Mai 1797-mai 1798
Les élections de germinal an VI. Elles sont anarchistes. Le coup d'État du 22 floréal an VI contre les élus. Fureur des Jacobins. La lutte pour la vertu. Les élections de l'an VII. Coalition de tous les partis contre le Directoire : les catholiques soutiennent les anarchistes. La Seconde Coalition. L'expédition d'Égypte. Revers en Allemagne et en Italie. Souvorof et ses Cosaques. L'Italie perdue.Avant de s'embarquer, Bonaparte avait pu apprendre que la lutte, engagée, dès brumaire, entre les jacobins et le Directoire, venait, en apparence, de prendre fin par un nouveau coup d'État, le 22 floréal. Le parti est pris, avait écrit le ministre prussien le 7 frimaire, on (le Directoire) a résolu de comprimer l'essor des Jacobins... avant qu'ils n'aient le temps de se fortifier de recrues. Cela était d'autant plus urgent, que les élections de germinal allaient avoir une exceptionnelle importance : les invalidés de fructidor n'ayant pas été remplacés, ce n'était pas cette fois le tiers, mais plus de la moitié du Corps Législatif qui allait être renouvelé — 437 sur 750. Or tous les partis exaspérés menaçaient de se coaliser, fût-ce pour élire des anarchistes. Contre cette coalition, le Directoire avait recours à ses procédés familiers. D'abord il y aurait des candidats officiels : le gouvernement en dressa la liste qui fut remise, dit Barras, aux ministres. Après quoi, pour soutenir l'opération électorale, on décida l'envoi d'agents nouveaux en province, lestés d'argent grâce à une décision corruptrice dit encore le directeur, en pirouettant sur ses talons. Mais le 1er germinal, on célébra en grande pompe la fête de la Souveraineté du peuplé — comble de bouffonnerie six mois après fructidor et deux mois avant floréal. Mais comme on craignait, malgré ce mélange de pression, de corruption et de séduction, que l'on votât mal, on décida que les pouvoirs des nouveaux élus seraient vérifiés non par eux-mêmes, mais par les députés sortants... ou sortis. Les députés de la nouvelle législature seraient donc validés ou invalidés par ceux-là même qu'ils auraient battus. Couverte d'applaudissements fort naturellement ; la résolution fut convertie en loi le 12 pluviôse. Enfin, le Publiciste du 12 germinal — veille des élections — publiait une note officieuse où il était dit que, si des terroristes étaient élus, ils ne seraient pas reçus et les départements qui les auraient choisis resteraient sans députés. Le 22, les deux journaux d'opposition anarchiste, les Hommes libres et l'Ami des lois ayant flétri cette note, furent supprimés. Ainsi se préparaient des élections en l'an VI de la République, IX de la Liberté. ***Les élections allaient, en dépit de tout, être désastreuses. Découragés par les événements de fructidor, les honnêtes gens restèrent chez eux. En ce cas, les violents l'emportent : presque partout la majorité appartint évidemment, dans les assemblées primaires, au parti terroriste. Alors, sur un mot d'ordre parti de Paris, et qui eut à Paris même sa première application, les minorités directoriales firent scission, se constituèrent en assemblées schismatiques et élurent avec un imperturbable sérieux des députés de la minorité en face des députés élus par la majorité. Lorsque, le 30 germinal, les opérations prirent fin, on pouvait compter que sur 437 sièges à pourvoir, plus de 300 députés, élus par les majorités, seraient hostiles au Directoire. Joints aux députés non sortants qui, depuis deux mois, s'étaient jetés dans l'opposition anarchiste, ils allaient constituer une formidable majorité anti-directoriale. Appelée à élire immédiatement un directeur — François de Neufchâteau s'en allait —, elle introduirait au Directoire un ennemi du gouvernement, un anarchiste : redoutable hypothèse. Le Directoire prit ses mesures. Il avait ses coudées franches jusqu'au 1' prairial, date où se devaient réunir les Conseils renouvelés. Tout d'abord, on décida de faire sortir François un mois plus tôt et — illégalement — de faire élire son successeur par les Conseils sortants. Ayant envoyé à Berlin le fâcheux Sieyès qui, par ses bourdonnements et surtout ses relations avec les Jacobins inquiétait le Directoire, on fit élire Treilhard, le 20 floréal bourgeois, — le mot lui est appliqué par Mme de Chastenay — qui nourrissait de rancunes anti-anarchistes une âme de légiste césarien. Mais déjà les mesures étaient prises pour écarter les élus de l'opposition. Les chefs de la majorité battue, Régnier, Chénier, Bailleul, Crassous se rendaient tous les soirs au Luxembourg pour arrêter l'épuration. C'est aux Anciens, le 8 floréal, qu'éclata la bombe. Régnier, le futur grand juge de l'Empereur, — tout ce monde s'entrainait à la manière forte — vint réclamer l'épuration. Il traitait d'ailleurs — c'était le mot d'ordre — les élus anarchistes de royalistes déguisés. Le 13, le Directoire, par un pressant message, vint appuyer cette initiative : on avait frappé les royalistes en fructidor, c'était bien ; mais il fallait, contre les anciens suppôts de Robespierre, prendre des mesures aussi efficaces qu'au 18 fructidor et ne pas transiger plus avec Babeuf qu'avec les partisans d'un fantôme de roi. La bascule ! dit lui-même Barras. Le 14 floréal, une commission fut nommée pour examiner les élections. Bailleul, qui en fut le rapporteur, proposa d'annuler purement et simplement toute élection qui serait désignée comme dangereuse par le Directoire. De Bry approuva fort la mesure : n'avait-on pas voulu obtenir des nominations républicaines et conservatrices ? — le vocable est nouveau, indice d'un état d'esprit nouveau —. Et ne les ayant pas obtenues, malgré de sérieux avertissements de la majorité des électeurs, il fallait — la théorie est admirable — considérer ces électeurs aveugles et sourds comme incapables de se prononcer. On vota la mesure : les Anciens l'adoptant en firent la loi du 22 floréal, qui constitue le second coup de force du Directoire. Les élections étaient intégralement annulées dans sept départements et 22 élus ainsi écartés — qui, pour plus de sûreté, ne seraient pas remplacés ; 30 autres étaient individuellement invalidés comme le général Fion parce que babouviste, comme Lindet parce que trop violent ou comme Lequinio pour avoir terrorisé. Avoir terrorisé ! Et Barras était au Luxembourg ! Enfin et surtout — c'était la grande pensée dans les 21 départements où il y avait eu scission, les Conseils s'arrogeaient le droit de choisir entre l'assemblée majoritaire et la scission minoritaire, et neuf fois sur dix déclaraient élus les candidats choisis par la minorité : notons que, dans tel département comme l'Ardèche l'assemblée électorale avait réuni 230 votants et que la scission n'en avait groupé que 57. En dernière analyse, on rayait simplement 52 élus et on en rejetait une centaine d'autres au profit de leurs concurrents. C'était trop pour l'équité, mais trop peu pour la sécurité du Directoire. Il allait subsister, en somme, un groupe trop important de jacobins opposants — peut-être avait-on espéré qu'intimidés, ils se tairaient — ; la violence de ces gens aidant, ils entraîneraient vite la majorité. Le coup d'État, sournois tantôt et tantôt cynique, n'aboutissait pas même au résultat rêvé : il advenait qu'aux yeux des partis, le Directoire avait assumé l'odieux d'un nouvel attentat sans en recueillir les fruits : un coup d'État manqué, la pire chose en politique. ***Les jacobins épargnés arrivaient furieux aux Conseils. On sait quel était leur terrain d'attaque : Sus à la corruption ! fut le mot d'ordre ; on allait enfin crever les ventres pourris ; Merlin entretenait des demoiselles, Barras était en décomposition, Reubell vivait entouré de fripons, Treilhard était une brute et La Revellière un bigot dévoyé, mais un bigot. — Je résume vingt réquisitoires. — Quant aux ministres, Ramel était l'homme des nouveaux riches et Talleyrand une ordure. Les salons étaient des latrines publiques ; le vice s'y étalait, apporté du Luxembourg. Il fallait nettoyer les écuries de Barras. Le terrain était bien choisi. Chose curieuse, en ce pays de France qui n'est pas puritain pour un liard, les campagnes de vertu sont toujours assurées de quelque succès. En outre, cette plate-forme était assez large — puisqu'elle n'était pas à proprement parler politique — pour qu'aux- élections de l'année suivante, tous les ennemis du Directoire pussent s'y coaliser, des catholiques aux terroristes. Et c'est, nous le verrons, ce qui adviendra. Le parti moralisateur n'osa cependant tout de suite commencer sa campagne. Mais en thermidor, nous la voyons s'instituer. Une commission chargée d'enquêter sur la démoralisation fit un rapport à la vérité assez imprécis, mais effrayant : Il n'existe aucune partie de l'administration publique où l'immoralité et la corruption n'ait pénétré... Une plus longue indulgence nous rendrait complices de ces hommes que la voix publique accuse. Ils seront frappés du haut de leurs chars somptueux et précipités dans le néant du mépris public, ces hommes dont la fortune colossale atteste les moyens infâmes qu'ils ont employés à l'acquérir. Pendant la lecture du rapport, deux noms couraient : Barras, Reubell. Barras n'en parut pas étonné : vieux parapluie, eût-il dit comme plus tard Thiers, sur lequel il a trop plu ; mais Reubell fut très ému et tomba même malade. Peut-être faut-il croire ce que dit de lui Barras, et qu'entouré de voleurs il restait personnellement propre. Il voulut donner sa démission : mais — écrit un témoin impartial, le 9 thermidor — ses parents, avides de places et d'argent, s'y opposent fortement. Devant l'attaque, le Directoire était d'autant plus faible que, derechef, il était divisé. Treilhard estimait Reubell fort compromettant : Malade ! disait-il ; c'est sa bile qui recuit ! Merlin eût très bien délogé Barras et Reubell ; Barras enfin, pour avoir la paix, eût très bien sacrifié son vieux complice de fructidor. L'adversaire savait ces divisions et redoublait ses coups — poussé par un jeune tribun élu de la veille, remuant, dangereux et qui s'appelait Lucien Bonaparte. ***Or les élections de l'an VII, déjà, approchaient. Elles s'annonçaient plus mauvaises encore pour le Directoire que celles de l'an VI. L'hiver était d'une exceptionnelle rigueur : froid si rigoureux, note un journal en pluviôse, que les aigles des Alpes paraissent avoir trouvé à Paris la même température que dans les hautes montagnes. On eu a tué un près de Chaillot. Cet aigle planant au-dessus de Paris — neuf mois avant brumaire —, les Romains y eussent vu un présage ! La vie renchérissait : la faim déchirait les entrailles ; on avait beau jeu devant ces affamés de dénoncer les orgies du Directoire et de ses amis. Les ouvriers sans ouvrage — la Seine avait été prise deux mois — tenaient des propos atroces sur le gouvernement. En outre, il se formait décidément une tacite alliance entre l'opposition de gauche et tout ce qu'il y avait de chrétien dans le pays. C'est que la religion, malgré tout, continuait à renaître ; mais opprimée, elle soulevait les cœurs. En vain des prêtres avaient été fusillés, déportés ; en vain on avait, suivant la forte expression d'Albert Vandal, arraché la langue aux cloches. La religion chassée derechef des temples, n'exaltait que plus ses fidèles : l'administration ferme-t-elle par exemple tous les oratoires, le 14 floréal an VI, les huit églises laissées aux catholiques de Paris sont fréquentées avec une espèce de fureur. Les théophilanthropes, tombés dans le mépris public, se voient cependant attribuer quinze églises qu'on débaptise — Notre-Dame devenu Temple de l'Être Suprême, Saint-Sulpice Temple de la Victoire, Saint-Roch Temple du Génie, etc. —. Puis le culte décadaire s'instaurant, on a voulu forcer les citoyens à fréquenter ses sanctuaires — personne n'y veut aller tant les cérémonies en sont ennuyeuses — ; on a menacé de révocation le fonctionnaire qui n'y mènerait pas sa famille ; on a entendu faire chômer le décadi et travailler le dimanche : dans cette querelle de M. Dimanche et du citoyen Décadi, celui-ci a eu tort cependant ; on a alors condamné des négociants pour avoir fermé le dimanche. Lutte infatigable, dit M. Aulard. On descend aux plus basses taquineries : interdiction de vendre du poisson le vendredi. Enfin on arrête des enterrements où la croix se porte, on décroche les derniers crucifix dans les écoles — car il faut élever un mur entre l'instruction et les cultes si bien que, écrit triomphalement un policier en pluviôse an VII, deux mois avant les élections, le culte catholique ronge son frein. Les catholiques rongent leur frein : c'est la vérité. Mais ils tiennent une vengeance. Ils ne peuvent élire des citoyens honnêtes partageant leurs croyances, puisque en l'an VI et en l'an VII, le gouvernement a menacé de casser toute élection réactrice : eh bien ! puisqu'à tout prendre, on ne peut rien attendre de pire des anarchistes, on votera pour les anarchistes. Et cette fois le mouvement sera tel qu'on ne pourra plus floréaliser ; le gouvernement de persécution en restera crevé. L'alliance se fit tacitement. La police dénonce, dans les semaines qui précèdent les élections, un mouvement qui se généralise. Les partis extrêmes se coalisent. Dans cet endroit, dit un rapport, les vendémiairistes — la Droite — nomment un anarchiste forcené ; en cet autre, les anarchistes élisent un vendémiairiste forcené. Le résultat fut bien vite connu : les fonctionnaires jacobins destitués par le Directoire et presque tous les députés floréalisés étaient élus. Vraies représailles du 22 floréal, dit Barras. Jamais événement plus logique d'ailleurs : car jamais gouvernement n'avait, en mécontentant tous les partis, si savamment préparé leur coalition et sa défaite. Et tous ces députés arrivaient, dit Barras, pleins de passions et de fureurs. ***La situation était, pour le gouvernement, d'autant plus scabreuse que la paix était rompue et nos affaires en mauvais état. Bonaparte parti, Barras avait dit : Enfin ! L'Europe aussi. L'Autriche, débarrassée de son vainqueur, avait décidé Paul Ter à entrer dans la lice. On avait à plaisir préparé les voies à l'invasion dans les marches conquises : la République helvétique mise à la raison le 22 fructidor an VI, la République batave asservie le 14 prairial an VI, la République cisalpine jetée sous la botte de nos généraux et prise dans le garrot de nos ministres, la République romaine ruinée par nos agents financiers, frémissent sous le joug. De Naples, Marie-Caroline, qui se sait menacée, appelle à l'aide son neveu d'Autriche. L'Autriche va rompre, le 6 juillet - 17 messidor VI, les conférences de Selz dont elle nous amusait. A Frédéric-Guillaume II, conquis à la politique de neutralité presque bienveillante, succédait, ce pendant, le jeune Frédéric-Guillaume III, si hostile à l'idée révolutionnaire qu'il s'estimera déjà presque traitre aux couronnes en montrant une malveillance expectante à la France. Et dès lors, à Rastadt, où la Prusse nous soutenait à peu près, tout allait s'écrouler. Tout croulait en effet et la guerre éclatait : guerre redoutable, puisqu'à l'Autriche et à l'Angleterre allait se joindre la Russie. La frontière énorme que nous nous étions donnée, les marches que nous occupions du Zuyderzée à Corfou, constituaient une difficulté de plus qu'en 1792. On était en outre sans argent et l'on ne trouverait plus le bel élan de naguères. D'Égypte seule arrivaient d'heureuses nouvelles. Ce n'est pas ici qu'on peut écrire cette fantastique épopée orientale que vivaient nos soldats, sur les traces des grands aïeux qui, de Damiette à Damas, avaient, six siècles avant, fait la Croisade. A cette heure, quel rêve de magnificence est en train de se satisfaire ! Il faudrait citer les détails ; ils donnent son vrai caractère à ce curieux chapitre de notre histoire : Bonaparte commentant le Coran devant les muphtis entre deux batailles contre les Mamelouks, Lasalle étonnant par ses tours de force les cavaliers de Mourad et d'Ibrahim, Murat allant, avec une poignée d'hommes, chercher jusque sous leurs tentes, en plein camp ennemi, les émirs stupéfaits, les pèlerinages marqués par des victoires, des Pyramides où s'évoquent les Pharaons, à Bethléem où est né le Christ, l'Institut d'Égypte et ses fouilles — et les aventures du brave capitaine François, dromadaire d'Égypte, allant des prisons, où l'on parle de l'empaler, aux houris d'Orient, un conte de Mille et une nuits qui dure quatre cents jours, un épisode des Gesta Dei vécu par les fils de la Liberté. Débarqué le 30 juin - 11 messidor VI, Bonaparte avait déblayé, à Ramanieh et à Chebress, le chemin du Caire, s'en était, le 21 juillet, ouvert les portes par la victoire des Pyramides et, l'Égypte nettoyée de ses maîtres, avait établi sa résidence au centre du pays. Si le 1er août, Nelson avait, à Aboukir, anéanti notre flotte, et, partant, enfermé notre armée, le général n'y avait vu qu'un motif d'oser : car il fallait sortir de là grand comme le monde. Après avoir écrasé une révolte au Caire et soumis la Haute Egypte, il se préparait, au printemps de 1799, à se jeter en Syrie, et bientôt les batailles de Tibériade, de Nazareth et du Mont-Thabor semblaient faire présager la chute de Saint-Jean-d'Acre. Prodigieuse audace, Bonaparte rêvait de rentrer à Paris par Damas, Constantinople et Vienne. ***Mais, en Europe, nos affaires étaient en moins bonne voie. Sans doute, Joubert avait occupé le Piémont et Championnet, avait couru, de Rome, enlever Naples où s'était, sous notre protectorat, instaurée cette fantastique République Parthénopéenne qui durera 113 jours. Mais tout cela était bien fragile et ne résisterait pas au premier choc de l'Europe. Le 1.7 décembre 1798, la coalition s'était décidément nouée, menaçant, de Naples à Amsterdam, toute notre ligne de défense. Scherer fut envoyé en Italie, Brune en Hollande avec Bernadotte ; entre Hollande et Italie, Jourdan en Allemagne et Masséna en Suisse, l'un avec 40.000, l'autre avec 30.000 soldats, protégeraient (mal) l'ancienne France : à l'extrémité droite de la ligne, Macdonald était à Naples avec 30.000 hommes. En tout, on n'offrait que 170.000 hommes à la formidable masse d'armées qui, de toutes parts, allaient rouler sur la République. Le 28 février 1799 — 9 ventôse VII, Jourdan avait franchi le Rhin. Quelques heures après, le Congrès de Rastadt, la comédie étant désormais sans objet, se dissolvait, mais, par une abominable violation du droit des gens, nos plénipotentiaires De Bry, Roberjot et Bonnier étaient assaillis aux portes de la ville par des hussards hongrois et les cieux derniers assassinés. Ce trait affreux faisait prévoir une guerre inexpiable. Jourdan n'avait fait que quelques pas en Allemagne. Battu à Stokach par l'archiduc Charles, il s'était replié sur Strasbourg. A la même heure, Schérer, vaincu à Magnano (le 5 avril — 15 germinal), battait précipitamment en retraite derrière l'Adda et après avoir à peu près perdu son armée, devait en céder à Moreau le suprême commandement. De plus grands désastres cependant se préparaient. La Russie intervenait : l'Europe allait voir les barbares du Nord qui, seize ans après, entameront la Grande Armée, mais qui, dès 1799, vont un instant ébranler le moral de nos soldats. A leur tête, un chef dont on a dessiné trop souvent, pour que je m'y essaie, la physionomie tout à la fois puissante et grimacière, barbare et dévote, ce Souvorof, soldat mystique, brutal, ricaneur, enleveur d'hommes et râfleur de cités, — redoutable au demeurant : Le fer dans le ventre de l'ennemi ! : c'est le principe. Ce terrible tacticien, doublé d'un Attila, c'est autre chose que le Brunswick de 1792 avec ses atermoiements. Si on eût à Vienne, une année, donné carte blanche à ce barbare de génie, nous étions perdus — jusqu'au retour de Bonaparte. Heureusement, il avait à compter avec l'Autriche. Celle-ci, mettant en ligne le gros de l'armée coalisée — les Russes n'étaient que 30.000 —, entendait garder la haute main sur les opérations et, après avoir donné toute licence au sauvage, va lui mettre sans tarder des bâtons dans les roues. Il n'en va pas moins que la France pouvait se croire perdue ; 26.000 Autrichiens dans les Grisons, 46.000 dans le Tyrol, 86.000 en Vénétie, les 30.000 Russes de Souvorof jetés sur le Pô, 40.000 Anglo-Russes vont par surcroît débarquer en Hollande : 320.000 hommes en face de nos 170.000 soldats déjà entamés, débordés. Dès le 27 avril, Souvorof a pris un contact brutal avec nous. Surprenant le passage de l'Adda, il a défoncé le centre de Moreau, a rejeté celui-ci au delà du Pô, en Piémont : Moreau espère encore pouvoir donner la main à Macdonald qui, de Naples, accourt — il faut lire Thiébault — à travers l'Italie aux trois quarts soulevée. Mais Souvorof se jette — c'est la tactique de Bonaparte retournée contre nous — entre les deux armées. Maître de Milan où il a mis par terre le régime jacobin, il est tombé sur Turin ; et le voici qui se précipite vers Macdonald : trois jours — du 17 au 19 juin (28-30 prairial) — on se bat sur les bords de la Trebbia ; inférieurs en nombre, les Français sont vaincus, mais grâce à une surhumaine énergie, Macdonald peut amener à Moreau les débris de son armée. L'Italie n'en était pas moins perdue : les gouvernements jacobins s'y écroulaient à grands fracas, à Naples, à Borne, à Milan. En deux mois, les Cosaques avaient nettoyé la vallée du Pô des impies français, comme le disait leur chef, grand adorateur d'icônes. Nos frontières étaient menacées ; Masséna, mis à la tête de l'armée dite d'Allemagne, abandonnée par Jourdan, n'y pouvait rétablir l'ordre ; la Suisse s'insurgeait, la Bavière et la Prusse semblaient près de renoncer, pour se tourner contre nous, à la neutralité. L'Angleterre jetait l'or à poignées. La France, déchirée à l'intérieur, mal gouvernée, sans trésor, débordée, allait-elle succomber ? Le 12 avril, Bonaparte avait offert de revenir. Telle était la peur qu'il inspirait au Luxembourg qu'en présence de tels périls, le gouvernement de la France avait d'un geste écarté la requête. Il fallait de plus grands malheurs pour qu'affolé, il finît par rappeler le sauveur. *****Pour les sources et la bibliographie de ce chapitre, voir à la fin du chapitre XLIX. |