LA RÉVOLUTION

PREMIÈRE PARTIE. — L'ASSEMBLÉE CONSTITUANTE

 

CHAPITRE X. — LA CONSTITUTION CIVILE.

 

 

Nous avons le pouvoir de changer la religion. L'Assemblée et l'Eglise catholique : les Morts qui parlent. Rome et la Révolution. Réforme évangélique. Le Rapport Martineau. Pourquoi on n'a pas séparé l'Eglise de l'Etat. La théorie de Voltaire. La nouvelle Eglise. On refuse de causer avec Rome. Angoisses de Louis XVI. Il promulgue la loi. L'Église de France oppose la force d'inertie. L'idée naît du serment. Vote du 27 novembre 1790. La prestation du serment : échec de la Constitution civile. Le sacre des évêques jureurs. Louis XVI rejeté à la contre-révolution.

 

L'Église est dans l'État : nous sommes une Convention ; nous avons le pouvoir de changer la religion. C'est, dans la séance du 1er juin 1790, Camus qui l'affirme, Camus naguère avocat du Clergé. Janséniste exaspéré, Camus est amené, pour venger Port-Royal détruit, à l'extrémité de la doctrine ultra étatiste en matière religieuse. Un député dira : Trois mots latins ont perdu la France : Veto, Deficit et Unigenitus : Camus entend faire repentir le Pape de Rome de sa bulle Unigenitus. Aussi bien, il semble que l'heure est venue pour Rome de rendre des comptes. Gallicans et jansénistes entendent mortifier Rome qui les mortifia. En eux parlent les morts de Port-Royal. Et d'autres morts s'agitent en un Rabaut-Saint-Étienne, ceux qui, depuis que Calvin et Luther se sont insurgés, ont dénoncé la grande prostituée. Quelle naïveté que de chercher pourquoi, voulant réorganiser et réformer l'Eglise de France, l'Assemblée ne s'adressa pas à Rome ! Pour Camus, janséniste aigri — Mathieu Dumas dit : le zèle extrême inconsidéré de quelques jansénistes —, pour Grégoire, gallican extrême, pour Rabaut, pasteur du désert en qui revivent huit générations persécutées, la grande affaire est précisément de chasser Rome des affaires de France. Un patriote écrira plus tard : La Constitution civile surprise au parti patriote par l'esprit de secte. Cette assemblée, qui croit aller à l'avenir, est conduite à la pire faute par la coalition de haines séculaires. Les morts parlèrent vraiment dans cette Assemblée ; ils la firent trébucher.

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Le clergé ne la gênait plus guère. Certes l'enthousiasme de 1789 baissait dans ses rangs les plus humbles. Ce n'est cependant qu'en octobre 1790, que l'évêque d'Embrun écrira à Bernis : Les curés... commencent à s'apercevoir qu'ils ont été des dupes. Certains évêques — comme Boisgelin — en dépit de la nationalisation des biens, restaient fidèles aux principes de 89. J'en pourrais en citer dix preuves. Menacés déjà de la Constitution Civile, beaucoup encore officieront aux fêtes de la Fédération — jusqu'à un Conzié, évêque d'Arras, rejeté demain par la persécution dans les conseils des princes émigrés.

Pie VI, pontife que nombre d'échecs rendait prudent, s'était cependant contenté — à chaque atteinte portée par l'Assemblée au domaine ecclésiastique — de gémir sans fulminer.

La Révolution était ainsi singulièrement favorisée. Les curés qu'elle avait dépouillés continuaient à chanter Te Deum, et la Papauté, souvent plus chatouilleuse, se taisait. La noblesse, ne trouvant pas d'appui dans-les populations catholiques, semblait se résigner à tout subir ; et l'Europe, assurément attentive, n'obtenait'de l'Empereur aucune démarche. Enfin Louis XVI, précieux souverain, se courbait sous la Loi et devant la Nation.

Il eût fallu — en juin 1790 -- s'arrêter, s'en tenir aux résultats acquis, restaurer l'autorité, garder la liberté conquise, et rallier aux principes triomphants la nation entière. Mais telle attitude ne faisait nullement l'affaire de ceux qui entendaient pêcher en eau trouble et qui, pour ce, voulaient qu'elle restât trouble, et pas plus celle des terribles sectaires qui pensaient profiter du moment pour venger tant de gens, de l'amiral de Coligny aux nonnes de Port-Royal. La Constitution Civile fut pour ceux-ci l'arme des vengeances désirées, pour ceux-là l'outre des tempêtes nécessaires.

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En apparence, c'était une réforme évangélique : à entendre certains de ses promoteurs, il fallait revenir aux temps apostoliques où le peuple élisait ses pasteurs. Ces temps, à la vérité, étaient mal connus, — et les conditions où se faisaient de telles élections. En tous cas, le peuple chrétien primitif n'existait plus ; comment le reconstituer ? Il eût fallu bannir, au préalable, de la Cité qui allait voter, les protestants et les juifs qu'on venait précisément d'y faire entrer — et la masse des libres penseurs. Argument méprisable, il est vrai, pour un homme qu'anime le vrai esprit de l'Évangile !

Réforme administrative aussi, et des moins condamnables, si elle restait modérée. Nous voyons, dira le rapporteur, des diocèses qui ne comprennent pas plus de 80, 60, 50, 40, 20 et même 17 paroisses, tandis que d'autres en renferment 500, 600, 800 et même 1.400. L'esprit géométrique des Constituants était froissé. Tout ne devait-il pas d'ailleurs être ramené au cadre rigide (et artificiel) du département ? Pour qui réfléchit il y a — avouons-le — quelque chose d'un peu comique à voir se mêler à cette réforme évangélique cette considération si parfaitement césarienne : plier un diocèse à une circonscription civile. On voulait ramener l'Église aux Catacombes, mais à des catacombes tirés au cordeau par Dioclétien.

Réforme politique enfin ! Le Concordat serait aboli, concordat profane et scandaleux, s'écriera le vertueux Mirabeau, conclu entre un pape immoral et un despote à l'insu de l'Église et de l'Empire pour partager entre deux usurpateurs les droits et l'or des Français . Il y aurait beaucoup à dire sur ce jugement — au moins sommaire — de l'œuvre de 1515. Mais le fait est qu'elle était devenue odieuse !

Le 29 mai 1790, les débats s'étaient ouverts sur la proposition de constitution civile rapportée par Martineau. Six semaines, ces débats s'étaient déroulés — sans cesse coupés par d'autres discussions. Ils avaient pris fin, le 12 juillet, par le vote de la loi.

L'intérêt se concentre sur la discussion générale qui avait duré trois jours. Martineau avait résumé la réforme : les anciennes circonscriptions abolies ; un évêque par département, dix départements formant un arrondissement sous un métropolitain ; des vicaires épiscopaux sans le consentement desquels l'évêque ne saurait faire acte de juridiction ; les chapitres supprimés sans phrases ; les paroisses soumises à une nouvelle délimitation ; évêques, vicaires épiscopaux, curés élus par le corps électoral du département ou de la commune ; l'institution canonique conférée aux curés par les évêques, aux évêques par le métropolitain. De Rome pas un mot. Telle était la conception à la fois évangélique, géométrique et canonique, issue des délibérations du Comité ecclésiastique de l'Assemblée et que rapportait Martineau.

Une réforme était certes nécessaire ; elle s'imposait, même aux catholiques les plus intransigeants ; l'Assemblée eût pu en préciser certains points : les diocèses étaient absurdement inégaux, les évêques y résidaient trop rarement, certains chapitres étaient inutiles, les paroisses pouvaient être sans dommage délimitées à nouveau. On eût pu accorder aux fidèles ou au clergé quelque participation au choix des pasteurs et, pour ce, réviser le Concordat. Sur cette base le roi eût négocié avec Rome. Cette Église catholique qu'on entendait remanier, l'Assemblée lui avait à maintes reprises accordé son autre qualificatif, église romaine. Quelle étrange prétention : réformer sans Rome l'Église romaine !

A la vérité, une autre solution s'offrait : séparer l'Église de l'État. L'État n'eût rien su de l'Église qui se fût administrée suivant le statut venu de Rome et constituée, vis-à-vis de l'État, en une sorte de corporation privée, telle qu'elle existe aujourd'hui en Amérique. Mais précisément ce mot de corporation qui est aujourd'hui, au delà de l'Océan, la sauvegarde de l'Église catholique, il est odieux aux Constituants. Au fond, ces libéraux de 1789, ce sont des césariens qui s'ignorent encore. Voltaire les inspire qui, en 1768, écrivit à Schouvalof. Il n'y a que votre illustre souveraine qui sache régner : elle paie les prêtres ; elle leur ouvre la bouche et la ferme ; ils sont à ses ordres et tout est tranquille. Martineau qui veut qu'on dénonce le Concordat, est au fond le précurseur d'un Bonaparte qui en refera un — en partie pour tenir les prêtres. D'ailleurs — et nous revenons à la nationalisation des biens — on vient de s'engager solennellement à entretenir le culte : ne faudra-t-il pas, si l'on sépare l'Église de l'État, rendre l'argent dont cette promesse est la rançon ?

Non : mieux vaut de toutes pièces créer une Église d'État qui d'ailleurs sera indépendante de Rome — et pour ce, ne rien savoir de Rome.

Treilhard et Camus proclamèrent, avant toutes choses, le droit de la Nation à réformer la religion ; j'ai cité le mot de Camus ; Treilhard dit : Quand un souverain croit une réforme nécessaire, rien ne s'y peut opposer. Un État peut admettre ou ne pas admettre une religion. Napoléon n'ira jamais si loin que son futur conseiller d'État.

Le clergé fut assez médiocre dans cette controverse. D'une part, il y avait trop d'abus et le Concordat était vermoulu ; certes un régime qui avait donné un Bossuet ou un Massillon à l'Église ne pouvait être tout à fait mauvais ; mais il en était sorti plus de Dubois que de Bossuet. D'autre part, le clergé n'était pas — nous le savons — irréprochable : certains évêques — et quelques-uns siégeaient à l'Assemblée — étaient des abus vivants. Enfin le clergé était Gallican dans le meilleur sens du mot ; il n'aimait pas la Curie ; c'était le clergé de la Déclaration de 1682 : jusqu'au bout le Comité des Évêques, que domine Boisgelin, restera, au grand scandale de l'agent romain Salmon, préoccupé des libertés de l'Église gallicane. Cela le désarme quelque peu, lorsqu'il s'agit de défendre les droits de Rome. Il ne peut que dire aux réformateurs : Vous allez trop loin ! — faible argument en face des discours tranchants d'un Camus, d'un Treilhard.

Sur tous les points, Boisgelin fit des concessions : très raisonnablement, cependant, il objecta que les élections par le peuple nouveau ne seraient à aucun égard comparables aux anciennes élections canoniques. Mais, surtout, il n'admettait pas que tant de réformes fussent faites dans l'Église sans l'intervention de l'Église elle-même. Il songeait — sinon à la Curie, — du moins à une assemblée du clergé de France qui ferait accepter au chef de l'Église quelques nouveautés.

Mais Camus n'admettait pas même la primauté. Qu'est-ce que le Pape ? Un évêque, ministre de Jésus-Christ comme les autres dont les fonctions sont circonscrites dans le diocèse de Rome... Il est temps que l'Église de France, toujours jalouse de ses libertés, soit délivrée de cette servitude. Lanjuinais ne parlait de Pie VI qu'en l'appelant l'évêque de Rome.

M. Mathiez, analysant de très remarquable façon le débat, admet qu'il n'y avait là que paroles en l'air : au fond le Comité eût désiré une entente avec Rome, et l'Assemblée peut-être. Le Roi sera supplié de prendre toutes les mesures qui seront jugées nécessaires pour assurer la pleine et entière exécution du décret. Voilà, dit M. Mathiez, la pensée du Comité ecclésiastique et cela, paraît-il, autorisait une négociation du roi avec Home. Mais, d'une part, l'Assemblée repoussa l'article et, d'autre part, la formule était pour le moins obscure.

La loi fut votée le 12 juillet et proposée le jour même à la sanction royale.

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Louis XVI était dans d'affreuses angoisses : son médecin Vicq d'Azyr constatait chez lui une fièvre grave, dont la cause ne lui pouvait échapper. Le roi prévoyait que la loi serait votée : il en avait averti le nonce Dugnani, mais pour supplier la Curie d'être prudente. Le vote acquis, Louis XVI écrivit directement à Pie VI dans le même sens. Celui-ci répondit, le 18 août, qu'il allait examiner.

Mais le Comité ecclésiastique exigeait impérieusement du roi la sanction. Les ministres — et parmi eux deux évêques déconseillaient à Louis XVI l'emploi du Veto. Celui-ci brusquement promulgua la loi ; Montmorin écrivit à Rome : Sa Majesté a fait ce que sa religion lui a inspiré. La Curie offensée se tut ; mais le 22 octobre, Pie VI ne dissimula pas à Bernis qu'il ne pourrait certainement pas accepter les décrets tels qu'ils étaient. Cependant le roi, bourrelé de remords, brûlait de fièvre.

La Constitution civile se publiait en province, mais les évêques lui opposaient la force d'inertie.

Il fallut cependant dissoudre les chapitres : cela donna lieu à des scènes fâcheuses ; on se heurta partout à l'évêque. Les administrateurs, que talonnaient les sociétés, se virent dans l'impuissance. Le Comité ecclésiastique se résolut — le mot est de Mirabeau — à muscler le clergé. Il fallait réduire à la soumission ces fonctionnaires rebelles. La presse jacobine conseillait de sommaires exécutions : deux ou trois de ces messieurs traduits au tribunal du peuple rendraient les autres plus circonspects.

L'idée d'acculer prélats et curés à la reconnaissance formelle de la loi se propageait. Le 26 novembre. Voidel lisait à l'Assemblée le rapport du Comité concluant au serment. Quand la volonté publique s'est exprimée, les individus n'ont qu'à obéir. Un refus équivaudrait à une démission, une opposition violente exposerait à des poursuites. On s'engageait dans la voie des désastres.

Les passions étaient surexcitées : lorsque l'évêque de Clermont, fort modéré, revendiqua à la tribune pour l'Église de France le droit de s'assembler en concile et de se consulter, son discours fut haché d'interruptions. Le débat fut d'ailleurs confus dans sa violence. Des Tuileries, le roi le suivait, la mort dans l'âme. Si le décret de serment était voté, c'était décidément la lutte religieuse. Faudrait-il donc que lui, prince pieux et fidèle, sanctionnât cette loi mille fois plus grave que l'autre ? Mirabeau crut le délivrer de ce souci en offrant de faire échouer la loi par la surenchère ; mais devant l'opposition de la Droite, mal inspirée, il s'exaspéra, porta les passions au paroxysme, provoqua l'intervention du dangereux Maury qui déchira à belles dents la Constitution Civile et prophétisa l'affreuse guerre religieuse. Le décret fut voté, le 27 novembre, coupant les ponts, suivant l'expression de Montlosier.

Le 3 décembre, le Roi suppliait le pape de donner son assentiment aux deux lois. Pie VI, s'appuyant cette fois sur la réfutation de 93 évêques français, répondait. le 14, à Bernis, qui ce faisant, il encourrait la désapprobation non seulement de l'Église universelle, mais de l'Église gallicane. Tout ce qu'il pouvait faire était d'ajourner sa décision.

Mais, en France, les événements se précipitaient. La Constitution Civile avait créé quelques nouveaux sièges : il y fallait pourvoir ; on convoqua les électeurs ; le 23 novembre, un évêque avait été ainsi ai/ par les Ardennes et, le 12 décembre, un autre par la Mayenne. On croyait par ailleurs que l'énorme majorité des curés se soumettrait au serment, et Louis XVI était, le 20 décembre, sommé de sanctionner le décret. Il connut des heures affreuses : aux abois, il s'adressa à Boisgelin : le prélat, qui allait se refuser au serment, conseilla au malheureux prince de sanctionner à condition que cette acceptation parût être forcée ; le vieil ami du Roi, hier ministre intransigeant, Saint-Priest, le poussa aussi à se soumettre. Le 2G, le cœur déchiré, Louis XVI donna sa sanction. Le soir même, au milieu d'une émotion intense, le président lisait à l'Assemblée la lettre où le Roi annonçait son adhésion. La Gauche exultait. Voilà une octave de Saint-Étienne, écrit le curé Lindet qui allait défroquer, qui pourrait faire pleuvoir des pierres. Les pierres allaient retomber sur tout le monde.

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On s'attend à ce que la grande majorité du clergé obéira, écrit la Marck à Mercy le 30 décembre. C'était l'opinion générale. On se trompait. Le clergé de l'Assemblée donna l'exemple. Le 4 janvier, 47 évêques sur 49 et les deux tiers des curés députés — hier si sincèrement dévoués à la Révolution et encore disposés à accepter la Constitution tout court — avaient refusé le serment à cette Révolution ; ils avaient sacrifié leurs privilèges matériels, ils ne pouvaient, avant que Rome eût parlé, lui sacrifier leur fidélité religieuse.

Cela fut d'un grand exemple dans le pays. Lorsque, le dimanche 9 janvier, évêques et curés non députés furent appelés à prononcer à l'issue de la messe le fatal serment, ce fut pour l'opinion révolutionnaire une immense déception. La moitié à peu près jura, mais pour se rétracter en partie dès que Pie VI eût fait paraître la condamnation prononcée contre la Constitution Civile. Ce fut, avant cet événement même, une majorité d'environ 55 p. 100 qui refusa le serment. Le clergé était, coupé en deux et la lutte allait bientôt éclater.

Les évêques avaient refusé le serment — sauf quatre : Talleyrand (d'Autun) que nous connaissons déjà trop, Jarente (d'Orléans), homme de sac et de corde, dit un contemporain, ce fou de Savine et le cardinal Loménie de Brienne, ex-premier ministre, courtisan né de tous les pouvoirs, archevêque athée qui présidera le club de Sens avec un bonnet rouge taillé dans son chapeau : les pires produits de la feuille des bénéfices. C'était, pour un retour aux temps apostoliques, mal commencer. On avait, il est vrai, deux autres prélats, Gobel de Lydda et Miroudot de Babylone — évêques in partibus infidelium.

On avait, cependant, déclaré déchus les évêques réfractaires : de février à mai, on élut leurs successeurs : 19 des nouveaux élus étaient des curés députés, Grégoire en tête. Il les fallait sacrer : Talleyrand consentit à se faire — paradoxale situation — le père de cette église régénérée : Lydda et Babylone assistèrent Autun. Ils imposèrent, le 20 février 1791, les mains à trois nouveaux évêques dans l'église de l'Oratoire. Ceux-ci à leur tour sacreront leurs confrères ; car Talleyrand, après avoir aussi donné la vie à l'église régénérée, en allait sortir par une dernière pirouette et rentrer dans le siècle. Gobel, lui, recevra les 30 deniers, la mitre de Paris, en attendant l'heure de l'apostasie, puis celle de la sanglante expiation. Lindet, qui allait être évêque de l'Eure, écrira le 14 mai 1791 ces paroles singulières : Enfin ceux qui étaient assis à table se sont levés et ceux qui étaient debout et qui jeûnaient se sont assis et vont manger — ce qui dénote chez ce député ecclésiastique une étrange hantise des intérêts alimentaires. Peut-être aussi bien trouvera-t-il le festin trop maigre, puisqu'avant trois ans, lui aussi, aura jeté la mitre et le froc aux orties.

Maigre et amer festin en effet : de quels affronts se vont nourrir ces prélats artificiels ! 'Fous certes ne sont pas des Talleyrand ni des Lindet. Quelques-uns croient très sincèrement — tels un Grégoire, un Le Coz — purifier une église souillée ; quelques-uns braveront, avec un courage rare, en 1793 et 1794, les persécutions de leurs anciens amis. En masse, ils constitueront un assez médiocre état-major à une armée qui d'ailleurs va bientôt manquer de soldats. L'œuvre factice de la Constituante connut là, dès les premières années, son plus sensible échec.

Dès la fin de janvier, on prévoyait à Paris que le pape n'élèverait la voix que pour condamner : un député de la gauche écrivait que les cardinaux ne pouvaient accepter la Constitution Civile sans opérer à Rome une véritable révolution dont ils seraient les premiers objets. Le refus du pape ne pouvait faire doute pour personne. Dans ses brefs de mars et avril 1791, Pie VI répondit à l'attente générale. La Constitution civile y était solennellement condamnée comme schismatique.

Dès ce jour, Louis XVI — catholique très sincère et très logique — se tint pour un pécheur. Il n'avait donné sa sanction qu'à son corps défendant. A mesure que les incidents viendront lui rappeler plus cruellement sa faute ou le forcer à l'aggraver, il se sentira plus disposé à rompre le joug qui, après avoir abaissé sa dignité de roi, enchaîne sa conscience de chrétien. C'est de ce jour seulement que la Révolution est réellement menacée en haut ; et c'est à l'heure où elle vient de heurter l'un des sentiments populaires les plus ancrés en bas : le sentiment catholique.

 

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SOURCES. Œuvres déjà citées de Thomas Lindet, Mirabeau, Talleyrand, Biauzat, Paroy, Mathieu Dumas, culard (Jacobins, I), Morellet. — Theiner, Documents relatifs aux affaires religieuses, 1857. Robinet, Le mouvement religieux à Paris, pendant la Révolution. (Documents) 1898, t. I. Salamon, Correspondance, 1897. Le même, Mémoires, 1899. Grégoire, Mémoires, 1823.

OUVRAGES déjà cités de Sorel (II), Pierre de la Gorce, Frédéric Masson, Sicard Sciout. — Mathiez, La France et Rome sous la Constituante (Rev. Fr., 1908). Sagnac, L'église de France et le serment (Revue histoire moderne, VIII). Le même, Clergé constitutionnel et clergé réfractaire (Rev. Fr., 1907). Lafont, La politique religieuse de la Révolution, 1909. Gazier, Études sur l'histoire religieuse de la Révolution, 1887. Delarc, L'Église de France de 1789 à 1801, 1893. Crétineau-Joly, L'église de France et la Révolution. Bourgouing, Pie VI, 1824. Louis Madelin, Pie VI et la Première Coalition (Rev. Hist., 1902).