LA RÉVOLUTION

TROISIÈME PARTIE. — LA CONVENTION NATIONALE

 

CHAPITRE XL. — BARRAS, BABEUF ET BONAPARTE.

Septembre 1793-mai 1796

 

 

Pénurie financière ; l'emprunt forcé de l'an IV ; les mandats territoriaux. Le Club du Panthéon ; on fait fermer le club babouviste par Bonaparte. L'arrestation de Babeuf. Les frontières constitutionnelles. Bonaparte et le Directoire. Le mariage du général. Bonaparte envoyé en Italie.

 

Le Directoire ayant nommé ses ministres — le plus notable était Merlin de Douai paradoxalement pourvu de la justice —, se trouva fort empêché pour les munir de fonds : la Constitution, on se le rappelle, ne lui livrait pas la clef du Trésor. Il alla crier famine aux Tuileries où, après quelques cérémonies, les Conseils accordèrent 24 millions, non point aux directeurs — ce qui marquait une confiance fort limitée —, mais aux ministres directement.

A sonder ainsi le trésor, on s'aperçut qu'il était vide. Or il fallait 600 millions. Où les trouver ? le peuple était épuisé. On s'adresserait donc aux grosses fortunes sous la forme d'un emprunt forcé — première mesure révolutionnaire — avec un caractère nettement progressif. Le cinquième des contribuables allait être frappé. Pour couvrir l'opération financière, on parut faire des concessions à la doctrine démocratique, en fait aux déclamations démagogiques : Vernier défendant l'impôt, laissa échapper le mot ; l'impôt était dirigé contre les riches. C'était six ans après le jour où les hommes de 1789 avaient proclamé comme loi primordiale du régime nouveau l'égalité des citoyens devant l'impôt. Mais, si Dupont de Nemours rappelle ce principe, il est par Vernier flétri comme mauvais républicain. Le ministre Faypoult, qui sera toujours grand exacteur, exalta cet acte de justice. Le peuple se réjouit de ce qu'on allait saigner les nouveaux millionnaires......

Manque les pages 446 et 447

Carnot qui, tous les jours, se faisait davantage l'homme de la répression anti-anarchiste, signalait ces excès et, chose plus grave, l'investissement par les éléments babouvistes de la légion de police.

Le Directoire, qui n'osait frapper à gauche ostensiblement, créa — contre les Chouans, disait-on — un ministère de la Police Générale, le 13 nivôse au IV (3 janvier 1796) et, sur la recommandation de Carnot, y appela Cochon, ex-conventionnel des plus repentis qui, tout de suite, banda contre les anarchistes tous les ressorts du nouveau ministère. Ses rapports finirent par émouvoir le Luxembourg : le 8 ventôse, Bonaparte, commandant toujours l'armée de Paris, vint sur ses ordres, fermer le club du Panthéon : il est vrai que, pour respecter le système de bascule, on fermait le même jour le théâtre Feydeau où l'on chouanisait et l'église Saint-André-des-Arts où l'on chantait vêpres — scandaleusement.

Rassuré sous main par Barras, Babeuf ne paraissait d'ailleurs pas fort ému : ses agents tenaient tous les jours davantage la légion de police, dont les soldats disaient aux ouvriers babouvistes. Ne craignez rien, les soldats ne seront pas contre vous.

Forte de tels protecteurs, la propagande s'étendait : le Tribun du peuple et l'Égalitaire menaient une vive campagne contre directeurs et députés, ces Tartufes dont, disait-on, un bon massacre à la septembre débarrasserait la France. L'Analyse de la doctrine de Babeuf et plus encore le Manifeste des Égaux exposaient d'autre part un plan de révolution sociale, promettant à tous la terre qui n'est à personne. Affichée, l'Analyse, au dire d'un policier, était applaudie de la plupart de ceux qui la lisaient, notamment les ouvriers.

En même temps, la partie purement jacobine du parti, moins préoccupée d'assurer le bonheur commun que son retour aux affaires, préparait un mouvement. Il lui fallait des soldats : les meneurs s'en ouvrirent à l'adjudant général Grisel, tenu pour un pur ; il les dénonça à Carnot qui fit décider — en l'absence de Barras, suspect à ses collègues — l'arrestation pêle-mêle des babouvistes et des terroristes. Le 21 floréal, ils étaient sous les verrous et une proclamation annonçait au peuple qu'on venait de le sauver.

Le Directoire semblait pencher à droite : allait-on en finir avec la nouvelle jacobinière ?

Bonaparte n'était plus là pour l'exécuter. A l'heure où le Directoire étouffait le complot terroriste, il y mettait d'autant plus d'assurance que son général favori le couvrait de gloire. A cette date du 21 floréal, Bonaparte s'apprêtait à entrer à Milan après des victoires sans précédents, et son nom, hier inconnu, courait de bouche en bouche, porté à travers la France, puis' l'Europe par la Renommée.

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Il avait fallu qu'il rétablit les affaires de la République qui, si prospères au printemps et à l'été de 1795, semblaient extrêmement compromises en l'hiver de 1795.

Le 16 germinal an III, la Prusse avait signé la paix à Bêle. nous reconnaissant la rive gauche du Rhin. L'Empire, à son tour, avait paru disposé à séparer sa querelle de celle de son chef autrichien et à venir traiter au parloir de Bâle. La République batave avait, le 21 floréal, passé sous nos fourches caudines, abandonnant la rive gauche, livrant Flessingue et, d'ailleurs, s'inféodant à la France. Enfin, dans le courant de l'été, les Espagnols s'étaient (le 4 thermidor), en nous cédant leur colonie de Saint-Domingue, retirés de la lice.

L'Europe, à la vérité, maltraitait fort — en paroles — les princes défectionnaires : Roi sans foi ni loi, disait Catherine II du Prussien. Elle avait derechef excité l'Autriche à se faire, sur le Rhin, le champion des rois et cette puissance, de fait, y portait de nouvelles forces. L'Angleterre, enfin, paraissait irréductible. Le gouvernement français — c'était encore le Comité — pensait dès lors à la réduire en lui fermant les rivages de l'Europe et plus particulièrement la Méditerranée : c'est pourquoi, après s'être inféodé la Hollande et avoir fort bien accueilli le baron de Staël envoyé par la Suède, on rêvait de s'allier l'Espagne et de s'assurer l'Italie.

Le succès pouvait exalter les courages. Jourdan ayant, le 20 fructidor an III (7 septembre), passé le Rhin à Dusseldorf, avait repoussé jusqu'au Mein les Autrichiens de Clerfayt ; et Pichegru, ayant à son tour franchi, à Huningue, ce qu'avec une belle forfanterie, nos soldats appelaient le grand ruisseau, s'avançait sans rencontrer d'obstacle.

Avant de se séparer, la Convention avait, le 9 vendémiaire an IV, consacré par un vote solennel, avec l'annexion définitive de la Belgique, le principe des frontières naturelles, proclamées frontières constitutionnelles. Telle proclamation éternisait la guerre, puisque, à y voir clair, elle rouvrait la lice pour vingt ans.

Nous savons que, pour maintes raisons, le Directoire, issu des bancs Conventionnels, ne voyait aucun inconvénient à ce que la guerre se prolongeât. Il était entraîné aux rêves de grandeur. L'Autriche devant être tenue pour l'ennemie principale, on reprenait l'idée, traditionnelle depuis deux siècles chez nos gouvernants, de l'aller atteindre en Italie. Le rêve italien nous hante. En l'an IV, il reprenait corps. Une expédition, imposant la paix au Piémont, l'inféodation à Gènes et la neutralité aux Deux-Siciles, arracherait par surcroît à l'Autriche la vallée du Pô et fermerait à l'Angleterre la péninsule entière. Subsidiairement, La Revellière voyait le pape de Rome réduit à merci. Enfin cette riche Italie du Nord, on y trouverait un Pactole qui dispenserait de pousser plus loin le déplorable essai d'emprunt forcé : les intentions réalistes percent dans toutes les lettres.

On rêvait à d'autres projets : atteindre la perfide Albion de Gènes à Naples, c'était bien ; aller l'attaquer en Irlande serait mieux et l'on avait confié à Hoche le soin de préparer une descente.

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A qui cependant serait réservée l'expédition d'Italie. Le médiocre Schérer, qui commandait l'armée d'Italie, s'immobilisait sur les Alpes : il était cependant urgent de mener vivement cette attaque de flanc contre l'Autriche, car l'attaque de front, sur ces entrefaites, échouait.

Sans que personne alors s'expliquât sa singulière conduite, Pichegru, après s'être emparé de Manheim, avait paru frappé de paralysie. Jourdan lui tendait la main : un mouvement combiné pouvait, en les portant sur le Danube, menacer Vienne. En décembre, Pichegru, après un arrêt préjudiciable de ses opérations, sembla faire écraser à plaisir par Clerfayt, à Heidelberg, cieux de ses divisions et permit à celui-ci de s'unir à Wurmser.

On accusa le général d'incapacité. Il le fallait accuser de trahison : conquis par les promesses des royalistes, le conquérant de la Hollande jouait les Dumouriez. Toute cette triste aventure a été diligemment racontée par M. Caudrillier, après M. Ernest Daudet et Albert Sorel, et, dans un admirable article, M. Albert Vandal a, en quelques mots, stigmatisé le soldat aliéné de son devoir.

Vaincu volontaire, il avait battu en retraite, se laissant rejeter sur Wissembourg et signant le 10 nivôse an IV (31 décembre 1796) un armistice que le Directoire ne put s'expliquer. Jourdan, découvert par Pichegru, avait dû le suivre dans sa retraite et repasser le grand ruisseau à son tour.

Pichegru fut simplement remplacé — on croyait encore à une aberration — : Moreau fut promu à l'armée du Rhin. Celle-ci constituait le centre d'une gigantesque opération qui, ajournée au printemps de 1796, devait la porter sur le Danube où l'armée dite de Sambre-et-Meuse, conservée à Jourdan, la rejoindrait : tous deux descendraient sur Vienne, que par les vallées du Pô et de l'Adige, l'armée d'Italie menacerait de son côté. Plan gigantesque, dira Carnot qui, pour la seconde fois, organisait la victoire.

Schérer était, en Italie, incapable de l'assurer ; Hoche, Moreau, Jourdan avaient d'autre part leurs postes de combat. Les directeurs voulaient au delà des Alpes un général entreprenant et rude. Méditant des râpes de millions, ils le désiraient probe personnellement, mais sans scrupules s'il fallait remplir le trésor désargenté. Devant tenir tête aux princes et aux prêtres, on le devait choisir parmi les bons jacobins. Enfin, comme il ne fallait pas que, vainqueur, il s'émancipât, il le fallait élire parmi les créatures du gouvernement. Carnot cherchait un chef de guerre ardent, Reubell un exécuteur sans timidité, La Revellière un ennemi des calotins, Barras un complaisant. Ils se trouvèrent proposer tous Bonaparte : tous, un an plus tard, déclaraient l'avoir découvert.

En réalité, ils connaissaient tous — sans qu'aucun l'eût pénétré — leur soldat de Paris. Sa liaison avec la ci-devant vicomtesse de Beauharnais l'avait encore rapproché de Barras. Aimant cette créole, d'un amour brûlant, il amusait ceux qui avaient connu les frasques de cette dame, bonne personne aux mœurs faciles, inconsciente, amorale, au demeurant extrêmement séduisante. Dans la société élégante et légère qui entourait Joséphine, ce petit homme au teint bistré sous les cheveux en broussailles, négligé de tenue et brusque de façons, chaste de mœurs et de cœur pur, faisait singulière figure. Barras — qui avait des côtés de sot — ne le prenait pas tout à fait au sérieux et le tenait pour un Spartiate convaincu, par conséquent naïf. On a prétendu que, pour obtenir l'armée d'Italie, le petit Corse avait épousé la maîtresse que d'une main détachée lui passait le directeur. C'est une calomnie. Bonaparte épousa une femme qu'il aimait follement et qui l'éblouissait un peu. D'un marché presque infime, pas de trace, sauf dans les propos (suspects) de l'ex-directeur. Aussi bien, il semble que c'est Carnot qui proposa l'homme et La Revellière dit qu'il fut unanimement agréé. II fut désigné le 8 ventôse. Dès le lendemain, Dupont de Nemours — la Droite n'aimait pas ce petit général Vendémiaire — écrivait à Reubell : J'ai peine à croire que vous fassiez cette faute... Ne savez-vous pas ce que c'est que ces Corses ?... Ils ont tous leur fortune à faire.

Ce Corse-là, de fait, n'était guère l'homme que croyait Barras. Je me réserve de dire ailleurs par quel passé d'études et de travaux il s'était préparé à la carrière qui s'allait ouvrir devant lui et de quelle façon s'était nourri et fortifié le prodigieux acteur qui entrait en scène[1]. Mais le lecteur sait déjà ce qu'il y avait de génie derrière ce front embroussaillé et de flamme dans cette poitrine en apparence chétive — et combien étrangement se trompait ce Barras, qui se croyait un roué !

Le général se maria le 17 ventôse, passa deux jours de délire amoureux, ne s'oubliant d'ailleurs pas une heure dans ses amours, ou plutôt mêlant à ses ivresses d'amant des rêves de gloire et de grandeur. Et, le 22, il partait, sous l'œil presque railleur de Barras, la face si pâlie encore sous les cheveux éparpillés, la figure si creusée, qu'on le croyait au seuil du tombeau, minable, presque pitoyable, fermé, la bouche close, l'œil voilé.

Le Directoire, complètement mystifié, comptait sur des victoires certes, mais modérées et sans conséquence.

 

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Pour les sources et la bibliographie cf. à la fin du chapitre XLI.

 

 

 



[1] Dans le volume qui fera suite : Le Consulat et l'Empire.