LA RÉVOLUTION

PREMIÈRE PARTIE. — L'ASSEMBLÉE CONSTITUANTE

 

CHAPITRE VIII. — LA RÉVOLTE DES SOLDATS ET LA FÉDÉRATION.

 

 

L'armée fermente. Les officiers débordés. La Fédération. La fête de l'Amour. Elle a dans l'armée un effet dissolvant. La révolte de Nancy. L'armée alarme et fait désirer la guerre.

 

Dès le 20 février 1790, l'Assemblée s'était posée une question qui, à travers un siècle agité, a gardé une tragique actualité : Quand et dans quelles conditions le militaire doit-il tirer sur les citoyens ? Le militaire, ce pendant, résolvait fort simplement le problème, en répondant : Jamais : il était infiniment plus disposé X pactiser avec l'émeute qu'à la réprimer.

Le vieux Kellermann dira : C'est à l'armée de ligne que la Révolution est due. Il entendra par là que l'armée, pouvant peut-être étouffer la Révolution, ne le voulut pas.

J'ai dit de quoi se composait cette armée : soldats fort mal famés, gens de sac et de corde que Dubois-Crancé, officier d'extrême gauche cependant, appellera brigands à la tribune, sous-officiers brutalement arrêtés dans leur carrière et dont la jalousie est légitimement surexcitée, officiers fort divisés, les uns désireux d'avancer en pratiquant le démagogisme ou en le favorisant, les autres, révoltés par la Révolution, mais complètement désarmés ou par leur propre faiblesse ou par celle de leurs hauts supérieurs, à commencer par le roi. Les Lettres d'aristocrates de Vaissière, dont beaucoup sont signées d'officiers, 'ne nous livrent guère des âmes de prétoriens : une tristesse amère s'en dégage, en grande partie causée par un sentiment légitime d'impuissance. Ils ont, écrit le capitaine Désiles, le 21 juin 1790, lutté tant qu'ils ont pu. Mais ils sont moins déconcertés par l'insolente insubordination des troupes que par la délation qui sévit dans le corps même des officiers.

En outre, ils se savaient, je le répète, toujours exposés à être lâchés. La Tour du Pin, ministre de la guerre, vaillant soldat de la guerre de Sept Ans, était un homme honnête, courtois, sensible, mais, dit Esterhazy, faible et gouverné par son fils, démocrate forcené : de ces gens qui essayent d'éteindre les incendies avec une éponge. On l'avait passée, cette éponge, sur les exploits des gardes françaises, et, dès le 13 août, Noailles, peu suspect de réaction, avait, en termes timides d'ailleurs, signalé l'indiscipline qui partout se développait. L'Assemblée avait répondu en nommant le Comité chargé de faire une armée nouvelle. Cela avait paru un encouragement de plus pour l'armée ancienne à se dissoudre.

Après octobre 1789, le ferment avait travaillé et jusqu'en juin 1790, avait fait des ravages qui, ça et là, se trahissaient. De ci de là, en effet. une révolte éclatait, s'apaisait par des concessions, se réveillait naturellement et finalement restait impunie, génératrice de nouvelles rebellions.

line des plus caractéristiques fut celle du Royal Champagne à Hesdin où un jeune officier de dix-neuf ans, dont le nom devait devenir célèbre, Nicolas Davout — alors d'Avoust — se mit à la tête des sous-officiers et des soldats contre son colonel, le somma de rendre des comptes, le fit ou le laissa insulter : le régiment ayant reçu, le 15 mai 1790, l'ordre de quitter Hesdin où il était soutenu contre ses chefs par la garde nationale, protesta, refusa et eut le front de réclamer près de l'Assemblée. A la vérité, celle-ci se déclara douloureusement surprise. Mais, le régiment refusant obstinément d'obéir à son colonel et de partir, elle céda. Dès lors et pour de longs mois la garnison de Hesdin est en pleine anarchie, bafoue ses officiers, n'obéit qu'au jeune lieutenant d'Avoust et donne au pays un exemple qui partout est suivi.

On pourrait en effet percevoir à travers la France le mouvement qui — de janvier à juillet 1790 — révèle une dissolu-ion complète de la discipline, montrer les dragons de Lorraine pillant, à Tarascon, la caisse du régiment et déposant leurs officiers, Auvergne se mutinant au Quesnoy, Colonel-général à Lille, Penthièvre à Rennes, Guyenne à Nimes, Vivarais se soulevant entre Béthune et Verdun pour regagner la garnison dont on a voulu l'éloigner, Vexin obligeant ses officiers, accusés de vouloir empoisonner leurs hommes, à manger avec eux, Royal Marine enjoignant à ses chefs de partir, Beaune réclamant, sous prétexte de comptes exigibles, 11.000 livres, Forez 39.000, Poitou 40.000, Salm-Salm 44.000, Châteaucieux 201.000, Beauce 240.000, arrachant aux officiers des billets et de l'or, Touraine s'insurgeant, à Perpignan, refusant de reconnaître l'autorité des sous-officiers fidèles, assiégeant le domicile du colonel vicomte de Mirabeau, accouru en toute hôte et qui, après avoir essayé de parlementer avec sa rude bonhomie, se voit contraint, pour se frayer un passage, de mettre la main à l'épée. En ce printemps de 1790, vingt régiments ont maltraité, outragé, menacé, dépouillé leurs officiers. Et tout à l'heure, à Nancy, trois régiments vont jeter en prison des officiers supérieurs — vraie insurrection que la seule énergie du lieutenant général de Bouillé empêchera de tourner en guerre civile.

Que fait l'Assemblée ? Elle est très émue et, à chaque révolte, douloureusement surprise. Cette surprise nous surprend. En dix lettres, La Tour du Pin, qui d'ailleurs ne sait qu'écrire, lui a signalé l'anarchie militaire, cité des faits révoltants d'indiscipline, et, le 4 juin notamment — il faut retenir ce propos —, signalé comme un redoutable événement la formation de cette démocratie militaire, espèce de monstre politique qui a toujours fini par dévorer les empires qui l'ont produit ; l'Assemblée applaudit, mais ne prend aucune mesure : car est-ce prendre une mesure que de supplier le Roi de punir avec sévérité toute désobéissance aux lois militaires ? La Constituante serait bien heureuse de laisser à l'odieux Exécutif l'impopularité de la répression — quitte à la blâmer le lendemain. La preuve en est que lorsqu'un cas précis est soumis aux députés, ils faiblissent et lâchent.

N'est-ce point la faute des officiers ? Si, à Valence, des soldats ont livré leur chef, des Voisins, à la populace qui l'a égorgé — comme jadis Belzunce à Caen, c'est, a écrit un illustre publiciste la faute au pouvoir exécutif qui laisse en place les officiers ennemis de la Révolution. Le 4 juin, Robespierre a tout rejeté, à la tribune, sur les officiers contre-révolutionnaires : on désire les forcer à la démission. Il sera difficile, a écrit Lindet le 14 juin, d'entretenir la discipline tant que dominera l'ancien corps des officiers. Ce serait bien le cas pour eux, d'une démission collective. Et cela est évident, si l'Assemblée continue à rester dans une attitude équivoque. Mieux vaudrait, comme l'écrit Mirabeau, licencier franchement l'armée du Roi et en former une sur les principes de la Révolution. Au moins enlèverait-on aux soldats indisciplinés leur prétexte. En attendant, l'Assemblée n'ose pas dompter le monstre dénoncé par la Tour du Pin et ne peut l'amadouer. Elle s'y essaie cependant : les soldats seront appelés à députer à la Fédération du Champ-de-Mars : là, dans les doux épanchements de la fraternité, ils comprendront qu'ils ont tort de traiter en ennemis des chefs qui leur tendent les bras et d'affliger l'Assemblée qui, maternellement, les convie à Paris.

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La Fédération ! on ne parlait plus — en juin 1790 — que de cet événement proche : la Fédération Nationale mettrait le sceau à ces unions spontanées qui se formaient partout, à ces fédérations qui groupaient les bourgs, les corps, les cités, les provinces. Dans les demi-ténèbres menaçantes où l'anarchie plongeait ce malheureux pays, les mains se cherchaient à tâtons : le lien qui avait uni cette nation, c'était le Roi ; le lien se relâchait, menaçait de se rompre ; l'instinct de la conservation nationale poussait ces pauvres gens à s'agglomérer. C'était aussi le souffle d'une généreuse fraternité ; on a tant abusé de cette formule qu'ou est porté à en sourire ; mais dans la France de 1789, ce sentiment était sincère ; ces mains qui se cherchaient dans la crainte s'unirent dans l'amour. Le mouvement partit de l'Ouest : le 26 octobre 1789, quinze communes bretonnes se fédéraient ; à l'autre bout du pays, en Dauphiné, le 29 novembre, quatorze villes pactisaient ; et partout, au cours de l'hiver, les bourgs se tendirent la main. La Constituante menaçait, en brisant les corps et les provinces, d'émietter la France ; ce pays admirable — spontanément — refaisait son unité. Lorsque des centaines de communes se furent unies, des provinces à leur tour se fédérèrent le 15 février 1790 — date à retenir, car le mouvement eut grande importance — les délégués de la Bretagne et de l'Anjou se réunissaient à Pontivy déclarant solennellement qu'ils n'étaient ni Angevins ni Bretons, mais citoyens du même Empire. L'Assemblée, qui craignait vaguement le mouvement, entendit le canaliser. On convoqua à Paris les délégués des gardes nationales qui représenteraient les fédérations en une grandiose cérémonie. Les délégués arrivèrent dès le commencement de juillet. On vit alors à quel point la province — derrière ces clubs révolutionnaires — restait loyaliste.

Les délégués en effet arrivaient pleins d'un naïf amour pour le roi. Ceux de la Touraine, reçus par Louis XVI, lui offrirent une bague qu'Henri IV avait portée. Les Bretons — qu'on représentait connue des révolutionnaires ardents — se jetèrent en pleurant aux pieds du roi ; le chef de la délégation lui offrit son épée : Elle ne se teindra jamais que du sang de vos ennemis, Sire ! Louis l'embrassa : Je n'ai jamais douté de la tendresse et de la fidélité de mes chers Bretons. Dites-leur bien à tous que je suis leur père, leur frère et leur ami.

Le souverain subissait l'entraînement de tendresse généreuse, parfois un peu niaise que, de toute part, faisait naître la préparation de la fête.

C'est devant des gradins de gazon que grandes dames, moines, harengères et bourgeois avaient de leurs mains élevés en face de l'autel de la patrie, et où tout Paris s'entassait, que se déroula la cérémonie. Elle a été maintes fois décrite : l'Evêque d'Autun montant à l'autel, revêtu des vêtements sacerdotaux, célébrant la messe, entouré de 400 prêtres qui, sur leurs aubes blanches, portent des ceintures tricolores, et mitre en tête, crosse en main, bénissant l'oriflamme de la garde nationale et les quatre-vingt-trois bannières des départements.

La Fayette depuis la veille avait pris la tête du mouvement : ce fut sa fête. Il s'avança vers l'autel, y plaça son épée et prononça le serment de fidélité à la nation, à la loi et au roi. L'ivresse devint folie : le commandant de la garde nationale fut saisi par les jambes, porté en triomphe.

Le président de l'Assemblée, de Bonnay, prêta à son tour un serment de fidélité que tous les députés répétèrent, mais le  public resta froid devant ses représentants. On les persifla : ils avaient paru encadrés entre une troupe de vieillards et une  troupe d'enfants. Royal Pituite et Royal Bamboche, dit la  foule. En revanche Louis XVI fut acclamé ; on cria : Vive  le Roi ! plus fort que Vive la Nation ! Il n'alla pas cependant à l'autel ; c'est debout devant son fauteuil qu'il dit : Je  jure d'employer tout le pouvoir qui m'est délégué par acte  constitutionnel de l'État à maintenir la Constitution décrétée  par l'Assemblée Nationale et acceptée par moi. Ce furent de  nouveaux cris : la reine, enlevée par ces acclamations, éleva  dans ses bras le futur Louis XVII : Voilà mon fils, il se réunit ainsi que moi dans les mêmes sentiments. Ce fut une  frénésie : les bannières s'inclinèrent ; les salves grondèrent. On était dans l'azur : un délégué disait qu'il avait entendu le roi dire qu'il verserait au besoin, s'il était nécessaire, son sang pour défendre la Révolution.

Il y eut le soir grande illumination : pendant qu'à Notre-Dame, 600 musiciens exécutaient la Prise de la Bastille, hierodrame, paroles du roi David, on dansait sur l'emplacement de la Bastille détruite. Tous généralement sont ivres d'amour pour le Roy et la famille royale, écrit-on le 16 juillet.

De fait, la journée donnait fort à songer. Mirabeau — à ce  moment enragé contre La Fayette — regrettait que cela eût  tourné à l'apothéose de ce Gilles César : il eût fallu que le roi arrivât à cheval, en général de la Fédération, qu'il allât de son trône à l'autel où l'auraient porté les bras de ces hommes dont on veut le menacer, tandis qu'ils respirent le monarchisme.

Néanmoins la journée avait été bonne pour le Roi : tous les témoignages concordent sur ce point. L'Assemblée crottée avait prêté à rire : Mirabeau le déplorait. Demain on chantera :

Fallait voir nos députés

Dont quelques-uns faisaient la moue,

C'étaient de vrais culs crottés

Qui se traînaient dans la boue.

***

Il était logique que, la Cour n'ayant pas su tirer parti de la Fédération, la Fédération se retournât contre elle. Elle fut particulièrement désastreuse pour les soldats délégués par l'armée. Le Club les avait caressés et, en les caressant, on leur avait avec soin tracé leurs nouveaux devoirs : se méfier de leurs officiers — aristocrates avérés — et, même au risque de désobéir au roi, ne tremper sous aucun prétexte leurs mains dans le sang français — celui de leurs chefs excepté. Cette fête, écrivait Bouillé, a empoisonné les troupes. Dès le lendemain le Régiment de la Reine se mutine à Stenay sous prétexte que les officiers veulent livrer la ville aux Autrichiens. Mais c'est là trouble léger à coté des événements de Nancy.

L'Assemblée à laquelle la Tour du Pin a, le 6 août, dénoncé ce torrent d'insurrections militaires, a enfin, le 16, voté un décret prescrivant la répression. Le roi envoie à Nancy M. de Malseigne pour inspecter les comptes. Il est immédiatement assauté, saisi par les Suisses, forcé de mettre l'épée à la main pour sortir de la caserne. Mais derrière lui sortent les soldats qui assiègent, la menace à la bouche, l'hôtel du commandant d'armes. Malseigne, poursuivi d'autre part, se réfugie à Lunéville. De la Noue, le commandant d'armes, arrêté chez lui, est traîné, blessé, dans un cachot, ainsi que plusieurs officiers supérieurs, et enfin Malseigne, saisi par les troupes de Lunéville et livré par elles aux rebelles de Nancy, rentre le 30, captif injurié, aux cris de A la lanterne !

La Fayette, devant le débordement général, avait entraîné l'Assemblée à passer de la menace à la répression. Bouillé, commandant la place de Metz, fut chargé de réprimer cette révolution militaire. Il réunit 90 bataillons et 104 escadrons et marcha sans plus attendre sur Nancy. Il eut raison d'agir vite ; déjà, devant les objurgations de Robespierre, l'Assemblée faiblissait, votant un ordre du jour fort équivoque de Barnave destiné à ralentir la marche de Bouillé.

Celui-ci était déjà à Nancy : après une affaire assez chaude à la porte de Stainville où furent, avec le vaillant Deslles, tués 56 de ses hommes, il avait pénétré au cœur de la ville, au milieu d'une fusillade continue qui coûta encore la vie à 400 de ses soldats et à 40 officiers. L'insurrection était étouffée.

Il fallait songer aux sanctions. Les Suisses furent, en vertu de statuts spéciaux, livrés au jugement de leurs officiers : 33 furent exécutés, 41 condamnés aux galères qui, avant deux ans, seront portés en triomphe dans les rues de Paris. Les soldats des deux autres corps n'attendirent pas si longtemps l'absolution. Les commissaires envoyés par l'Assemblée entendirent qu'on passât l'éponge, faisant beaucoup de mal par leur extrême indulgence. Mais déjà, au Manège, on gardait rancune à Bouillé — d'abord félicité — d'avoir trop vite exécuté les rebelles, et avant trois mois, le pauvre La Tour du Pin lui-même sera jeté bas.

Cette défaillance réduisait à néant l'effet qu'on eût pu tirer de la répression. Partout les soldats revenus de la Fédération avaient semé des ferments qui se développaient. De Besançon à Cahors, de Rennes à Huningue, on voit, en ces mois d'août et de septembre, les soldats entrer violemment en conflit avec les officiers. Il est si manifeste que la force militaire se dissout, que certains députés de droite et de gauche en viennent à souhaiter secrètement une guerre dans l'idée qu'elle forcera les soldats à tourner contre les ennemis de la patrie des passions vraiment impossibles à réprimer. Il est vrai que d'autres — et c'est la majorité — moins optimistes, tremblent devant la perspective d'une guerre avec l'Europe à l'heure où l'armée semble en complète décomposition. Or, en cet automne de 1'790, la question se pose. L'Europe et la Révolution sans qu'aucune des deux soit encore résolue à attaquer l'autre — s'affrontent et se mesurent. La fête de la Fédération, célébrée dans une ivresse d'amour universel, menace d'avoir de terribles lendemains.

 

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SOURCES. Œuvres déjà citées d'Aulard (Jacobins), Vaissière. Thomas Lindet, Mirabeau. Biauzat, Lameth, Bouillé, Frénilly, Louise Fusil, Paroy, Thiébault, Esterhazy. — Rapport de l'attaché Saxon (Rev. Rev., IV). Lettre d'un délégué de Bordeaux (Rev. Retr., XIII). Impressions d'un garde national normand (Rev. Fr., 1908). Girardin, Souvenirs, 1828. Mme de Tourzel, Mémoires, 1893.

OUVRAGES déjà cités de Chilly, Charavay, Meynier — Claretie, Desmoulins. 1908. Tiersot, Les fêtes et les chants de la Révolution, 1903.