LA RÉVOLUTION

TROISIÈME PARTIE. — LA CONVENTION NATIONALE

 

CHAPITRE XLIX. — L'AVÈNEMENT DE BONAPARTE.

Septembre-Novembre 1799

 

 

Paris ivre de joie.  Bonaparte traverse la France. Le parti brumairien. Sieyès et Bonaparte. Le monde politique, l'Institut, l'État-Major et Bonaparte. Le plan de brumaire. Le 18 brumaire. La séance des Anciens. Les généraux chez Bonaparte. L'effondrement du Directoire. Bonaparte aux Tuileries. Le 19 brumaire. Paris à Saint-Cloud. Bonaparte aux Cinq Cents. Les stylets. L'intervention de Lucien. Les grenadiers jetés sur l'Orangerie. L'élection des Consuls. Le retour à Paris. Ça ira !

 

Le 21 vendémiaire, le futur général Thiébault, entrant au Palais-Royal, vit un spectacle insolite. Des groupes se ruaient autour d'un passant qui gesticulait et criait ; puis ils se dissolvaient, chacun courant à perdre haleine comme pour sellier une nouvelle miraculeuse. Un de ces passants heurta, en courant, notre mémorialiste et, au vol, lui cria : Le général Bonaparte débarque à Fréjus ! Une heure après, Paris était en fête : des musiques militaires remplissaient les rues de marches triomphales. On se congratulait, on s'embrassait. Le soir, dans chaque théâtre, un acteur vint, aux acclamations folles du public, annoncer la nouvelle. Ce pendant, dans les cabarets, on buvait au retour.

Les directeurs pouvaient lire leur condamnation dans cet enthousiasme : au Corps Législatif, la Montagne, en guerre avec le gouvernement, avait affecté une joie menaçante.

Le gouvernement fut perplexe quelques heures : Gohier et Moulin se méfiaient du général, celui-ci échappait à Barras et débordait Sieyès. Le 20 au soir, la nouvelle n'étant encore connue qu'au Luxembourg, ce Sieyès avait convoqué Moreau avec Baudin — l'un des plus ardents partisans de l'appel au soldat. Il leur avait annoncé le débarquement : Voilà votre homme, s'était écrié Moreau — il était, lui, l'homme des retraites —, il fera votre coup d'État bien mieux que moi. Quant à Baudin, il semblait ivre d'allégresse : le lendemain, il mourut d'apoplexie — de joie, dit-on dans Paris. Cet ex-conventionnel régicide, mourant d'allégresse, donne ici une note à retenir.

Le Directoire — devant cet universel mouvement de joie, sentit que s'il ne suivait, il serait balayé. Il se résolut à faire à mauvaise fortune bon visage : il ne pouvait arrêter le lion qu'avec des toiles d'araignée.

***

Bonaparte, cependant, s'avançait vers Paris. La Provence l'acclamait. Les paysans des Alpes l'escortaient, la nuit, des torches à la main. Lyon, toujours comprimé depuis 4790, parut en révolution à son arrivée.

Lui cheminait, grave, soucieux, ne souriant que distraitement.

Il était résolu aux grands coups. Lorsque, le 2 fructidor, il avait, sur la plage d'Égypte, révélé à ses compagnons qu'il s'allait embarquer, il avait dit : Je vais chasser les avocats. Ce n'était qu'un mot à la Bernadotte : mais pour un Bernadotte, là se serait arrêtée l'opération ; pour un Bonaparte, l'opération n'était qu'un geste préalable à une gigantesque entreprise, la reconstitution de la France. Et pour que cette reconstitution se fît dans la concorde, il rêvait moins d'un coup d'État violent, fait à l'aide de soldats et avec une faction, que d'une révolution consentie par tous et le portant au pouvoir comme l'arbitre des querelles françaises ; alors il fonderait un gouvernement national. Telle conception répondait au vœu général : on attendait Bonaparte avec impatience, écrit le 21 vendémiaire un journal, parce qu'on apprendrait de lui qu'on peut faire aimer la République à tous les partis.

Deviné dans ses généreuses et fortes intentions, le général était porté aux nues ; la Nation était secouée d'un frisson pareil à celui de 1789 : une administration locale écrit : La nouvelle a tellement électrisé les républicains que plusieurs d'entre eux en ont été incommodés, que d'autres en ont versé des larmes et que tous ne savaient si c'était un rêve.

Lui, cependant, était dévoré d'un souci : il avait été avisé des désordres de Joséphine ; il promenait de Fréjus à Paris un cœur blessé et, pensant surprendre l'infidèle et mettre fin d'un coup par le divorce à une situation déshonorante, il tomba à Paris si brusquement que ce parut miracle.

Le 24 au soir, eu effet, il se glissait dans sa maison de la rue de la Victoire ; il la trouva déserte : affolée, Joséphine avait couru au-devant de lui pour le désarmer et, se trompant de route, l'avait manqué. Tandis que Paris délirait de joie, il resta, vingt-quatre heures, seul, sombre, roulant des pensées sinistres, à ce foyer désolé. Rien ne donne plus que ces contrastes idée de la misère humaine.

Il se rendit, le 26, au Luxembourg. Tenant à rassurer, il était en tenue civile, chapeau rond et redingote olive : il faisait singulière figure en cet accoutrement, d'autant qu'en Égypte, il avait abattu ses longs cheveux noirs. Les soldats de garde au Petit Luxembourg coururent, toutefois, aux armes : eux l'avaient reconnu à l'éclair de son regard, que cependant il cherchait encore à voiler. Gohier, qui présidait, le reçut paternellement, l'embrassa. Le général, troublé, remercia en balbutiant. A sa sortie, la foule l'acclama.

Il retrouva chez lui Joséphine. Elle supplia, pleura, et, grande actrice aussi, jeta ses enfants aux pieds du héros. Il avait réfléchi : il venait reconstruire la France ; allait-il commencer par détruire son foyer ? Il pardonna et, dès lors, fut tout à la grande œuvre.

***

Les politiciens avaient afflué rue de la Victoire, gens venus de tous les coins de l'horizon politique, un Rœderer, un Réal, un Talleyrand, un Regnault de Saint-Jean-d'Angély. Vous croyez la chose possible ? leur avait dit le général. — Elle est aux trois quarts faite, avaient-ils répondu. Lorsque Réal eut un jour amené Fouché, on tint la chose pour entièrement faite. Le prudent ministre, cependant, laissa faire plus qu'il n'agit. Il endormira simplement le Directoire, le livrera chloroformé à l'opérateur.

Sieyès, lui, attendait dignement et anxieusement le général ; il ne le goûtait guère, et Bonaparte, de son côté, avait pour cet idéologue une antipathie extrême. L'Institut les rapprocha : l'Institut voyait dans ce duumvirat du philosophe mitré et du philosophe botté l'idéal d'un bon gouvernement. Or l'Institut croyait diriger le mouvement. Bonaparte continuait à le cultiver : son premier billet avait été pour Laplace qu'il remerciait de l'envoi de sa Mécanique céleste. Il comblait d'éloges Volney l'archéologue et le peintre David. Monge et Berthollet, revenus avec lui d'Égypte, vantaient à toute leur société le protecteur de l'Institut d'Égypte. De Chénier à Lagrange, ils étaient tous férus de lui : en voilà un qui n'eût fait mourir ni Lavoisier ni Condorcet et n'eût pas rejeté les chimistes hors de la République ! Avec lui, qu'on en crût Berthollet, les chimistes gouverneraient la République — et tout l'Institut avec eux. Le général ne raillait pas encore l'idéologie : il alla chez la vieille Mme Helvétius qui le reçut au seuil de cet hôtel d'Auteuil, où elle avait jadis fait révérence au roi Voltaire. Sieyès était de l'Institut ; c'est l'Institut qui rapprocha l'ex-abbé et le général.

Une fois décidé à s'associer ce prêtre artificieux — ainsi qu'il l'avait nommé devant Gohier —, Bonaparte l'enveloppa délibérément de flatteries : Nous n'avons pas de gouvernement, parce que nous n'avons pas de Constitution, du moins celle qu'il nous faut ; c'est à votre génie qu'il appartient de nous en donner une.

Engagée sur ce ton, la conversation ne pouvait qu'aboutir aux conclusions prévues. Il fallait changer la Constitution, réduire de cinq à trois le nombre des magistrats, cela, autant que faire se pourrait, avec l'appui du Corps Législatif. Aux Cinq-Cents, on pouvait cependant craindre l'opposition de la Crête. Elle avait un instant cru trouver un vengeur dans le général Vendémiaire : le 10 brumaire, Jourdan vint trouver le général et lui offrit de l'aider à renverser les directeurs ; mais t'eût été se faire l'homme d'un parti — et du plus impopulaire. Bonaparte ne voulait pas être Robespierre à cheval. Il écarta ces fâcheux — sans brutalité d'ailleurs, désireux qu'il était toujours que le coup se fit avec l'appui de tous les partis.

Cela était d'autant plus nécessaire que l'armée, en ces conjonctures, suivait beaucoup moins le général qu'on ne le croit communément. Aucun événement n'était vraiment plus méconnu que celui de brumaire avant qu'Albert Vandal le reconstituât. Ce coup d'Etat fait par des prétoriens, comme on l'écrivait il y a vingt ans encore, a été préparé dans le cabinet de deux directeurs et de deux ministres, dans les couloirs des Assemblées et dans les salons de l'Institut — partout excepté dans les bureaux de l'État-Major. Moreau et Macdonald étaient hésitants, Bernadotte sournoisement réservé, Augereau et — après sa démarche infructueuse — Jourdan tout à fait hostiles ; le ministre de la guerre Dubois-Crancé était le seul qu'on redoutât et le gouverneur de Paris, Lefebvre, si odieux que lui fussent les avocats, était à conquérir ; car il ne goûtait pas le général. Seuls, les jeunes chefs que celui-ci avait ramenés d'Égypte, Berthier, Murat, Lannes le vantaient éperdument. Ces fameux grenadiers que l'image a popularisés, accréditant ainsi l'idée du coup d'État militaire, ce ne sont des soldats d'Italie ni d'Allemagne, mais ces rudes gendarmes du Corps Législatif, garde policière des Conseils qui, en y pénétrant, donneront, à la suprême minute, une couleur pseudo-militaire au coup d'État des Anciens — purement parlementaire. De prétoriens, pas un — sauf ces prétoriens du jacobinisme.

***

Par contre, les soldats se tenant à l'écart, les politiques continuaient à délibérer : tous les partis semblaient immobiles et dans l'attente devant Bonaparte, écrit Fouché. Mais les brumairiens n'étaient pas immobiles : ils se réunissaient tantôt chez le général, tantôt à dîner chez le restaurateur Rose. La police fermait les yeux. Interpellé par le pauvre Gohier sur les bruits de conspiration, Fouché répondit fièrement : S'il y avait conspiration, on en aurait la preuve place de la Révolution — où l'on avait guillotiné — ou plaine de Grenelle — où l'on fusillait —. Le bon Gohier qui, à cette heure, faisait à Joséphine une cour assidue, venait sans cesse dans ce guêpier de la rue de la Victoire — croyant n'y trouver que du miel et s'y engluait.

A la date du 15 brumaire, tout est prêt. Les politiques ont gagné complètement la majorité des Anciens et les inspecteurs de la salle ; Fouché et Cambacérès, Sieyès et Roger-Ducos sont acquis dans le gouvernement, et on pense neutraliser Barras : Joséphine s'est chargée d'aveugler Gohier, son adorateur ; Dubois-Crancé est trompé par son collègue de la police ; Murat et Leclerc ont à peu près gagné Lefebvre. Rœderer qui, avec Regnault et Maret, est, dit Barras, le courtier de Bonaparte, se multiplie vraiment ; son fils est entré comme apprenti dans une imprimerie pour y pouvoir, à l'insu de tous, tirer les proclamations. Le financier Collot a donné des millions.

Le plan est alors celui-ci : les Anciens, brusquement, se feront informer qu'un complot est tramé par les hommes de désordre contre la République ; ils transfèreront à Saint-Cloud le siège du Corps Législatif et nommeront Bonaparte au commandement de la force armée. Sieyès et Ducos démissionneront : on amènera Barras et Gohier à agir de même. Le gouvernement effondré, le Corps Législatif en reconstituera un ; mais en face des périls de la République, on en rebâtira un plus fort. Bonaparte y entrera avec le suprême législateur Sieyès et, pendant que celui-ci donnera — enfin ! — à la France la constitution idéale, le général écrasera les conspirateurs. Les Cinq-Cents ne diront rien : on amènera, pour plus de sûreté, à Saint-Cloud des régiments fidèles.

Le 17 au soir, les batteries sont dressées et les servants aux pièces. Sébastiani et Murat savent qu'à l'aube, ils auront à amener aux Tuileries, l'un ses dragons l'autre ses chasseurs. Et le jeune Rœderer s'installant devant sa planche d'imprimerie, Bonaparte dîne chez le ministre de la justice : il s'est, pour leurrer Barras, invité à déjeuner chez celui-ci le lendemain, ce pendant que Gohier est prié pour la même heure chez la séduisante Joséphine. Au fond, quiconque n'était pas complice était dupe.

Le 18, à l'aube, les Anciens appelés dans la nuit par leurs inspecteurs, étaient rassemblés aux Tuileries. Un des inspecteurs, Cornet leur lut un rapport obscur et d'autant plus effrayant : ... Symptômes alarmants... Rapports sinistres... : L'embrasement va devenir général... La République aura existé et son squelette sera entre les mains des vautours... Pas un fait : comment, en effet, définir, sans accuser tout le monde, ce qui menace très réellement de ruiner la République et le pays ? Aussi bien, tel acte d'accusation ressemble beaucoup, par son vague tragique, aux réquisitoires imprécis sous lesquels ont succombé Brissot, Danton et Robespierre. L'Assemblée ne demanda donc aucune explication : il faut sauver le pays des vautours : qui mieux que Bonaparte le fera ? Un décret en cinq articles est donc voté d'acclamation : le Corps Législatif sera transféré à Saint-Cloud — on affecte la peur d'une journée terroriste à Paris — ; Bonaparte nommé au commandement de la 1re division, est mandé d'urgence aux Tuileries pour y prêter serment. Les inspecteurs l'iront quérir chez lui.

Ils y trouveront grande compagnie — et bruyante. La veille au soir, nombre de généraux ont été personnellement priés par Bonaparte de passer chez lui dès l'aube. Ils s'y rencontrent, causent, s'échauffent. De gros personnages se montrent : Moreau, Macdonald, Beurnonville, fort étonnés de cette assemblée, puis Lefebvre, puis Bernadotte. Ils se sont crus appelés à une conversation intime, ils tombent dans un club militaire. On les retient, même Lefebvre qui, d'abord récalcitrant, se laisse caresser et enlever ; Bernadotte seul se dérobe, sans rompre d'ailleurs : Sieyès a bien peint à Barras le Béarnais aux beaux gestes : Feez et cortez — faux et courtois —, dit-on dans son Béarn ; il se réserve avec des gestes nobles et va attendre chez son beau-frère, .Joseph Bonaparte, l'issue de l'événement alibi qui équivaut à une demi-adhésion.

Mais plus de soixante généraux sont là quand surviennent les inspecteurs des Anciens. Ceux-ci présentent leur requête. Bonaparte l'agrée. Et, soudain, la porte de l'hôtel s'ouvre sur le jardin où bruissent les généraux. Le vainqueur de Rivoli apparaît, pâle comme un mort, sous le chapeau noir déjà légendaire et dans son uniforme brodé. Des acclamations retentissent, il harangue ses braves compagnons d'armes : ils l'aideront à sauver la République. Les mains se portent aux sabres. A quoi bon ? La légalité marche avec la gloire : on va aller ensemble prêter serment aux Anciens. Et voici qu'encadré des dragons de Murat, se déploie ce prestigieux cortège qui — mots symboliques — descend de la rue de la Victoire à la place de la Concorde.

Sur le parcours des vivats ! Huit ans — huit siècles ! — de guerre héroïque tiennent dans ce cortège ou défilent tant de héros, du calme Moreau au fougueux Murat. En le voyant passer de sa fenêtre du boulevard des Capucines, Ouvrard, roi de la Bourse, écrit à ses coulissiers : Achetez ! Et cela est encore un vivat que l'historien doit entendre.

Le cortège débouche devant la grille des Tuileries : elle s'ouvre, non plus forcée comme en fructidor, mais majestueusement comme devant l'homme attendu. Il entre dans le Sénat au milieu des applaudissements unanimes. Derrière lui, la foule crie : Vive le Libérateur !

***

Au Luxembourg, la nouvelle était arrivée à 7 heures, du décret imprévu des Anciens. Barras fut surpris : L'explosion m'a trompé de quarante-huit heures, dit-il. Mais il se croyait encore le vieil ami du général : il voulut voir venir et, pour se créer, lui aussi, un alibi, se mit dans sa baignoire en fermant les verrous. Il se dérobait ainsi aux appels des autres.

Sieyès fut introuvable : il était au jardin où, depuis plusieurs jours, il s'exerçait, dès l'aube, à monter à cheval : car l'ex-vicaire général voulait, à l'heure dite, pouvoir faire bonne figure à côté du général — même si le coup d'État se faisait en bottes à éperons. Instruit de la situation, il s'achemina vers les Tuileries — sur son cheval — avec deux officiers.

Gohier, président du Directoire, le voulait rassembler. Mais Ducos s'était, lui aussi, éclipsé. Il fallait être trois pour prendre une décision valable : or Barras faisait répondre qu'il était, pour une heure, à sa toilette : il se contenta d'envoyer aux Tuileries son secrétaire Bottot. Gohier et Moulin, en tête à tête, s'épuisaient en lamentations, quand survint Fouché, jouant une stupéfaction attristée : ils le reçurent fort mai, le tenant pour un sot ou un traître. De ce mauvais accueil le ministre conclut qu'il fallait que ces gens-là fussent à bas avant vingt-quatre heures. Cependant il avait probablement eu le temps d'insinuer qu'il ne s'agissait, à son sens, que de débarquer Barras, de débarrasser le Directoire, comme disaient les mauvais plaisants. Et dans ce dernier espoir, Gohier et Moulins s'en allèrent aux informations vers les Tuileries où tout le monde convergeait — comme il arrive, à une heure donnée, dans les drames bien agencés.

La grande scène venait de s'y jouer. Le principal acteur, à la vérité, y avait été faible : à la tribune, Bonaparte, gêné, balbutiait toujours. Il avait donc balbutié des protestations de fidélité et prêté serment, et on avait levé la séance, tandis que, de l'autre côté de l'eau, les Cinq-Cents étaient, de par la Constitution, contraints de lever la leur sans discuter. Bonaparte sortait, à 11 heures, à cheval, des Tuileries, fort mécontent d'avoir mal parlé et — ainsi qu'il arrive — songeant à ce qu'il eût dû dire. Soudain, il aperçut l'âme damnée de Barras, Bottot, qui cherchait à l'aborder. Le général voulut que ce Bottot incarnât le Directoire : il poussa son cheval sur lui et interpella violemment le Régime tout entier à travers ce sous-ordre : L'armée s'est réunie à moi, cria-t-il d'une voix forte, et je me suis réuni au Corps Législatif. — Des applaudissements crépitèrent dans la foule. — Qu'avez-vous fait de cette France que je vous avais laissée si brillante. Je vous ai laissé la paix, j'ai retrouvé la guerre ! Je vous ai laissé des victoires, j'ai retrouvé des revers ! Je vous ai laissé les millions d'Italie, j'ai retrouvé partout les lois spoliatrices et la misère !... Qu'avez-vous fait des 100.000 Français que je connaissais, mes compagnons de gloire. Ils sont morts. Cet état de choses, ne peut durer : avant trois ans, il nous mènerait au despotisme. Mais nous voulons la République assise sur les bases de l'Egalité, de la Morale, de la liberté civile et de la tolérance politique. Avec une bonne administration, tous les individus oublieront les factions dont on les fit membres et il leur sera permis d'être Français... A entendre quelques factieux, nous serions bientôt des ennemis de la République, nous qui l'avons affermie par nos travaux et notre courage ; nous ne voulons pas de gens plus patriotes que les braves mutilés au service de la République. Chaque phrase était hachée d'acclamations. Alors le général, abandonnant Bottot écrasé, jeta son cheval noir à travers la place, parcourut le front des troupes, proférant des phrases coupées d'applaudissements et regagna la rue de la Victoire, croyant la bataille gagnée.

Elle l'était sur un point : le Directoire s'effondrait. Sieyès et Ducos, démissionnant spontanément, n'y eussent pas suffi. Il fallait que Barras se résignât à s'en aller. Talleyrand vint porteur d'un modèle de lettre — fort digne — où, invoquant son besoin de repos, Barras se démettait ; il ne manquait que la signature : le malheureux jeta, nous dit-il, un coup d'œil sur la rue de Tournon où la foule acclamait la troupe — et il signa. Mme Tallien survenant le pressa vivement de se montrer cligne de lui — le mot prête à sourire — ; mais il était affalé : toute résistance serait ridicule et inutile. Ils se séparèrent ; l'homme et la femme incarnaient ce régime qui tombait comme s'effondrent les choses moisies. Elle regagna la chaumière d'où elle partira bientôt princesse de Chimay, mais rayée de la vie publique ; lui, quelques instants après, quittait le Luxembourg pour Grosbois avec 100 dragons autour de sa voiture. Ainsi le vicomte Paul de Barras, l'homme de thermidor, de vendémiaire et de fructidor, furtivement, s'évada de l'histoire.

Gohier et Moulins refusèrent de démissionner : ils étaient impuissants d'ailleurs ; cependant on crut bon de leur donner un haut geôlier au Luxembourg ; Moreau — le fait étonne — accepta le rôle.

Dès lors où était le pouvoir ? Dans les mains du commandant de la force armée, Bonaparte. On considérait donc le coup d'État comme fait ; la rente monta de plus d'un point. Le général était rassuré. Sieyès — dans la bonne tradition directoriale — eût voulu qu'on arrêtât 40 députés qui s'agitaient ; le général refusa, chargeant Salicetti de les calmer. Ils ne se calmèrent pas, se concertèrent et se préparèrent à opposer, s'il le fallait, Bernadotte à Bonaparte. Un peu d'agitation se produisit, tandis que Paris se noyait de pluie.

***

Le matin du 19 brumaire, le temps étant rasséréné, chacun  partit pour Saint-Cloud. Qu'y devait-on faire ? Chose étrange, personne n'était fixé sur ce point. Jusqu'au bout, la Révolution française subit la poussée d'une sorte de Fatum. Bonaparte ne sait pas au juste, le 19 brumaire, ce qu'il va faire, pas plus que ne l'avaient su, le matin du 11 juillet, les gens qui allaient prendre la Bastille, le matin du 10 août, les députés qui allaient renverser le trône et le matin du 2I septembre, ceux qui allaient faire la République.

On eût dû réunir les deux assemblées sous le même toit, les faire délibérer avant midi et leur faire acclamer le triumvirat où Bonaparte et Sieyès jouant César et Pompée, Ducos acceptait le rôle ingrat de Crassus. On en eût fini en une acclamation. Mais les Anciens s'étant emparés de la riche galerie d'Apollon, il ne restait aux Cinq-Cents que l'Orangerie à laquelle on n'accédait que par un escalier étroit et d'ailleurs peu élevé — les fenêtres s'ouvraient à quelques pieds des plates-bandes — : comme il fallait aménager cette salle, on perdit du temps. Cependant Anciens et Cinq-Cents, sur la terrasse, s'interrogeaient : l'histoire de la conspiration dénoncée la veille résistait mal à ces échanges de vues ; elle paraissait fabuleuse. Lorsqu'à 1 heure, les salles étant prêtes, les députés s'y engouffrèrent, les Anciens étaient troublés, et, aux Cinq-Cents, tout un groupe résolu à la résistance.

Saint-Cloud s'encombrait de toute la société politique Bonaparte y était arrivé à cheval par Auteuil. Il avait rejoint, dans les salons du premier étage, Sieyès et Ducos. Il se chauffait fébrilement au feu de fagots hâtivement allumé : il frissonnait.

Les députés drapés de leurs toges rouges, ce pendant, délibéraient. Lucien Bonaparte, président, depuis une semaine, des Cinq-Cents, avait pris le fauteuil, et Gaudin demandé la nomination d'une commission d'enquête sur les dangers de la République. L'Extrême-Gauche ricana : A bas les dictateurs ! cria-t-on. Les brumairiens furent déconcertés. Pour gagner du temps — dans quel but ? — les deux partis adhérèrent à une proposition absurde : chaque député viendrait à la tribune renouveler son serment à la Constitution.

Aux Anciens aussi, on atermoyait ; on envoya un message au Directoire ; le secrétaire Lagarde fit savoir qu'il n'y en avait plus. Bonaparte, survenu sur ces entrefaites, fut, à la tribune, médiocre, presque incohérent et fort maladroit. Après s'être assez lourdement défendu d'être un Cromwell, il sortit de ce Sénat immobile, au comble de l'énervement.

***

Il comprenait que ces vieillards n'agiraient plus. Il fallait forcer la Fortune et foncer. Il fit comme à Arcole : avec quelques grenadiers du Corps Législatif, il pénétra dans l'Orangerie.

Il s'arrêta, à l'entrée, suffoqué par la tempête imprévue que son apparition souleva. Des cris violents s'élevaient A bas le dictateur ! A bas le tyran ! Hors la loi ! et en un instant les tape-dur de la Montagne furent sur lui. Il était petit, plus nerveux que musclé ; il pensa être étouffé ; un géant, Destrem, lui asséna un coup de poing. Enveloppé par les toges rouges, ignoblement bousculé, frappé, il perdit presque le sentiment. Les grenadiers le dégagèrent, l'emportèrent, tandis que derrière lui une vingtaine de députés criaient : Hors la loi !

Lucien était débordé ; assailli à son fauteuil, il descendit à la tribune et contre les assauts s'y cramponna, pour défendre son frère. Mais sa voix était étouffée : déjà des timides, sous l'impression de la peur, unissaient leurs voix à celles des violents : le cri Hors la loi ! semblait s'enfler. C'était le cri de thermidor et il avait mené Maximilien à l'échafaud.

Bonaparte, bouleversé, s'était un peu repris dans le salon où, autour de lui, des conseils de vigueur s'échangeaient. Dans les cours, les troupes, d'instinct, s'étaient massées ; mais l'armée de Paris n'était qu'en seconde ligne, séparée de l'Orangerie par les propres grenadiers du Corps Législatif, seuls arbitres de la situation.

Mon cheval ! dit le général. Il était effrayant ; sa figure blême était balafrée de traînées rouges ; c'était du sang : en proie depuis plusieurs jours à la fièvre, il avait, le matin, la figure couverte de boutons que, dans sa frénétique impatience, il avait machinalement écorchés à coups d'ongles. Ce sang qui coulait accréditait le bruit que les députés l'avaient assailli et blessé — avec des stylets, disait-on. La troupe se sentait indignée de ce que ces avocats eussent osé porter la main sur le vainqueur d'Arcole.

Soldats, puis-je compter sur vous ?Oui, oui ! Et des injures grossières fusèrent, à l'adresse des députés. Je vais les mettre à la raison ! cria le général. Les dragons frémissaient d'impatience ; mais les grenadiers du Corps Législatif hésitaient. On leur disait bien qu'une bande d'assassins opprimait l'Assemblée, que celle-ci aspirait à être délivrée, mais qui le leur prouvait ? Soudain un immense cri : Lucien Bonaparte, président des Cinq-Cents, venait d'apparaître.

Il s'était fait enlever par des soldats, très résolument — il fut le seul homme de cette journée — et il apportait la victoire.

Il semblait incarner l'Assemblée qu'il présidait ; il parut donc parler en son nom lorsqu'à cheval, à côté de son frère, il appela à l'aide les grenadiers des Conseils : Le président du Conseil des Cinq-Cents vous déclare que l'immense majorité de ce Conseil est pour le moment sous la terreur de quelques représentants à stylets qui assiègent la tribune, présentent la mort à leurs collègues et enlèvent les délibérations les plus affreuses. Je vous déclare que ces audacieux brigands, sans doute soldés par l'Angleterre — c'était le style de Robespierre — se sont mis en rébellion contre le Conseil des Anciens et ont osé parler de mettre hors la loi le général chargé de l'exécution de son décret. Je vous déclare que ce petit nombre de factieux se sont mis eux-mêmes hors la loi par leurs attentats contre la liberté du Conseil... Je confie aux guerriers le soin de délivrer la majorité de leurs représentants. Généraux et vous, soldats, vous tous citoyens, vous ne reconnaîtrez pour législateurs en France que ceux qui vont se rendre auprès de moi. Quant à ceux qui persisteront à rester dans l'Orangerie, que la force les expulse ! Ces brigands ne sont plus les représentants du peuple, mais les représentants du poignard ! Et, comme pour enlever un dernier doute aux soldats républicains que déjà sa présence semblait autoriser à agir, il tira l'épée du général, en dirigea la pointe vers la poitrine de son frère, jurant, dans un geste emprunté au théâtre de Marie-Joseph Chénier, de percer cette poitrine si jamais y battait le cœur d'un tyran.

Il n'y eut qu'un long cri. Les grenadiers étaient décidés : il fallait délivrer les bons représentants des brigands qui les opprimaient. Les officiers tirèrent leurs sabres ; puis, dans le tumulte des cris, un bruit sourd, rythmé : les tambours battent la charge. Une colonne se forme, baïonnettes au canon ; à la tête l'audacieux Joachim Murat ; il marche à l'escalier oui conduit aux Cinq-Cents. La foule applaudit : Bravo ! A bas les Jacobins ! Le Rubicon ! A bas 93 ! A bas 93 ! On sent toute la haine qui, depuis six ans, couve, trop longtemps comprimée. Bonaparte en bénéficie : on veut abattre une seconde fois Robespierre.

Dans l'Orangerie, c'est l'anarchie : les députés tourbillonnent. Le bruit du tambour, sourd d'abord, devient formidable. Déjà des spectateurs, puis des députés se jettent par les fenêtres très basses. La porte s'ouvre : Murat et les soldats foncent sur la tribune et l'investissent : les grenadiers se répandent dans la longue salle Citoyens, vous êtes dissous ! crient-ils. Le cri est répété du haut du fauteuil par un officier. Murat criait qu'il les fallait f... dehors. Les baïonnettes luisaient dans la pénombre du crépuscule. Alors des fenêtres encore furent enfoncées : les toges rouges s'envolaient dans la nuit de novembre : le lendemain, on trouvera les défroques pourpres accrochées aux buissons de la forêt de Saint-Cloud et des bois de Meudon. Quelques députés coururent jusqu'aux barrières de Paris que Fouché avait fait fermer.

Vaine précaution si elle était destinée à rendre impossible une émeute. Deux mois auparavant, des ouvriers du faubourg de gloire, anciens soldats de Desmoulins, de Danton, de Santerre, de Hanriot, avaient dit : Que l'on fasse ce que l'on voudra, les faubourgs ne s'en mêleront plus. Il y avait dix ans et un peu moins de quatre mois que, sur le bruit du renvoi de Necker à Versailles, le faubourg s'était rué sur la Bastille. Ce 19 brumaire an VIII de la République, le faubourg, apprenant que l'on avait jeté par la fenêtre des députés récalcitrants, allait applaudir : Des brouillons qui ont fait la culbute comme les cascades de Saint-Cloud ! dira-t-on dans les cabarets.

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Ce même 19, à la tombée de la nuit, un nouveau gouvernement s'organisait. Les Anciens avaient nommé une Commission des Cinq qui proposa et fit voter la promotion au Consulat provisoire de Bonaparte, Sieyès et Roger-Ducos, l'ajournement des Conseils au 1er nivôse et attendu la retraite des Cinq-Cents — le mot était pour rire —, la création de Commissions législatives. Puis, pendant que les vainqueurs dînaient très joyeusement, on essayait de reconstituer des semblants de Conseils pour homologuer les décisions. On retrouva des députés avec ou sans toges dans les cabarets, dans les voitures, dans le parc : on les ramena dans les salles mal éclairées. Cabanis et Boulay prononcèrent des discours. Boulay eut un mot heureux : Nous voulons nationaliser la République.

A 2 heures du matin, les trois Consuls furent invités à prêter serment — on ne savait trop à qui, à quoi. Les salles étaient bondées de Parisiens accourus : ils poussèrent des Vivat ! quand, les tambours battant au champ, les Consuls parurent. Ceux-ci prononcèrent un serment et se retirèrent aux cris de Vive la République !

A 6 heures, tout le monde était rentré à Paris. Les grenadiers du Corps Législatif regagnaient la caserne des Capucines en chantant le Ça Ira. Ils croyaient de très bonne foi avoir sauvé la République et la Révolution.

 

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Mêmes sources et ouvrages qu'au chapitre XLV, plus :

SOURCES. Œuvres déjà citées d'Aulard (Paris..., V), Laviron, Gervinus et Peter Roux (dans Bailleu), Barras (IV), Hyde de Neuville (I), Gohier (I), Morris — Rocquain, Etat de la France au 18 Brumaire (Documents), 1897. Delbrel, Lettre sur le 18 Brumaire (Rev. Fr., 1893). Lettre de Robert Lindet (dans Montier, cité). Chaptal, Souvenirs, 1899. Fabre de l'Aude, Directoire, 1832. Arnault, Mémoires, 1825. Ph. de Ségur, Souvenirs. Destrem, Quelques documents sur le 19 brumaire (Rev. Fr., 1910). Coignet, Cahiers, 1891.

OUVRAGES. Albert Vandal, L'Avènement de Bonaparte, 1901. Chuquet, Lecture sur « Le retour de Bonaparte » faite à l'Académie des Sciences Morales, 1910. Guillois, Le Salon de Mme Helvetius, 1889. Babeau, La France et Paris sous le Directoire, 1887. Cadoudal, Georges Cadoudal. Madelin, Fouché, I, 1903. Néton, Sieyès, 1900. Berger, Volney, 1885. Libois, Les emprunts forcés de l'an IV el de l'an VII dans le Jura, 1895.