Le cercle de Popilius. La Gauche et la guerre. Le pays veut la guerre. Attitude de Robespierre. Narbonne au Ministère. Pourquoi il prépare la guerre. La Cour et le Ministère minent Narbonne. Dislocation du Ministère.La Gironde désirait maintenant le pouvoir. L'élection de ce cher Pétion — comme l'écrivait encore Robespierre — à la Mairie de Paris avait mis ses amis en appétit. Ils entendaient éliminer les ministres feuillants : l'attitude menaçante de l'Europe permettrait, en enfiévrant les discussions, de jeter bas de Lessart (Affaires étrangères), Duportail (Guerre) et Molleville (Marine) qu'on accuserait de faiblesse. On les dirait dupes ou complices des émigrés. A dire vrai, la situation extérieure devenait assez grave, mais les Girondins l'aggravaient encore. Brissot avait, dès le 20 octobre, parlé de très haut à l'Europe qu'on ferait, pensait-il, reculer par une attitude imposante. Le souvenir de Rome, là encore, hantait ce Sénat du Manège ; ces gens siégeaient dans la Curie : le cercle de Popilius apparut dès l'automne dans tous les discours : il y fallait enfermer les Électeurs rhénans qui, disait-on, massaient des troupes. Une députation alla aux Tuileries prier Louis XVI de jouer les Popilius. Mais à l'heure où l'on sommait les princes de reculer et particulièrement de renvoyer leurs émigrés, les clubs de Paris ne se faisaient pas faute d'accueillir à bras ouverts d'autres émigrés, patriotes belges, hollandais, allemands, et de les encourager à soulever leurs pays contre les tyrans. La guerre devait sortir d'une situation qui, de ce fait, se tendait tous les jours. La guerre était d'ailleurs populaire sur les bancs de la Gauche. Hérault de Séchelles, qui maintenant y siégeait, la saluait comme devant créer cet état de siège, nécessaire, s'il fallait l'en croire, à la consommation de la Révolution. Cela permettrait de créer une dictature de salut public : Le moment est venu de jeter un voile sur la statue de la liberté ! s'écriait-il. Couthon avait écrit, le 17 décembre : Peut-être la Révolution a-t-elle besoin de la guerre pour se consolider. Les Bordelais n'allaient pas si loin ; la guerre cependant leur souriait : elle mettrait le roi entre leurs mains, car ce serait leur guerre. Ils la mèneraient, la prolongeraient, la termineraient à leur guise et suivant les besoins de leur politique intérieure : elle permettrait de confisquer le roi ou de le renverser, de démasquer l'intrigue royaliste avec l'Europe ou de la briser. Il y avait, en tout cas, tout profit à rompre une situation équivoque. Aussi bien, ils suivaient l'opinion. Le pays commençait, par une de ces mystérieuses poussées qui déroutent ou débordent les mesquines combinaisons, à vouloir la guerre : c'était ce pays de France, tourmenté par un sang guerrier et que fatigue un long sommeil : La guerre ! La guerre ! constate un député fort pacifiste, l'évêque Le Coz, le 9 janvier, la guerre ! voilà le cri qui, de toutes les parties de l'Empire, vient frapper mes oreilles. Les amis de Brissot, criant avec le pays, étaient acclamés. Cela déplaisait fort à Robespierre. Il avait, dès septembre, vu d'un œil fort défavorable la nouvelle équipe — des fâcheux ! Il s'aigrissait de leurs succès. Leur politique guerrière lui paraissait le comble de l'imprudence. Ce Maximilien n'était pas de Bordeaux, mais d'Arras. Il ne s'échauffait pas, et, derrière ses bésicles bleues, son petit œil vert — il faut ici le reconnaître —voyait à cette heure juste et loin. La guerre serait la perte de la Révolution : on serait vaincu parce qu'on serait trahi ; et si par hasard l'on était vainqueur, c'était ou la restauration du roi ou la dictature d'un chef de guerre. N'aboutirait-on qu'à un ministère bordelais, que cette perspective suffisait à l'indisposer. Il arrêtait, d'un geste coupant, les élans et les tirades. On serait trahi. — Tant mieux, répondait Brissot... Nous avons besoin de grandes trahisons. Lui, songeait que la conséquence serait le renversement du Roi ou son annihilation et l'installation aux Tuileries d'une dictature brissotine ; mais il parlait de peuples à délivrer. Condorcet rêvait d'États-Unis d'Europe. La Cour ne désirait pas encore la guerre : on fit cependant à l'opinion guerrière une concession en appelant au ministère de la guerre le comte de Narbonne. C'était un homme séduisant, fort supérieur aux ministres feuillants au milieu desquels on l'appelait à siéger. On lui attribuait une illustre — encore que mystérieuse — origine : le sang de Henri IV coulait, disait-on, dans ses veines : c'était d'ailleurs une assez noble nature — encore qu'un peu roué — aimant son pays, ouvert aux idées nouvelles, très confiant dans un accord possible avec la Révolution et très porté vers les choses de l'armée. Il fera un jour bonne figure parmi les aides-de-camp de Napoléon. Il aimait la politique : il estimait que la monarchie, n'ayant pas su se défendre par l'énergie, se pouvait encore sauver par la diplomatie. Il n'hésita pas — quoique feuillant — à soutenir Brissot. C'est qu'il voulait la guerre. Soldat au sang généreux, il voyait l'armée se dissoudre décidément. Il pensait que, devant l'ennemi, le soldat français reprendrait conscience de son devoir. Brissot voulait la guerre pour démasquer les généraux traîtres, Narbonne pour retenir les soldats déserteurs. Il comptait aussi, par la guerre, restaurer le prestige royal : il rendrait au Bourbon épaissi le caractère de sa race en le mettant à la tête de l'armée. Une guerre restreinte, rapidement terminée, contre les Électeurs allemands, permettrait à Louis de cueillir de faciles lauriers — mais combien précieux ! Narbonne, revenant de Lorraine, déclara que forteresses et troupes, tout était admirablement prêt. Il fut couvert d'applaudissements et, durant une heure, l'homme le plus populaire de France. Cela inquiétait l'Extrême-Gauche. S'il n'est pas de bonne foi, il est l'homme le plus dangereux pour la Constitution, disait un jacobin au baron de Staël. C'est que l'entraînement pour la guerre était général : Robespierre seul tenait pour traître ce Narbonne, autant et plus que La Fayette. Le 11, il combattit âprement aux Jacobins l'idée de guerre : les amis de Brissot le huèrent. Il ne leur pardonnera jamais cette soirée-là. A l'Assemblée, Narbonne avait l'appui de Condorcet : c'était beaucoup. Ce pacifiste — détail piquant — était, pour des raisons que nous a diligemment exposées son dernier biographe, amené, lui aussi, à désirer la guerre. Il pensait qu'elle acheminerait à la République. Encore que fort éloigné, on le voit, des vues de Narbonne, il appuyait le ministre guerrier et poussait l'Assemblée aux résolutions extrêmes. Mais Narbonne était ainsi débordé par ses alliés. Ses projets de guerre restreinte y sombraient et on pensait que, dès lors, il lui faudrait partir. La Cour en était enchantée : Marie-Antoinette, au comble de l'exaspération (elle détestait d'ailleurs en Narbonne l'ami de la baronne de Staël), ne rêvait que solutions extrêmes : Tous les dangers possibles plutôt que de vivre plus longtemps dans l'état d'avilissement et de malheur où je suis, disait-elle au ministre russe. Elle rêvait maintenant d'une brusque irruption des puissances et pressait Prusse et Autriche. Léopold, sollicité, fit un pas en avant : le 7 février, il conclut décidément alliance avec Frédéric Guillaume : le 28, le ministre de Prusse, Goltz notifia à Paris que toute invasion en Allemagne serait considérée à Berlin comme un casus belli. Léopold allait probablement s'associer à la démarche, lorsqu'il mourut subitement le lei mars. François II, son successeur, très contre-révolutionnaire, n'était pas un homme à user de ménagements : la Prusse toujours réaliste — exigeant, avant d'envoyer ses troupes sur le Rhin, des promesses solides, on lui en fit ; elle marcha dès lors avec ardeur ; le parti français parut annihilé à Berlin ; Brunswick, un de ses membres, accepta même le commandement en chef. Une seule chose arrêtait les Allemands : l'affaire de Pologne. Catherine II se décida à offrir le partage éventuel. Dès lors l'invasion de la France était imminente. Cette situation favorisait les violents. De fait, la violence était à l'ordre du jour ; les Brissotins y poussaient follement. La Révolution, un instant assoupie dans le pays — François de Neufchâteau n'avait-il pas avoué, le 26 novembre, que l'esprit public était presque éteint ? — se réveillait. La presse de gauche se déchaînait contre le roi ; des placards appelaient le peuple libre et souverain à ne pas tolérer que son premier commis abusât du pouvoir qui lui était confié, dénonçaient Monsieur Veto prêt à faire égorger les citoyens, leurs femmes et leurs enfants par tous les ministres d'outre Rhin. La disette, comme toujours, excitait les colères, l'hiver ayant été détestable. Les lettres de tous, amis et ennemis de la Révolution, sont d'accord sur la situation lamentable — et les assignats perdaient, au 30 janvier, 40 p. 100. Paris affamé, tantôt se désintéressait, et tantôt frémissait de colère. On ne votait plus : Pétion avait été élu maire par 6.600 voix sur 80.000 inscrits. On était mécontent. La Droite se vit encouragée à prendre l'offensive : elle attaqua, à l'Assemblée, les Sociétés populaires, demanda qu'on interdit aux députés d'en faire partie. Tout cela montrait une opinion près de tourner. Il fallait la guerre pour ramener le pays à la Révolution. Mais jamais les Feuillants — ces traîtres ! — ne la déclareraient. Il fallait au pouvoir des ministres patriotes ! Les Bordelais étaient résolus à jeter bas le ministère constitutionnel. La Cour l'ébranla elle-même assez maladroitement : Narbonne, accusé de livrer la monarchie à la démagogie, était fort attaqué ; les catholiques allaient jusqu'à l'inculper d'intrigues protestantes avec Mme de Staël. Le ministre de Lessart contrariait ses plans. Narbonne se retira le 9 mars et tut remplacé à la guerre par le jeune chevalier de Grave. L'émoi fut extrême : le 10, la Gauche fit déclarer que le ministre emportait les regrets de l'Assemblée. Puis Brissot vint dénoncer les nouveaux complots du dehors : son discours mélodramatique fit frémir : il souleva les tribunes qui applaudirent à outrance lorsqu'il demanda la mise en accusation de Lessart, dont la faiblesse, prouvée par la correspondance de Vienne, frisait, disait-il, la trahison : déjà le comité militaire avait demandé qu'on déclarât que Molleville, ministre de la marine, avait perdu la confiance de la Nation. Lessart abattu, tout le ministère y passerait. La Gauche jouait là son va-tout : elle porta Vergniaud à la tribune. Il y prononça le plus célèbre de ses discours, un des plus beaux à coup sûr. On voulait faire peur aux Tuileries, acculer le roi menacé à prendre un ministère à la bordelaise ... De cette tribune, s'écria l'orateur, on aperçoit le palais où des conseils perfides égarent le roi... La terreur et l'épouvante sont souvent sorties de ce palais : qu'elles v rentrent aujourd'hui au nom de la loi. Que tous ceux qui l'habitent sachent que le Roi seul est inviolable, que la loi y atteindra sans distinction tous les coupables et qu'il n'y a pas une tête qui, convaincue d'être criminelle, puisse échapper à son glaive. Sous cette bourrasque, les tribunes et la Montagne acclamant l'orateur, le Centre plia, écrit un député de droite, la mise en accusation du ministre fut votée. La Droite parut écrasée. Je n'avais pas encore vu une séance aussi affreuse, dira un député : j'en sortis malade. Le Ministère en sortait mort. Avant huit jours, tous les ministres, avertis par ce coup terrible, étaient démissionnaires — sauf de Grave qui passait, écrit Barbaroux, pour bon jacobin. Les Bordelais étaient maîtres du champ de bataille : ils touchaient au pouvoir et allaient rendre la guerre inévitable. *****SOURCES. Œuvres déjà citées de Couthon, Hua, Dumas, Carnot, Morris. Vaublanc, Salamon, Rabusson-Lamothe, Frénilly, Vaissière, Aulard (Jacobins, III). OUVRAGES déjà cités de Moutier, Biré, Guadet, Colfavru, Cahen, Esmein. — Chuquet, L'invasion Prussienne, 1907. |