LA RÉVOLUTION

TROISIÈME PARTIE. — LA CONVENTION NATIONALE

 

CHAPITRE XXIV. — LES ASSAUTS DE LA GIRONDE.

Septembre-décembre 1792

 

 

La proclamation de la République. La Gironde contre Paris. Attaques successives et décousues contre Marat, Danton, Robespierre. Le : J'accuse de Louvet. La Montagne fait bloc. La conquête des frontières. Dumouriez et la Gironde. Les Girondins semblent maîtres de la situation.

 

Rien de nouveau aujourd'hui, sinon que la Convention s'est réunie et a déclaré qu'il n'y aurait plus de roi, écrit Morris le 21 septembre. Le ton est léger, s'il n'est ironique.

La veille en effet — 20 septembre — les 371 députés arrivés à Paris s'étaient estimés en nombre suffisant pour se constituer. Il parut bien ce jour-là que les Girondins tenaient la majorité : Pétion fut élu président par 235 voix, Robespierre n'en recueillant que 6. Tous les secrétaires élus étaient des Girondins notables, de Brissot à Vergniaud. Notre députation parisienne n'ose souffler, écrira encore, le 7 octobre, Mme Jullien.

Le 21, l'Assemblée proclama, avant toute chose, la propriété sacrée — à l'unanimité. Mais elle parut moins décidée à proclamer la République. On finit, après beaucoup d'hésitation, par voter le décret abolissant la royauté. On ne proclama pas positivement la République, qui, avouera Robespierre, s'est glissée furtivement. Mais l'Assemblée devant déclarer le 25 que la République est une et indivisible, il faudra bien en conclure qu'elle existe.

L'extrême froideur avec laquelle la province accueillit l'événement prouve à quel point le pays était peu républicain. L'Assemblée, écrit spirituellement M. Aulard, à l'air de dire : Il n'y a pas moyen de faire autrement. La Nation fut encore moins catégorique.

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Danton, cependant, semblait faire la loi au Conseil exécutif : quoique élu député, le terrible ministre conservait fort illégalement son portefeuille ; Roland, pour protester contre, ne venait plus au Conseil, mais, par là, le livrait au cyclope. Seulement le ménage faisait, par son journaliste officieux, Louvet, attaquer assez sournoisement, dans la Sentinelle, Danton et ses amis. Danton répondait : le 29, il dénoncera assez brutalement à la tribune l'ingérence de la citoyenne Roland dans les affaires publiques.

Celle-ci était aigrie : son intérieur était devenu atroce depuis que Roland regardait d'un œil méfiant le bien-aimé Léonard Buzot. Caton n'avait jamais été amusant : il devenait intolérable ; il vomissait de la bile ; Mme Roland attribuait seule cette jaunisse aux massacres de septembre. Elle aussi blêmissait ; Marat et Hébert la traînaient dans la boue ; elle ne respirait plus que la vengeance contre ces misérables, des scélérats qu'elle confondrait, de Danton à Marat.

Paris semblant soutenir ces scélérats, elle excitait contre la grande ville et sa Commune les députés rolandistes : Lasource s'écriait qu'il était temps de réduire Paris à son 83e d'influence. Et des départements offraient de venir protéger la représentation nationale contre le monstre. Telle chose indignait la Montagne : Le Sénat, écrit une de ses amies, ne doit avoir que deux sentinelles : l'Amour et la Justice. Sans doute ; mais devant l'attitude des clients de Marat, la Droite était excusable de vouloir joindre à ces divinités estimables quelques solides fédérés girondins.

Le malheur était que les Girondins — fumants d'ardeur n'avaient aucun plan précis de campagne. Paris les jetait dans la méfiance ; la Commune leur faisait horreur ; Marat les écœurait, Danton leur faisait peur, Robespierre les exaspérait par sa tartuferie. Mais Paris et la Commune faisaient deux ; Danton et Robespierre ne se goûtaient guère ; et tous deux détestaient Marat. Il eût fallu délibérément choisir l'adversaire à frapper et ne point attaquer tantôt l'un et tantôt l'autre, car c'était contraindre des gens divisés à faire bloc. Chacun des Girondins allait agir, au contraire, selon ses antipathies propres et forcer les ennemis à serrer les coudes.

Comme Marat était généralement odieux, on voulut commencer par lui. Il siégeait, comme un pestiféré, sur son banc isolé : il s'en riait, traitait ses collègues d'imbéciles  et de cochons — enfin de bourgeois. Il parut à la tribune, ricaneur et sordide : A bas ! cria-t-on. — J'ai, dans cette Assemblée, un grand nombre d'ennemis personnels !Tous ! cria la Droite. — Je les rappelle à la pudeur : je les exhorte à s'interdire des clameurs furibondes et des menaces indécentes contre un homme qui a servi la liberté et eux-mêmes plus qu'ils ne le pensent. Le démagogue étonna par cette vive riposte — d'ailleurs justifiée — : il se fit écouter, fut impudent, fit peur à l'Assemblée et déconcerta l'attaque.

La Droite sembla l'abandonner pour s'attaquer à plus forte partie encore : le 18 octobre, Roland étant venu, avec une affectation de minutie, apporter des comptes, ses amis demandèrent où étaient ceux de Danton, laissant percer ainsi des doutes injurieux.  Puis, douze jours après, on remettait celui-ci sur la sellette à propos des massacres de septembre. Il fit front, ne s'excusa pas, se chargea plutôt, mais pour avoir ses coudées plus franches : Je dis que jamais trône n'a été fracassé sans que ses éclats blessassent quelques bons citoyens..., etc. Il fut à la fois si éloquent et si brutal qu'il ferma la bouche aux accusateurs.

Alors Louvet se jeta sur Robespierre. Ce fut, même pour ses amis, une surprise que cette robespierride du 29 octobre. Elle se greffa sur la discussion précédente. Roland ayant, dans son rapport sur les massacres, déclaré qu'on osait réclamer encore une nouvelle saignée, la Droite regarda Robespierre d'un œil fort provoquant. Celui-ci blêmit : Personne n'osera m'accuser en face, dit-il. Louvet, frémissant de haine, bondit à la tribune : Moi ! Oui, Robespierre, c'est moi qui t'accuse d'avoir longtemps calomnié les plus purs patriotes... Je t'accuse de t'être continuellement produit comme un objet d'idolâtrie... Je t'accuse d'avoir évidemment marché au suprême pouvoir, etc.

Rien de plus vague que ces accusations ; Robespierre ne paraissait pas d'ailleurs si redoutable à un Vergniaud : celui-ci ne soutint pas Louvet. Énorme faute, écrit celui-ci dans ses Mémoires, on épargnait Robespierre, on était perdu. De fait, Maximilien — qui paraissait décontenancé — ayant demandé un délai pour se défendre, vint, huit jours après, apporter une adroite réponse, où il se fit très petit. Mais il prit sa revanche aux Jacobins, d'où il fit chasser, après Brissot, Louvet et Roland lui-même.

Désormais la Montagne, si inconsidérément et si vainement attaquée, fait bloc et se prépare, à son tour, à l'assaut. L'assaut semble à redouter, car les Girondins paraissent, malgré leurs fautes de tactique, très forts encore. Danton a dû enfin sortir du Conseil ; Garat, qui a pris la justice, se fera son homme, mais les Roland le croient quelque temps leur ami. Pétion ayant quitté la Mairie, on y a fait élire successivement deux modérés, Lefebvre d'Ormesson, puis Chambon. La presse girondine semble maîtresse de l'opinion avec Gorsas, Brissot, Louvet et Carra. L'Assemblée admet — assez ridiculement — Mme Roland, attaquée, aux honneurs de la séance. La Gironde, maîtresse du Comité de Constitution, a chargé Condorcet de préparer une Constitution extrêmement démocratique qui, votée, vaudra certainement à ses auteurs la reconnaissance du peuple. Enfin le principal chef de guerre, Dumouriez, est l'homme de la Gironde, et ses succès semblent encore la fortifier.

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Or Dumouriez était le héros du jour. Il venait de réaliser son plan de gloire : la conquête de la Belgique, et en restait auréolé.

Vous allez voir comme ces petits coqs vont se dresser sur leurs ergots, écrivait un Prussien au lendemain de Valmy... Nous avons perdu plus qu'une bataille.

Les Prussiens, de fait, semblaient avoir essuyé plus qu'une défaite. Brunswick avait, en effet, obtenu du roi l'autorisation de rétrograder. Soudain, Berlin s'était aperçu qu'on se préparait à faire derrière son dos un second partage de la Pologne entre Russie et Autriche ; le Hohenzollern prenait peur et battait en retraite. Dumouriez, qui était pour le pont d'or à l'ennemi battu, n'aspirait nullement à livrer une bataille en Lorraine ; sa haine pour l'Autriche lui inspirait de l'amitié pour les Prussiens ; il ne les voulait pas déconfire, leur offrant même généreusement, pour prix d'une alliance, ce qui restait de Silésie à l'Autriche. Lui, aspirait avant tout à aller passer le carnaval à Bruxelles.

Les Prussiens semblaient vraiment pris de panique : ils abandonnaient Verdun sans tirer l'épée, Longwy sans coup férir, et, le 29 octobre, repassaient la frontière.

Et déjà les Français occupaient, outre la Belgique, Mayence, Porrentruy, Genève, la Savoie, le comté de Nice, débordant l'Europe de toute part.

Lieutenant de Biron, Custine s'était hardiment jeté vers ce Rhin où, dans tous les temps, les guerriers français ont entendu faire boire leurs chevaux. Entreprenant, rude et prétentieux, se tenant pour diplomate autant que pour stratège, jouissant de la confiance des soldats que sa face sauvage et poilue amusait, le Général Moustache avait espéré terrifier les princes de l'Empire et le roi de Prusse lui-même, en portant la guerre sur le Rhin. Il se déclara appelé par les patriotes rhénans, proclama qu'il apportait la liberté, occupa Spire, Worms, et, le 24 octobre, Mayence, puis Francfort qu'il taxa copieusement.

Cependant, Montesquiou avait envahi la Savoie. Il entrait à Chambéry, accueilli en libérateur par les magistrats. L'Assemblée des Allobroges se réunissait peu après et offrait le pays à la France. Les Niçois faisaient de même : conquis par Anselme, ils demandaient leur annexion. Déjà le Conseil Exécutif, enivré de ces succès, rêvait d'aller achever à Turin ce roi des Marmottes qu'on chansonnait à Paris ; déjà on trouvait des prétextes pour menacer le patriciat de Gênes et le pape de Rome dans leurs cités, et, tandis que Genève se laissait imposer par Montesquiou une sorte de protectorat, Porrentruy était occupé — premier pas vers Bâle.

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La Convention restait surprise devant les questions que posaient ces rapides succès. Elle n'avait pas le temps de se faire une doctrine. S'en devait-elle tenir à celle de la Constituante qui, le 22 mai 1790, avait, on sait avec quelle solennité, répudié les conquêtes ? Danton lui-même parut oscillant entre la politique de principes et la politique d'audace. Allait-ou s'engager dans les grandes aventures qui promettaient la gloire ? La gloire se paye : la République à peine proclamée va-t-elle s'exposer à enfanter César ou Monk ?

Dumouriez, qui eût volontiers joué l'un ou l'autre, ne le pouvait sur l'heure. Il lui fallait une autre victoire que la tâtonnante campagne d'Argonne. Il voulait qu'on le laissât courir à Bruxelles. C'était une belle réponse au siège de Lille. Cette ville, suivant les termes des commissaires de la Convention (5 octobre 1792) avait vécu sous une voûte de boulets et ne s'était pas rendue : le cannibale qui faisait bombarder Lille s'est enfin retiré, écrit Couthon le 11 octobre, et Le Bas de son côté assure que tout le monde est fou de joie.

C'est au milieu de cette joie que Dumouriez survint à Paris, la tête farcie de projets. C'est en patriote qu'il désirait conquérir la Belgique : c'est en citoyen révolté, qu'il entendait secrètement profiter de sa victoire éventuelle pour rétablir en France l'ordre troublé.

Les Girondins, sans connaître ses arrière-pensées, l'épaulèrent. Il se fit pardonner par Mme Roland sa trahison de juin 1792, en jetant, avec un sourire de chevalier servant, une gerbe de roses rouges aux pieds de Manon. C'était, écrit-elle le vainqueur des Prussiens : elle fut touchée. Tantôt chez elle, tantôt chez Julie Talma, il vit le groupe et se laissa encenser. Chez Julie surtout, rue Chantereine, ce furent des soirées brillantes où Mmes Candeille, Vestris et Fusil — qui nous les a décrites — firent les délices d'une société fiévreuse qui, au son de la harpe et entre les danses, traitaient du sort de la République et de la conquête de l'Europe. Les clubs s'en alarmaient : Marat vint grossièrement relancer le général, rue Chantereine. Rapprochement qui s'impose : c'est en ce même hôtel, passé trois ans plus tard à Joséphine de Beauharnais, que se préparera le coup d'État de brumaire. Dumouriez, en octobre 1792, projette des conquêtes pour se donner le droit de confisquer la République, dans ces salons, où, en vendémiaire an VIII, se décidera, entre des députés régicides et des généraux vainqueurs, l'avènement de César. Mais, en cet automne de 1792, les temps n'étaient pas révolus.

Dumouriez reçut carte blanche pour conquérir la Belgique : il partit, et, avant un mois, la Belgique, était conquise : le 28 octobre, Dumouriez s'était mis en mouvement avec 78.000 hommes ; s'étant, dès le 6 novembre, heurté aux habits blancs devant Mons, il avait enlevé, en un prestigieux combat, les hauteurs de Jemmapes. C'était la première grande victoire de la République. Le 14, le général arrivait devant Bruxelles d'où une effroyable panique avait, quelques heures auparavant, balayé le gouvernement autrichien pêle-mêle avec les émigrés français ; il y entrait le 15 ; le 28, il était à Liège, tandis qu'Anvers ouvrait ses portes à son lieutenant Miranda. Des députés, réunis à Bruxelles, proclamaient la déchéance de la Maison d'Autriche et déléguaient à Paris pour plaider la cause de l'indépendance.

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La Convention hésitait : Savoisiens, Mayençais, Niçois sollicitaient leur réunion et les Belges la liberté ; allait-on s'agrandir ?

Jemmapes exaltait l'orgueil : Vergniaud, d'ailleurs, y voyait la victoire de l'humanité ; et ce fut dans l'attendrissement qu'on vota ce décret — gros de conséquences : La France accordera secours à tous les peuples qui voudraient recouvrer leur liberté. L'Assemblée était sincère, en faisant ainsi faire au pays, au nom de la liberté, un pas immense vers la domination.

Les Jacobins voulaient la domination : elle convenait à leur tempérament et servait leurs desseins. Brusquement, un chassé-croisé se produisait. Les Girondins avaient — au printemps de 1792 — voulu la guerre : elle les entraînait, mais déjà, y pressentant un prétexte à l'avènement du Salut public, ils s'en effrayaient. Par contre, les amis de Robespierre qui avaient jadis combattu la guerre, n'en envisageaient plus que complaisamment la prolongation et l'extension. L'annexion de la Belgique, de Mayence, de la Savoie allait, pour de longues années, perpétuer l'état de guerre, mais l'état de guerre amènerait l'état de siège, et l'état de siège le règne des violents. Quoique Dumouriez prêche pour qu'on reconnût simplement l'indépendance de la Belgique, les Jacobins inondèrent ce pays d'agents chargés de préparer l'annexion.

Ce n'était pas assez : la Hollande, disait-on, aspirait à la liberté : il la fallait envahir, toujours au nom de la liberté. En réalité, la Montagne adoptait la formule des frontières naturelles. Lorsque les députés allobroges vinrent offrir leur pays de Savoie, Grégoire, chargé du rapport, conclut à la réunion. Ayant compulsé les archives de la nature, il affirmait, le 27 novembre que la France ne pouvait avoir d'autres frontières one les Pyrénées les Alpes et le Rhin. C'était engager décidément la France dans une longue aventure.

La formule, en effet, entraînait non seulement l'annexion de la Savoie, mais celle de la Belgique et par surcroît l'invasion de la Hollande. Or l'Angleterre ne pouvait pas plus souffrir l'une que l'autre. Le cabinet de Saint-James affectera tout à l'heure un profond intérêt pour Louis XVI captif, mais ce ne sera que du jour où Anvers sera occupé par la République. Que sera-ce quand Amsterdam se trouvera menacé ?

La Montagne exigeait Belgique et Hollande. Cambon montrait le trésor vide : les riches Pays-Bas seraient mis en coupe réglée. Le financier jacobin couvrait, il est vrai, cette politique réaliste de prétextes fort reluisants, mais la question d'argent déjà était au fond de la question de domination. Le 15 décembre, la Convention décrétait la mise en tutelle par la France des peuples conquis ; la tutrice était trop besogneuse pour qu'elle ne choisît pas avec soin de riches pupilles. L'annexion de la Belgique conquise était donc résolue — et la conquête de la Hollande.

Dumouriez fut chargé de cette nouvelle invasion. Les Girondins exaltaient le général : pour ce motif seul, ils se résignaient aux conquêtes. Le 3 janvier, un Comité de défense ayant été institué, ils l'investirent, comme le Comité de Constitution.

Ils semblaient donc, dans les premiers jours de 1792, maîtres de la situation. La Montagne avait espéré donner au pays une constitution : la Gironde s'était emparée du Sinaï. La Montagne avait poussé à la guerre ; la Gironde en gardait la direction. Mais la Montagne attend son heure et la précipite ; le procès du roi sera l'événement qui, en coupant en deux le parti girondin, le livrera à ses ennemis. La guerre à outrance, en germe dans le décret du 15 décembre, fera le reste.

 

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SOURCES. Œuvres déjà citées de Aulard (Jacobins, IV et Actes du Comité de Salut public, I-II), Schmidt, Vaissière, Couthon, Rahaut, Dubreuilh, Mme Jullien, Morris, Mme Roland (Mémoires. Lettres), Fockedey, Buzot, Durand de Maillane, Dulaure, Louvet, Louise Fusil. — Lettres de Le Bas (dans Stéfane Pol, Autour de Robespierre, déjà cité). Constitution Girondine (texte dans Rev. Fr., 1898).

OUVRAGES déjà cités de Cahen. Rigaud, Chuquet (II), Sorel (III), Dard. Esmein, Hérissay. — Colin, La campagne de 1793, 1902. Bord, La proclamation de la République (Rev. Rev., II et III). Lenôtre, Pache, dans Vieux Papiers..., I, 1907.