LA RÉVOLUTION

TROISIÈME PARTIE. — LA CONVENTION NATIONALE

 

CHAPITRE XXXVI. — LA FRANCE DE L'AN III.

 

 

Une malade. La famine et les faubourgs. La misère et les nouveaux riches : les ventres creux et les ventres pourris. Les paysans délivrés et nantis aspirent à la stabilité ; la vente des biens nationaux. Craintes et espérances. L'attitude intransigeante du Prétendant éloigne les bonnes volontés. Les Jacobins nantis. Ils veulent s'imposer. La guerre nécessaire : il faut occuper les généraux ; le dogme des frontières naturelles. L'avènement d'un homme se prépare.

 

La France est malade : la fièvre de 1789, l'effort surhumain de 1792, la saignée de 1793 et 1794, la constante famine l'ont jetée dans une sorte d'anémie, compliquée de névropathie. Manet du Pan et La Revellière-Lépeaux, un royaliste et un républicain, se rencontrent dans la même image : La nation, dit l'un, paraît épuisée comme une frénétique revenue à la raison l'est par les saignées, les bains et la diète. Et l'autre : A la fièvre chaude succéda une entière prostration de forces. Secouée parfois de spasmes, la France gît sans forces. Pour se guérir, elle aspire au repos. Elle ne le trouverait ni dans une nouvelle révolution ni dans une contre-révolution : elle écarte donc, mais d'un geste las, l'une et l'autre. C'est que, n'ayant plus de passions ou presque, elle a des intérêts : elle est attachée à des conquêtes faites au prix de tant de maux : malade oui, anémique oui, mais couchée sur un trésor qu'elle ne veut pas livrer.

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Des intérêts : ce sont les intérêts qu'il faut étudier. Ils vont tout expliquer, de germinal an III à brumaire an VIII : intérêt de l'artisan à voir renaître le travail, de l'homme du peuple à voir baisser le prix du pain, de l'enrichi à garder son gain, du paysan à conserver sa terre, du politique parvenu à se maintenir en place, du soldat à défendre sa conquête. Autant de mots qu'il faut justifier.

La misère est grande. L'or est parti. Il est remplacé par un amas de papier : les assignats. Nous en avons dit l'origine : j'aimerais à en retracer ici l'histoire, mais elle nous mènerait hors de notre cadre. On a abusé : l'assignat, déjà compromis par une origine un peu trouble, confiscation de biens à laquelle ne se résignent pas les anciens propriétaires, a été, par surcroît, encore compromis par l'abus inouï qui en a été fait. On a trop tiré sur la planche aux assignats : l'agio s'en étant mêlé, puis la contrefaçon, l'assignat est tombé de plus en plus bas dans la confiance publique. Voici qu'à l'époque où nous sommes parvenus — janvier 1795, nivôse an III — le louis d'or vaut 130 livres en assignats : il vaudra 227 livres en mars, 750 en juin, 1.200 en septembre et lorsque la Convention s'en ira, 2.500. Ce sont cependant chiffres fort raisonnables à côté de ceux que nous enregistrerons sous le Directoire. Traitements et rentes se payant en assignats, on voit les conséquences de l'événement pour les fonctionnaires et les petits rentiers, les marchands par ailleurs n'acceptant les assignats qu'à leur cours du jour.

Par surcroît, la vie serait, en tout état de cause, hors de prix. La guerre avec l'Angleterre, qui nous bloque, s'ajoutant à un état de famine qui, dès 1789, n'a cessé de s'aggraver, a mis les denrées à des prix singuliers. Le maximum est aboli le 4 nivôse ; il ne remédiait d'ailleurs à rien ; le paysan n'envoyait plus de blé. Lyon a été sans pain cinq jours entiers, écrit-on en janvier 1795.

A Paris, queues énormes devant les boulangers et par un froid insolite ; il faudrait citer tous les rapports de police de frimaire, nivôse, pluviôse. Et tout le monde a faim. On paye un boisseau de farine 225 livres, un boisseau de haricots 120 livres, une voie de bois 500 livres, un boisseau de charbon 10 livres, une livre de cassonade 41 livres, un quarteron d'œufs 25 livres, et l'on touche au temps où la livre de pain se vendra 45, la livre de lard 560, et un gigot 1.248 livres.

A l'heure où le bourgeois modeste paie 10 livres une tasse de café, on pense si le petit peuple a faim. Aux sentinelles qui crient : Qui vive ! on répond : Ventre creux ! Nous verrons ces ventres creux se ruer de désespoir sur la Convention : désespoir d'entrailles. C'est qu'en outre l'ouvrier n'a pas de travail ; les ateliers sont fermés. Cet ouvrier est certainement la principale victime de la Révolution. Nous allons voir ce qu'y ont gagné bourgeois et paysans l'ouvrier y a perdu son travail et s'est vu refuser tous les droits, droits de coalition, de grève et de vote. Les artisans ont donc un intérêt, tout négatif : il faut que, grâce à un régime stable, les ateliers se rouvrent et que les prix baissent ou que, grâce à un régime démocratique, on leur accorde au moins le droit de participer à la loi. La Convention ne leur donne ni la sécurité du travail ni le pouvoir politique. Si les riches mangeaient comme nous, grondent-ils, il y a longtemps que la Convention n'existerait plus. L'homme qui vengera le peuple des assemblées — ces ventres pourris — qui ont leurré l'ouvrier, l'homme surtout qui lui rendra du travail et la vie bon marché sera le bienvenu et promptement le bien-aimé.

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Il y avait des riches, mais c'étaient de mauvais riches, les nouveaux riches.

La Révolution, dans laquelle nous avons vu trop longtemps un déplacement de pouvoir, a été surtout un formidable transfert de fortunes, transfert de propriétés au profit des acheteurs et de capitaux au profit des spéculateurs.

L'Ancien Régime s'est liquidé en cinq ans. Les liquidateurs sortent rarement, les mains nettes, d'une opération qui déplace des milliards. Si le gouvernement est désargenté, au point que, certains jours, il n'a pas 100.000 livres en caisse, et si le peuple meurt de faim, il faut bien qu'en cours de route, l'argent ait été détourné qui, logiquement, devait aller des anciens possédants au gouvernement et au peuple. Le spéculateur a fondu sur la France. Une bande noire énorme a — des sacristies aux palais — réalisé la Révolution au dedans, bande qui, avec la marche de nos armes, s'apprête à la réaliser au dehors.

En 1795, la réalisation au dedans est opérée. L'aristocratie abattue, une ploutocratie naît. C'est dans la logique des choses : mais parce que jamais bouleversement pareil ne s'est vu et surtout si rapide, ni en Grèce, ni à Rome, jamais substitution ne fut si prompte ni si brutale. Guglielmo Ferrero vient de nous raconter la fin d'une aristocratie, le patriciat de Rome, mais les Chevaliers ventres dorés avaient mis un siècle à supplanter les Patriciens de la vieille Rome.

La France est un champ de bataille : ce champ de bataille a eu ses détrousseurs de cadavre.

Toute richesse hâtivement gagnée et mal acquise se dépense mal et hâtivement. Le luxe, dès 1795, est insensé. Je reviendrai — en étudiant le monde du Directoire — dans ces sociétés où s'ébat le nouveau riche. Dès l'an III, la fête commence.

Fête inouïe et générale ! Tandis que les théâtres, au dire de la police, deviennent, grâce à de discrets salons, de véritables cloaques de débauche et de vice, on va voir s'ouvrir 64 bals publics. Une fièvre de joie secoue la nouvelle société. C'est la réaction de la vie contre la mort ; les nouveaux riches la dirigent ; des aristocrates ruinés vont où est l'argent et se mêlent aux parvenus de l'or : Mme Angot reçoit la ci-devant duchesse. Mme Tallien conduit, de sa chaumière de Chaillot, le grand bal — bal sur des tombes, a écrit un des danseurs.

On a tout dit de ce royaume de Therezia. Les milliers de documents qu'a groupés M. Aulard dans son recueil du Paris thermidorien, viennent, quoi qu'il en dise lui-même ailleurs, renforcer le tableau qu'on en avait déjà tracé. Une sorte de sadisme raffine le plaisir ; le bal des Victimes dont l'une des figures favorites est de simuler une guillotinade, suffirait à nous édifier à ce sujet. On danse partout, des Carmes, où le sang de 116 prêtres éclabousse encore les murs, au cimetière de Saint-Sulpice, à la porte duquel on lit : Bal des Zéphirs.

On joue. Schmidt a traité du jeu en 1795 et donné de curieux détails ; tous jouent, pris de folie ; au Palais-Royal, dans cent tripots, l'or roule. On mange aussi et beaucoup et avec gourmandise : les garçons restaurateurs de la Maison Égalité — Palais-Royal — disent que jamais il ne s'était fait autant de dépense. Le rapport est du 14 pluviôse an III. Nous sommes à cinq mois encore du Directoire, sous lequel, nous le verrons, fêtes, jeux, ripailles prendront une allure de démence.

Le peuple mourant de faim, le riche étale son luxe. C'est le 15 janvier 1795 qu'on écrit : L'effronterie du luxe, surtout celui de la parure, surpasse à Paris tout ce que le temps de la Monarchie offrait en ce genre de plus immoral. Dernièrement la femme d'un député nommé Tallien a payé 12.000 livres une robe à la grecque. C'est évidemment beaucoup pour la toilette de cette déesse — si peu vêtue ! Fréron n'a jamais cessé de se bien habiller : dès le lendemain de thermidor, il a réclamé la mise en liberté du citoyen Villiers qui, dit-il gravement, lui a toujours fourni des bretelles très élégantes. Paris mène le branle, mais Lyon dont le pavé est teint, écrit-on, du sang de 7.000 citoyens, a deux spectacles et des bals publics toujours pleins.

Que cette bizarre société estime que tout va pour le mieux, rien de plus compréhensible : que Mme Tallien écrive, en fructidor an II : Paris est heureux, rien de plus naturel. Et cependant cette société n'est pas assez folle pour ne pas entendre les grondements du Paris populaire conspuant les ventres pourris. On redoute les revendications populaires. Cependant on ne peut désirer une contre-révolution : car peut-être faudrait-il rendre gorge. Si un instant on est royaliste, c'est sous bénéfice d'inventaire — ou plutôt de non-inventaire. Louis XVIII se refusant à passer l'éponge, la ploutocratie, qui ne se fie guère par ailleurs au gouvernement républicain pour la protéger utilement, ira tout naturellement à la solution césarienne.

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Les paysans sont, chose étrange, exactement dans le même état d'esprit.

Le paysan seul est content.....  Lui seul gagne : il a acheté presque tous les prés, les champs, les vignes attenant aux biens d'émigrés... La lettre du jeune Mallet, qui parcourt la France, est de 1796. Mais la situation est la même dès 1795. Thibaudeau l'a constaté à cette époque : L'agriculture prospérait. C'était le résultat de la suppression des droits féodaux et de la vente des biens nationaux.

Le moment est venu de dire en quelques lignes quel avait été le résultat de cette opération qui avait fait d'une révolution politique une énorme révolution sociale[1].

Les biens nationaux des deux origines — biens du clergé définitivement aliénés le 17 mars 1790, biens des émigrés mis en vente par décret du 30 août 1792 — s'élevaient, en somme, à 6 milliards à peu près. En 1795, ils étaient en immense majorité vendus. Certes, nombre d'entre eux avaient été acquis par des propriétaires de 1789, enchantés de s'arrondir à bon compte — à très bon compte, puisque, grâce à la dépréciation, on finit par payer 5.652 francs tel bien acheté 152.625 francs et valant peut-être le double. Certes encore, beaucoup d'acheteurs furent des bourgeois et parfois même des nobles. Mais — ce que toute une école avait cru devoir nier, à l'opposé de celle qui exagérait l'événement — nombre de très petits paysans, d'ouvriers, de marchands modestes et de demi-bourgeois non propriétaires avaient, de ce fait, pu accéder à la propriété. Lors des premières ventes (1791-1793), les gros acheteurs l'avaient emporté — M. Marion l'a démontré avec les Archives de la Gironde et du Cher —, sans exclure d'ailleurs la petite classe ; mais lors des secondes ventes (1793-1794), portant sur des lots à dessein morcelés, les modestes acheteurs avaient pris leur revanche. M. Lecarpentier, d'après des calculs faits sur 18 districts épars, admet que, pour 140.000 bourgeois, 220.000 paysans se trouvaient acquéreurs ; et M. Vialay, étudiant les cantons bourguignons, démontre que sur 556 acquéreurs pris dans dix communes, 399 n'acquittaient pas le vingtième avant 1789 et, partant, n'étaient pas alors propriétaires.

Les domaines, achetés en gros en 1791 et 1792, déjà se revendaient, en se morcelant en une infinité de lots, écrira-t-on en prairial an VI. En l'an VIII, les enquêteurs de Bonaparte, en l'an IX, ses préfets constateront partout, sur 1789, une sensible augmentation de la petite propriété, donc l'accession de petits paysans à la terre. En l'an X, un journal estimera à deux millions le nombre des familles enrichies. Supposons qu'il n'y en ait encore que la moitié en l'an III et qu'il y ait autant de propriétaires arrondis que de propriétaires nouveaux, le déplacement des milliards jetés dans la circulation en 1790 et 1792 n'en est pas moins fait et l'événement est de poids. La vente des biens nationaux avait fait surtout de beaucoup de petits propriétaires de gros propriétaires, mais il avait aussi fait d'un certain nombre de non-propriétaires de 1789 des possédants du sol. Aussi bien, même lorsqu'il n'a rien acheté, le paysan n'a pas perdu la mémoire du temps où il devait acquitter les droits et se laisser vexer. La Révolution l'a libéré et généralement enrichi. Il lui est attaché, mais en farouche conservateur.

A aucun moment, il n'a été républicain ni même libéral. Par ailleurs, il sait que des niveleurs à Paris prêchent la loi agraire. En 1795, Babeuf et ses Égaux vont attaquer la propriété ; le gouvernement paraîtra les comprimer trop peu. Enfin le paysan est resté catholique : la preuve est que des villageois s'assemblent sans prêtre dans des églises pour y chanter office. Le paysan voudrait qu'on lui rendit ses bons curés — à condition que ceux-ci ne réclamassent pas les biens et n'exigeassent pas le rétablissement des dîmes.

La longue popularité d'un Napoléon dans nos campagnes viendra de ce qu'il aura réalisé ce vœu complexe.

Il se trouve ainsi qu'ouvriers, bourgeois et paysans, pour des motifs différents, attendent l'homme. La masse du peuple, devenue indifférente à la République comme à la Royauté, écrit Mallet en décembre 1791, ne tient qu'à des avantages locaux et civils de la Révolution. Il voit clair — comme toujours — quand il ajoute : Il recevra la loi de tel maitre qui saura l'enchainer par les motifs de ses craintes et de ses espérances.

Craintes et espérances, on les retrouverait, et chez les prêtres constitutionnels qui, durement persécutés en 1794, sont bien revenus du régime révolutionnaire, mais qui, d'autre part, ont tout à craindre d'une contre-révolution, et chez les soldats de la Révolution qui, arrivés en deux ans à des grades que leur fermait l'Ancien Régime, méprisent d'autre part, nous le verrons de reste, les politiciens gouvernant. Tout ce monde d'ouvriers, de bourgeois, de paysans, de prêtres et de soldats, cela forme une masse de puissance antiroyaliste, comme l'écrit Malouet. Et, à côté d'eux, il y a cette autre masse de patriotes qui, pour avoir en horreur les terroristes, ne sont pas près de renoncer aux conquêtes faites, et cette autre masse enfin de cerveaux rénovés chez lesquels le gouvernement d'autrefois est aussi effacé que celui de Clovis.

Pour que le retour d'un roi n'effrayât pas tous ces gens-là les neuf dixièmes des Français, détachés de la République, mais, attachés à la Révolution — il faudrait que l'idée de royauté ne se liât pas à celle du despotisme aboli, de l'Ancien Régime détesté, à l'idée surtout de revendications et de représailles. Et les représentants de la Royauté mettent précisément une sorte de démence à ancrer la France entière dans cette idée.

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Les princes Bourbons étaient plus près de fonder une inquisition d'État, écrit Sorel, que d'octroyer un édit de Nantes civil.

Ces princes, nous les connaissons : Provence, Artois, Condé. Depuis trois ans ils subissent une lamentable destinée : elle est, par le futur roi Louis XVIII en particulier, supportée avec un courage qui enlève toute envie de railler ces rois en exil.

J'ai dit ailleurs, après un historien singulièrement informé, ce que fut cette odyssée — celle qu'aussi bien connaissent sous eux les malheureux émigrés ballottés, moqués, presque persécutés par l'inhospitalière Europe. Mais, tandis que la plupart de ces pauvres gens — émigrés d'ailleurs par nécessité plus encore que par système — n'aspirent, suivant les termes de l'un d'eux, qu'à rentrer à n'importe quel prix et à quelles conditions, les princes et leur état-major ont au contraire grandi leurs prétentions à la mesure de leurs disgrâces. Le Régent, le futur Louis XVIII, garde une foi absolue non seulement dans son droit, mais dans son devoir de tout rétablir intégralement. Autour d'eux, on se déchaîne sans aucune notion de ce qu'est la France nouvelle. C'est ce mal de l'exil qui, écrit Tocqueville, n'apprend rien et immobilise l'esprit. Non seulement on restaurera tout, mais on fera des exemples — que dis-je ? des exécutions en masse. Dans sa remarquable étude sur les lendemains de thermidor, M. Thureau-Dangin a accumulé les preuves de cet esprit de représailles : les terroristes, les régicides périront, mais aussi les quatre-vingt-neuvistes, les modérés : Nous balayerons les immondices constitutionnelles. C'est le refrain et le mot d'ordre. B. Constant dîne à côté d'un jeune émigré qui lui dit (en mars 1794) : Ah ! si j'étais grand prévôt de France, je ferais exécuter 800.000 âmes.

En attendant qu'ils écrasent la Révolution, ces royalistes tuent la royauté. Elle n'est pas tout à fait morte en 1795 : tout un groupe est prêt à la ressusciter, tout une société peut-être à l'accueillir, mais une royauté constitutionnelle et modérée, respectueuse des libertés conquises, des droits acquis, des conquêtes faites, ennemies surtout des représailles et de la réaction. Or, quand l'infortuné petit Louis XVII aura succombé misérablement au Temple — ou en aura disparu, c'est de Louis XVIII qu'on attend les mots qui rassurent. La réponse à la question que posent les néo-royalistes de l'intérieur, elle arrive de Vérone. C'est la fameuse proclamation qui affirme que tout sera restauré intégralement, la monarchie absolue restituée, les libertés supprimées, la nouvelle propriété abolie, et punis tous les hommes de la Révolution. Et le commentaire. c'est la Vendée qu'en essaiera de soulever derechef, c'est cette folle expédition de Quiberon qui, jetant pêle-mêle Anglais et émigrés en Bretagne, viendra souligner aux yeux de la Nation tout ce qu'elle déteste le plus dans la politique royale, l'alliance avec l'Étranger. Telle attitude va cimenter soudain le bloc Conventionnel ; et cela ne serait rien encore, mais elle va détacher définitivement de l'idée royaliste libéraux et modérés, gens de sens rassis et d'idées larges qui, désillusionnés d'ailleurs sur la République, chercheront ailleurs.

Louis XVIII, de Vérone, lui aussi, travaille ainsi à l'avènement de Bonaparte.

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En attendant, il travaille au salut des régicides.

Il est temps d'arriver à ces révolutionnaires en jouissance qui, parvenus aussi, mais impopulaires, se vont cependant imposer à la France, y maintenir, à coups de force, leur domination et, pour la justifier, continuer l'éternelle guerre, changer en un mot la destinée du pays contre sa volonté jusqu'à ce que se rencontre l'homme qui, les mettant à l'abri et les associant d'ailleurs à un gouvernement fort, les sauvera des représailles et des restitutions.

Révolutionnaires en jouissance, ce mot simple et cruel, d'Albert Vandal a fait fortune : jacobins nantis, dit-il encore.

Tous ne sont pas également nantis et cependant voici que se réalise la prophétie de Dumouriez qui, dès 1792, installait Chabot à Chantilly, Bazire à Rambouillet, Merlin à Chanteloup ; Sieyès n'a pas encore Crosne ni Fouché Ferrières — il s'en faut —, mais Barras a Grosbois, Boursault a Brunoy, Merlin le Mont Valérien avec deux ou trois millions de biens ecclésiastiques, écrit-on le 15 novembre 1795. Tallien mène grand train dans sa chaumière de Chaillot ; Barère a traité Vadier et ses gens au château de Clichy. Ce sont gens à dents longues : songeons que — la statistique est de Sorel — dans le seul Comité de l'an III, état-major du parti thermidorien, on trouve un futur prince — Cambacérès —, 13 futurs comtes, 5 futurs barons, 7 futurs sénateurs de l'Empire, 6 futurs conseillers d'État et qu'à côté d'eux, à la Convention, on rencontre du futur duc d'Otrante au futur comte Merlin, cinquante démocrates qui, avant quinze ans, posséderont titres, armoiries, panaches, carrosses, dotations, majorats, hôtels et châteaux : Fouché mourra avec 15 millions.

Mais cela n'est rien. Ce à quoi ifs tiennent, c'est au pouvoir — parce que seul, leur semble-t-il, le pouvoir les sauve de la corde. Signalant, à la veille des élections, une concentration imprévue des régicides, la veille divisés, Mallet verra clair : Le 21 janvier est là, écrira-t-il.

387 députés ont voté la mort du roi, 691 l'ayant préalablement déclaré coupable. De ces fameux votants, une soixantaine ont suivi Louis XVI à l'échafaud, dix vont y monter encore en prairial. Il restera 300 régicides qui formeront une masse solidaire. J'ai suivi l'un d'eux de 1793 à 1815, qui sera ministre du Directoire, du Consulat, de l'Empire et du roi Louis XVIII ; une unique pensée le hantera à travers ces avatars : M. Faguet, résumant cette vie de Fouché, a écrit que celui-ci a vu les événements à travers la lunette de l'échafaud de Louis XVI. Ce mot macabre, mais juste, s'applique à tous les régicides de janvier 1793.

Jamais l'histoire n'a montré un groupe si considérable d'hommes placés entre le pouvoir et l'échafaud. S'ils tombent, c'est dans un abime.

En 1795, ils sont entre deux périls. A leur gauche, des anarchistes, comme ils disent, jacobins qui, n'étant point nantis, voudraient déloger les nantis : ces derniers écraseront sans pitié ces fâcheux. A leur droite, Louis XVIII leur apprend que, lui rétabli, ils monteraient à l'échafaud : on comprend que les moins compromis d'entre eux envisagent sans agrément une Restauration et fassent tout pour l'empêcher.

Dès qu'ils seraient mis de côté, la contre-révolution, à leur avis, commencerait. C'est pourquoi ils se cramponnent. Ils sont odieux d'ailleurs : le fait n'est pas discutable et j'y insisterai lorsque nous les verrons — à la veille de partir — s'imposer par un coup d'État parlementaire aux électeurs de 1795. Ils sont odieux, parce qu'ils ont participé à la Terreur d'abord, puis parce que beaucoup sont suspects d'y avoir tripoté. Lindet lui-même accuse, en vendémiaire an IV, ses collègues d'avoir spéculé sur les assignats et on sait bien que nombre de proconsuls ne sont pas revenus les mains nettes de leurs missions provinciales Ils aimeraient certes se rendre maintenant agréables. Rendons la République aimable... Faisons-la chérir ! s'écrie Fréron. La République aimable, les ouvriers la connaîtront vite : c'est Mme Tallien qui, au milieu de la disette générale, dépense cent louis par jour.

Se sachant odieux, ils se voudront imposer et d'abord par la guerre.

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Cette question de la guerre a, de 1791 à 1794, pesé sur notre politique intérieure : il n'est pas téméraire de dire que depuis 1794, c'est la question intérieure qui pèse sur la conduite de la guerre. Le parti terroriste a exploité la guerre pour établir le gouvernement de Salut public les Conventionnels ont gardé l'habitude du procédé. Et puis, un péril a grandi près d'eux, que la guerre augmente pour l'avenir, mais écarte pour le présent : le péril militariste. On en est arrivé à cette heure où il faut faire se battre les soldats pour occuper les chefs. Pour cette double raison, la perpétuation de la guerre sera bientôt un des articles fondamentaux du programme.

Déjà l'Europe était lasse. Nous repasserons peu à peu le Rhin en disant Ainsi soit-il ! écrit un Prussien au lendemain de la défaite de Kaiserslautern. Les Prussiens le repassèrent en octobre ; le 6, les Français occupaient Cologne, le 12, Coblentz. Les divisions causées par l'affaire de Pologne sont telles que la Prusse menace de guerre son alliée l'Autriche et fait dire à Barthélemy, notre ministre en Suisse, qu'elle est prête à traiter.

Le Comité thermidorien répond de haut : cette attitude cadre avec la politique du parti, mais elle convient aussi au caractère de ces légistes, dignes petits-fils, ai-je dit, de ceux des Capétiens : Prusse et Espagne offrant la paix, le Comité y met des conditions draconiennes. Cela va contre le désir du pays. Le pays désire la paix et même la paix générale. Le Comité cependant fait, le 10 octobre, envahir la Hollande : La République, proclame Merlin de Thionville, après avoir reculé ses limites jusqu'au Rhin dictera des lois à l'Europe. Si Barthélemy est autorisé à traiter, à Bâle, avec le Prussien Goltz, en janvier et février 1795, c'est armé des plus dures exigences. La Prusse et l'Espagne traitant, on sait bien d'ailleurs que l'Autriche, de longues années, refusera de reconnaître le Rhin pour notre limite et l'Angleterre d'accepter la France à Anvers. Aussi l'armée sera occupée.

Il la fallait occuper. Elle était à sa plus belle heure peut-être, notre armée. Nous l'avons vue se tremper sous le feu de l'ennemi ; elle est maintenant superbe : la vaillance est restée la même et une discipline — parfois terriblement rigoureuse — la fortifie. Les chefs sont admirables : ces jeunes hommes savent être à la fois des soldats valeureux et des tacticiens sans timidité. Hoche. Marceau, Moreau, Kléber, Masséna, Jourdan, Augereau, Lannes trouvent par surcroît, une force incomparable dans la confiance du soldat. C'est, écrit Soult, l'époque des guerres où il y a eu le plus de vertu dans les camps.

Seulement, ces volontaires d'hier sont devenus des soldats. S'ils se désintéressent parfois de la politique, ils conçoivent pour les politiciens de Paris un mépris outrageant : leurs lettres en font foi. Ce sont, d'autre part, des hommes rudes, actifs, remplis de feu. Si l'on faisait la paix, comment espérer qu'ils rentreraient paisiblement au foyer abandonné en 1791, 1792 et 1793 ? Vingt témoignages permettent d'affirmer que la crainte du soldat hante, depuis 1791, les gouvernements : Roland l'exprimait déjà en 1792, Billaud, de façon plus âpre, en 1793, Reubell, avec beaucoup plus de raison, en 1795.

Les chefs surtout préoccupent. Le Comité de l'an II a fait peser sur eux un joug de fer : mais, après thermidor, le joug se relâche. Bientôt on s'aperçoit que le caractère de ces chefs s'est altéré, parce que s'altère le caractère de l'armée. Avant un an, on dira : les soldats de Hoche, les soldats de Bonaparte. Les généraux sont maintenant entraînés au commandement autant qu'à l'action. Rentrés en France, ces officiers, qui déjà parlent avec mépris des avocats, sauront-ils se plier à l'obéissance ? Au fond, les Conventionnels voient juste. Désormais les soldats n'obéiront plus qu'à un soldat, celui qui s'imposera à eux. Il vaut donc mieux les tenir occupés.

Mais plus ils conquerront, plus l'esprit de domination entrera en eux ; plus ils vaincront, plus le pays les chérira. Et ainsi la guerre, continuée pour les occuper, les exaltera. En outre, par une imprudence singulière, le parti dominant, tantôt pour les flatter et tantôt pour s'en servir, les appellera d'abord dans la Cité politique par la Constitution de l'an III, ensuite dans l'enceinte parlementaire elle-même pour la défendre contre l'émeute au printemps et à l'automne de l'an III, ensuite, ce qui est plus grave, pour la violer au profit d'une faction, en fructidor an V. Si bien que ces révolutionnaires en jouissance travailleront à mettre le militaire en jouissance.

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Pour le moment, ils ne songent qu'à s'imposer, écartant anarchistes et royalistes, soldats et civils, tous les concurrents. Ils vont constituer — le mot est de l'un d'entre eux, La Revellière — une sorte de patriciat. C'est ce patriciat qui, en vendémiaire an III et en fructidor an V, violera le droit national, puis le brisera, pour se maintenir. Mais, ayant fait, pour ce, appel au soldat, ils auront travaillé à. instaurer une autorité fort populaire au regard de la leur. Augereau s'en ira en maugréant, après fructidor ; mais il aura montré le chemin des Conseils de la Nation à Bonaparte.

Au fond, tout, dès 1795, livre la nation française à la dictature d'un homme, tout et tous : ouvriers aigris qui accusent la République de les avoir leurrés, bourgeois enrichis qui n'y voient pas un asile assez sûr, paysans qui aspirent à ce que s'immobilise la Révolution. Mille intérêts s'opposent à ce qu'un roi intransigeant soit rétabli ; mais ces intérêts convergent pour faire acclamer un gouvernement personnel, protecteur de la Révolution consommée. Et ce gouvernement se prépare dans les camps avec la complicité, inconsciente parfois, des jacobins nantis.

Voici déjà un an que Catherine II a écrit : Si la France sor de ceci... elle sera obéissante comme un agneau ; mais il lui faut un homme supérieur, habile, courageux, au-dessus de ses contemporains et peut-être du siècle même. Est-il né ?

Il était né, et tout le portait.

 

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SOURCES. Œuvres déjà citées de Schmidt, Aulard (Paris..., I). Larevellière, Mallet du Pan, Lacretelle, Thibaudeau, Vaudreuil, Morris, Malouet, B. Constant (Correspondance), Baron de Staël-Holstein, Barras (III), d'Andigné, Mme de Chasteray, Fricasse. — Rovère, Correspondance, 1909. Lettres du jeune Mallet, dans Malouet (II), Gervinus (de), Lettres (dans Bailleu. Preussen und Frankreich, 1881, I, 393-418). Correspondance de Grimm avec Catherine II, 1829. Babeuf, Notes (Rev. Fr., 1905). Lindet, Essai sur le crédit public, an IV. Tableaux de la dépréciation du papier (réédités par Caron, 1909). Charlety, Vente des biens nationaux, 1906.

OUVRAGES déjà cités de Levasseur, Stourm, Thureau-Dangin, Goncourt, Sorel (IV et V), Lichtenberger (Le socialisme et la Révolution), Chassin, Lanzac de Laborie (Mounier), Arnaud, Nauroy, Ernest Daudet (Emigration). — Brette, La Vie économique de la Révolution (Rev. Fr., 1905). Gabriel Deville, L'Histoire Socialiste, tome V, 1906. Caudriller, La Trahison de Pichegru, 1908. Beauchesne, Louis XVII, 1866. Lacour, Le Grand Monde après la Terreur, 1892. Marion, Les biens nationaux, 1908. Lecarpentier, Les biens nationaux, 1908. Vialay, Les biens nationaux, 1908. Roger Peyre, Napoléon et son temps, 1890.

 

 

 



[1] Il va sans dire que je ne peux qu'effleurer la question. Elle est délicate et complexe et, quoiqu'éclairée d'une façon bien intéressante par de récents travaux, plus particulièrement par la belle étude de M. Marion, elle ne peut être, sans danger, effleurée. Il faudrait, pour se prononcer d'une façon catégorique, attendre que cinquante études se soient produites qui permettraient de connaître précisément pour tous les départements les conditions où s'est effectuée la vente. Néanmoins, grâce au concours d'excellents travailleurs, nous commençons à voir clair. La vente des biens nationaux n'a été ni cet événement qui, pour les fanatiques de la Révolution, a seul créé la petite propriété, ni cet événement qui, pour ses adversaires, n'a eu aucune influence sur l'évolution de la propriété : il faut abandonner également l'idée chère à Michelet (Les Jacobins se firent acquéreurs) que les petites gens dévouées à la Révolution accédèrent alors à la propriété et qu'elles y accédèrent seules ; mais il faut aussi se refuser à croire, avec M. Jaurès (dont je recommande cependant les pages ingénieuses), que les seuls bourgeois confisquèrent l'opération. J'ai consacré à cette question un article de la République française (26 octobre 1910) qui, si court qu'il soit, entre dans des détails qui me sont ici interdits par le cadre qui m'est imposé.