LA RÉVOLUTION

DEUXIÈME PARTIE. — L'ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE

 

CHAPITRE XV. — UNE ASSEMBLÉE DE ROMAINS.

 

 

Les Nouveaux. La Droite. Les Romains de Bordeaux. Le groupe bordelais ; ses leaders. L'Extrême-Gauche. Le Ventre. Escarmouche protocolaire. Brissot contre l'Europe. L'Émigration. Lois contre les émigrés et les prêtres ; sort déplorable des prêtres jureurs ; on les venge. Le roi ne veut pas approuver les lois de proscription. Les révolutionnaires désirent la guerre.

 

Chacun pense qu'il va venir, du fond des provinces, des Aristide, des Fabricius, des Caton, des Cincinnatus, écrit la citoyenne Jullien le 14 août. Thomas Lindet signalait, au contraire, à son frère parmi ses collègues de redoutables extravagants. L'évêque constitutionnel voyait juste.

Neufs à la gloire, suivant l'ironique expression de Necker, ils l'étaient tout autant aux affaires. Dix évêques constitutionnels, quatre maréchaux de camp, trois colonels, quelques savants des Académies, tels étaient, sur 750 députés, les gens arrivés ; à côté, quinze prêtres subalternes, trente officiers. vingt-huit médecins, — et puis une masse bruyante d'avocats et d'hommes de lettres. Ces derniers, nouveau venus à la vie publique, prétentieux comme tous ceux qui ont manié des idées sans toucher aux réalités, donnaient à l'Assemblée nouvelle un caractère très spécial : Des bas bleus, écrit Morris : dangereux tribuns si l'on croit, avec Figaro, que la république des lettres est celle des loups. Fort peu de propriétaires, de commerçants et d'agriculteurs. Presque tous étaient besogneux : On a calculé, écrit-on en octobre 1791, qu'ils n'ont pas en bien fonds 300.000 livres de rente. Choudieu voyait certains d'entre eux emprunter à leur voisin trois livres pour aller dîner. Cela accréditait le bruit — dont Necker se fait l'écho — que l'appât des 18 livres quotidiennes ne les avait pas laissé insensibles. Avec cela, le désir de se distinguer par de grands coups : terrible disposition, quand on songe avec Frénilly qu'on ne leur avait laissé de grand à abattre que le trône.

Une loi plus forte que leur volonté assignait les bancs de la droite aux constitutionnels, aux feuillants qui, à la Constituante, avaient siégé à gauche. Sur ce pilori qu'est un banc de la droite, ces amis de La Fayette et de Barnave, excellents libéraux, deviennent pour les hurleurs des tribunes les députés de Coblentz ; Couthon se contente de les traiter d'endormeurs ; Soubrany appelle dédaigneusement la Droite le cul-de-sac : en tous cas, des contre-révolutionnaires.

Ils ne l'étaient guère : le général Mathieu Dumas était un fanatique de La Fayette, en qui son voisin Ramond saluait le fils aîné de la liberté. Jaucourt était le type du gentilhomme de 1789 : n'avait-il pas, en 1790, salué, en plein club des Jacobins, cette Révolution sur laquelle l'œil de la philosophie aime à se fixer dans une douce contemplation ? Girardin se vantait très haut de ses relations passées avec son vertueux ami, J.-J. Rousseau. Les 44 députés de la droite étaient du même bois. Mais c'était le côté droit, et bientôt ces feuillants, si honnis à Coblentz, furent dûment tenus pour de la faction autrichienne. Cela suffisait à les rendre odieux. Par ailleurs, la Cour s'en méfiait et les trompait. Médiocres manœuvriers politiques, ils parurent vite voués à l'effacement. On ne peut donc s'étonner de voir, après quelques semaines, un jeune député quitter, sur la pointe des pieds, ces bancs dangereux, pour rejoindre le groupe des députés de Bordeaux. C'est le sceptique et élégant Hérault de Séchelles.

Ces députés de Bordeaux forment le noyau de la Gauche. Ce sont les futurs Girondins. Deux hommes se détachent sur cette Gauche agitée : Brissot et Vergniaud, l'homme de lettres et l'avocat, — et le fait est très caractéristique ; le parti ne saura jamais que parler et écrire. L'Extrême-Gauche agira.

Il se faut toujours méfier, lorsqu'on parle de ces prestigieux Girondins, des vieilles chansons qui bercèrent l'enfance de nos pères ; Lamartine et Michelet — sans parler d'Alexandre Dumas — nous ont condamnés à faire figure d'iconoclastes, lorsque nous portons la main, même sans passion, sur cette Gironde sacrée. Par contre, Biré a été pour elle plus que sévère. Il les faut juger avec équité — ces Girondins — et puisque nous les trouvons, en octobre 1791, sur les bancs de la Gauche, oublier leurs futures disgrâces de 1793 : en 1791, c'étaient d'ardents Jacobins, et c'est ainsi que voulaient être jugés Brissot, Vergniaud, Grangeneuve, Guadet, Gensonné, Isnard, qui vont plus particulièrement marquer en ces séances et les cent députés qui les suivaient ; ils allaient d'ailleurs fournir, d'octobre 1791 à juillet 1192, onze présidents sur vingt au grand Club. Ils sont même, à certains égards, plus avancés que Robespierre : fanatiques de Rousseau comme lui, ils ne s'inclinent pas, comme Jean-Jacques et son prophète devant l'Être Suprême ; la plupart ne sont pas déistes, mais athées. Guadet reprochera avec amertume à Robespierre — dès janvier 1792 — d'avoir parlé de la Providence.

D'ailleurs, ils sont païens par un culte naïf de l'antiquité. Ils sont Romains, partisans des deux Brutus, de Gracchus, de Caton. Ils sont républicains pour s'être nourris de Plutarque, philosophes pour s'être nourris de Marc-Aurèle. S'ils attaquent Louis XVI, c'est en l'appelant Tarquin ou Caligula. Ne leur dites pas qu'ils sont députés de la Gironde : ils le sont du Péloponnèse ou du Latium. Vergniaud en est insupportable. Le Mont Aventin, c'est leur Montagne, nullement le Sinaï qui est celle de Robespierre.

Par-dessus tout, ils sont avocats ou hommes de lettres. La phrase les enivre, celle qu'ils entendent et plus encore celle qu'ils prononcent. Vergniaud ou Guadet peuvent monter à la tribune avec l'idée qu'ils n'attaqueront pas le roi, ils le démolissent ; qu'ils n'exciteront pas le peuple, ils le soulèvent. Vaublanc, leur collègue, a dit la griserie qui les saisit en face des acclamations : Ils allaient souvent au delà de leurs propres sentiments et souvent, en sortant de la salle, rougissaient de ce qu'ils avaient dit. Leur tempérament de tribuns les contraint : ils veulent des applaudissements. Ce sont alors des phrases terribles : toute la Terreur tient dans une proposition d'Isnard : Il faut couper la partie gangrenée pour sauver le reste du corps ! Aucun ne voudrait répandre le sang : chacune de leurs phrases ouvre une écluse où lé sang coulera à flots, y compris le leur — parce que la phrase est forte, belle et se fait applaudir.

Ils aiment la belle phrase : ils aiment aussi le beau geste, le coup de théâtre. Ces enragés classiques sont par là terriblement romantiques. Ils se suicideraient pour frapper les esprits. Leurs Mémoires — ils en écrivirent tous sur le seuil de la tombe — témoignent de cette persistante ambition d'être beaux.

Ils l'étaient presque tous : Guadet — de Bordeaux — très brun, maigre, l'œil de flamme dans un teint de bile, redouté à cause de ses sarcasmes, pince-sans-rire tragique ; Gensonné, de Bordeaux aussi, froid, coupant, la tête farcie d'idées générales et de systèmes ; Ducos, de Bordeaux encore, enthousiaste, pétri de lettres, jeune héros nimbé déjà de lumière ; Grangeneuve, autre Bordelais, audacieux, violent, passionné ; Isnard, lui, de Marseille. aux propos marqués de caractère de feu, écrira son collègue Couthon, au style tragique et presque forcené, sans cesse aliéné de lui même. Vergniaud — puisqu'ils étaient avocats — était leur maître : l'homme des réquisitoires, à l'éloquence classique, mais incapable de produire autre chose que la Catilinaire ou la Philippique ; parfois une logique enveloppante, plus souvent d'imposants sophismes, des beautés, de la chaleur, le tout, manié avec un art si admirable qu'il donnait presque l'illusion de l'improvisation : somme toute, ce Vergniaud fit — écrit le député Lamothe, — tout de suite sensation : d'ailleurs indolent, voluptueux, plus Byzantin, celui-là, que Romain, et demandant à la harpe de Mlle Candeille, aimable actrice, de bercer ses rêves et plus tard d'anesthésier ses rancœurs.

Brissot était moins sentimental ; c'était un bon mari avec une apparence de quaker qu'il accentuait depuis son séjour à Philadelphie ; ce puritanisme affecté impressionnait les naïfs. Il se tenait pour omniscient, parce qu'il avait beaucoup écrit. Il était dès lors le plus susceptible des hommes, gardant d'éternelles rancunes que la Cour, puis Robespierre essuyeront tour à tour. Habile orateur, dit Mathieu Dumas, mais ayant, écrit son autre collègue Beugnot, autant d'esprit que d'imprévoyance et voué par là à conduire un parti à sa perte.

En dernière analyse, un brillant état-major politique — sauf qu'il ne s'Y rencontrait pas un seul homme d'État. C'est pourquoi ils avaient — eux si orgueilleux — une naïve dévotion pour Condorcet. Ce professeur de morale spéciale allait être le Sieyès de la seconde assemblée — vite odieux par là aux pontifes de la première, Sieyès et Robespierre. Très supérieur, comme penseur, aux gens agités de la Gironde, le secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences était par malheur extrêmement ennuyeux. Son esprit était, écrivait Mme Roland, une liqueur fine imbibée dans du coton ; plus brutal, Rivarol disait qu'il écrivait avec de l'opium sur des feuilles de plomb. Il paraissait un oracle. Quand il parut enfin ! — cet enfin ! en dit long —, il y eut une poussée de curiosité. Il ennuya : mais il était Condorcet. On se résigna vite à le subir et même à l'admirer. Il faut des oracles à toute Assemblée.

Il siégeait sur les limites de l'extrême-gauche. Il y trouvait de fâcheux compagnons. C'étaient les Cordeliers : les trois figures marquantes de ce petit groupe furent longtemps Chabot, Bazire et Merlin. On assure qu'ils sont zélés patriotes, mais quels hommes ! écrira, en juin 1792, la citoyenne Jullien elle-même. C'étaient les niveleurs comme les nomme Dumas : l'ex-capucin Chabot paraissait à Thomas Lindet voué à Charenton ; Bazire de Dijon et Merlin de Thionville étaient plus relevés que ce moine dévoyé en passe de devenir un voleur ; mais ils semblaient frénétiques. Cependant avant tous l'horrible capucin, comme dit son collègue Dorizy, effraie et repousse.

A gauche encore, Rober Lindet, citoyen probe d'assez médiocre envergure, et Lazare Carnot qui disait de lui-même qu'il parlait peu, étant militaire, s'ensevelirent dans l'obscurité des comités, de l'aveu de Lindet. L'évêque Fauchet — pauvre prêtre exalté — représentait là le socialisme le plus sentimental, sorte de Vicaire Savoyard égaré dans la politique et qui paiera cher ses divagations.

C'était le Centre qui devait, en toutes circonstances, faire pencher la balance : un Pastoret, ex-conseiller à la Cour des aides et membre de l'Académie des Inscriptions, un Bigot de Préameneu, administrateur froid et honnête, un Cerutti, un Lacépède semblent plus près de Ramond et de Beugnot que de Chabot et même de Brissot. Mais c'étaient gens prudents. Phalange immobile pour le bien et qui ne se remuait que par la peur, écrira leur collègue Hua. Ils se disaient impartiaux. Ce M. Pastoret est moitié l'un, moitié l'autre, écrit-on le 4 septembre. C'est une cervelle de renard dans une tête de veau, avait dit de ce prototype des impartiaux le terrible Mirabeau. Ces habiles gens se faufileront à travers la Révolution : il en est qui mourront marquis comme Pastoret ou comtes comme Bigot : ils seront sénateurs de Napoléon, pairs de Louis XVIII, quelques-uns de Louis-Philippe. Ils se proclamaient cependant des indépendants. Après avoir appuyé la Droite, ils se débanderont, se rallieront à la Gauche. Hérault de Séchelles, plus résolu, n'avait pas daigné, entre Droite et Gauche, faire étape dans leurs rangs incertains.

Telle quelle, l'Assemblée est inéluctablement vouée à être conduite par son côté gauche. Seule, cette Gauche est à peu près groupée. Les 130 députés, inscrits aux Jacobins, y reçoivent le mot d'ordre : ils finiront par entraîner au club près de 400 de leurs collègues. D'autre part, Droite et Centre étaient rarement au complet : la Gauche seule ne dégarnissait pas ses bancs ; Chabot écrit à sa mère, en décembre 1791, qu'il siège du matin au soir et parfois la nuit. La Gauche était en permanence. Violente, elle intimidait ; éloquente, elle entraînait. Elle était en outre appuyée par les tribunes menaçantes, et comptait sur elles pour terrifier. Aussi demandait-elle sans cesse l'appel nominal : Si vous me demandez pourquoi nous l'emportons, écrit le député Soubrany, de la Montagne, je vous répondrai : par la publicité des séances. Soyez certain que si les décrets se faisaient, au scrutin, les émigrés, les ministres du roi auraient beau jeu. Dès lors, la Droite est perdue. La Gauche a dans la main tous les atouts — et quelques cartes biseautées.

***

La première escarmouche fut d'ordre protocolaire. Elle marqua la première séance. Nos gens étaient arrivés en assez modeste appareil, en galoches et en parapluies. Cela explique l'orage qui s'élèvera, quand il sera proposé de ramener de 18 à 14 livres par jour l'indemnité parlementaire. Mais les députés entendaient bien abaisser le trône au niveau de leurs galoches et de leurs parapluies. — Quel plaisir, écrivait Necker, pour ces messieurs de donner des ordres à leur premier commis le roi de France ! Il fallait que ce commis eût la place d'un commis : Grangeneuve ayant proposé de rayer du vocabulaire les mots de Sire et de Majesté, Couthon demanda par surcroît que le trône fût supprimé : le roi s'assiérait sur un fauteuil à côté de celui du président. La double proposition fut votée.

Louis XVI semblait cependant résolu à ne plus se laisser maltraiter : il avait accueilli assez sèchement une députation de l'Assemblée ; il fit dire au Manège que, si le décret était maintenu, il ne viendrait pas à l'Assemblée. — qui longtemps sera fluctuante — dut reculer et rapporta le décret.

Le roi vint, donc ; sa passagère raideur avait fondu devant ce petit succès ; il parla harmonie : Que l'amour de la patrie nous rallie et que l'intérêt public nous rende inséparables. On applaudit.

On avait applaudi aussi quand il avait affirmé la nécessité de restaurer l'ordre dans l'armée et de mettre le royaume en état de défense, tout en rétablissant la bonne intelligence avec l'Europe.

L'Europe ! c'était la grande préoccupation maintenant, et Louis XVI avait de bonnes raisons pour essayer de dégager sa responsabilité. Brissot, qui avait des lumières sur les deux mondes, rendait de menaçants oracles. La déclaration de Pillnitz, le manifeste de Coblentz soulevaient en France de légitimes indignations. Que les frères du roi eussent signé ces menaces à la nouvelle France, cela, à juste titre, paraissait coupable folie. Le comte de Provence avait, par surcroît, étant régent, protesté contre la Constitution ; sous la cour en exil, l'Émigration enfin se déchaînait.

Elle était devenue un danger public. Traités en parias dans leurs provinces, les nobles partaient de jour en jour plus nombreux. Ces émigrés de 1791, on ne les peut blâmer comme ceux de 1789 : ils étaient, s'ils restaient, réellement en danger. Il faut, en tous cas, avant de les condamner, lire les lettres où ils expriment leurs craintes et par ailleurs leurs hésitations. Au reste, il y avait propos délibéré de les pousser hors de France. Ne disait-on pas à gauche : Tant mieux, la France se purge ! et un député n'avait-il pas appelé cette émigration la transpiration naturelle de la terre de la liberté ?

Ces malheureux s'étaient entassés sur les bords du Rhin et attendaient. Beaucoup déjà commençaient à voir clair dans les chimères dont on les avait bercés, comme écrit la duchesse de Tavannes — il faudrait citer toutes les lettres désolées de cette dame —. Il est clair que beaucoup eussent aimé rentrer : certains rentraient : la mode, écrit le 26 octobre le député Le Coz, est plutôt de rentrer. Il eût fallu qu'Assemblée et directoires départementaux pratiquassent une politique très ferme vis-à-vis des brûleurs de châteaux et des tyranneaux locaux : beaucoup d'émigrés fussent revenus.

Malheureusement un autre groupe d'émigrés excitait l'indignation plus que la pitié. Têtes folles, dit d'eux un de leurs compagnons, ils se groupaient autour des princes et se complaisaient dans les chimères : ils intriguaient, excédant d'ailleurs de leurs extravagances et, aussi, de leurs mœurs, Belges, Allemands, Suisses et Piémontais, leurs hôtes. Chacun de ces prétentieux personnages bouleversait l'Europe et écrasait la France, de la cour du comte d'Artois au café des Trois Couronnes de Coblentz où les vieux chevaliers de Saint-Louis emportaient les places de Lorraine comme les vieillards de Lysistrata, sauf que c'était en jouant au trictrac — du reste plus décidés que jamais à faire pendre La Fayette, Barnave et Lameth, voire Bailly, de préférence même à Robespierre et Marat.

Chose plus grave, certains d'entre eux s'étaient organisés en légion, l'armée de Condé. Celle-ci parut d'abord relever de l'Opéra-Bouffe ; tout le monde y prétendit être officier, encore qu'on assurât à qui condescendrait à être soldat une royale pave. Calonne, ministre du régent, pour faire cesser les rivalités, avait mis les grades à l'encan. L'armée, ainsi organisée, attendait dans l'oisiveté que les Allemands entrassent et proférait d'horribles menaces. L'exil faisait divaguer les plus sages. Je connais le chemin de Paris, s'écriait le maréchal de Broglie — dont le fils d'ailleurs continuait à servir dans les rangs de la Nation —, j'y guiderai les armées étrangères et de cette orgueilleuse capitale, il ne restera pas une pierre. A Paris, de telles paroles couraient les clubs, faisaient le désespoir des modérés et des Tuileries mêmes, mais la joie des violents, en donnant à la Gauche des armes empoisonnées.

L'Assemblée, moins scrupuleuse que sa devancière, entendait traiter en factieux ces gens aveuglés, mais plus souvent malheureux. Le roi avait espéré la prévenir : le 14 octobre, il avait publié une proclamation où il suppliait les émigrés de rentrer. L'Assemblée ne se pouvait contenter avec ce platonique appel. Le 20, le débat de l'émigration commença. Il fut très vif dès qu'on y mêla la question religieuse qui, plus encore que celle de l'émigration, hantait les esprits. La Gauche, dont j'ai dit l'anticléricalisme foncier, espérait bien englober les prêtres réfractaires dans l'exécution.

Pie VI avait, nous le savons, solennellement condamné la Constitution Civile : immédiatement des rétractations s'étaient produites qui, décidément, faisaient de l'église officielle une minorité schismatique et à l'index des paroisses. Nogaret, évêque de la Lozère, écrit : Je suis hué et insulté publiquement et Arbogast, évêque du Haut-Rhin, a appelé in extremis à l'aide l'Assemblée Constituante défaillante : Aidez-moi, je ne puis plus tenir.

C'était l'appel de la nouvelle Église au bras séculier. La Législative qui allait, contre l'Émigration, recourir — Sorel l'a bien montré — aux lois de Louis XIV, était amenée à adopter sa doctrine pour protéger cette absurde Église d'État.

Le prétexte était l'hostilité des prêtres. Cette hostilité, à la vérité, n'était pas contestable : chassés de leurs presbytères et de leurs églises, après avoir été dépouillés de leurs biens par la Révolution qu'en 1789 ils avaient acclamée, les curés tenaient sur les nouveaux maîtres des propos sans aménité. De l'Alsace au Midi, au Plateau Central et à l'Ouest, les fidèles approuvaient ces propos : des mouvements se dessinaient, hostiles non pas aux nouvelles lois civiles, mais au nouveau régime religieux : en Calvados, on en avait perçus, on en percevait de plus menaçants dans le Gévaudan, en Poitou, en Anjou. Gensonné, chargé d'un rapport sur cet objet, dénonçait, en ces mouvements — réellement sans cohésion et tous spontanés — une vaste conspiration des prêtres. Ce n'étaient pas les dix prélats jureurs de l'Assemblée — fort aigris — qui détourneraient le bras auquel — trois mois avant — ils faisaient appel. Pour tout ce monde, il était indiqué que les prêtres, complices des émigrés, devaient être traités comme les émigrés et les princes complices de l'étranger.

Les émigrés furent d'abord sur la sellette : le débat devait durer onze séances ; il révéla les leaders de la Gironde qui presque tous y prirent part : Brissot, Isnard, Gensonné, Guadet, Vergniaud — et aussi Condorcet. Brissot proposait contre les émigrés — surtout s'ils étaient officiers et fonctionnaires — des mesures d'extrême rigueur : la rentrée ou la mort par contumace. Isnard l'appuya : le député du Var fut, à son ordinaire, effréné : Il faut que vos ennemis soient vainqueurs ou vaincus : voilà où il faut en venir, et tout homme qui ne voit pas cette grande vérité est, à mon sens, un aveugle en politique. Contre les prêtres, quelques jours après, il devait dire : S'il existe des plaintes contre le prêtre qui n'a pas prêté le serment, il doit être forcé de sortir du royaume. Il ne faut pas de preuves. Vergniaud prononça le discours capital : il y fut Cicéronien ; son éloquence à toge — Des preuves légales !... des preuves légales !... des preuves légales ! — aboutissait ou à peu près à la brutale formule d'Isnard. On l'admira, on l'applaudit avec transport : ce Marcus Tullius Cicéron auquel ils rêvaient tous était ressuscité, et les Catilina de Coblentz devaient être frappés.

Sur le cas des princes, on se mit vite d'accord — des Tarquins ! disait De Bry. La Droite pensait avec la Gauche qu'il les fallait sommer de rentrer : Louis XVI lui-même, offensé par les prétentions de l'outrecuidant régent, voulait qu'il revint ; les Feuillants, qui l'assiégeaient de leurs conseils, estimaient — avec raison — qu'on ne croirait pas le roi tant qu'on verrait ses frères à la tête de l'Émigration. Le prince fut, par un vote unanime de l'Assemblée, sommé de réintégrer la France dans les deux mois, sous peine d'être déchu de ses droits à la régence comme à la couronne.

Le 9 novembre, le cas des émigrés fut réglé : on vota le projet de Vergniaud amendé par Isnard : la Droite avait en vain soutenu — les lettres d'un Lamothe montrent qu'elle était de très bonne foi et celles des émigrés qu'elle était dans le vrai — qu'il fallait laisser les intrigants se brûler à Coblentz, où on ne les prenait pas au sérieux, et faciliter aux gens, momentanément aveuglés, une rentrée à laquelle beaucoup déjà aspiraient. La Gauche l'emporta ; le décret déclarait tout émigré suspect de conspiration si, au 1er janvier 1792, il n'était pas rentré : à cette date, les absents encourraient la mort avec confiscation des biens — Condorcet s'était, à son honneur, élevé contre cette abominable mesure. La Nation, s'était écrié Vergniaud, le 26 octobre, tend les bras avec bonté aux émigrés. Malheureusement la main de la Nation s'était faite, depuis deux ans, un peu trop rude aux malheureux.

Le 29 novembre, les prêtres furent servis : le débat avait été des plus violents durant dix séances. C'est alors qu'Isnard avait développé son Pas de preuves qui, repris un jour par Fouquier-Tinville, devait mener à l'échafaud les amis d'Isnard.

Le décret fut voté : les prêtres étaient tenus de prêter serinent sous peine d'être suspects de révolte ; le refus réitéré vouait le réfractaire à la surveillance et, en cas de troubles dans les communes, à l'arrestation, puis à la détention. On n'en était plus aux scrupules libérâtres de la Constituante, et c'était fini de rire.

***

Les décrets furent soumis au roi. Ils allaient ouvrir une crise. Louis XVI sanctionna celui qui atteignait son frère : ce geste eût dû satisfaire la gauche — Vergniaud avait, bien entendu, d'avance comparé Louis à Brutus condamnant ses fils —. Mais les deux autres décrets paraissaient au roi inadmissibles.

Louis XVI était à cette époque — comme trois mois avant — fort résolu à appliquer la Constitution ; il s'entourait volontiers de constitutionnels ; Barnave était écouté aux Tuileries et les ministres étaient tous des Feuillants. Mais précisément les décrets de novembre lui paraissaient contraires à la Déclaration des Droits et à la Constitution.

Le malheur est qu'épargnant les émigrés, il paraissait simplement obéir aux suggestions de la Cour, qui, elle, continuait à pratiquer plus ou moins sournoisement une politique absolument hostile à toute Révolution.

C'était une erreur : presque autant que la Cour, le directoire du département — d'opinions fort constitutionnelles — conseillait lui aussi au roi de ne point sanctionner. Quoi qu'il en soit, le 11 décembre, Louis faisait savoir à l'Assemblée qu'en ce qui concernait les décrets contre les émigrés et les prêtres, il examinerait : c'était la formule du Veto. La crise était ouverte : les constitutionnels semblaient résolus à soutenir le roi, et peut-être eussent-ils réussi à faire définitivement reculer la politique de violence si, à la même heure, l'attitude soudain plus hostile de l'Europe, encouragée par les émigrés, n'avait mis le roi, ses ministres feuillants, la Droite de l'Assemblée et tous les modérés dans la situation la plus difficile en donnant aux violents les prétextes qu'ils cherchaient avidement pour recommencer leur campagne. La guerre désormais menaçante allait précipiter les événements et mettre à néant tous les projets de résistance à la seconde Révolution.

 

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SOURCES. Œuvres déjà citées de Thomas Lindet, Mme Roland (Mémoires, Lettres), Salamon (Mémoires, Lettres), Morellet, Vaissière, Esterhazy, Malouet, Malet du Pan, Morris, Frenilly, Mme Julien, Schmidt, M. Dumas, Aulard, Jacobins, III, 1892. Rabusson-Lamothe (député), Lettres, 1870. Soubrany (député), Lettres, 1867. Pinel (député), Mémorandum (Rev. Fr., 1906). Chabot, (député), Lettres (Rev. Retr., 2e série VII). Couthon (député), Correspondance, 1872. Le Coz (député), Correspondance, I, 1900. Dorizy (député), Souvenirs (Rev. Fr., 1904). Vaublanc (député), Mémoires, 1833. Hua (député), Mémoires, 1871. Choudieu (député), Mémoires, 1889. Girardin (député), Souvenirs, 1875. Beugnot (député), Mémoires, 1866. Brissot (député), Mémoires, (éd. Perroud, 1911). Pontécoulant (député), Mémoires, I, 1832. Carnot (député), Mémoires, I, 1860. Moore, Journal (Rev. Rev., IV). B. de Molleville. Mémoires, 1897. Correspondance de Mirabeau avec le Comte de la Marck (lettres de la Marck, Pellenc, etc. postérieures à la mort de Mirabeau), II, 1850. Louvet, Mémoires (éd. Aulard), 1898.

OUVRAGES déjà cités de Cahen, du Bled, Dard (Hérault de Séchelles, Choderlos de Laclos), Charavay, Esmein, Goncourt. — Colfavru, La Législative, 1885. Daudet, Histoire de l'émigration, I, 1905. Montier, Robert Lindet, 1899. Biré, La légende des Girondins, 1831. Guadet, Les Girondins (édition de 1889). Aulard, Les orateurs de la Législative, 1835. Cornillon, Fauchet, 1908. Bonald, Chabot, 1908. Pingaud. De Bry, 1909. Stefane Pol, Autour de Robespierre. Le Bas, 1901.