LA RÉVOLUTION

TROISIÈME PARTIE. — LA CONVENTION NATIONALE

 

CHAPITRE XXX. — LA PREMIÈRE TERREUR.

Juillet-décembre 1793

 

 

Les frontières menacées. La Terreur. La guillotine en permanence. Les Messes rouges. Le Tribunal Révolutionnaire ; Fouquier-Tinville. Le défilé des coupables : Charlotte Corday ; la mort de la reine ; l'holocauste des Girondins ; Manon Roland à l'échafaud ; Philippe-Égalité ; les soldats à la guillotine. La loi des suspects. La Terreur en Province ; noyades, fusillades, mitraillades et guillotinades. Passez-la à la Convention.

 

On n'improvise pas une armée — même en la martelant à grands coups sur l'enclume. L'automne ne fut marqué que par des succès passagers, suivis de quelques revers — assez pour fournir à la Terreur le prétexte cherché.

Tandis que l'Europe, perdue dans le labyrinthe de la coalition, que compliquait, pour notre fortune, l'éternelle question polonaise, restait stupidement inactive, c'était la France qui offrait la bataille. Houchard, poussé par Carnot, se jeta sur les Autrichiens à Hondschoote, le 6 septembre 1703 ; il les battit, mais il était vieux et timoré ; il ne profita pas de la victoire, laissa une nouvelle panique perturber ses troupes, facilita ainsi à Cobourg un retour offensif qui permit à celui-ci d'enlever Maubeuge et dut abandonner son armée, mandé — selon l'usage qui s'établissait — devant le Tribunal.

Jourdan, à la vérité, vengeait ces échecs, les 15 et 16 octobre, à Wattignies, où Carnot lui-même l'aida à conduire les troupes sous le feu autrichien et qui fut vraiment le Denain de la République. Mais, à la même heure, le 13, Wurmser, prenant l'offensive en Alsace, nous délogeait de Wissembourg : Strasbourg, de ce fait, allait être menacé, comme Lille. Ce fut grande fortune que l'affaire de Pologne, s'aigrissant derechef, semât la méfiance dans la coalition et paralysât pour quelques semaines encore son élan. Cela permit au jeune et entreprenant Hoche sur la Moselle, au rusé Pichegru sur le Rhin, de préparer un retour offensif. Mais, à la veille des premières victoires tout à fait décisives de novembre et décembre, Kaiserslautern et Landau, tout semblait à craindre. L'hiver de 1793-1794, qui va être si glorieux, s'annonce fort mal. Que deviendrons-nous, si Pitt, proclamé, à la vérité, par décret de la Convention du 7 août, l'ennemi du genre humain, parvient à galvaniser la coalition et si Cobourg, réconcilié avec Brunswick, se décide à enlever Strasbourg ?

***

Cette alarmante situation servait le parti au pouvoir. Celui-ci trouvait dans les défaites un prétexte à poursuivre son effroyable dessein ; la Terreur se déchaînait. Aux menaces intermittentes de l'Europe, on répondait par des exécutions. Quelles exécutions ? Celles de généraux patriotes comme Custine et Houchard, de députés patriotes comme Vergniaud et Brissot, de femmes patriotes comme Mme Roland. A ces noms, il faut bien reconnaître l'imposture d'un parti qui, sous prétexte de sauver la patrie, satisfaisait ses haines.

Il est faux, disait Louis Blanc lui-même, que la Terreur ait sauvé la France, mais on peut affirmer qu'elle a éreinté la Révolution. Seulement., elle affermissait au pouvoir la faction de Robespierre.

N'exagérons rien et ne traitons pas, ainsi qu'on le fait communément, Maximilien en bouc émissaire. Il n'inventa ni le nom ni le système. Il s'en empara et le perfectionna pour écarter les rivaux et tourner la machine contre qui l'avait inventé.

Dès le 5 septembre, les sections sont venues demander qu'on plaçât la Terreur à l'ordre du jour. Ce n'est que le 25 décembre, que Robespierre, ayant laissé mûrir les événements et déjà tomber bien des têtes, formulera le dogme : Le ressort du gouvernement populaire dans la paix est dans la vertu ; en révolution, il est à la fois dans la vertu et la terreur.

Les esprits étaient en délire, écrira Barère. Barras en avoue le motif : Il faut guillotiner ou s'attendre à l'être. Robespierre, qui ne délirait pas, exploita le délire.

Le procédé ne variera guère : conspiration royaliste, complicité avec Pitt et Cobourg ; Marie-Antoinette et Mme Roland, Bailly et Chaumette, Madame Élisabeth et Camille Desmoulins, Barnave et Hébert périront — prodigieux paradoxe — sous la même accusation : immense conspiration liberticide. Beaucoup, parmi les terroristes, finissent par y croire : je tiens Couthon pour sincère quand, animé d'une sombre et effarante fureur, il écrira, le 18 janvier 1794, qu'il s'est découvert un projet infâme dont le but avait été, dans le temps, d'égorger les députés montagnards et de proclamer de suite le petit Capet, que le nombre des complices est immense et que déjà plus de 4.000 individus sont arrêtés. — Patience, ajoute-il, avec le temps, nous saurons délivrer la République de tous ses ennemis. Or notons avec M. Aulard qu'il n'y eut, somme toute, pas l'ombre d'une conspiration royaliste du 10 août au 9 thermidor. Le complot royaliste est un ingénieux moyen de règne.

De règne, oui. Le peuple, nous le verrons, meurt de faim : il réclame du pain. Ne pouvant, comme jadis les Césars, lui donner panem et circenses, on s'en tient au dernier terme. Mme Roland y voit clair : Il est venu le temps prédit où, le peuple demandant du pain, on lui donne des cadavres. Le blé manquant, on grise de sang les affamés.

Enfin l'on satisfait ainsi et l'on s'attache une solide clientèle : les délateurs, les tape-dur et les tyrans subalternes : Oh ! ces Jupiters de bas étage, laissez-leur un moment la foudre et vous verrez comme ils en useront sans pitié. C'est Shakespeare qui parle. La foudre ! C'est précisément le grand mot. Lorsque Fouché et Collot font mitrailler les Lyonnais, quelle joie chez ce petit despote, Achard : Quelles délices tu aurais goûté, écrit-il à un ami, si tu eusses vu, avant-hier, cette justice nationale de 209 scélérats... Quel spectacle digne de la liberté... Ça ira ! Cette lettre se termina par : Le bonjour à Robespierre. Ces misérables adorent le grand homme. C'est qu'il leur répète à satiété qu'ils servent, en foudroyant, la liberté et la loi. Ces délateurs qui, disait Lameth, dénonceraient, le Père Éternel et dont, écrit Mme Roland, la délation est reçue comme preuve de civisme, on leur dore de magnifiques couleurs leurs abominables services. Ils servent la liberté, la patrie, la loi, aussi s'en font-ils gloire. Albitte proteste contre le vers où le Caïus Gracchus de Chénier réclame des lois et non du sang ! : Cette maxime, s'écrie-t-il en plein théâtre, est le dernier retranchement du feuillantisme ! Mais Robespierre, plus avisé, affirme que c'est pour servir la loi, que le sang coule.

***

La guillotine, récemment inventée, favorise le massacre. Desmoulins a pensé plaisanter, lorsqu'en 1791, il appelait le bourreau le représentant du pouvoir exécutif. Il est certain que Samson, bientôt, se pourrait légitimement parer du titre. Il se pourrait même croire un prêtre officiant à l'autel, car il s'instaure une sorte de culte de la guillotine, de la sainte guillotine. Allons au pied du grand autel, s'écriera Amar en pleine Convention, voir célébrer la messe rouge.

C'est Fouquier-Tinville qui fournit les victimes du culte. Il est le grand Inquisiteur, l'accusateur public, le ressort du grand Tribunal révolutionnaire.

Il faudrait, plutôt que de redire l'affreuse histoire du Tribunal, renvoyer aux pièces du procès qui, après thermidor, fut fait aux juges, aux jurés et à l'accusateur.

Créé, on s'en souvient, le 10 mars, le Tribunal est devenu promptement le boulevard de la République. Installé dans la Grand'Chambre du Palais — devenue, par une sanglante ironie, Salle de la Liberté — il en a fait le théâtre d'une tragédie à cent actes qui durera quatorze mois.

Fouquier-Tinville en est la figure saillante. Cet agent d'affaires, aigri par la misère, va faire payer cher ses déboires passés à ses nouveaux clients. Noir de cheveux et de sourcils qu'il avait très fournis, avec de petits yeux ronds et chatoyants, le front bas, le visage plein, le teint blême, le nez court et grêlé, les lèvres rasées et minces, le menton volontaire, toujours vêtu de noir, il n'avait cependant pas l'aspect tragique. Il plaisantait, goguenard, faisant des mots, ballottant dans le sang avec une sorte d'agrément, furieux seulement lorsqu'on essayait de lui faire péter une affaire dans les mains.

M. Campardon, dans un livre qui fait autorité, a parlé du Tribunal ; M. Lenôtre y a ajouté plus d'un trait caractéristique. Il faut renvoyer à leurs pages. Hommes de capacité fort médiocres, dit des juges M. Campardon. Herman qui fut le premier président robespierriste et Dumas qui lui succéda — Damas le rouge, l'appelait-on dans son pays jurassien surent faire rendre à ce tribunal tout ce qu'on en pouvait tirer d'iniquité. Quant aux jurés, payés 18 livres par jour, M. Dunoyer nous en a présenté deux Vilatte et Trinchard dont les figures sont édifiantes : la plupart étaient des imbéciles comme ce Ganney à qui le mot fut appliqué : l'homme d'esprit était cet ex-laquais, Brochet, qui avait composé la prière Cœur de Jésus ! Cœur de Marat ! Aucun n'avait l'idée qu'ils étaient là pour faire triompher la vérité et la justice : ils y étaient pour livrer des têtes au bourreau.

Dès juin 1793, le travail de Fouquier était devenu absorbant : des décrets successifs lui avaient livré tout le pays ; sauf les députés et les généraux, il pouvait faire arrêter qui bon lui semblait : on le proclamait — il n'est que de s'entendre — le sauveur de la France.

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Alors le grand défilé commença. Les condamnations à mort furent d'abord relativement rares : d'avril à novembre, une tous les deux jours ; de novembre à mars 1794, 65 par mois ; on en relèverait 116 en ventôse an II, 155 en germinal, 354 en floréal, 381 dans les 22 premiers jours de prairial et, après la loi de prairial dont nous parlerons, 1 366 en 47 jours. En tout 2 625 victimes seront, à Paris, livrées à Samson. — Rappelons que les journées de septembre avaient vidé les prisons.

Le 12 juillet, on avait condamné les assassins du conventionnel Léonard Bourdon — qui d'ailleurs se portait bien et que la plupart des assassins n'avaient jamais vu.

Charlotte Corday, dont le crime au moins était avéré, parut cinq jours après, si belle, si antique, si dédaigneuse de la vie et des hommes, si sereinement satisfaite d'avoir supprimé un monstre, que le jury, chose incroyable, parut un instant flotter et que l'affaire faillit péter dans la main de Fouquier.

Puis ce fut la reine. Le 1er août, elle avait été transférée à la Conciergerie, séjour affreux où, surveillée de trop près, elle n'osait changer de linge. Cette fière figure reste, sous les cheveux blancs, admirable. Girodet l'a peinte dans ses vêtements de deuil, bonnet blanc garni de crêpe noir, le fichu de linon croisé sur le cou, un petit châle noir aux épaules, et, dans ce costume, plus reine que sous les diamants. Seulement la figure serre le cœur, tant on y lit de détresse réprimée.

Elle était condamnée d'avance quand, le 14 octobre, elle comparut au Tribunal On sait de quelles immondices Hébert, témoin, et Fouquier la salirent : elle avait, affirmèrent-ils avec d'obscènes détails, corrompu les mœurs de son fils. Provoquée grossièrement à répondre, elle dit : Si je n'ai rien répondu, c'est que la nature se refuse à une pareille inculpation faite à une mère ; j'en appelle à toutes celles qui peuvent se trouver ici. Ce cri provoqua un mouvement de sympathie tel qu'Herman, furieux, menaça de faire évacuer la salle. Fouquier inquiet pressa les débats ; en un quart d'heure, les avocats durent avoir fini. Elle, d'ailleurs, excédée, n'aspirait aussi qu'à en finir : Le peuple, soupirait-elle, sera-t-il bientôt las de mes fatigues ? Condamnée, elle sortit avec majesté.

Elle porta cette majesté sans arrogance à l'échafaud. La coquine, écrit un témoin malveillant, a eu la fermeté d'aller jusqu'à l'échafaud sans broncher. L'immonde Hébert montait au Capitole, après avoir vu de ses propres yeux la tête du Veto femelle séparée de son cou de grue. Avant six mois, le pamphlétaire, tramé à l'échafaud, s'y montrera ignoble de lâcheté.

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Les Girondins vinrent ensuite. Un acte d'accusation, tissu de mensonges, avait été, le 3 octobre, lu à la Convention par Amar, et les députés envoyés à Fouquier. Dès le 7, celui-ci avait dépêché Gorsas. Le 44, il reçut les autres. S'ils désespéraient de sauver leurs têtes, ils les voulaient défendre, étant avocats, et les défendirent si bien que le jury sembla ébranlé. Faut-il tant de cérémonies pour raccourcir des scélérats que le peuple a déjà jugés, écrivit Hébert. La Convention, sollicitée en ce sens, décréta qu'après trois jours de débats, le jury se pourrait déclarer suffisamment instruit. Le même jour, le jury se déclarait édifié, étouffant tout débat, supprimant les plaidoiries et, après une courte délibération, condamnait les 21 députés. Les malheureux, indignés, protestèrent. Vergniaud seul, avec son grand air ennuyé, semblait dédaigner ce surcroît d'iniquité. Près de lui, l'arrêt se lisant, il sentit frémir Valazé. Qu'as-tu ? Tu as peur ?Je meurs. Il venait de se poignarder. Les autres, entraînés par les gendarmes, eurent un dernier cri de désespoir. A nous mes amis ! Vive la République !

Point n'est besoin des belles pages de Lamartine pour nous émouvoir : le spectacle suffit de ces hommes jeunes — quatre avaient moins de trente ans et huit moins de quarante — et pleins de talent, qui mouraient écrasés sous des haines ignobles et sans qu'aucun sentit cependant défaillir sa foi en la liberté et la fraternité. Fauchet, pauvre prêtre exalté, se confessa à un réfractaire, rentrant in extremis au bercail catholique ; la plupart moururent en philosophes, mais sans fanfaronnades d'impiété, Vergniaud très pensif. Ils ne chantèrent peut-être pas cette Marseillaise des Girondins que Lamartine a fait retentir à travers le siècle. Ils moururent probablement avec une plus grande simplicité. Valazé, déjà mort, fut jeté quand même sous le couperet. A ce trait, on reconnaît que la Terreur se faisait hideuse. On ne voulait pas perdre une tête.

Peut-être faut-il des victimes pures pour appeler le règne de la justice, avait écrit, en décembre 1792, Manon Roland. Devant ce sacrifice des plus pures, elle se révolta cependant. Elle-même était condamnée : dès le 1er juillet 1793 — elle était captive depuis le mois de juin —, le Comité de Sûreté générale se disait fixé sur la complicité de cette prétendue Lucrèce avec son prétendu vertueux mari dans le projet de pervertir l'esprit public. Dans sa prison, elle écrivait ces fameux Mémoires, où elle se livre toute et dont chaque page nous montre une âme indignée. Vaillante devant ses amis, Riouffe savait que, de longues heures, elle se détendait en sanglots, pensant au vieux mari proscrit et au bien-aimé Buzot pourchassé.

Elle apprit la mort de Vergniaud et de ses amis, l'admira, se sentit détachée de cette terre abominable, parut avec une sorte d'allégresse, vêtue de blanc, le 8 novembre, devant le Tribunal. Elle voulut moins se défendre qu'exalter les hommes qui l'avaient jadis suivie. On lui coupa la parole : elle faisait l'éloge du crime. Elle ferma ses Mémoires à la veille de sa mort ; on y lit, à la dernière ligne : Nature, ouvre ton sein... Dieu juste, reçois-moi. A trente-neuf ans. C'était une fille de Rousseau.

Une amie la vit aller au supplice sereine, fraîche, calme, riante. On sait que, devant l'échafaud, une statue de la Liberté trônait : Ô Liberté, dit-elle, que de crimes on commet en ton nom ! Elle avait regretté de n'être née ni Spartiate ni Romaine : elle mourut Spartiate et Romaine. Ce n'était pas une sainte, mais c'était un caractère.

Le vieux Roland, quelques jours après, entendant crier dans la ruelle de Rouen qui longeait sa cache, la mort de la citoyenne Roland, en sortit sans mot dire et s'alla tuer. On trouva sur lui un billet : Puisse mon pays abhorrer tant de maux et reprendre des sentiments humains et sérieux. Il aimait donner des leçons et resta tel jusqu'au bout.

Cependant, à l'autre bout de la France, des hommes erraient, terreux, la barbe longue, eu guenilles, de cavernes en greniers : Salles, Guadet, Pétion, Louvet, Barbaroux, Buzot. Guadet et Salles seront les premiers saisis, menés à Bordeaux, guillotinés. Louvet échappera. Un soir, Barbaroux, Buzot, Pétion, errant dans les champs du Médoc, se croiront atteints : ils se voudront tuer. Barbaroux, ramassé, sanglant, la figure emportée, la barbe empoissée de sang, sera traîné à son tour à Bordeaux, mourant, et exécuté. Quelques jours après, on découvrira les cadavres de Buzot et de Pétion à moitié dévorés par les chiens : le bien-aimé Buzot, le tribun favori, Pétion, un instant le Messie de Paris.

Condorcet se devait à son tour suicider, arrachant une belle cause à Fouquier-Tinville. Tant de talents, écrit à cette époque Benjamin Constant, massacrés par les plus lâches et les plus bêtes des hommes !

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A Paris, cependant, le défilé continuait. Philippe d'Orléans suivit d'assez près la reine — son ennemie — à la Conciergerie, puis à l'échafaud. Lui, qui s'était toujours, depuis trois ans, montré un pleutre, fut hautain et insouciant, marcha de belle humeur à la mort après un bon repas. L'année n'était pas close où il avait envoyé Louis XVI à la guillotine. Dans cette débauche d'assassinats juridiques, on relève parfois des actes de la justice immanente.

Et maintenant les têtes roulaient au panier les unes sur les autres : Fouquier polissait ses gens. Ce sont parfois gens de marque : tout le musée Curtius de 1789. Faute de La Fayette, fort heureusement pour lui interné dans une forteresse allemande, voici son compère Bailly dont on sait le martyre. La foule acclama férocement la chute de cette tête blanchie au service de la science et de la liberté. Manuel, autre idole non d'avant-hier, mais d'hier, fut guillotiné peu après. Barnave passa à son tour, puis Duport, l'ancien ministre jacobin, puis Kersaint, patriote qui, six mois avant, soulevait les applaudissements de la Convention, puis, Clavières s'étant suicidé dans sa prison, Lebrun qui naguère parlait à l'Europe le fier langage de la Révolution, et trois soldats patriotes de la première heure, le vieux Luckner, le terrible Custine, l'élégant Biron, le vaillant général de Flers, l'héroïque général Chancel. Houchard allait suivre, vétéran qui, accusé de lâcheté au Tribunal, déchirera ses vêtements pour montrer la trace de cinquante-cinq blessures.

On accélérait le mouvement : c'était un étrange pêle-mêle : des domestiques, des grands seigneurs, des filles, des religieuses, des soldats, des députés des trois Assemblées. La Du Barry vint à son tour, pauvre vieille belle qui minauda devant le Tribunal, pleura sur l'échafaud, criant : Encore un petit moment, Monsieur le bourreau ! — et derrière elle, huit Carmélites que Fouquier qualifia de vierges folles.

Le regard des juges se durcissait : l'accusateur renforçait les fournées. Les exécutions devenaient pour les badauds spectacle quotidien. La loi des suspects, lettre de cachet livrée à la populace, écrira Sorel, votée le 17 septembre, complétée le 16 décembre, remplissait les prisons. Dauban nous les a peintes ; on y surprend une vie singulière et insouciante. Bourreaux et victimes s'habituaient. Garat, ministre hier, y est envoyé : Cambon ayant besoin de ses lumières le faisait chercher par des gendarmes et ramener en prison — comme à son hôtel. Rien n'étonne. La Terreur pervertissait des cœurs, en fortifiait d'autres. D'honnêtes artisans acclamaient Samson et des poupées de Versailles mouraient comme des héros antiques. De cette résignation des victimes, à l'étranger, on restait vert : le mot est de Benjamin Contant.

Et cependant, en cet hiver de 1793-1794 dont nous ne sommes pas sortis, on n'a pas connu à Paris la grande Terreur qui se déchaînera après germinal.

***

On la connaissait en province. Certains commissaires, partis de mars à juillet 1793, l'y faisaient régner, de Nantes, où Carrier châtiait la Vendée, à Lyon, où Collot et Fouché vengeaient le vertueux Châlier.

Ici on reste découragé. D'autres ont fait ce sinistre tour de France, mais à le raconter, ils ont écrit des volumes. Si l'on résume, on paraît grossir les traits, alors qu'au contraire on en efface. Disons que bien des commissaires s'en tinrent à leur métier de recruteurs et de fournisseurs d'armées ; d'autres, tout à leur mission de réformateurs de l'esprit public, tyrannisèrent sans tuer ; quelques-uns même essayèrent de désarmer les tyrans locaux. Nous les verrons à l'œuvre, en un autre chapitre, dans leur tâche de proconsuls. Quelques-uns furent des bourreaux ; et c'est ici qu'il en faut parler très brièvement.

Nous pourrons être humains quand nous serons assurés  d'être vainqueurs, a écrit à Carrier l'élégant Hérault, du grand Comité. Un Carrier n'a nul besoin de ces appels à la rigueur républicaine. La guerre de Vendée a surexcité jusqu'à la frénésie les commissaires de l'Ouest, de Carrier qui opère à Nantes, à Lequinio qui instrumente à Fontenay.

Carrier semble un dément : jusqu'au bout, il affirmera qu'il a sauvé son pays — mot d'aliéné (car il est sincère) ! Était-il nécessaire, pour sauver son pays, de faire fusiller 1.800 personnes dans les carrières de Gigandet et dans les prairies de Mauves, de donner aux guillotinades de Nantes une folle allure, d'encombrer, pour aller plus vite, la Loire de 1.800 cadavres par la merveilleuse utilisation de bateaux à soupapes et de ne quitter les lieux qu'après avoir immolé en quatre mois — du 19 octobre au 14 février — 4.000 individus sans défense au salut de la patrie ? Mais une sombre folie s'est emparée de lui et jusqu'à sa mort, il se croira Socrate, Caton !

Cette démence semble générale : Lequinio, son voisin, en est atteint. Lui, veut goûter au sang, vit et mange avec le bourreau, fait égorger devant lui les prisonniers, en brûle un — comme disent les assassins — de sa propre main et remplace un tribunal trop lent par une commission qui juge sans preuves. A Brest, à Lorient, mêmes hécatombes.

Dans le Sud-Ouest, c'est Tallien qui émerge. Depuis le 19 septembre, date où Bordeaux a capitulé, Ysabeau et lui font passer sous le même couperet royalistes et fédéralistes, c'est-à-dire qui on veut. La commission militaire, instituée par les commissaires, ne tonnait pas de nuances : un duc de la Vauguyon et l'ex-ministre girondin Duranton sont également des liberticides. Et si, du 29 octobre au 9 thermidor, 301 personnes seulement sont guillotinées, c'est que Tallien a rencontré la belle Therezia Cabarrus qui, moyennant finances fort souvent, sauve des têtes. La commission elle-même tripote : son président Lacombe tâtera plus tard de la guillotine sous l'inculpation de corruption.

On guillotine un peu dans la vallée de la Garonne, à Toulouse, à Albi, à Cahors, à Agen. Mais le pays est jacobin : petites hécatombes.

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La vallée du Rhône en voit de bien autres. Depuis mars 1793, Stanislas Fréron règne en Provence — avec des mœurs de pacha qui font froncer les sourcils aux Cordeliers, ses amis, plus purs ! Le personnage que son dernier biographe, M. Arnaud, tient pour une tête faible prompte à s'exalter, est une assez sinistre figure, journaliste dans l'âme qui fait d'assez jolis mots en plein massacre et par ailleurs joue les Don Juan en même temps que les Torquemada. Avec Barras, il manie, dans les Bouches-du-Rhône et le Var, la massue cordelière. A Marseille, cette massue écrasera, en dix audiences, 120 personnes. A Toulon, repris aux Anglais par Dugommier, en partie grâce à un petit officier d'artillerie, Buonaparte, la massue cordelière a de quoi s'exercer. Tout en plaisantant, Fréron assure qu'il a fait fusiller 800 Toulonnais. En réalité, 282 seulement ont été exécutés : car, pour le moment, les proconsuls se font volontiers fanfarons de crimes. C'est aux lettres publiées par M. Aulard qu'il faut renvoyer — mais avec cette réserve. Toulon, devenu Port-la-Montagne, tombera de 29.000 à 7.000 habitants : cependant Fréron et Barras rentreront en triomphe à Marseille, salués du titre de sauveurs du Midi. On sauve aussi le Midi à Orange où la fameuse commission enverra, du 1er messidor au 16 thermidor— en 42 séances — 332 inculpés à l'échafaud — belles messes rouges.

Elles ne vaudront jamais celles où officient, à Lyon, Collot et Fouché.

J'ai parlé ailleurs de cette terreur lyonnaise ; Paris est nettement dépassé et Fouquier battu. Fouché essaiera un jour de se décharger sur le dos — fort large — de Collot, ex-comédien devenu tragique et ivrogne notoire. Mais tous deux ont signé les fameuses lettres où ils dépeignent leurs secrètes satisfactions, leurs solides jouissances. Devant quels spectacles les éprouvent-ils ? Les mitraillades de la plaine de Brotteaux où, le 14 frimaire, 64 jeunes gens garrottés ont été couchés par la mitraille et achevés à coup de sabre, où, le 25, 209 citoyens ont subi le même sort et où, quotidiennement, on donnera ce régal aux patriotes. — ce qui n'exclut nullement les guillotinades décrites complaisamment par le bon sans-culotte Pilot. Les proconsuls se déclarent impassibles dans l'accomplissement de leur mission : il s'agit d'assurer par quelques destructions individuelles, le bonheur de la postérité. C'est pour le bonheur de la postérité que Fouché ne quittera Lyon qu'après y avoir, au bas mot, abattu 2.000 personnes dont, écrit-il, les cadavres ensanglantés précipités dans le Rhône offrent sur les deux rives... l'impression de l'épouvante et l'image de la toute-puissance du peuple.

Le terrible Javogue qui a dressé à Feurs, ville voisine, sa guillotine, écrit moins pompeusement : La boucherie a été bonne, dit-il simplement. Il aimait les formules simples.

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La boucherie était bonne partout. A Arras, pour ne pas nous arrêter à dix provinces terrorisées, Le Bon y présidait. On estimait sans doute, à ses débuts, suspect de faiblesse cet ancien prêtre de l'Oratoire, puisque le Comité l'engageait à se défier d'une humanité fausse et mal entendue. Il s'en défie tellement qu'il met à sang deux départements. Dans la seule ville de Cambrai, 150 citoyens sont raccourcis en six semaines. Mais c'est Arras qui est le mieux servi. Ce pâle jeune homme, aux yeux bleus, y tue follement, pris, écrit son secrétaire, d'une sorte de fièvre, assistant aux exécutions et singeant, pour amuser sa femme, les grimaces des mourants. Le procès de Le Bon révélera de tels détails que lui-même, restant stupide, dira : Vous auriez dû me brûler la cervelle.

Ils furent ainsi, la plupart, stupéfaits, six mois après, de ce qu'ils avaient fait. L'ivresse d'un despotisme sans limites avait aidé au réveil de la bête : chez d'autres, c'était l'horrible peur de passer pour faibles.

C'est que, de Paris, ou les excitait. Nous avons les lettres du Comité où Carrier, Tallien, Fréron, Fouché, Le Bon sont stimulés. Celle où l'on recommande aux commissaires de Lyon une sévérité inexorable est de la main de Robespierre. Frappe ! écrivent à Le Bon Collot et Barère. Le malheureux criera, lorsque, partant pour l'échafaud, on lui passera la chemise rouge des parricides : Passez-la à la Convention !

 

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SOURCES. Œuvres déjà citées d'Aulard (Jacobins, V), Vaissière (Lettres d'aristocrates), Mme Roland (Mémoires, Lettres), Barère, Couthon, Salamon (Mémoires), Louvet (I), Sophie Grandchamps, Pétion, Dubreuilh, Barras, B. Constant (Correspondance), Vaublanc, Buzot. — Aulard, Actes du Comité, XIV, 1893-7. Carrier, Correspondance (Rev. Retr., 2, série. IV et V). Procès de Joseph Le Bon, Amiens, 1795. Robespierre, Rapport sur les principes du gouvernement révolutionnaire, 25 décembre 1793. Lettre du citoyen La pierre sur l'exécution de Marie-Antoinette (Rev. Retr., XVII).

OUVRAGES déjà cités de Lenôtre (Tribunal), Wallon (Tribunal) Campardon, Claretie (Desmoulins), Goncourt, Arnaud, Madelin. Stfane Pol, Dard, Aimeras, Gros. — Perroud. Préface aux mémoires de Mme Roland, 1905. Lenôtre, Mme Boucquey. La fin de Roland (Vieux Papiers, III, 1906). Lallié. Carrier, 1900. Paris). Le Bon. 1876. Hamel, Schneider (Rev. Fr., 1898). Fleischmann, La guillotine sous la Révolution, 1908. Dauban, Les prisons de Paris, 1897. Mortimer-Ternaux, Histoire de la Terreur, 1830. Wallon, Les représentants en mission, 1890. Dunoyer, Deux jurés du tribunal révolutionnaire, 1909.