LA RÉVOLUTION

TROISIÈME PARTIE. — LA CONVENTION NATIONALE

 

CHAPITRE XLV. — BONAPARTE EN FACE DU DIRECTOIRE.

Septembre 1797-mai 1798

 

 

Le pouvoir par escalade. Les nouveaux directeurs Merlin et François. La curée des places. La terreur post-fructidorienne. La banqueroute des deux tiers. Rupture entre les vainqueurs de fructidor. Bonaparte à Udine. Campo-Formio (25 vendémiaire an VI). Popularité inouïe de Bonaparte. Le Général à Mombello : les paroles pacificatrices. Bonaparte à Paris. La réception au Luxembourg. Le Général à l'Institut. Il demande à partir. Le Directoire révolutionne l'Italie. Le départ pour l'Égypte.

 

Bannissons ces absurdes théories de prétendus principes, ces invocations stupides à la Constitution. C'est le porte-parole du Directoire fructidorien Bailleul, qui lui assène ainsi le pavé de l'ours. Telles paroles laissaient bien prévoir que tout allait ; suivant le mot de Mme de Chastenay, prendre un caractère de violence et de conquête.

Ayant pris le pouvoir par escalade, comme elle dit encore, les Jacobins clavant-garde se firent tout d'abord payer. Le jour proche où, fatigué de leurs exigences, le Directoire s'y refusera, la lutte éclatera entre les vainqueurs de fructidor duel en deux actes, floréal an VI et prairial an VII.

Les patriotes n'avaient marché jusqu'alors que sur des ronces, écrit l'un de ces patriotes, Joseph Fouché : il était temps que l'arbre de la liberté portât des fruits plus doux pour qui devait les cueillir et les savourer. On ne sait jamais si ce Fouché se moque.

Merlin et François de Neufchâteau cueillirent incontinent les plus gros fruits. Ils furent nommés directeurs, au mortel dépit de Talleyrand, qui s'était offert et, malgré les intrigues de tous les sexes, dit Barras, avait été repoussé.

François était un bel esprit, auteur d'une Pamela ou la Vertu, qui l'avait fait entrer à l'Institut ; de mœurs déplorables, il prêchait la vertu sur les planches, mais ne la pratiquait guère dans la coulisse ; libertin, très féru de philosophisme, il était par là agréable à La Revellière ; mais on le trouva vite si balourd, qu'on ne songea plus qu'à s'en débarrasser promptement en aidant le sort.

Merlin marquait plus : il marquait trop. La Revellière et Barras s'accordent pour tracer de lui un affreux portrait ; ce n'était pas le premier venu, mais avec quelque chose de sauvage dans le regard et la voix, jurisconsulte si rempli de lois qu'il en avait toujours une toute prête pour violer l'équité. Le 18 fructidor ayant créé le régime d'exception qu'il fallait à ce légiste de César — il sera le procureur général de Napoléon Ier —, il parut un instant l'homme le plus puissant comme il était, écrit à la vérité un ennemi, le plus exécré et le plus exécrable.

Les directeurs nommés, — il serait piquant de raconter cette curée d'après divers témoignages que j'ai sous les yeux —, on distribua aux amis et complices places et faveurs : Rosée bienfaisante, écrit un des bénéficiaires, de secrétariats généraux, portefeuilles, commissariats, légations, ambassades.

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Paris avant montré de l'indifférence, quelques départements parurent disposés à s'insurger contre la proscription de leurs élus : l'Allier, par exemple : Il sera cinglé, écrit, le 24, Bernadotte à Bonaparte, 8.000 hommes arrivent dans les environs de toute la France. Les départements croyaient voir la Terreur recommencer : ils se turent. L'opposition à Paris ne se traduisit que par quelques manifestations dans les théâtres et les écoles supérieures. On avait épuré partout les administrations et les tribunaux : on avait peur des nouveaux juges.

Le théâtre — la presse étant sous le boisseau — fut à son tour soumis à la censure : la scène ne devait retentir que des oracles de la morale, des maximes sacrées de la philosophie et des grands exemples de la vertu — c'était le style de François de Neufchâteau : seule bientôt Pamela ou la Vertu serait tolérée, avec ce Dix-huit fructidor, où l'on voyait Augereau donner l'assaut à des Tuileries de carton.

Enfin une véritable terreur s'organisait contre les nobles et les prêtres. Les émigrés saisis étaient impitoyablement fusillés. De temps à autre, une fusillade éclatait plaine de Grenelle. La nature gémit, mais la loi parle, disaient les officieux. D'autre part, une singulière campagne visait à faire proscrire tout ci-devant noble : le futur comte Boulay de la Meurthe fut particulièrement violent en ses discours contre les titres de noblesse, ainsi que Regnier, futur duc de Massa. Aucun ci-devant noble ne jouirait de ses droits de citoyen.

Mais c'étaient surtout les catholiques qui pâtissaient cruellement — et cela était inévitable puisque la seule restauration romaine avait un instant jeté dans les bras de ce sceptique Barras, et La Revellière-Lépeaux, grand protecteur des théophilanthropes, et l'abbé Grégoire, tout à son essai de résurrection du schisme, et Germaine de Staël qui ne voyait que dans le protestantisme le moyen de détruire l'influence de la religion catholique.

Tous seront déçus. Germaine de Staël et l'abbé Grégoire allaient tristement constater que c'était contre tout christianisme que la croisade maintenant se dirigeait, et La Revellière connaissait les pires déboires. Les théophilanthropes les filoux en troupe disaient les mauvais plaisants — ne recueillaient que des nasardes. Dès brumaire an VI ; cette religion quasi d'Etat — on lui donnait des fonds et des temples — faisait faillite. Les Halles s'en amusaient — dit un rapport : Il perce, ajoutait-il, dans tout ce qu'on dit contre eux un intérêt peu naturel pour la religion catholique. La Revellière ayant, le 1er vendémiaire an VI, adressé au Champ-de-Mars devant un peuple immenseune prière à l'auteur de la Nature, ce grand prêtre bossu acheva de ridiculiser ses amis ; au moins Robespierre portait-il bien la tiare.

Intérêt peu naturel pour le catholicisme ! Il fallait l'étouffer. L'article 2 de la loi de fructidor armait le Directoire de lettres de cachet, puisque, fort souvent, l'arrêté qui envoie le prêtre au bagne, porte simplement : homme d'une moralité détestable. Dès le premier trimestre de l'an VI, 464 prêtres sont ainsi déportés, dans le suivant 431, dans le troisième 185, dans le quatrième 368 : en tout 1.448 en une seule année sans parler des 8.235 prêtres raflés dans les départements belges. Et encore se plaint-on de n'en pouvoir pas plus saisir à cause du dévouement que leur montrent d'aveugles agricoles. De fait, partout les paysans cachent leurs curés : en messidor an VI, le Directoire s'indignera que les habitants donnent asile aux prêtres, fléaux cependant plus redoutables que les voleurs et les assassins.

Ceux qu'on ne fusille pas sont envoyés au bagne ; ils y mourront presque tous : sur 193 ecclésiastiques, qu'emporte la Decade, 39 seulement, vingt et un mois après, auront échappé aux fièvres de Guyane.

Aussi bien, la croisade a, je le répète, un caractère nettement antichrétien. François de Neufchâteau impose aux maîtres de la jeunesse l'enseignement du rationalisme et voit d'un assez bon œil que l'Eglise Constitutionnelle elle-même pâtisse. Grégoire Premier de Paris est, par les journaux jacobins, aussi maltraité que Pie dernier de Rome. Prêtres jureurs sont aussi insultés que prêtres réfractaires — et jusqu'à ces ci-devant religieuses à qui il faut retirer l'éducation des petites citoyennes dont elles font des bigotes.

En dernière analyse, le 18 fructidor porte tous ses fruits : députés proscrits, nobles privés de leurs droits, presse asservie, théâtre censuré, départements terrorisés, prêtres déportés, émigrés fusillés : une Terreur simplement hypocrite, enrubannée de formules à la François de Neufchâteau.

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Le coup d'Etat portait ses fruits, nous l'avons vu, pour les amis aussi : mais l'union dans la curée ne dura pas deux mois. Le Directoire, cependant, profita de cette accalmie pour arracher au Corps Législatif régénéré ce que les Conseils lui eussent refusé avant fructidor : la banqueroute des deux tiers.

La situation devenait atroce : personne n'était payé, ni fonctionnaires ni soldats, et les rentiers fort irrégulièrement. Mais si irrégulièrement qu'ils le fussent, la dette pesait lourdement à l'État sans argent. Pendant qu'on en était aux procédés révolutionnaires, il parut que l'heure était venue de réduire cette dette par une opération fort simple. On paierait désormais fort régulièrement aux créanciers l'intérêt du tiers de la dette : les deux autres tiers seraient remboursés. Jusque-là rien que de régulier. Mais ces deux tiers seraient remboursés en bons sur le trésor estimés en mandats territoriaux. Or, ceux-ci étaient tombés à rien. C'était une banqueroute hypocrite. Jamais le ministre Ramel n'eût osé proposer pareille chose aux députés de l'an V : le projet cependant était prêt, puisque c'est le 19 fructidor même que les Conseils épurés furent appelés — le mot a de la saveur — à régénérer les finances.

Les Conseils accordèrent tout : le projet, voté dès le 1er jour complémentaire aux Cinq-Cents, fut converti en loi par les Anciens le 9 vendémiaire. Dès le lendemain, la banqueroute était patente : le mandat étant tombé à 1 p. 100 de sa valeur présumée, le rentier qui possédait 300 livres de rente en perdit 190. Il fallait un Corps Législatif singulièrement domestiqué pour trahir ainsi toute une partie de ses électeurs ; mais on commençait à dire — et floréal allait le prouver après fructidor — qu'il n'y avait plus en France en dernier appel qu'un électeur, le grand électeur, le Gouvernement.

Cependant toute une fraction de la Gauche commençait à s'insurger. La loi votée, le Directoire paraissait moins porté à satisfaire les exigences des députés fructidoriens : on accusait les directeurs, Reubell surtout, de tout garder pour leurs parents. On les incrimina de réaction et surtout de corruption.

De fait, la campagne, qui commence dès brumaire an VI, a un caractère moralisateur. L'opposition jacobine va se faire puritaine. Le tableau qu'à dessein, j'ai ébauché tout à l'heure de l'état des mœurs, nous permet de constater qu'elle avait la partie belle et de deviner pourquoi elle s'en saisit. Si l'hiver de l'an VI s'annonçait brillant à Tivoli, au Ranelagh et au Luxembourg, il s'annonçait effrayant dans les faubourgs. Chômage général, misère grandissante : les petits rentiers récemment frappés allaient grossir cette plèbe affamée. Dès lors, les nouveaux riches, des fripons, des pourris, voyaient leur impopularité grandir. Mais qui protégeait ces riches ? Le Luxembourg : Barras était un autre pourri, Reubell un grand voleur, Merlin avait gagné des millions à la Révolution. Une campagne démagogique s'organisait très naturellement dans l'ombre. Il fallait régénérer le Directoire.

Le général Marbot entama, le 14 brumaire, les hostilités : il fit, à la tribune, un tableau alarmant des mœurs publiques et gouvernementales : les Conseils, s'ils ne s'élevaient au-dessus de cet océan de corruption, seraient eux-mêmes frappés par la Nation de cette proscription morale qui atteignait le Luxembourg. Le Cercle Constitutionnel, tombé entre les mains des violents, emboîta le pas à Marbot. On y attaqua le Directoire. Celui-ci — bien à tort, nous le verrons — crut qu'il lui serait facile d'étouffer dans l'œuf ce dangereux mouvement. Il ferma le Cercle : la rupture parut s'accentuer. Mais le gouvernement acceptait la lutte d'un cœur léger ; la paix de Campo-Formio lui valait de la part de l'opinion, un instant d'indulgence — pâle reflet de l'immense popularité dont était entouré Bonaparte.

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C'était cependant contre le gré du Directoire que le Général — y en avait-il d'autres ? — avait conclu la paix. Les directeurs se fussent accommodés d'une guerre éternelle — nous savons pourquoi. A cette heure, ils étaient plus que jamais hantés de la peur du soldat. Que feraient les soldats à la paix ? Planter leur choux ? Encore faut-il en avoir ? disait Barras. C'est pourquoi Léoben ne devait être — aux yeux des directeurs qu'un armistice sans lendemain : si, avant fructidor, on négociait à Lille avec l'Angleterre, à Berlin avec le tzar Paul — qui faisait mine de nous vouloir attaquer —, c'était sans ardeur.

Le coup d'État, jetant bas Barthélemy, assurait le triomphe du parti des frontières naturelles — mot populaire et grandiloquent qui cachait un impérialisme sans limites et une politique belliqueuse. En outre, le coup donnait de l'orgueil aux directeurs, comme si Augereau eût vaincu l'Europe autour du bassin des Tuileries.

On rompit les négociations de Lille et de Berlin et l'on entendit faire cesser celles que Bonaparte poursuivait avec l'Autriche.

Bonaparte voulait la paix, parce que, maintenant, il voulait le pouvoir. Qui donnerait la paix à la France — s'entend une paix glorieuse, — serait le plus populaire des hommes. Il entendait ne rentrer, suivant le style de l'époque, qu'en joignant aux palmes de la victoire les lauriers de la paix. Devant l'ordre de rupture, il affecta de croire qu'on doutait de sa vertu et annonça qu'il s'allait venir retremper dans la masse des citoyens. Le Directoire, affolé, lui donna carte blanche. La lettre, partie du Luxembourg le 8 vendémiaire, était un acte de soumission si apeurée que le général put mesurer sa puissance à cette platitude.

Il poursuivit activement les négociations. Cobenzl, arrivé à Udine, le 27 septembre (5 vendémiaire), avec de pleins pouvoirs de l'Autriche, y entamait la conversation. Et après quatorze jours de ces célèbres entretiens, où Bonaparte se révéla vraiment aussi génial dans la négociation que dans la bataille, on concluait, dans le petit village voisin de Campo-Formio, le célèbre traité du 1.7 octobre 1797 (25 vendémiaire an VI), qui, signé sur le coup de minuit, assurait — pour un temps — la paix au continent.

Ce traité mettait le sceau de l'Europe à la grandeur inouïe de l'empire français. L'Autriche abandonnait la Belgique, depuis longtemps annexée, et la Lombardie qui, grossie de la Valteline enlevée aux Grisons et des terres arrachées au Pape, au duc de Modène et à l'État de Venise, formerait la République Cisalpine sous notre étroit protectorat. A l'Autriche on abandonnait la malheureuse Venise, et son domaine jusqu'à l'Adige. La rive gauche du Rhin nous resterait, moyennant indemnités dont délibérerait un congrès convoqué à Rastadt.

Cette dernière clause, à dire vrai, était grosse d'orages — et d'arrière-pensées. Le Saint Empire se laisserait-il dépecer ? L'Autriche comptait qu'un conflit sortirait de là. Elle entendait bien restaurer simplement son armée derrière cette façade de paix. L'Angleterre, dans les mêmes prévisions, se saignait — à cette heure même — pour reconstituer un trésor de guerre. La paix n'était que provisoire. Peut-être est-ce aussi avec cette arrière-pensée que le Directoire consentit à contresigner. Il le fit le 26 octobre — 4 brumaire.

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La joie fut immense en France. Vingt rapports de police, cent articles de journaux, les lettres contemporaines nous donnent le spectacle d'un peuple ivre de bonheur. En vain d'ailleurs les officieux attribuaient-ils au Directoire fructidorien le mérite de cette paix. On exalte de tous côtés, écrit-on, les louanges du général Bonaparte.

Ce fut en effet une explosion formidable d'enthousiasme et d'amour. Des campagnes lointaines — nous possédons quelques notes grossièrement rédigées par des paysans — aux faubourgs qu'étudiaient les policiers, ce fut comme une traînée de poudre qui s'enflamma. Ce peuple de France à cette heure était pitoyable : généreux, il aime aimer et, depuis sept ans, il était sevré d'amour ne sachant plus, nous le savons, que craindre et détester. Il aima Bonaparte d'être — dans l'expression propre — un être aimable. De ce héros pacificateur le peuple se fit ainsi qu'il arrive dans les grandes amours — un portrait idéal qu'à la vérité semblaient justifier et renforcer des traits forts réels. La tendresse du pays l'auréola de toutes les vertus, vaillance, sagesse, magnanimité.

A Monbello, où le général avait tenu, trois mois, une véritable cour, il avait vu beaucoup de Français : devant eux il avait beaucoup parlé. Ses propos couraient. Ce qu'il disait était bien différent de ce que, depuis des années, on entendait en France : Paix aux consciences : que chacun pratique le culte qui lui convient sans chercher à le rendre oppresseur. Paix aux intérêts : que chacun jouisse de son bien sans être inquiété, taxé, vexé. Union pour le bien commun, oubli des querelles, vigueur dans le gouvernement, mais modération dans les lois, ordre et liberté. Et le 11 novembre (20 brumaire) craignant sans doute, de n'avoir pas été assez entendu, il condensait sa doctrine en une proclamation fraternelle, adressée aux deux républiques sœurs d'Italie, la Ligurienne et la Cisalpine, mais en réalité destinée à la France.

Par surcroît, qu'on ne le croie pas militariste. C'est un grand malheur, écrit-il, pour une nation de 30 millions d'habitants et au XVIIIe siècle, d'être obligé d'avoir recours aux baïonnettes pour sauver la patrie. Que ce lecteur de Machiavel eût lui-même envoyé les baïonnettes à la veille de fructidor, on n'y songeait plus. On écoutait, tout pantelant d'amour, ses paroles de sagesse et de modération.

Le Directoire seul était inquiet. Il avait voulu tenir encore éloigné ce fâcheux en le nommant son plénipotentiaire à Rastadt. Mais Paris voulait voir son Dieu. Le Directoire le dut rappeler. Peut-être, d'ailleurs, en l'officialisant, pourrait-on le compromettre. Et Barras espérait vaguement retrouver sa créature de vendémiaire an IV — vendémiaire an IV, un siècle !

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Il parut.

Il avait quitté l'Italie au milieu de regrets adulateurs, traversé la Suisse en triomphateur, et quelques semaines, tenu à Rastadt les représentants de l'Allemagne entre la crainte et l'admiration.

On apprit, tout d'un coup, qu'il était arrivé à Paris et descendu chez sa femme. Paris, pris d'une fièvre d'ardente curiosité, se pressa pour le voir dans la rue de la Victoire. Mais, lui, entendait ne point satisfaire la curiosité, pour ne point trop vite lasser la sympathie.

Avait-il des projets précis ? Peut-être, quoiqu'il n'eût pas l'âge légal — vingt-huit ans quand il en fallait quarante —, espérait-il, de l'aveu de tous, franchir les portes du Directoire. Une fois dans la place, il mettrait ses collègues dans sa poche. Il s'en ouvrit à quelques confidents. Barras, sournoisement, mit obstacle au projet. Au fond, le général ne croyait pas la poire mûre. Dès lors le séjour à Paris devenait scabreux : il s'y pouvait compromettre. Il semblait que la terre lui brûlât les pieds, écrit La Revellière : le mot est juste. Il songeait à s'évader de cette situation, difficile à force d'être belle. Si je ne puis être le maître, je quitterai la France, disait-il encore. En attendant, ne pouvant monter et ne voulant pas descendre, il se tenait à l'écart, soigneusement.

Il s'était séquestré : par-là, il surexcitait la curiosité jusqu'au délire. Prompte d'ailleurs à s'attendrir sur l'objet de sa flamme, la foule lui savait gré de cette attitude, signe d'une modestie pleins de charmes.

Le Directoire le reçut le 10 frimaire, solennellement. Paris s'écrasa, rue de Tournon, pour le voir entrer, et la société dans les cours du Luxembourg pour l'acclamer. Fol enthousiasme ! note un témoin étranger.

Le voici ! Dans son simple uniforme, pâle sous les longs cheveux noirs, c'est le Bonaparte de 1797 qu'a portraiture Pierre Guérin : l'œil scrutateur, le nez impérieux, la bouche serrée, sans ce pli boudeur qu'elle prendra par la suite, le menton très fort et volontaire, le front haut sous ses cheveux éparpillés. Peu de broderies : en face des directeurs, ministres, députés affublés de plumes, de galons, de soieries, de satins, un dédain affiché du panache ; une démarche raide en sa brusquerie ; mais dans tous ses gestes et ses regards une volonté qui se trahit impérieuse.

Si poignante fut l'impression produite, qu'un silence religieux, fait de saisissement, régna un instant, vite rompu par d'enthousiastes acclamations.

Barras présidait ; il se vante d'avoir mis beaucoup d'habileté dans sa harangue ; nous y voyons, nous, beaucoup de platitude avec une papelarde ironie : Peut-être faudrait-il un jour solliciter le héros pour l'arracher à sa studieuse retraite. Bonaparte répondit, lui, sans apparente habileté, d'une voix brusque et saccadée. Une seule phrase frappa : Lorsque le bonheur du peuple sera assis sur de meilleures lois organiques... Talleyrand, pensif, dit à Barras : Il y a là de l'avenir. Déjà l'ex-évêque se faisait une place dans cet avenir ; car, à une fête donnée par lui en l'honneur de Bonaparte et où se pressaient 200 femmes des plus jolies et des plus parées, il n'eut de courbettes galantes que pour l'épouse du général.

Cette soirée resta une exception : Bonaparte refusait les invitations ; on vit cependant encore le héros chez François de Neufchâteau où il conquit l'Institut, flattant, en les éblouissant, tour à tour Lagrange, Laplace, Sieyès, Chénier, Daunou et David. Il voulut être des leurs. L'honneur est grand pour l'Institut, écrit l'Ami des lois du 10 nivôse. A sa classe des sciences, section de mécanique, il lut des mémoires. Le 15 germinal, il s'était rendu à la réunion des cinq classes : Andrieux l'y salua tandis qu'à trois reprises, on applaudissait avec transports. Le général ne fraya guère qu'avec ces intellectuels — et nous verrons les suites de l'événement.

Pour le reste des humains, il restait invisible : s'il est signalé un soir au Théâtre des Arts dans une baignoire, la salle l'acclame ; mais il se retire aussitôt très brusquement. Chacun est dupe de cette modestie : on voit, dans ses lettres, un ancien constituant, Rabaut-Pomier, complètement pris à ce manège : ce héros dont le livre d'affection, disait-on, est les Hommes illustres de Plutarque, ce n'est point du tout César, mais Cincinnatus : il ne se promène que dans son modeste jardin. Les rares malveillants en concluent qu'il décline rapidement. Certaines inquiétudes, dès lors, se calment.

C'est ce que voulait Bonaparte : ne pouvant agir, il endormait. Mais il voulait s'en aller. On l'avait chargé de l'expédition d'Angleterre. Elle devait, à son sens et certainement dans les idées du Directoire, échouer : c'était un piège, il l'éventa, Il demanda qu'on lui confiât une expédition en Égypte. Le Directoire l'eût envoyé à tous les diables : il l'envoya aux Mamelouks. Dès germinal, le général fit agréer le projet d'expédition d'Orient : un gigantesque mouvement tournant qui prendrait l'Angleterre à revers, lui enlèverait la Méditerranée, raflant Malte et Alexandrie, complétant ainsi l'occupation jadis voulue par lui de Corfou et d'Ancône, menaçant l'ennemi jusque dans les Indes. On prépara la croisade.

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Le plan, qui parait démesuré, se défend. Il a un côté très sérieux et d'ailleurs éblouissant de large génie. Le Corse entend qu'on tienne la Méditerranée — notre mer, disaient les Latins ses ancêtres. C'est là que, pour un siècle, sera la domination : les Anglais le comprendront qui, pendant ce siècle, joindront à Gibraltar Malte, Chypre, Alexandrie.

Néanmoins, il fallait que Bonaparte eût grande envie de se faire regretter et le Directoire grande hâte de le voir partir pour que le général eût fait triompher ce projet. Car il n'était guère douteux, en ce printemps de l'an VI, que l'Europe ne se préparât à nous assauter.

A Rastadt, les négociations étaient, grâce aux intrigues de l'Autriche, traînées à dessein. Le 9 mars seulement, les puissances allemandes consentaient à la cession de la rive gauche du Rhin — mais sous réserve de l'assentiment de l'Empereur. Et l'Empereur cherchait un prétexte à ameuter l'Europe.

On lui en fournissait plus d'un. A l'expédition d'Angleterre — qui masquait l'expédition d'Orient — il fallait des fonds. Où les faire, sinon en Italie, en Suisse, en Hollande. L'expédition de Rome ne fut résolue — après le meurtre par la populace transtévérine du général Duphot — que pour remplir la caisse et Berthier ne partit pour Rome que comme trésorier de l'expédition d'Angleterre. Le 15 mars, il entrait à Rome, évoquant les mânes de Caton et Brutus, alors qu'il ne venait que piller le tombeau de Crassus. Pie VI renversé, on établit, pour la forme, une République Romaine (le 20 mars - 29 ventôse), dont l'histoire singulière, racontée par Albert Dufourcq d'édifiante façon, est celle d'une exploitation désordonnée.

Même raison d'envahir la Suisse. Le prétexte fut de défendre les patriotes vaudois contre les tyrans de Berne que, le 4 mars — 13 ventôse, Brune renversa, n'oubliant pas de prendre 22 millions dans les coffres de l'état conquis. Résultat : l'instauration d'une république unitaire et démocratique aussi étroitement tenue en laisse et taillable à merci.

Entre temps, la république de Mulhouse s'étant — celle-là librement — donnée à nous, on l'annexa sans hésiter.

La Hollande, trop indépendante encore, voyait, cependant, son gouvernement fructidorisé — le mot avait cours — par Joubert, si complètement, que celui-ci pouvait mettre aux pieds de la France, vaisseaux et trésors grâce au traité du 12 avril 22 germinal. Comme la Cisalpine avait été, de la même façon, bridée avec des chaînes de fer, le 22 février — 5 ventôse ; que le roi de Sardaigne était contraint d'abandonner le Piémont aux Français ; que Garat n'était envoyé à Naples que pour préparer semblable opération et Sotin à Gênes que pour fructidoriser encore une république trop peu docile, il parut bien que la France fournissait à l'Europe tous les prétextes qu'elle cherchait.

L'Autriche, heureusement, n'était pas prête encore : elle amusait donc le tapis à Rastadt : mais on savait partout qu'on était, la Russie se réveillant, à la veille d'une grande guerre.

Cependant, le 19 mai — 29 floréal, Bonaparte prenait la mer avec 10.000 marins et 35.000 soldats, un brillant état-major, Berthier, Kléber, Davout, Lannes, Desaix, Murat, Bessières, Duroc, Marmont, Menou, Brueys et Villeneuve, et — chose très intéressante — toute une délégation du monde des lettres, des arts et des sciences, ce qui donnait à cette croisade épique un caractère d'exploration scientifique.

Quelques jours après, on apprenait que, sans coup férir, on avait enlevé Malte. Le 30 juin — 11 messidor an VI, l'expédition débarquait à Alexandrie.

Il est enfin parti ! soupirait Barras. Ce cri de l'âme trahit une singulière politique, sans cesse dominée par la peur de mourir.

 

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SOURCES. Œuvres déjà citées d'Aulard (Paris... IV-V, 1900-1902), Barras (III), La Revellière-Lépeaux III), Grégoire, Mallet du Pan, Thibaudeau (Il), Sandoz Rollin (dans Bailleu). Fouché (I), Mme de Chastenay, Thiébault (II), Miot, Lacretelle, B. Constant, baron Brinkmann (dans la Correspondance du baron de Staël).

OUVRAGES déjà cités de lady Blennerhasset, Sciout (Directoire), G. Pallain, Roger Peyre, V. Pierre (18 Fructidor), Daudet (II), Sorel (V), Pingaud (Debry, D'Antraigues). — Masson, Napoléon et sa famille, I. Gautier. Mine de Staël et la République de 1798 (Revue des Deux Mondes), 1899. Bourgeois, Le général Bonaparte et la Presse de son temps, 1907. Dufourcq. Le régime Jacobin en Italie, 1903.