

Engagé de nouveau dans un défilé d'ailleurs peu abrupte que commande Todi, le fleuve est brusquement détourné de la direction est-ouest par la Paglia, lui apportant les eaux d'Orvieto qui, à peu de distance, dresse sur son rocher de tuf sa célèbre cathédrale. Coulant alors du nord au sud, le Tibre longe à l'ouest la d'aine volcanique qui le sépare du lac de Bolsena, et précipite ses eaux jusqu'à Orte, où il entre en territoire romain proprement dit et en plaine. C'est là que son cours change nettement de caractère : outre que sa pente s'adoucit, il vient de recevoir la Nera, qui, supérieure par le débit de ses eaux, donne à boire au Tibre. Ainsi grossie des eaux de l'ancien bassin du Velino, la rivière passe aux pieds de Terni et de Narni, séparée par des collines peu élevées du site escarpé de Spoleto. La limite entre l'Ombrie et la province romaine suivait le cours très capricieux de la Nera. Les vallées du haut Tibre et de ses affluents l'Asino, le Topino, la Paglia, celle de la Nera, Citta di Castello, Gubbio, Citta della Pieve, Pérouse, Assise, Foligno, Spoleto, Orvieto, c'est l'Ombrie, terre bénie où tout est en harmonie : le ciel à l'azur si doux, le site aux nuances si fondues, le caractère si humain des habitants, l'art qui, à toutes les époques, a rempli de monuments admirables, temples, palais, églises, tours, orné de sculptures imposantes et couvert de peintures suaves des villes que, par ailleurs, signalaient tant d'illustres souvenirs, la piété d'un pays où la mémoire du Poverello impose aux moins dévots l'admiration et presque l'attendrissement, terre ombrienne où le beau et le bien ont trouvé leur incarnation supérieure, Vanucci le Pérugin et François d'Assise.

C'est à cette région, qu'épris d'un passé guerrier que les habitants ne se rappelaient plus guère, les nouveaux maîtres de Rome allaient imposer un nouveau vocable : département de Trasimène, souvenir de terrible carnage.

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Entré en plaine, le Tibre coule dans un bassin assez large dont Rome occupe le centre : ce bassin, les vallées affluentes, celles de l'Anio ou Teverone à l'est, du Velino et du Tarano, affluents de gauche de la Nera, plus au nord, constituent la province romaine proprement dite. Adossée à l'Abruzze, elle descend par des gradins vers la campagne où, presque au niveau de la mer, Rome s'est bâtie. Une chaîne d'origine nettement plutonienne s'est interposée entre la masse jurassienne des Apennins et la Méditerranée, suivant une direction parallèle aux montagnes et à la mer, du Monte Amiata aux monts Albains ; seul le Tibre, par sa bande d'alluvions, rompt d'instable façon cette ligne volcanique : le terrain même de la campagne romaine est formé de débris ignés, cendres agglutinées où se sont creusées les catacombes, et des traînées de lave ont coulé en des temps reculés jusque dans les environs de la future Rome, puisque le célèbre tombeau de Caecilia Metella, au bord de la Voie Appienne et aux portes de la cité, est bâti sur une de ces coulées volcaniques. Du nord au sud, des lacs dont l'origine plutonienne ne peut faire doute, lacs de Bolsena, Bracciano, Vico, Albano et Nemi, cratères plus ou moins larges, jettent une note parfois grave dans ce pays qu'on se figure aisément riant. Il semble, en vérité, que la nature ait voué à des révolutions redoutables, qui sans doute ne sont point closes, cette région où, d'autre part, la destinée a, depuis tant de siècles, fomenté l'agitation et semé le trouble. Rome, à deux reprises maîtresse du monde avec les Césars et les Papes, a toujours vacillé sur sa base, et nous verrons au cours de cette étude plus d'un tremblement de terre agiter le sol et les esprits.

Entre cette barrière volcanique et les Apennins, des rivières coulent qui, par des percées ou des chutes violentes, rejoignent le Tibre après d'assez longues pérégrinations. La Néra lui apporte en effet des eaux qui, sorties des monts Sabins, le Tarano, le Salto, ont dû faire du sud au nord un assez long trajet pour venir grossir dans la plaine du Velino la Néra aux eaux abondantes. La métropole de cette vallée est Rieti, vieille ville qui comptait, en 1809, huit mille âmes, et sa partie la plus pittoresque cette formidable chute de Terni où le bassin du Velino, lac fermé jadis, se déverse dans la Néra par un émissaire creusé par les Romains.

Le Teverone ou Anio n'est, dans son cours moyen, séparé des sources du Tarano que par une étroite chaîne. Tandis que le Tarano porte, vers le nord, à la Nera les eaux de la Sabine, 1'Anio en porte d'autres à l'est vers le Tibre lui-même. Son eau est violente : le site étrangement sauvage de Subiaco, illustré par la célèbre retraite de saint Benoît et le monastère habité par ses fils, domine l'eau écumante du torrent encore près de sa source ; mais c'est à Tivoli que, franchissant d'un bond formidable la barrière volcanique des monts Sabins, la rivière forme les célèbres cascades dont la blanche vapeur enveloppe le temple de Sibylle. Il rejoint le Tibre aux portes mêmes de la Cité éternelle et à quelques lieues par conséquent de l'embouchure du fleuve. La région est trop connue pour que nous ayons lieu de nous y arrêter : l'immense campagne romaine, à la morne majesté, enveloppant de sa solitude la grande ville aux murs roux, s'étend jusqu'à la mer aux côtes de marécage et de sable. Le Tibre vient épancher là ses eaux jaunies qui sont sorties, cent lieues plus haut, si claires et si bleues, des Alpes de la Lune.

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Ce bassin du Tibre constitue donc la très grande partie du territoire romain, Ombrie, Latium, Sabine, Campagne. Deux régions complétaient les États de l'Eglise en 1809, l'une au nord, l'autre au sud.

La partie septentrionale, isolée du bassin tibérin par les Monts Cimino, a pour centre le lac de Bolsena ; dominé au nord par l'antique ville étrusque qui lui a donné son nom, au sud par le site escarpé de Montefiascone, le lac envoie directement à la mer proche son émissaire, la Marta. Ce cours d'eau n'est qu'un des six ou sept qui, à travers une pente pierreuse, coulent vers la Méditerranée, du Tafone qui traçait, en 1809, la frontière romano-toscane, jusqu'à l'Arrone qui se jette dans la mer à quelques lieues au nord de l'embouchure du Tibre. Le noyau trachytique de la Tolfa, massif avancé du Cimino, domine toute cette région : à ses pieds s'est creusé le port de Civita Vecchia, le seul qui eût alors quelque importance. Entre les deux lacs de Bolsena et de Bracciano, Viterbe s'érigeait, la ville aux belles fontaines et aux belles filles, véritable métropole du pays, puisqu'elle comptait alors douze mille âmes, au centre d'un pays exceptionnellement riche.

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Enfin, au sud du bassin du Tibre, s'étendaient les Marais Pontins dominés par les Monts Lepini, et au sud-est, creusée entre ces montagnes et les Abruzzes, la vallée du Sacco. Entre la chaîne calcaire des Lepini et la mer se déroulait ce lamentable désert des marais Pontins qui, en dépit des derniers travaux de Pie VI, restait livré aux ravages des eaux extravasées, vaste marécage en train d'enliser les ruines des anciennes villes désertées. Dans cette région maudite, point de cités importantes, en dépit des prétentions de Piperno, prudemment juchée sur son mamelon : à l'extrémité méridionale, au sud de la masse isolée du Circeo, s'est bâtie la charmante ville de Terracine, avant-poste de la riche Terre de Labour qui, province napolitaine, commence à quelques lieues au sud du joli port romain aux maisons blanches.

La vallée du Sacco présente un autre caractère. Cette sauvage région sud-orientale qui, de 1809 à 1814, inspira aux Français de si constants soucis, est le siège principal du brigandage romain. Anagni, cité aristocratique, ne fera à l'empire qu'une opposition de gens civilisés, mais Ferentino, Alatri, Frosinone, cités de montagnards insoumis, pratiqueront avec l'arrondissement tout voisin de Velletri un échange de brigands d'autant plus insaisissables, que cette région, dédale de vallons boisés et de maquis inextricables, favorise toutes les entreprises, et que le Sacco lui-même, après avoir dessiné entre les Abruzzes et les Lepini sa charmante vallée, s'en vient rejoindre le Liri, rivière napolitaine, ouvrant ainsi aux bandits sur le royaume voisin une porte de sortie et de rentrée dont, nous le verrons, ils useront fort libéralement.

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C'était d'ailleurs la faiblesse de cet État romain : sa constitution géographique l'exposait, sans défense naturelle, aux entreprises hostiles, et il fallait vraiment le respect religieux qu'avaient presque constamment inspiré ses maîtres, prêtres et pontifes, pour que, depuis longtemps, il ne fût pas devenu la proie de voisins plus forts. Si, du côté de l'est, il était protégé par le mur abrupte qui le coupait des Marches, du côté du nord presque aucune frontière naturelle ne le séparait de la Toscane, soit qu'un corps franchit l'insignifiant Tafone, soit qu'il pénétrât par le haut Tibre en Ombrie : mais c'était surtout du côté du sud, que la nature le livrait aux entreprises des maîtres de Naples : ceux d'entre nous qui ont pédestrement passé de la plaine Pontine à la Terre de Labour et de Terracine à Gaëte, savent bien qu'aucun obstacle naturel ou artificiel n'y fait soupçonner une frontière ; la vallée du Sacco, par ailleiirs, était, nous l'avons dit, une porte ouverte sur le royaume de Naples ; tandis qu'un corps napolitain — l'expérience allait en être plusieurs fois faite de 1809 à 1814 au profit, puis aux dépens de l'empereur — pouvait être en trois heures à Terra sine et en deux jours à Rome, il était facile à de hardis partisans, dédaignant la Voie Appienne, d'investir Frosinone en peu de temps par le Liri et le Sacco. Enfin une côte plate considérablement étendue, où expirait une plaine en grande partie déserte de Terracine à Civita Vecchia, sans défense naturelle sauf le Circeo et la Tolfa, était propice aux débarquements des moindres corsaires, aux insultes possibles d'une flotte hostile et aux descentes plus sérieuses même d'un ennemi résolu. Rome était, à tant d'égards, la capitale la plus exposée de l'Europe à un coup de main, qu'il vint de la mer ou de la terre, de Florence ou de Naples ; depuis que, tour à tour, Allemands du nord et Normands de Naples y étaient si subitement apparus au onzième siècle, jusqu'à l'époque récente où les soldats de la République française sous Berthier et les soldats de Naples, quelques mois après, y avaient opéré de si faciles incursions, Rome avait fait l'expérience des promptes invasions auxquelles l'exposait une position naturelle qu'aucune précaution militaire, nous le verrons en son lieu, n'était en outre venue corriger. Ce morceau de territoire, que l'Empire s'annexait, était, au point de vue militaire, d'un poids assez lourd, puisqu'il eût fallu contre des invasions, qu'aussi bien on ne voulait pas prévoir, élever forteresses, murailles, batteries et retranchements.

On n'y songeait point : l'annexion fut purement administrative. De cette province, dernier débris de la principauté ecclésiastique, deux départements allaient être formés. La vallée du haut Tibre, constituant avec ses affluents la province d'Ombrie, allait devenir le département de Trasimène ; du bassin romain, flanqué au nord par la région du Cimino, au sud par celle des Lepini, au sud-est par les vallées du Teverone et du Velino, on formera le département du Tibre, plus tard de Rome.

 

II[2]

Réduit à ces deux provinces, l'État romain ne constituait pas non plus, à un autre point de vue, un lot très enviable pour qui eût rêvé riche conquête et grasse proie.

Si l'Ombrie présentait une apparence de prospérité, elle était, elle est encore d'un médiocre rapport. La moindre partie de la Toscane est plus riche que ce jardin harmonieux. Et si de l'Ombrie, on passe au pays romain, on constate, à l'heure présente encore, qu'il forme, au centre de l'Italie, à égale distance de l'opulente Sicile et de la féconde Lombardie, entre la fertile Toscane et la nourricière Terre de Labour, un îlot dont la stérilité — à quelques exceptions près — frappe le voyageur le moins attentif aux phénomènes économiques. En dépit du progrès, la campagne romaine reste improductive, et la montagne qui, de tous les côtés, enserre le bassin du Tibre, n'est point pour procurer au maître de Rome des compensations aux déboires que, depuis longtemps, lui prodigue cette campagne inféconde. Sans doute la chaîne volcanique qui court parallèlement aux Apennins et le terrain même de la campagne, faits de débris ignés et d'alluvions fluviales, offriraient à une exploitation intensive ou simplement persévérante un champ singulièrement plus riche qu'on ne le pense communément : sans doute la région Pontine, rendue à la culture par un dessèchement définitif, pourrait, d'après certains calculs qui paraissent fondés, devenir le grenier de Rome ; mais, même cultivés, ces morceaux de terre ne constitueraient qu'une fort petite partie de l'État romain de 1809. Le calcaire infécond couvre les trois quarts de la province : ces montagnes ont livré aux Romains le travertin et le marbre dont ils ont si largement usé, tandis que la chaîne volcanique leur fournissait la pouzzolane et le peperin ; mais ce sol de pierre, dont la ville monumentale est ainsi sortie, offre par ailleurs peu de prise à la culture ; le pis est que, sauf en ces carrières, ces montagnes si arides n'offrent même pas les ressources d'une active exploitation minière : les mines de plomb et d'alun de la Tolfa, les gisements de fer oxydé de Monte Leone et de Guercino semblaient, en 1809, avoir livré à une exploitation, d'ailleurs depuis dix ans en décadence, les trésors uniques et, en dernière analyse, fort maigres du sol romain.

Que le pays fût totalement dépourvu de cultures, c'est ce que n'affirmaient point les rapports les plus pessimistes. On eût trouvé de Cittedi Castello à Anagni toutes les cultures ou peu s'en fallait : le blé couvrait environ, dans le seul département du_ Tibre, deux millions deux cent quatre-vingt-un mille six cents hectares : les oliviers de Tivoli et autres lieux donnaient d'excellente huile, et Pie VI avait naguère prodigué ses encouragements à cette culture : les vignes d'Orvieto et de Montefiascone fournissaient aux amateurs la délicieuse moscatella que l'on sait, les ceps de Marino, Frascati, Corneto, Canino, les espaliers de Velletri, les berceaux de Tivoli un vin un peu plus âpre, mais assez abondant ; il y avait des mûriers à Palestrina, à Anagni, à Rieti, à Zagarolo et si les arbres à fruits étaient fort mal cultivés, on n'en récoltait pas moins d'appréciables châtaignes à Soriano, Canepina, Rocca di Papa, etc. Les forêts dévastées qu'on rencontrait au versant des montagnes pouvaient, plus sagement aménagées, fournir des bois en certaine quantité. Mais c'était là des cultures petites et morcelées, des ressources localisées et, somme toute, comparées à l'étendue du pays, très mesquines. La grande culture n'existait pas, n'existe pas encore en pays romain et nous verrons la curieuse tentative, faite par les agents de l'empereur pour transformer en colonie agricole l'Agro Romano, échouer devant les obstacles qu'opposent à la culture, sur un terroir peut-être favorable, les surprises du climat et l'indolence de la population.

L'Agro Romano, qui se peut estimer à cent vingt-six mille hectares, était la propriété de cent treize familles : les seuls Borghèse en possédaient vingt-deux mille hectares, les Sforza Cesarini onze mille, les Patrizzi cinq mille huit cents ; il s'y trouvait quatre cent seize fermes ; bien entendu, on n'y avait jamais vu, dans ces fermes, ni un Borghèse ni un Sforza : c'est à peine si un Patrizzi, plus humble patricien, y venait parfois jeter un coup d'œil. Un système de fermiers et de sous-fermiers aboutissait à livrer l'exploitation, moyennant bail à longue échéance, aux marchands de campagne, personnages d'extraction fort basse et de fortune vite arrondie, qui, sur ces terres, assuraient aux fermiers et aux propriétaires des revenus fixes et fort peu considérables ; leur corporation qui, en 1809, comptait environ cent cinquante membres, tenait toutes les terres, des frontières de la Toscane à celles de Naples. Moins soucieux d'expériences agronomiques que de spéculations mercantiles, ces parvenus préféraient aux cultures hasardeuses, que leur eussent prônées des économistes éclairés, les pâturages où s'élevaient des troupeaux dont l'exploitation était plus immédiatement rémunératrice. Aussi bien toute culture se trouvait intermittente et restreinte par ce fait que les gens du pays, traditionnellement apathiques, refusaient de cultiver et laissaient à des voisins étrangers le monopole du travail agricole.

Le climat, à dire vrai, excusait leur paresse, obstacle à une culture très méthodique. Le sirocco, haleine saharienne, brisait les énergies ; les orages, fréquents de juin à septembre, ravageaient parfois le pays ; la sécheresse était, en thèse générale, effrayante en juillet ; novembre était pluvieux, et aile froid n'était jamais excessif, ce n'était cependant pas avec une absolue sécurité que le fermier pouvait braver la gelée : ce n'est point seulement dans la montagne que la glace couvre parfois les lagons. La malaria par surcroît dépeuplait la plaine, rendant inhabitables jusqu'à des quartiers de Rome, forçant les bergers à se réfugier avec leurs troupeaux dans la montagne, fièvre qui empoisonne à jamais le sang, jaunit le teint et rompt les membres, démoralise, anéantit une population.

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Si l'économiste physiocrate, disciple de Quesnay, eût trouvé fort à redire à la façon dont, en ce siècle des lumières, la terre était traitée en pays romain, les partisans du régime industriel n'avaient pas lieu d'être plus satisfaits. Certes le baron de Tournon peut nous énumérer, avec une complaisance un peu naïve, les toiles fabriquées à Viterbe, Vetralla, Magliano, Palestrina, Marino avec le chanvre et le lin, produits du sol romain : mais l'énumération est courte, et, tout optimiste qu'il soit, le statisticien doit convenir aussitôt qu'en 1809, à la vérité, l'art du tissage était à ce point grossier, que les habitants ignoraient encore l'existence de la navette volante. En dépit des efforts, un peu timides, de Pie VI, la fabrication du coton avait échoué[3]. Maigres fabriques de papier, petits moulins à huile, savonneries aux détestables produits, occupaient à peine trois ou quatre cents hommes. On ne filait la laine que chez les paysans : le filage de la soie était médiocre, à deux pas d'Urbin où il était florissant, et si le minerai de l'île d'Elbe se traitait dans les hauts fourneaux de Canino, Bracciano, Conca, occupant en tout trois cents ouvriers, si le cuivre vieux se fondait à Tivoli, si l'on faisait à Civita Vecchia une faïence assez grossière, si l'alun de la Toga se préparait sur place, ce3 rares établissement ne constituaient à aucun degré une industrie digne d'intérêt. La fumée des usines — c'est tout profit pour les visiteurs — n'obscurcit pas le beau ciel d'Ombrie, et Foligno passait en 1809 pour une métropole de l'industrie, parce qu'on y comptait quelques papeteries, savonneries, tanneries, fabriques d'eau-de-vie et filatures de soie[4]. Encore les créateurs et directeurs des principales manufactures, forges et filatures, étaient-ils presque tous des étrangers, et devaient-ils s'avouer que l'apathie des artisans locaux, plus encore que les règlements administratifs, interdisait tout rêve trop ambitieux au plus entreprenant d'entre eux.

La grande industrie de Rome — et elle était de petite sorte — restait l'art industriel : tout ce qui de près ou de loin se rattachait à l'art se fabriquait à Rome avec une certaine activité, depuis les cordes pour instruments de musique — car en ce pays violons et clavecins abondaient — jusqu'aux blocs de marbre préparés aux statuaires : perles fausses, mosaïques de pierre, de marbre et de verre, gravures sur cuivre, sur pierre dure, sur coquilles, camelote artistique répandue à profusion dans Rome par la main de commerçants errants, images pieuses, reliures tapageuses, bijouterie et orfèvrerie en faux, voilà ce qu'on traitait dans les sept cents ateliers en chambre que Tournon découvrit à Rome. La restauration des statues, la réduction en albâtre des monuments d'architecture occupaient une centaine d'artisans. Mais avec ces centaines d'ateliers toute cette fabrication ne faisait pas vivre en tout le dixième des ouvriers qu'absorbe actuellement une seule de nos grandes industries. Elle était d'ailleurs fort souvent, beaucoup plus qu'un stimulant à l'activité, un amusement à la paresse et un encouragement donné à l'industrie, toujours fâcheuse quand elle domine chez un peuple, du trompe-l'œil et du faux art.

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De commerce actif il ne fallait pas parler. De quoi trafiquer ? Le blé ne suffisait pas à nourrir la population, à ce point que l'on avait dû, sous peine de famine, en interdire l'exportation. Presque tous les produits se consommaient sur place. Les vins de Montefiascone et autres supportaient mal le voyage et ne pouvaient faire concurrence à ceux de Sicile ou d'Espagne. Il eût fallu, pour expédier la pierre de taille, pouzzolane ou autre, toute une organisation de transports qui n'existait pas, canaux ou roulage. Quand on avait écoulé quelques milliers de mètres de ces étoffes de soie grossière, les borgonzoni, par la Toscane et la Lombardie vers les Alpes, quand les fers de Bracciano avaient trouvé leurs ordinaires clients à Naples et en France, quand on avait expédié l'alun de la Tolfa vers les pays septentrionaux, on arrivait au bout du commerce d'exportation, en y ajoutant les faux bijoux, faux marbres, faux Michel Ange et faux Raphaël, et tout cela était assez piètre.

De l'étranger, on importait plus ; mais le peuple romain parcimonieux, assez sobre, se contentait de peu. La France importait pour un million et demi, l'Angleterre pour deux.

En réalité rien ne favorisait le commerce : le fleuve n'était pas navigable : il eût fallu, entre l'Ombrie et la mer, un canal latéral. Rome avait été autrefois un port fluvial assez actif : les siècles d'impéritie avaient laissé s'ensabler, s'envaser le petit havre qui se dessinait jadis au pied de l'Aventin : le Tibre, encombré de débris de toute provenance, ne s'ouvrait plus qu'aux très petits bateaux. Les routes étaient bien encore ces belles voies romaines qui avaient résonné du pas des légions ; mais laissées trop souvent sans entretien, elles s'étaient défoncées ; leurs énormes dalles, dures aux chars, s'étaient usées, creusées, disjointes ; les matériaux employés à les réparer parfois étaient spongieux ou friables ; les pluies les défonçaient, les soleils d'été les effritaient[5]. Certaines étaient coupées ; peu étaient sûres en raison du brigandage.

Les ports étaient en petit nombre et fort peu importants, en dépit d'un développement de côtes considérable. Les havres de Montalto et Corneto, Palo, Fiumicino, Porto d'Anzo abritaient surtout des barques de pêche. Fiumicino recevait des bateaux de cent quatre-vingt-dix tonnes au plus. Civita Vecchia eût pu prêter à un commerce plus actif une rade plus importante ; les navires jaugeant quatre cents tonneaux y pouvaient pénétrer et c'était dans ce port que s'était presque exclusivement concentré le médiocre commerce maritime. Terracine, au sud, ne pouvait devenir florissante que le jour où les marais Pontins desséchés offriraient à l'agriculture un champ considérable et au commerce des voies sûres.

Le commerce intérieur — encore que forcément peu important — eût pu être assez actif, si les règlements n'en avaient souvent contrarié le cours. Certains commerces, comme celui des épingles qui appartenait à la noble famille Albani, constituaient des monopoles au profit de privilégiés. D'autre part, le gouvernement imposait des tarifs au commerce alimentaire, intervenait dans les marchés, pratiquait fort la réglementation du commerce avec celle du travail. Rome n'avait point eu son Turgot : les desseins libéraux de Consalvi étaient, en matières économiques, restés des velléités.

Aussi bien agriculture, industrie, commerce manquaient surtout des capitaux nécessaires à toute grande entreprise. Il eût fallu, là comme ailleurs, des fortunes qui eussent paré aux échecs momentanés, permis les tâtonnements, rendu la culture persévérante et l'industrie plus audacieuse. La fortune ne manquait point à Rome, mais elle était en partie immobilisée dans les coffres de congrégations, fabriques, menses, tous établissements ecclésiastiques qui l'appliquaient généreusement à soulager d'immédiates misères, à soutenir des hôpitaux, à former des bibliothèques, à bâtir des édifices religieux, mais qui, à la vérité, eussent cru détourner de ses fins la fortune dont ils disposaient, en l'appliquant à de grandes entreprises commerciales, industrielles et même agricoles. Or, cette fortune ecclésiastique, c'était les six dixièmes de la fortune romaine. Les nobles en possédaient trois autres dixièmes, laissant le dernier dixième s'émietter entre des mains plus modestes. Mais les nobles, riches en terres, palais, galeries de tableaux, casinos, jardins, villas, l'étaient, nous le verrons en son lieu, fort peu en numéraire, laissant avec une belle insouciance vider leurs coffres par des intendants peu délicats ou de faméliques clients. On eût, dans tous les cas, fort étonné un Colonna ou un Braschi en l'engageant à subventionner une entreprise de ferme modèle, d'exploitation minière ou de croisière commerciale. Les banquiers comme Torlonia, incapables de grands desseins, spéculaient d'assez mesquine façon. L'entreprise tentée par les Français, pour établir à Rome l'industrie cotonnière par actions, nous donnera une idée fort exacte de l'extrême difficulté que cette absence de capitaux d'une part, d'idées larges de l'autre, opposait à tout essai de rénovation économique.

L'État eût d'ailleurs vu d'un assez mauvais œil de semblables entreprises : il préférait laisser à leur modeste travail des artisans satisfaits d'un gain médiocre, à leurs difficultés souvent inextricables les entrepreneurs vite découragés, à leur routine agriculture, commerce et industrie. Ce gouvernement, comme celui de Tarquin, son lointain prédécesseur, n'aimait point qu'une tête dominât, surtout quand elle n'était coiffée d'aucune calotte noire, violette ou rouge ; de gros industriels n'eussent point eu leur place dans la hiérarchie romaine. Et c'est pourquoi, sans y voir à mal, le gouvernement pontifical se faisait généralement le complice d'un sol qui pouvait être, dit-on, bonifié, d'une malaria qui eût dû être combattue, du caractère d'une population peut-être susceptible d'amendement, d'une organisation économique dont, somme toute, au point de vue politique et social, il tirait profit. Mais, nous l'avons vu, rien, en ce pays, ne favorisait l'activité ; faute d'un sol riche, d'un climat égal, d'une naturelle ardeur au travail, l'agriculture végétait ; faute de matières premières, d'émulation et de hardiesse chez les entrepreneurs comme chez les artisans, de persévérance dans l'effort et d'ambition dans les desseins, l'industrie était mesquine ; faute de produits abondants, de canaux, de bonnes routes, de grands ports, de liberté parfois et plus souvent encore de protection, le commerce restait stagnant ; faute enfin de capitaux libéralement employés, faute peut-être de bonne volonté chez les hommes au pouvoir, l'État romain végétait assez tristement.

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Il n'était donc pas un objet enviable : ni sa position géographique ni sa situation économique ne le recommandaient à la convoitise d'un conquérant avide de se fortifier ou de s'enrichir. Mais le conquérant pouvait se faire réformateur ; depuis trop longtemps, Rome était pour les philosophes, les économistes, les esprits éclairés, une pierre de scandale ; son gouvernement, foyer de l'obscurantisme au spirituel, était, au temporel, le pire exemple pour les gouvernants et les gouvernés. Il fallait délivrer un peuple opprimé, gémissant — en silence sous un joug honteux. A défaut d'une riche conquête, Rome pouvait offrir à celui qui la prendrait la joie pure d'avoir brisé des chaînes et rendu à la liberté, à la vie et à la gloire le peuple romain avili par les prêtres. Dans quelles mesures la situation du gouvernement et du peuple romain pouvait-elle autoriser de si généreux desseins, c'est ce qu'il importe de savoir. Géographiquement, cet État était faible ; économiquement, il était pauvre ; sa constitution politique et sociale le rendait-elle misérable ?

 

 

 



[1] F. DE NAVENNE, Entre le Tibre et l'Arno, Plon, 1903, p. 26.

[2] TOURNON, Etudes statistiques sur Rome, 1855. — Sessions des conseils généraux du Tibre et du Trasimène, 1810, 1811, 1812, 1813. Procès-verbaux (détails économiques, géographiques, topographiques innombrables.) A.N. F1 CV Rome et Trasimène. — PELLENC, Lettres (inédites) sur Rome, 1811, A. N. AF IV 1715 ; HÉDOUVILLE, Rapport (inédit) sur Rome, A. N. AF IV 1715 ; PASTORET, Mémoire... (inédit), A. N. AF IV 1715. NORVINS, Rapports, F7 6531, passim. — BOURGOINO, Mémoires sur Pie VI, 1800.

[3] Mémoires sur Pie VI, cités, t. I, p. 174.

[4] Rapport de Norvins, 20 septembre 1812. A. N. F7 6531.

[5] HÉDOUVILLE, A. N. AF IV 1715 ; NORVINS, 1er octobre 1812, 3 novembre 1812, F7 6531 ; PASTORET, AF IV 1715 ; TOURNON, Etudes, t. II, p. 179-187.