LA RÉVOLUTION

TROISIÈME PARTIE. — LA CONVENTION NATIONALE

 

CHAPITRE XXXIII. — LE RÈGNE DE LA VERTU.

Mars-Juillet 1794

 

 

La dictature de Maximilien. La victoire de Fleurus. La Vertu, base de gouvernement : Salente sanglante. La grande Terreur. Les prisons, le Tribunal et la lucarne à Samson. La résurrection de Dieu ; la fête de l'Être suprême (20 prairial). L'opposition à Robespierre et Fouché. La loi de prairial. Les têtes tombent comme des ardoises. Fouché mine Robespierre.

 

Maximilien était le Maître. En Europe, on croyait qu'un Cromwell était né, qui allait mettre fin à la Révolution et fonder un gouvernement stable avec lequel on traiterait.

L'Europe se donnait ce prétexte pour rester dans l'inaction. En réalité, le retour offensif de la France, derechef, la démoralisait. Du jour où Hoche avait délogé les Allemands de Wissembourg et Dugommier les Anglais de Toulon, le sol de la France était délivré ; et, dans ce même automne de 1793, Kléber et Marceau avaient vaincu à Cholet et, à Savenay, définitivement écrasé la Vendée.

L'Europe battue était plus divisée que jamais. La Pologne se soulevait avec Kosciusko en mars 1794 et, cependant, Carnot jetait sur les Pays-Bas les armées de l'Est. Pichegru amenait ses 160.000 hommes à Jourdan qui, maintenant à la tête de 230.000 soldats, avançait hardiment. Le 18 mai, les Autrichiens étaient battus à Tourcoing. Le roi de Prusse dirigeant sur Varsovie les renforts destinés à Bruxelles, l'Empereur craignait d'être dupe encore de l'affaire polonaise et écrivait aigrement à son chancelier : On partagera sans nous.

Jourdan profita de ces divisions. Son armée était magnifique, cette armée de Sambre-et-Meuse dont le nom aujourd'hui encore sonne une fanfare d'épopée. Aguerrie et disciplinée enfin, elle avait gardé cependant l'exaltation révolutionnaire qui, chez elle, décuplait la furia française : Nous nous sommes battus un contre dix, écrit un soldat, mais la Marseillaise combattait à nos côtés. Le 26 juin, cette armée, attaquée à Fleurus, écrasa l'assaillant. Ce fut une magnifique victoire et, après Wattignies, le plus grand triomphe de la Révolution.

Les effets allaient suivre : le 6 juillet, les alliés évacuaient Bruxelles où Jourdan entrait le 11. Le 23, Pichegru, poussant les Anglais devant lui, s'emparait d'Anvers. La Belgique, derechef, était à nous. Et, ce pendant, l'armée des Alpes faisait mine de tomber sur Turin. La coalition, minée par l'affaire de Pologne, se relâcha.

Les hommes d'État européens déconfits masquaient leur défaite sous une espérance. Qu'avait-on voulu ? disait-on de Vienne à Londres. Mettre fin à la Révolution : eh bien, Robespierre l'allait fermer !

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Il n'y songeait nullement. De cerveau médiocre et d'âme rétrécie, il ne pensait toujours qu'à s'assurer coutre ses ennemis. Il s'en découvrait partout : c'est pour les frapper qu'il maintenait la guillotine en permanence, et, d'ailleurs, entendant restaurer son Être Suprême et défendre la propriété, il lui fallait continuer une politique de sang — sans quoi ses ennemis ne le feraient-ils pas tomber sous le reproche — terrible — de modérantisme ?

Tout lui était soumis. La Convention, en livrant Danton, s'était faite esclave : on y votait sans discussion et avec un air de contentement — sinon, dit Baudot, on était l'objet de l'attention de Saint-Just comme du temps de Néron. Il ne fallait être ni triste, ni même songeur : Barras cite ce député qui, s'étant cru regardé par Maximilien au moment où il semblait rêveur, s'écriait, fort inquiet : Il va supposer que je pense quelque chose ! Billaud, prononçant un discours, s'interrompt brusquement, et, impérieusement : Je crois qu'on murmure, dit-il. C'est un César à dix têtes que ce Comité, d'ailleurs soumis à Robespierre.

Dans les deux grands Comités, en effet, tous semblaient provisoirement sous le joug. En province, les commissaires rappelés faisaient place aux agents tout dévoués. A Paris, le maire Fleuriot et l'agent national Payan lui livraient l'Hôtel de Ville ; il tenait le Tribunal par Dumas, Fouquier et par les jurés — tous ses hommes. Il croyait avoir l'armée : la pépinière de l'État-major était l'École de Mars dont l'idée lancée par Barère, avait été, dit Chuquet, avidement accueillie par Robespierre ; ces jeunes gens, vêtus à la romaine, recevaient les visites du Maître ; l'un d'eux, Bangofsky, nous raconte ces visites et nous dit la prise qu'il avait sur eux. En tous cas, l'armée de Paris était à lui, que commandait ce misérable Hanriot — la bourrique à Robespierre, disait-on aux Halles. La propriété rassurée avait foi en lui et le clergé constitutionnel, à moitié satisfait par le culte de l'Eire Suprême, semblait — Grégoire en tête — le favoriser. Et puis il était l'homme de la Vertu.

Cette dictature de l'an II, ce fut bien celle de la Vertu. Robespierre avait emprunté le vocable à la phraséologie sentimentale de l'époque, mais il l'avait magnifié. La Vertu s'imposait : Therezia Cabarrus, elle-même, dans une adresse à la Convention du 5 floréal, demandait qu'on exerçât les jeunes filles à la vertu : Therezia ! Et voici que telle société populaire, celle de Provins, fait conduire en prison l'instituteur coupable d'avoir trop tardivement régularisé sa liaison. Maximilien, qui nettoyait le Palais-Royal, est lui-même, je l'ai dit, au-dessus de la menuiserie Duplay et au sein d'une vertueuse famille, l'exemple de toutes les vertus. Nous voulons fonder Salente, dit-il un jour à Lindet. Sanglante Salente !

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La vertu sans laquelle la terreur est funeste, la terreur sans laquelle la vertu est impuissante. Robespierre s'en tient là. La Terreur continue donc d'autant plus violente que son désir est grand de faire triompher la Vertu.

Le Tribunal s'y appliquait. Fouquier, sermonné par le maître, avait exhorté Dumas à serrer la botte aux bavards, grâce à quoi les audiences allaient vite : les têtes, disait-il joyeusement, tombent comme des ardoises. Il espérait mieux. La semaine prochaine, j'en décalotterai 300 ou 400.

En avril, on double les fournées. Qui sera jugé pur, Danton ayant péri ? Quel pêle-mêle ! Chaumette à qui, entre autres griefs — c'est dans l'esprit robespierriste —, on reproche d'avoir supprimé les messes de minuit, et Gobel qui, mourant, cria cependant : Vive Jésus-Christ !, exécutés l'un et l'autre à. côté de royalistes et de religieuses. L'ex-évêque fut de la conspiration des prisons : car les prisons avaient conspiré la mort de Robespierre. Celui-ci fit impliquer en cette fantastique conspiration avec Gobel, le général Dillon, ex-noble, la veuve Hébert, ex-religieuse, et la pauvre Lucile, fillette de Greuze, écrit M. Claretie, qui mourut en Romaine. Le 18 avril, 17 hommes et femmes moururent, accusés de manœuvres pour affamer le peuple ; le 20, des parlementaires, Pasquier, Rosambo, Ormesson, Molé, 24 messieurs, écrit Trinchard fièrement, tous si deven (sic) président ou conseillers que suivirent le vénérable Malesherbes et d'Épremesnil, qui, pour avoir voulu débourbonailler la France avait été un jour — que c'était loin, sept ans ! — l'idole de Paris ; puis ce furent la duchesse du Châtelet, la princesse Lubomirska — auxquelles on adjoignit un témoin qui n'avait pas bien témoigné ! puis les vierges de Verdun, puis les 28 fermiers généraux dont Lavoisier, puis Madame Elisabeth, jetée là avec 20 autres accusés, prêtres, soldats, domestiques, tous condamnés sur la déposition d'un seul témoin.

Les prisons, vidées sans cesse, sans cesse se remplissaient. La principale accusation était toujours la même : avoir dépravé les mœurs, ce qui cadrait bien avec la politique de la vertu ; s'il s'agit de la Sainte-Amaranthe, raflée avec tout son cercle d'élégants, dit Beugnot, cela se défend, et aussi s'il est question de Therezia Cabarrus arrêtée à son retour de Bordeaux, mais Madame Élisabeth et Malesherbes !

Tous ces scélérats cependant, dépravateurs des mœurs, remplissaient sans cesse l'Abbaye, Sainte-Pélagie, La Force, les Carmes, le Luxembourg, en attendant la Conciergerie, Fouquier, puis Samson.

C'était comme une épidémie : on tombait prisonnier, cela était moins désagréable que le choléra, parce qu'en attendant la mort, on passait de gentilles journées dans un monde charmant, pittoresque, plein d'imprévus.

Le pays entier semblait destiné à l'échafaud. A la veille de thermidor, qui n'est pas en prison ? André Chénier s'y trouve aux pieds d'Aimée de Coigny, le général Hoche à ceux de Joséphine de Beauharnais, des pontifes de la Raison à côté de prélats romains, des héros du 10 août avec des marquises de Versailles, le ministre Garat, les peintres Suvée et Robert, Kellermann, le vainqueur de Valmy, la maîtresse de Tallien, et des représentants de trois assemblées révolutionnaires mêlés à tout le d'Hozier français, tous destinés à ce cimetière de la Madeleine où se confondent déjà les cendres de Danton et de la reine, d'Hébert et de Charlotte Corday, de Chaumette et de Louis XVI.

En province, les massacres n'ont pas cessé avec le rappel des commissaires terroristes, les emprisonnements encore moins : au 7 thermidor, il y aura 1.000 personnes dans les prisons d'Arras, 3.000 dans celles de Strasbourg, 1.500 dans celles de Toulouse — à Paris environ 7.000. Elles sont vouées à la mort — pour que la vertu triomphe.

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Il faut une sanction à cette vertu. C'est la théorie du vertueux Couthon qui, sur ce terrain, inspire Robespierre. Tallien ricanera, le 11 thermidor, que ce petit Robespierre eût déplacé l'Éternel pour se mettre à sa place. En attendant, il l'a restauré.

Si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer, a-t-il proclamé, le 1er frimaire. L'idée d'un grand Être qui veille sur l'innocence opprimée et punit le crime triomphant est toute populaire. Le 17 germinal, les impies écartés, Couthon vint annoncer que le Comité préparait une fête de l'Être Suprême. C'est un besoin, écrivait-il le 21, pour les âmes pures de reconnaître et d'adorer une Intelligence supérieure. Qui n'éprouve pas ce besoin, est un scélérat.

Le 18 floréal, Robespierre, à son tour, prononça son fameux discours sur les rapports des idées religieuses et morales avec les principes républicains, conçu dans le même esprit et concluant à l'institution d'un culte déiste. Il en fut ainsi décrété et tout le monde suivit : le maire Lescot fait preuve d'un mysticisme étrange : Dieu va récompenser la France du décret en accordant d'abondantes récoltes. Dieu doit bien telle marque de sa faveur à Maximilien, son prophète.

On organise donc la Fête de l'Être Suprême. Elle sera l'apothéose du nouveau Vicaire des Croyants. Il ne lui manque qu'un attentat pour être sacré roi ; l'attentat vient à point : une petite fille est saisie dans la cour des Duplay porteuse de deux petits couteaux. C'est une Corday : l'Incorruptible allait être égorgé. La petite Cécile Renaud fut conduite à l'échafaud avec 53 complices qu'elle n'avait jamais vus, revêtus du voile noir du parricide. Maximilien n'est-il pas le Père de la Patrie ? 

Le 16 prairial — pour qu'il pût présider officiellement la fête du 20 — il fut porté à la présidence de la Convention. Quelques ennemis, perfidement, votèrent pour lui : ils espéraient rendre enfin tangible cette dictature pour l'en pouvoir mieux incriminer.

David préparait la fête, devenu le décorateur officiel de la République ; Marie-Joseph Chénier avait reçu commande de l'Hymne, que Gossec devait orchestrer ; mais Marie-Joseph paraissait indigne aux yeux de Maximilien qui, le détestant, avait rejeté l'hymne : pontife, il en était aux excommunications majeures. Mehul et Gossec, pourvus d'un hymne orthodoxe, s'en allaient, chaque soir, faire étudier dans les sections le chant sacré, si bien que Paris fut, une semaine, occupé à répéter, sur un mandement suivi d'un dispositif, un cantique au Très-Haut. On croit rêver.

On a dix fois dépeint la fête. Robespierre la présida dans son habit bleu déjà presque célèbre, sous le panache tricolore, aux Tuileries d'abord, puis au Champ-de-Mars. Sur l'estrade — chaire ou trône — il prononça une longue rapsodie dont, pour être tout à fait dans la note, il avait prié un brave prêtre, le vieil abbé Porquet, de lui composer le texte. Cent mille voix alors chantèrent le Seigneur. Maximilien, au sommet de la Montagne symbolique, où brûlait l'encens, s'en trouvait enveloppé. Une minute, cet homme si prudent oublia sa prudence : lui, d'ordinaire si grave, eut un sourire de triomphe. Un instant, ce Vicaire de Dieu se crut Dieu.

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Il n'entendait pas gronder l'orage. Dans la Convention, groupée derrière lui, des murmures s'étaient élevés — des imprécations, dit Baudot. Le soir même, la Décade plaisantait, en termes acerbes, la nouvelle religion d'État ; et lorsque Maximilien, encore grisé, se rendit aux Jacobins, il s'y heurta à la morne figure de Joseph Fouché.

Par un hasard, ce déchristianisateur était président du Club. Il affecta de s'associer à la joie générale, mais, après quelques phrases banales, il ajouta : Brutus rendit un hommage digne de l'Etre Suprême, en enfonçant un poignard dans le cœur d'un tyran ; sachez l'imiter. Robespierre comprit : on en eut la preuve lorsque, quelques jours après, il désignait Fouché comme le chef de la conspiration tramée contre lui. Mais on avait applaudi la phrase audacieuse du président : Robespierre avait évidemment commis sa première faute.

Il ne lui en restait plus une à commettre. On le guettait. Tout un groupe, si le tyran ne tombait, se tenait pour condamné : les missionnaires revenus des départements — la queue d'Hébert et de Danton, eût dit Robespierre — avaient été par lui reçus avec une significative sécheresse : Fréron, Barras, Tallien, Fouché étaient restés terrifiés devant cette figure aussi fermée que le marbre glacé des statues. Les trois premiers étaient des pourris qu'on sacrifierait à la vertu ; le quatrième un athée, digne du pire châtiment. Dès le 18 floréal, Robespierre l'avait, dit-on, nommément interpellé du haut de la chaire. Dis-nous donc, Fouché, qui t'a donné mission d'annoncer au peuple que la Divinité n'existe pas ?

Fouché n'était pas un Danton : il ne prononçait pas d'imprécations virulentes ; il manœuvrait. Il trouvait des gens effarés, craignant tous pour leurs têtes ; il coalisa les peurs et les haines, soudant la queue de Danton et celle d'Hébert, courant de l'un à l'autre et, du club des Jacobins, soulevant, jusque dans le Comité, une opposition insolite : car déjà Carnot, Billaud, Collot, Barère même, menacés, cherchent des alliés. Robespierre tient donc légitimement depuis trois mois Fouché pour son pire ennemi. Quelle colère quand cet ennemi a été porté au fauteuil du grand Club, son Club ! Quelle fureur surtout, quand, de ce fauteuil, le soir d'une apothéose, ce misérable lance le trait empoisonné que le pontife va garder dans la blessure faite.

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La réponse ne se fait pas attendre : c'est, le surlendemain, 22 prairial, la proposition Couthon, destinée à livrer à Robespierre ses derniers ennemis.

Toute lenteur est un crime, toute formalité un danger public : le délai pour punir les ennemis de la patrie ne doit être que le temps de les reconnaître. Les prévenus n'auront plus d'avocats et le jury par ailleurs jugera en masse les accusés. Plus de cas ; une seule inculpation : seront déclarés ennemis du peuple tous ceux qui cherchent à anéantir la liberté soit par la force, soit par la ruse. C'est la dictature mise entre les mains de l'accusateur public, mais on sait bien Glue Robespierre tient l'accusateur. Ce n'est pas tout ; et voici où se trahit le vrai dessein : jusqu'à cette heure les représentants — de Brissot à Danton — n'ont pu être traduits devant le Tribunal que sur l'autorisation de l'Assemblée ; désormais, ils le pourront être sur l'ordre seul des Comités. Cela, c'est pour Lecointre, Legendre, Fréron, Tallien, Barras, Fouché. D'autres sont encore ou se sentent visés. Si cette loi passe, s'écrie Ruamps, il ne me reste plus qu'à me brûler la cervelle. Je demande l'ajournement. Tous pensent comme lui et appuient la demande d'ajournement.

Alors Robespierre se lève : il veut sa loi, ses têtes : Depuis longtemps, la Convention discute et décrète, parce que, depuis longtemps, elle n'est plus asservie qu'à l'empire des factions. Je demande que, sans s'arrêter à la proposition d'ajournement, la Convention discute jusqu'à 8 heures du soir, s'il le faut, le projet qui lui est soumis !

Quel singulier pouvoir d'hypnose exerçait cet homme ? Les opposants tremblants se turent. Une demi-heure après, la loi de mort était votée.

Il partit, croyant tenir sa vengeance. Mais, dès le lendemain, l'Assemblée soulevée, derechef s'insurgeait. Bourdon (de l'Oise) et Merlin obtenaient que, d'un trait de plume, on rayât l'article relatif aux députés. Ces malheureux voulaient bien livrer la France, mais ils ne voulaient pas se livrer.

Robespierre tenait à l'article plus qu'à toute la loi : il osa réclamer ces têtes qui se disputaient à lui. Des intrigants, dit-il, s'efforçaient d'entraîner la Montagne, de s'y faire les chefs d'un parti. Nommez-les ! criaient les malheureux au comble de l'angoisse. Il eût dû les nommer : dans l'état de terreur folle où était l'Assemblée, elle eût livré les têtes plus précisément désignées. Maximilien commit la faute de laisser planer les craintes sans rassurer la masse : Je les nommerai quand il faudra ! Mais il avait parlé ; on s'inclina ; l'article fut rétabli.

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Le soir même, Robespierre qui tenait sa loi entra en campagne. La présence de Fouché aux Jacobins était un scandale qui avait trop duré. Robespierre vint l'y attaquer ce soir du 23 prairial ; Fouché n'était pas orateur ; il se défendit mal, leva la séance et ne reparut plus ; mais dans l'ombre, il se mit à tendre ses rets.

Ces six semaines — du 23 prairial au 9 thermidor — sont affreuses. La loi de prairial avait armé le Comité et le Tribunal de telle façon que le pays connut l'extrême terreur. Du jury on avait fait sortir les faibles — ceux qui n'allaient pas chez Duplay. Fouquier, par ailleurs, avait dit : Plus de témoins ! Ce fut un massacre : 40, 50, 60 têtes par jour. En ces quarante-neuf jours, 1.376 têtes tombèrent à Paris. Boucherie, dit M. Aulard : le mot est juste.

Paris, rempli des officieux de Robespierre, était sous la surveillance d'une effroyable police. On craignait tout, le bruit d'une porte, un cri, un souffle. Les salons étaient déserts, les cabarets vides ; les filles ne descendaient plus au Palais-Royal où — chose inouïe — la vertu régna. Sous le soleil de messidor, la ville morne attendait. Quoi ? Tous craignaient tout, des sacristies aux lupanars. Tous étaient suspects, les bourreaux d'hier plus que leurs victimes. Quand un Fouché, le mitrailleur de Lyon, est dénoncé pour incivisme, tous peuvent trembler. La Convention que ne président plus que des membres des Comités, est presque désertée : Prieur est élu président par 94 sur 117 votants — l'Assemblée compte en principe 750 membres — ; les députés ne couchent plus chez eux. Parmi les présents, dit Thibaudeau, des timides erraient de place en place, d'autres n'osaient en occuper aucune, s'esquivaient au moment du vote. Tous les bancs sont suspects.

On était écrasé ; autour du Maître, c'était l'aplatissement : Barras a trouvé chez Robespierre le général Brune — le futur maréchal — en train d'éplucher les légumes avec Mme Duplay et cette Éléonore, la fille du menuisier, qu'on dit fiancée à Robespierre ; on y voit aussi assidu le Conventionnel Curée, le futur tribun sur la proposition duquel l'Empire sera un jour proclamé et qui s'entraîne à la servitude. Cependant, sauf Le Bas, Couthon, Saint-Just, les trois lieutenants, sauf les agents, le maire Fleuriot, le ministre de l'intérieur Herman, l'agent national Payan, le président Dumas, l'accusateur Fouquier, les jurés fidèles enfin qui avec Duplay viennent faire à Robespierre escorte dans la rue et enfin Hanriot, l'âme damnée, pas un homme n'est considéré comme sûr. Maximilien a ressuscité le Qui n'est pas avec moi est contre moi de toutes les religions.

Cette tyrannie que les subalternes faisaient grossière, rien, par surcroît, ne l'excusait ni ne la justifiait — et la Terreur qui l'accompagnait. Le pays n'était plus menacé. Fleurus rassurait ; on préparait un plan d'invasion de l'Italie ; l'Europe reculait de toute part. Les victoires, écrit Barère, s'acharnaient après Robespierre. Il s'en rendait compte : Saint-Just déclara à Barère qu'il ne fallait plus les faire mousser. Barère s'y refusa. Il aimait son métier de héraut et, du jour surtout où Saint-Just eut ainsi découvert le plan de Robespierre, le proclamateur mit de la perfidie à enfler la voix et les succès. Les échecs mêmes dans sa bouche devinrent victoires : c'est ce qu'il advint lors de la défaite du notre escadre et quand du Vengeur qui, M. Lévy-Schneider l'a, hélas ! démontré, avait coulé en se rendant, Barère fit une héroïque épave qui s'était coulée pour ne se point rendre. Aussi bien, de plus réelles victoires donnaient à celui-ci texte à déclamation. L'Assemblée l'applaudissait. Robespierre le maudissait. C'est que chaque victoire faisait paraître plus odieuse une dictature, maintenant sans raison.

La Convention cependant restait soumise au Comité. Les ennemis de Robespierre virent alors où porter leur action. Il fallait disloquer le Comité même, y faire attaquer le dictateur. Les Comités désunis livreraient le tyran à l'Assemblée. Dès messidor, c'est au Pavillon de Flore que se prépare l'intrigue qui aboutira le 9 thermidor.

Car du pays terrorisé, de l'Assemblée asservie, il n'y a décidément plus rien à attendre.

 

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SOURCES. Œuvres déjà citées d'Aulard (Jacobins, V), Fricasse, Malouet (II), Couthon, Baudot, Barras, Barère, Durand de Maillane, Frénilly, Louise Fusil (II), Miot, Beugnot (II). — Aulard, Actes du Comité... XII I-XV, 1900-3. Mrs Williams, Lettres, 1793-1790. (trad. Funck-Brentano. Le règne de Robespierre, 1910). Charlotte Robespierre, Mémoires, 1830. Bangofsky, Souvenirs, 1908. Philarète Chasle, Mémoires, 1867. Duchesse de Brissac, Pages sombres, 1903.

OUVRAGES défit cités d'Aulard (Le culte, etc.), Gros, Lenôtre (Tribunal), Dunoyer, Esmein, Claretie (Desmoulins), Stéfane Pol. (Autour de Robespierre. De Robespierre à Fouché), Tiersot, Moutier, Turquan (Mme Tallien), Arnaud, Madelin (Fouché. Le règne de la vertu), Héricault, Haine Cabanes (Névrose), Dauban (Prisons), Goncourt, Pingaud, Gautherot. — A. Chuquet, L'École de Mars, 1899. Levy-Schneider, Les démêlés dans le Comité de Salut public (Rev. Fr., 1900). Du Bled, La société dans les prisons (Revue des Deux Mondes, 1890). Frédéric Masson, Joséphine de Beauharnais, 1907. Bellanger, La Société populaire de Provins, 1908. Liéby, Marie-Joseph Chénier et la fêle de l'Être suprême (Rev. Fr., 1902). Frédéric Masson, La religion de Robespierre (Jadis, I). Le déisme sous la Révolution (ibidem). Etienne Lamy, Introduction aux Mémoires d'Aimée de Coigny, 1906. Lenôtre, Héron (Vieux Papiers, I). Hanriot (ibidem, III). Mathiez, L'Affaire Catherine Theot (Contributions à l'histoire religieuse de la Révolution, 1907).