LA ROME DE NAPOLÉON

LA DOMINATION FRANÇAISE À ROME DE 1809 À 1814

 

PROLOGUE.

 

 

LA JOURNÉE DU 10 JUIN 1809 À ROME[1]

 

De tous les points du vaste amphithéâtre que dessinent assez irrégulièrement, mais d'une façon presque continue, les collines romaines, l'œil est invinciblement sollicité par le dôme azuré de la basilique vaticane, Saint-Pierre, s'élançant de ses cent coudées, à quelques pas du Tibre, au-dessus des humbles toits du Borgo : la croix, immense et éclatante sur son globe doré, domine l'édifice et, en quelque sorte, le signe. Les papes n'ont jamais arboré sur la basilique leur drapeau romain : c'est ici l'Eglise universelle qui règne, élevant, au-dessus de la ville et du monde, son immuable symbole.

C'était ailleurs que battait, à l'époque où le pape exerçait aux rives du Tibre une souveraineté temporelle, le pavillon du Saint-Siège. Du dôme si imposant et si élégant tout à la fois, l'œil se reporte sans tarder sur la masse sombre du château Saint-Ange : du vénérable mausolée d'Adrien surchargé des constructions militaires d'Alexandre VI et transformé, sous le sceau du taureau Borgia, en massive forteresse, s'élance la célèbre statue de l'archange Michel remettant au fourreau l'épée de Dieu, symbole singulièrement caractéristique d'un Etat où, depuis bien longtemps au début du dix-neuvième siècle, les sabres se rouillaient aux panoplies des palais romains. L'ample drapeau pontifical flottait encore au-dessus de l'archange, au sommet d'une hampe énorme, et déployait ses couleurs, visibles des points les- plus éloignés de la vallée et des gradins des sept collines. Dans les premières années du siècle dernier, les Romains ne portaient jamais- leurs regards sur la cime du château, sans être hantés d'un souvenir tout à la fois burlesque et odieux ; quelques années auparavant, en 1798, les jacobins de la République romaine avaient, sous l'inspiration de ces impies et barbares Français, leurs protecteurs, affublé, huit mois durant, du bonnet phrygien, revanche détestable de Lucifer, le glorieux archange, transformé ainsi, de par la volonté des usurpateurs, en Génie de la France, libératrice de Rome, souvenir grotesque de temps abhorrés[2].

N'allait-on pas voir renaître ces temps de trouble et d'infamie ? C'est ce que se demandaient, avec une légitime angoisse, patriciens, prélats, moines, gens du petit peuple, dans la matinée du 10 juin 1809. Dès l'aube, un soleil éclatant s'était levé derrière le Capitole et avait éclairé un spectacle capable de semer l'inquiétude et l'effroi. Les ponts qui unissaient les deux rives du Tibre avaient été, dès la pointe du jour, occupés par les soldats français du commandant Rochebrune du 101e de ligne, parmi lesquels on apercevait même des canons-servis-par les artilleurs du capitaine Legrand du 2e régiment ; d'artillerie à pied : les premiers Romains qui, du Transtevere ou du Borgo, avaient essayé de passer les ponts, s'étaient trouvés arrêtés et étaient rentrés chez eux pleins de curiosité et de crainte. Le long des rues de la rive gauche, à travers Rome, des estafettes couraient de la place d'Espagne au palais Farnèse. Place d'Espagne, le général baron Sextius Miollis, commandant la division française qui, depuis dix-huit mois, occupait les Etats romains, avait, après une absence de dix jours, brusquement reparu la veille au soir, accourant en chaise du nord de l'Italie où il était allé chercher des ordres positifs. Au palais. Farnèse, arrivé l'avant-veille d'Albano, le ministre de la police du roi de Naples, Salicetti, chargé d'une mission qui n'était secrète pour personne, étalait depuis deux jours des prétentions d'autocrate, vieux proconsul rompu au métier. Entre le général et le ministre, des officiers de la 11e division allaient et venaient, affairés. Vers huit heures, un régiment napolitain aux éclatants costumes, amené la veille par le général Guillaume Pepe, vint prendre à son tour position sur le Ponte Sisto, achevant d'enlever aux émeutiers présumés du rude Transtevere toute possibilité de forcer, la barrière ainsi élevée entre eux et Rome. Tout ce branle-bas montrait assez que de graves événements se préparaient. Ils étaient attendus depuis plus d'un an, mais cette attente même avait blasé les esprits et dérouté les suppositions. En vain les airs triomphants des amis de la France avaient, la veille au soir, donné l'éveil dans les cafés : dix fois, depuis l'entrée de Miollis à Rome, les amis de la France avaient annoncé pour le lendemain la déchéance du souverain, tenu prisonnier au Quirinal, et la réunion de Rome à l'empire français, et dix fois, ils s'étaient trouvés démentis et déçus... Mais le spectacle qu'éclairait le soleil de cette belle matinée romaine ne laissait guère de doutes.

Dans l'air pur du matin, un coup de canon ébranla soudain Rome, puis un deuxième : ils partaient du château Saint-Ange occupé par les Français depuis le 18 février 1808. Il était neuf heures. Rome entière en quelques minutes fut aux fenêtres ou dans la rue, les yeux fixés sur la cime du château. A dix heures, le drapeau pontifical qui, .l'occupation française s'étant jusque-là toujours affirmée temporaire, flottait encore sur le château, glissa lentement, ramené le long de sa haute hampe : et cependant que redoublaient les salves, un autre étendard montait À l'horizon, et, une minute après, se déploya sur l'azur éclatant du ciel romain le drapeau aux trois couleurs de Valmy et d'Austerlitz.

Au milieu d'une foule, en apparence impassible, parfois un peu gouailleuse, roulent des carrosses aux livrées françaises ; elles ramènent, de la place d'Espagne où le général Miollis a provisoirement élu domicile, de gros personnages fort importants : ce sont les membres du nouveau gouvernement, de cette Consulte extraordinaire des Etats Romains, qui vient de se constituer et de tenir sa première séance. Dans une voiture qui lentement descend le Corso, on se montre le plus célèbre d'entre eux, le redouté comte Cristoforo Salicetti : cet ancien conventionnel, un des régicides de 93, un des proconsuls de la Terreur, présentement ministre de la police du roi Joachim Murat, un Fouché corse, à la fois souple et dur, rusé et osé, regagne à grand tapage le palais Farnèse : cet homme au teint bistré, qui promène sur la foule le regard de son œil noir, évoque, à la terreur générale, tout à la fois Robespierre et Bonaparte. Au palais Farnèse, il trouve nombreuse compagnie : les patriciens, effarés, sont venus aux nouvelles : la galerie, où Carrache a peint les amours des dieux, est encombrée de petits-neveux de papes. Salicetti leur, donne audience ; il les interpelle, tantôt doucereux, tantôt hautain. Pourquoi le baronnage ne se rallierait-il pas franchement, dès la première heure, au nouveau pouvoir ? A quoi bon bouder, puisque, qu'on en croie ce jacobin devenu comte et ministre, on finit toujours par se rallier ? Il se promène de long en large, et soudain il se retourne vers le groupe perplexe où l'on aperçoit le superbe duc Braschi, neveu de Pie VI, le brillant duc Sforza Cesarini, l'opulent Buoncompagni, prince de Piombino et bien d'autres. La société, messieurs, leur déclare, en guise de conclusion, dans son dur italien de Corse, le ministre de Joachim, la société, apprenez-le, se divise en enclumesincudiniet en marteauxmartelli. Si vous refusez d'être les marteaux, craignez de devenir les enclumes[3]. Ils ne le craignent que trop, se rappelant l'effroyable oppression de 1798, les millions en espèces et en joyaux précieux qui leur furent arrachés, le pouvoir imprudemment abandonné à une bande de forbans de la demi-classe. Déjà ils se sentent très soumis, disposés à tout accepter sans jamais s'attacher... Le lendemain, Braschi sera maire de Rome au nom de l'empereur des Français, le neveu du dernier pape défunt !

Le peuple, cependant, reflue vers le Capitole. C'est toujours là qu'a été la tête de la cité, de Camille à Berthier : c'est là que ce dernier s'est fait demander, onze ans auparavant, la liberté par des citoyens assoiffés d'emplois[4].

A onze heures, au moment où s'entend encore l'écho du dernier des cent coups de canon, un groupe d'officiers apparaît au premier étage du palais Capitolin : un héraut impérial. s'avance et lit un décret de style solennel ; on entend des lambeaux de phrases : Charlemagne, notre auguste prédécesseur... mélange d'un pouvoir spirituel avec une autorité temporelle... monuments élevés par les Romains... ville impériale et libre...

Puis, vers midi, sur la place, où le grave Marc-Aurèle évoque le souvenir du César le plus populaire, se forme un brillant cortège. Un demi-escadron de cavalerie du 4e chasseurs, dans la prestigieuse et tintamarresque tenue des soldats de l'Empire, s'avance, gagne la place de Venise, puis la place Colonna, puis la place du Peuple : les sabots arrachent des étincelles au rude et vieux pavé romain, décidément conquis. Dans le cliquetis des armes, un héraut, tout de rouge vêtu, costume héraldique, à cheval aussi, arrête le cortège à chacune des trois places. Les longues trompettes se dressent, jetant des éclairs sous l'ardent soleil de midi, emplissant de leurs fanfares le Corso en émoi, faisant résonner les vieux murs voisins, les temples antiques, les églises chrétiennes, les palais du patriciat. Puis une dernière note, un silence, le héraut déploie son parchemin au sceau impérial, et lit :

De notre camp impérial de Vienne, ce 17 mai 1809...[5] C'est le décret de César qui, avec de fastueux considérants, rappelle Rome à la gloire des aïeux et à la liberté impériale. On entend quelques cris, la police de Salicetti courant les rues : Evviva l'Imperatore ! et le cortège se remet en route.

Le peuple hausse les épaules ; il est fataliste : le bon droit triomphera, on a pour soi Jésus et la Madone. On murmure très bas — des mots grossiers et de mystiques prophéties. On a récemment trouvé à la base du Pasquino les mots qui livrent le sentiment de ce peuple, à cette heure muet :

Capo ladro, questo Napoleone,

Persecutore della relligione,

Emulo de Nerone.

Chef de bandits, ce Napoléon, persécuteur de la religion, émule de Néron.

Une seule colline reste silencieuse : le Quirinal. Là s'élève le palais massif, caserne, prison, bien fait pour son emploi du jour. C'est là en effet que réside, volontairement reclus, depuis dix-huit mois, gardé d'ailleurs à vue, le souverain dont la déchéance se proclame de si éclatante façon. Pie VII a entendu les salves, attendues depuis tant de jours dans une angoisse affreuse, et qui marquent la chute de son trône. Il se précipite à la fenêtre, les bras tendus vers Rome qu'on lui arrache. Le cardinal secrétaire d'Etat Pacca l'y trouve, les yeux pleins de larmes. Consummatum est, dit le vieux moine en embrassant son ministre. Le jeune Pacca apporte à son oncle une des copies, répandues dans les rues, du décret de réunion : le cardinal la lit à haute voix, étranglé par l'émotion et l'indignation. Résolument, le pontife s'approche de la table, signe une protestation en italien, à toute éventualité préparée. Devant le papier latin, la bulle d'excommunication majeure, le Pape hésite, âme timorée que ne comprend point Pacca ; celui-ci lui force la main ; Pie VII y met son sceau : c'est la mise au ban de l'Eglise des auteurs de l'attentat. Que les pauvres gens qui vont l'afficher ne se fassent point prendre, dit le Pape, ils seraient fusillés : j'en serais inconsolable[6]. Ce n'était pas un Grégoire VII ni un Jules II. Dans la soirée, le décret impérial s'étale sur les murs sous l'aigle aux ailes déployées : la Consulte y affiche aussi sa proclamation, interminable, classique, aux formules cornéliennes, où les Scipion, et les Caton, et les César. s'évoquent, où l'on accable sous les souvenirs glorieux cette Rome qui va connaître le règne d'un bien autre héros[7].

La vie semble avoir repris son cours normal. Les cafés sont animés, dans la douceur énervante d'une soirée d'été romain. Les officiers français se sentent plus chez eux : ils rêvent de soirées délicieuses chez des patriciennes accueillantes. Cependant, dans les sacristies sombres et fraîches, furtivement, des vieillards se glissent, dont les capes noires cachent mal les lisérés rouges et violets ; ils se consultent, discutent, rappellent les précédents, se concertent avec des moines et décident de tenir tête au vainqueur[8]. Et discrètement d'abord, puis plus hardis, protégés qu'ils sont par la complicité d'une foule complaisante, où déjà des lazzis s'échangent contre le vainqueur du jour, les afficheurs du Pape se multiplient : sur Saint-Pierre, sur le Latran, sur Sainte-Marie Majeure s'étale la protestation de Pie VII. Et déjà l'on peut prévoir l'opposition sourde, intraitable et multiple que vont mener, avec la complicité de Rome entière, ces prêtres de tout rang contre le régime qui se croit vainqueur et dont ils triompheront.

Pour l'heure, Napoléon tient Rome et y est, enfin, souverain. Cet empereur latin a réalisé le rêve de sa vie.

Pour qu'une note gaie se mêle au solennel événement, la ville des papes est autorisée à se croire dotée, sous Napoléon, du régime constitutionnel et, malgré les canons, les sabres, la conscription prochaine, les préfets et sous-préfets, percepteurs, commissaires de police et gendarmes, à se proclamer, aux termes du décret, ville libre.

Il est vrai que, le soir même de cette mémorable journée, dans le calme de son cabinet du palais Farnèse, le prévoyant Salicetti écrit à Fouché, fait pour le comprendre à demi-mot : Il faudra ici un solide directeur de police.

L'Aquila rapax, l'aigle rapace prédit par les prophéties antiques au pape Pie VII, plane sur la cité et, dit-on, acère ses griffes.

 

 

 



[1] Salicetti à Fouché, 10 juin 1809. A. N. F7 6531.

La Consulte à Murat, 10 juin 1809. A. N. AF IV 1695.

Angelo Quaagna (de Rome) à Alex. Malvasia (de Milan), 10 juin 1809 (lettre interceptée), AF IV 1695.

Diario mss. de Fr. Fortunati, 1800.1828. Partie 2e, f. 631-635. (Bibl. nat. lat. 10173).

SILVAGNI, d'après le Diario de Benedetti, La corte e la società Romana, t. II, p. 636.

MIOLLIS, Mémoires inédits.

PEPE, Mémoires, p. 108-109.

PACCA, Mémoires, t. I, p. 117-118.

[2] DUFOURCQ, Le Régime jacobin en Italie, p. 390.

[3] PEPE, Mémoires, p. 109.

[4] Berthier, 15 février 1798, dans DUFOURCQ, op. cit., 101.

[5] Correspondance de Napoléon, 17 mai 1809, 15219.

[6] PACCA, I, p. 118.

[7] Cf. plus bas, Livre II, chapitre premier.

[8] PACCA, I, p. 118.