LA RÉVOLUTION

TROISIÈME PARTIE. — LA CONVENTION NATIONALE

 

CHAPITRE XLII. — LES CONSEILS CONTRE LE DIRECTOIRE.

Mars-août 1797

 

 

Les élections de germinal an V. Les électeurs veulent la liberté. La nouvelle majorité. L'élection de Barthélemy au Directoire. Le conflit porte surtout sur la question religieuse. Le culte de nos pères ; le rapport Jordan. La disgrâce des ministres réacteurs. Talleyrand au Ministère. Le Cercle Constitutionnel contre le Club de Clichy.

 

Dès ventôse, on avait prévu que les élections de germinal allaient se faire contre le gouvernement. Le procès des Babouvistes, loin de satisfaire la réaction, l'avait justifiée, donc fortifiée. Le procès des conspirateurs royalistes ne l'avait pas enrayée.

Par une série de mesures — contrecarrées d'ailleurs par les Conseils —, le Directoire avait en vain tenté d'étouffer le mouvement et de fermer la bouche aux électeurs royalistes.

Les électeurs n'étaient pas royalistes : ils aspiraient à la liberté, surtout à la liberté religieuse. Chose singulière qui, dans son symbolisme, a quelque chose de touchant, les élections de l'an V se faisaient au village sur cette question : Les cloches chanteraient-elles ? Cela signifiait qu'on voulait la liberté de pratiquer comme de croire. Les électeurs de l'an V ne demandèrent point aux candidats s'ils étaient républicains ou royalistes, ils votèrent pour qui leur promit que les cloches sonneraient et que les curés reviendraient. Que quelques royalistes se soient fait élire comme honnêtes gens, cela n'est point douteux : mais que le pays ait entendu élire et ait élu une représentation royaliste, cela ne se peut soutenir. Ce qu'on avait voulu, c'était chasser la vieille coterie jacobine : les ex-conventionnels, qui constituaient le tiers sortant, restèrent tous ou à peu près sur le carreau — 205 sur 216. Les constitutionnels eux-mêmes avaient poussé à cette expulsion des scélérats, comme l'écrivait Mme de Staël à Rœderer quelques mois avant : Des honnêtes gens ! réclamait-elle aussi.

A la vérité, les choix faits dépassaient toute attente, dépassaient même tous les intérêts, écrivait, en germinal an V, B. Constant décontenancé : à Paris, où les honnêtes gens élus étaient, semblait-il, des royalistes, l'un d'eux, Fleurieu, était même un ancien ministre de Louis XVI. D'autre part, on citait Imbert Colomès, élu à Lyon, agent avéré du prétendant, et le général Willot qui, élu en Provence, y avait jadis trempé dans la terreur blanche. Ces royalistes, je le répète, constituaient des exceptions. — Je ne cite pas Pichegru dont amis et. ennemis ignoraient les relations avec le prétendant. — La masse des 205 nouveaux élus était — qu'on me passe ces néologismes — composée de bourgeois libéraux et conservateurs. Camille Jordan en était le type, élu à Lyon avec un programme de restauration religieuse, mais sur le terrain de la Séparation libérale. C'étaient des constitutionnels. On s'en rendait compte : la police constatait que les intentions du dernier tiers élu étaient trouvées pures et conformes aux vœux de tous les amis de la Constitution.

Aussi bien, toute une partie de la nouvelle majorité eût suffi à paralyser une action royaliste : c'étaient les Thibaudeau et les Boissy qui, écrit Ch. de Constant, voulaient simplement plus de vertu dans le gouvernement — ce qui était demander à la fois peu et beaucoup.

En réalité, diverses tendances se partagèrent la nouvelle majorité : des royalistes constitutionnels aux républicains constitutionnels, il y avait une gamme de nuances ; par surcroît, dans chaque groupe de cette majorité opposante, on comptait des violents et des prudents : d'où des tiraillements qui ne permirent jamais à la Droite de se constituer en parti résolument groupé sur un programme et livra la majorité aux entreprises d'une minorité audacieuse. Un Larue admet que les prudents empêtrèrent la majorité, mais un Dumas et un Barbé-Marbois se plaindront que les ardents eussent trop souvent froidement accueilli leurs avis. Pichegru ajoute, dans son journal qu'il vit là plus de concurrents jaloux que de coopérateurs sincères. Ils ne se trouveront, parfaitement unis que le jour où, dans des cages de fer, le gouvernement acheminera royalistes et républicains, prudents et ardents, vers le bagne de Sinnamari.

C'est qu'en réalité, le gouvernement les abhorrait tous. Qu'importe au Directoire que Siméon, Portalis, Barbé-Marbois ou Boissy d'Anglas ne veuillent pas la mort de la République, s'ils veulent sa mort, à lui. Élus contre lui, ils vont le détruire. Ne les pouvant dissoudre, le gouvernement doit les proscrire et les déporter. Le Directoire ne pouvant gouverner avec les Conseils, écrira-t-on dès messidor, doit ou conspirer ou obéir ou périr. Mais déjà des esprits clairvoyants estimaient qu'entre la majorité, enchevêtrée dans les liens de cette malheureuse Constitution, et le Directoire qui saurait en secouer le poids, la partie n'était ni égale ni douteuse. Vous faites beaucoup de poussière, dira railleusement Mme de Staël, ralliée au Directoire, à Dumas. La gloire de cette majorité, honnête et loyale, est que le général ait pu répondre à la nouvelle amie de Barras : Cela vaut-il pas mieux que de faire de la houe ?

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Les Conseils se réunirent le 1er prairial (21 mai 1797) et tout de suite leur sentiment éclata par la double élection de Barbé-Marbois à la présidence des Anciens, et de Pichegru à celle des Cinq-Cents. Enfin, Letourneur étant sorti du Directoire — plus d'un pensait que Barras, fort grand escamoteur, avait aidé le sort —, les Conseils le remplacèrent par le ci-devant marquis de Barthélemy, négociateur des traités de Bêle, sans doute pour affirmer leur amour de la paix. Carnot eût aimé qu'on lui donnât comme collègue et allié, dans l'ingrate lutte qu'il allait avoir à soutenir, son ami Cochon, régicide, mais si repenti ! et homme à poigne. Le refus de la Droite refroidit Carnot ; d'autre part, Barthélemy n'était, de l'aveu de ceux qui le virent à l'œuvre, à aucun degré une force pour la politique du nouveau tiers. La nouvelle majorité n'avait en tout cas avec elle qu'une minorité au Luxembourg : mais, par surcroît, Carnot, républicain convaincu, ne marcherait qu'avec hésitation et Barthélemy, personnage effacé, qu'avec timidité.

Cependant les Conseils avaient commencé la campagne. Dès le 7 prairial, Gilbert-Desmolières , un des nouveaux élus, demanda des comptes. Depuis des mois, on le savait, Bonaparte envoyait des millions : où s'employaient-ils ? Chargé par la commission des finances d'un rapport à ce sujet, Desmolières attaqua plus précisément le gouvernement accusé de dilapidation. Le 30 prairial, le rapporteur faisait voter une résolution bridant étroitement le Directoire ; et les Anciens transformaient, en l'adoucissant légèrement, cette résolution en une loi fort gênante pour le Luxembourg. Reubell et Barras, qui aimaient n'être pas gênés dans leurs largesses, en demeurèrent exaspérés.

La Revellière l'était beaucoup plus de la poussée cléricale. Dès le 4 prairial, Dumolard avait demandé la nomination d'une commission chargée de réviser les lois relatives à la police des cultes. Elle avait été nommée : Camille Jordan en avait été élu rapporteur et, en attendant le dépôt de son rapport, sommation avait été faite, par un message, au Directoire d'avoir à élargir les prêtres arbitrairement détenus.

Le 29, Jordan avait déposé son célèbre rapport : il se résumait en quatre propositions qui, à l'heure présente, paraissent bien anodines : 1° liberté laissée aux fidèles de choisir le prêtre qui leur conviendrait ; 2° liberté au prêtre d'exercer le culte sans serinent d'aucune sorte ; 3° liberté de sonner les cloches ;I° liberté pour chaque culte d'avoir son cimetière. C'était, somme toute, l'application stricte de la séparation : mais la situation était telle qu'amis et ennemis du catholicisme savaient que c'était, à brève échéance, la restauration triomphale de la religion proscrite.

Ce fut un déchaînement dans la presse jacobine. Tout le vieux levain antireligieux fermenta. L'Ami du Peuple enflait la voix : on allait voir renaître la politique atroce des Médicis. Inquisition, Saint-Barthélemy, révocation de l'édit de Nantes revinrent au bout de tous les articles — moins émouvants, à la vérité, pour la plupart des lecteurs, que le constant rappel des biens du clergé dont les acquéreurs étaient, disait-on, indubitablement menacés par le retour offensif des fanatiques.

La poussée catholique n'en continuait pas moins. On avait vu s'élever, en l'an IV, de 15 à 40 le nombre des églises rendues dans le seul Paris aux catholiques. En vain le Directoire avait-il recommandé à ses agents d'entraver le mouvement en désolant la patience des prêtres. Les prêtres ne se laissaient pas désoler. Le 6 thermidor an V, les Annales de la Religion annonçaient que 31.214 paroisses avaient, dans le pays repris le culte et que 4.511 étaient en instance pour l'obtenir. Le mouvement était général, constant, spontané. Le ministre de Prusse écrit que jamais soif de religion ne s'est fait sentir avec tant d'ardeur. Les cloches frémissaient dans les clochers ruraux.

Le 20 messidor, au milieu d'une intense émotion, commença la discussion du rapport Jordan aux Cinq Cents. Comment se fût-on défendu de cette émotion ? voici le moment où se va trancher le vrai problème de l'heure. L'Église traditionnelle que l'on a cru à jamais bannie reprendra-t-elle son empire ? car comment douter, affirment philosophes et politiciens anti-catholiques, comment douter que la liberté ne la ramène à l'empire ?

Ce ne fut cependant pas un philosophe, mais un soldat qui ouvrit le feu : dans le discours du général Jourdan se traduit la mentalité de ces soldats qui, à cette époque, répugnent, plus qu'aucune classe de la nation, aux capucinades. Il flétrit les prêtres que, toujours, en Vendée, le soldat républicain avait trouvé en face de lui : mais Lemerer, membre de l'Extrême-Droite, exalta au contraire l'antique culte de nos pères. Cette parole exaspéra Eschasseriaux. Vous qui parlez sans cesse de la religion de nos pères, non, vous ne nous ramènerez pas à d'absurdes croyances, à de vains préjugés, à une délirante superstition... La majorité se souleva contre l'outrage. Mais Boulay de la Meurthe, nouveau venu qui allait devenir un des chefs de la Gauche, fut plus violent peut-être : débarrassé de tout serment, le prêtre allait rétablir les paroisses et les diocèses, faire de nouveaux sujets, employer tous les moyens de sa puissance morale pour recouvrer ses biens et pour renverser la République qui les a vendus. Et employant le suprême argument, il montra cette église reconstituée dans les mains d'un prince étranger, ce pape qu'on avait pensé détruire.

Royer-Collard, Boissy d'Anglas, Pastoret soutinrent éloquemment les conclusions de Jordan. Royer-Collard réclama la justice et puis la justice et toujours la justice. Telle était cependant — sur cette question d'ordre religieux — la mentalité du milieu politique — il y avait parmi les bourgeois conservateurs nombre de philosophes — que le Conseil maintint par 210 voix contre 201 le serment. Mais par contre, les lois de proscription étaient abrogées. Le 7 fructidor, le Conseil des Anciens devait transformer la résolution en loi : la déclaration maintenue n'était plus qu'un simple engagement à ne pas troubler la tranquillité publique ; les prêtres les plus royalistes la pouvaient donc faire en conscience.

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Ce vote est capital. Je suis convaincu qu'il décida des événements postérieurs. La Revellière — nous le savons par divers témoignages — eût hésité à lier partie avec Reubell et Barras jusqu'à consentir à proscrire, lui, ancien proscrit, les élus de la nation. Il déplorera toujours le 18 fructidor qui, sans lui cependant, avoue-t-il, n'eût pas eu lieu. C'est quand il vit la majorité résolue à établir la superstition romaine ou se laissant entraîner à le faire, qu'il s'engagea dans ce triumvirat qui allait entamer la lutte. Rapprochons les dates : le vote des Cinq-Cents est du 27, c'est le 28 que — prodrome du coup d'Etat — seront révoqués les ministres réacteurs à travers lesquels La Revellière veut frapper Jordan et Pie VI.

Dans l'esprit de Barras, la perte des Conseils est depuis longtemps résolue. La perte de Barras l'est moins dans celui des Conseils. Ou plutôt, lui, voit comment il procédera — l'appel au soldat ; les autres ne le voient. Les deux pouvoirs se tâtaient cependant : la lutte aiguë s'engagea à propos des ministres. Quatre étaient jacobins : Schérer, Delacroix, Merlin et Faypoult, deux, au contraire, animés de l'esprit nouveau, Bénezech et Cochon. Les Conseils entendirent que le Directoire révoquât les quatre jacobins. Carnot se fit au Luxembourg l'organe de l'opposition. Reubell vit dans ce vœu du Corps législatif une violation de la Constitution : les triumvirs repoussèrent le vœu et, passant de la défensive à l'offensive, forcèrent Bénezech et Cochon à remettre leur démission. Puis, ayant sacrifié Schérer et Delacroix — médiocres lieutenants —, ils les remplacèrent par Hoche, destiné par Barras à être l'instrument du coup d'État, et par Talleyrand, dont l'entrée aux affaires ralliait à Barras tout un groupe.

C'était celui qui, réuni maintenant autour de la baronne de Staël et de Benjamin Constant, semblait décidé à lutter contre la réaction et avait fondé le Cercle Constitutionnel pour combattre l'influence de ce Club de Clichy où s'inscrivait la Droite, un vrai repaire d'aristocrates.

Le Cercle Constitutionnel voulait tout au moins un représentant au pouvoir. Ce fut Talleyrand.

Ce personnage avait reparu depuis peu : il avait tout naturellement recouru à sa vieille amie de 1789, Germaine de Staël. Il cherchait des échelons pour se réhisser : il trouva la bonne baronne qui disait de lui qu'il avait tous les vices de l'ancien et du nouveau régime, mais qui subit toujours l'ascendant de gens qu'elle mésestimait. Barras avait longtemps hésité à laisser ce dangereux ami mettre au Luxembourg son pied boiteux. La baronne l'imposa au directeur. Il fut agréé. Ces intrigants sont terribles : personne ne poussa plus Barras à la violence que ce diplomate aux allures souples.

Encouragé par ce représentant des modérés directoriaux, le directeur était, par surcroît, assiégé par les jacobins affolés. Ne voyait-il pas que ses hésitations perdaient la République ? Sieyès — toujours secret — poussait à l'assaut, tout en se ménageant. Dans les derniers jours de messidor, Barras, fort de ces divers appuis, prenait ses dispositions pour ramener la concorde entre les pouvoirs — fût-ce à coups de sabre. Le coup d'État était imminent.

 

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Mêmes sources et mêmes ouvrages que pour le précédent chapitre, plus :

SOURCES. Œuvres déjà citées de Malouet (II), Mathieu Dumas (III), — Le Coz, Correspondance, II, 1900. La Rue, Le 18 fructidor (Mémoires), 1895. V. Pierre, Lettres des déportés de fructidor, 1895. Lettres de Mme de Staël (dans Rœderer, Œuvres, VIII). Pierre, Le 18 fructidor (Documents), 1903.

OUVRAGES déjà cités de Sciout (Constitution Civile). Pingaud (De Bry). Pingaud, Un agent secret. Le Comte d'Antraigues (éd. de 1894). Lady Blennerhasset, Mme de Staël..., 1860. Sorel, Mme de Staël, 1898. Méric, L'abbé Emery, 1895. Pisani, L'épiscopat constitutionnel, 1909. Asse, B. Constant et le Directoire (Rev. Rev., III). G. Pallain, Le Ministère de Talleyrand sous le Directoire, 1895.