LA RÉVOLUTION

PREMIÈRE PARTIE. — L'ASSEMBLÉE CONSTITUANTE

 

CHAPITRE VI. — L'ASSEMBLÉE, LES CLUBS ET LA CONSTITUTION.

 

 

Les députés seront au Manège et les écuyers au Palais Royal. L'Assemblée Constituante : les partis et les orateurs. La Société des Jacobins Intrigues de Mirabeau. Les débats de la Constitution. La Constitution de 1785-1791. Constitution anarchique et bourgeoise. Les Communes et les Départements : dépècement des provinces. La chute des Parlements. Le branlant édifice.

 

Il ne peut être question de liberté de la tribune en un endroit aussi remarquable par l'ordre et la décence, écrivait, le 7 octobre, Gouverneur Morris. Il était de ces Américains avisés qui, précisément, allaient transférer leur Congrès loin des villes populeuses, dans une cité où les députés seraient leurs martres, à Washington.

Les nôtres se précipitaient au gouffre. Ils siégeraient à l'Archevêché jusqu'à ce que fût prête pour eux la salle du Manège des Tuileries. Ils seront au manège, disent les mauvais plaisants, mais les écuyers seront au Palais-Royal. Mounier, croyant, moins que personne, possible la liberté des délibérations, essaya d'entraîner les modérés à une démission collective. Il échoua, se démit, tenta vainement de soulever son Dauphiné et s'émigra. La Révolution commençait à éliminer les vrais hommes de 1789, en attendant qu'elle les dévorât. L'ardent député de Vizille fut sa première victime.

L'Assemblée maintenant offrait son aspect définitif. Droite et Gauche se dressaient l'une contre l'autre, se disputant les cinq ou six cents indécis, qui tantôt votaient à droite et tantôt à gauche suivant le souci de l'heure.

A droite, à gauche, au centre, il y avait nombre de gens capables. Ne les jugeons pas sur leur œuvre qui fut souvent médiocre. Dix ans après, le grand constructeur, Bonaparte trouvera parmi eux d'excellents éléments de gouvernement, d'un Lebrun, consul, à un Mounier préfet, d'un Treilhard, conseiller d'État à un Talleyrand, ministre. Malouet — qui eût pu être aigri — avoue qu'il vit là nombre de capacités.

A droite, un abbé Maury s'impose, violent, trivial, tour à tour familier et terrible, souvent perspicace, malheureusement décrié ; vraie nature de plébéien, ce fils d'artisan restera jusqu'au bout le champion de la contre-révolution ; cet homme, qui n'avait pas de principes, faillit se faire assommer par ceux de son côté. L'abbé de Montesquiou, fin, très aristocratique, mais avec un bon sens fort exceptionnel, plaisait : un petit serpent, disait Mirabeau. Cazalès était un admirable orateur, parlant comme un Dieu, s'écrie un de ses collègues ; officier plein de foi, royaliste sans défaillance, sa parole distinguée, vibrante se faisait applaudir sur les bancs mêmes de gauche auxquels, aussi bien, son noble caractère imposait le respect. Malouet était peut-être, du Tiers, le seul royaliste ardent et marquant ; hier administrateur, il était — chose rare en ce milieu — d'esprit pratique, conseillant le loyalisme à l'Assemblée, le libéralisme à la Cour, à tous la modération.

C'étaient — à droite — les figures saillantes. Le reste était étrangement médiocre : le vicomte de Mirabeau, Mirabeau-Tonneau, avait, quoique fort intelligent, pris le parti, étant de tournure excentrique, de l'être dans ses motions ; narquois ou intentionnellement violent, il s'enivrait : on ne pouvait le prendre au sérieux. Grands seigneurs offensés, petits hobereaux exaspérés, prélats pleins d'aménité, mais incapables de tenir la tribune, la Droite, que grossissaient quelques bourgeois effrayés, était en général de peu de poids. Elle s'effritera promptement. Dès l'été de 1789, Mounier constatait qu'elle n'était jamais là. Lindet se réjouissait de voir ses bancs se dégarnir dès 5 heures du soir, ce qui permettait de faire passer entre 6 et 7 les motions révolutionnaires. Impossible, dit Mounier, qu'ils retardassent l'heure de leur repas. Ainsi la Révolution, grâce à la désertion de la Droite, se forgera aux chandelles. Beaucoup agirent par insouciance : d'autres par peur. Ne leur criait-on pas de la gauche : Nous vous recommanderons dans vos départements, terrible menace au moment où les châteaux s'allumaient.

A gauche et au centre — il est difficile à cette époque de tracer les frontières des partis — on voit une autre noblesse, l'aristocratie libérale, grands seigneurs très sincèrement démocrates ou libéraux, esprits aveuglément généreux comme Lally-Tollendal l'ange de l'éloquence, auréolé par surcroît des malheurs paternels, Clermont-Tonnerre, tête ardente enflammée de motions philosophiques ou Larochefoucauld-Liancourt, philanthrope convaincu et d'ailleurs admirable, qui, jusqu'à sa mort, tiendra imperturbablement l'homme pour bon. Des curés démocrates, le seul orateur marquant était l'âpre curé d'Embermesnil, Grégoire, chrétien convaincu, janséniste plus convaincu encore, tout en haines, haine de l'impie, haine du papiste, haine de la royauté, se tenant pour évangélique, mais à la manière sombre ; du reste sincère, probe et souvent très noble. Maurice de Talleyrand, évêque d'Autun, était à l'opposé : c'était déjà de la boue dans un bas de soie : flaireur de vent, il en était encore, la veille des journées d'octobre, à chercher sa voie ; le lendemain, il est décidé : la Révolution triomphant, siégera à gauche, livrera son Ordre, son Église, son roi, son âme, et se défroquera, toujours en souriant, sachant, sans jamais soulever la colère de ceux qu'il vend, vendre tout le monde, séduisant, persuasif,  corrompu, improbe et poussant l'esprit de trahison jusqu'au génie. Autre prêtre, Sieyès nous est déjà connu : nous le retrouverons en évidence à telle époque postérieure et le peindrons en pied : déjà diseur d'oracles, il passe pour tenir en son vaste cerveau la régénération de l'humanité.

Un autre transfuge, à gauche, attire l'attention : Honoré-Gabriel de Riquetti de Mirabeau. Affreux, la figure ravagée, mâchée par la petite vérole, le front barré de rides, les épaules fortes et rondes, la taille épaisse, la démarche lourde, mais des yeux de flamme, une bouche frémissante de passion, et le geste terrible, il tirait parti de ce repoussant physique : Ma laideur est une force, dit-il. Son éloquence presque irrésistible en faisait l'orateur le plus renommé de l'Assemblée qu'il domptait parfois, menait, retenait, précipitait pour une heure ; son passé presque infâme, des mœurs cyniquement dissolues, une réputation, en partie légitime, de vénalité, le mépris qu'on devinait chez lui pour tous ceux qui l'approchaient, le privaient — la tribune une fois abandonnée — de toute influence durable. Généreux parfois, paresseux, voluptueux, se passionnant à tout, n'approfondissant rien, se faisant préparer des discours qui semblaient jaillir de ses entrailles, comédien que d'ailleurs Lekain et Mlle Clairon avaient formé, mais avec d'admirables vues d'État, le seul grand homme de l'Assemblée, mais qui, dans ce chaos du inonde parlementaire en nébuleuse, fut une force inutile ou mauvaise, bientôt brisée d'ailleurs.

M. de Mirabeau est la torche de la Provence, M. de Robespierre est la chandelle d'Arras. Il est là le triste et morne avocat d'Artois. L'ancien protégé de l'évêque d'Arras est, tout de suite, allé aux extrêmes. Nous le retrouverons un jour en pleine lumière, l'âcre, orgueilleux, convaincu, honnête et pontifiant légiste qui, par une éloquence qui sent l'huile et distille le vinaigre, énerve présentement l'Assemblée jusqu'à lui arracher des rires de mépris. Lui, humilié, ulcéré, renfrogné, fait provision de haine. Avec Rœderer, politique souple destiné à servir plus d'un régime et présentement fort avancé, avec Buzot, héros de roman porté à la tribune, pétri par Rousseau et Plutarque, dévoyé par eux et par eux exalté, avec Pétion, joli garçon, de médiocre capacité et que les circonstances serviront — et desserviront un jour — étrangement, Robespierre est le pur parmi les purs. Ce quatuor constituera une extrême gauche à l'Assemblée où l'on placerait encore à cette époque ce terrible Barnave dont je dirai ailleurs l'âme de flamme dans un corps de glace et qui forme avec Duport et Lameth le fameux triumvirat jacobin.

Ce sont là, avec Lafayette et Bailly, les figures saillantes : mais ce ne sont point des conducteurs. L'Assemblée que ses tribunes oppriment, que les clubs font trembler, que la foule impressionne et que conduisent les événements, échappera toujours à ses leaders. Infatuée, quoiqu'en masse incapable, mettant d'ailleurs sa gloire à n'être ni disciplinée, ni conduite, elle est simplement entraînée par une masse confuse de légistes qui, les yeux fixés sur un Sinaï idéal, y cherchent la loi dans des nuages, alors qu'elle devrait sortir du sol ancestral. Sous ces vrais conducteurs, anonymes et dangereux, se masse ce que Mme Roland appellera avec mépris le tas de bûches à dix-huit livres par jour.

A côté de cette Assemblée confuse, trop nombreuse, influençable sans être disciplinable et à la merci des poussées du dehors, la vraie assemblée conductrice des événements s'organise : la Société des Jacobins.

Le noyau a été le Club Breton, simple réunion de députés. Ses fondateurs, ce sont, avec quelques recteurs démocrates du pays d'Armor, les trois avocats de Rennes, Lanjuinais, Defermon et Le Chapelier. Puis la réunion s'est ouverte à Mirabeau, Sieyès, Barnave, Pétion, Volney, Grégoire, Robespierre, les deus frères de Lameth, le duc d'Aiguillon.

Voici qu'avec l'Assemblée, le Club se transporte à Paris, 7 place de la Victoire. Mais déjà une réunion plus nombreuse s'apprête à l'absorber, c'est la Société des amis de la Constitution qui s'organise dans le couvent des Jacobins Saint-Honoré. Tout l'état major breton s'y transporte. Il y trouve à la fois ses soldats et ses maîtres, petits bourgeois et artisans de Paris qui font la Société et qui, semblant suivre les députés affiliés, les mènent. Avant la fin de 1790, la Société des Jacobins sera la grande faiseuse de l'opinion. Ces onze cents clubistes de la rue Saint-Honoré — liste officielle de 1790 — bientôt ne se contentent pas de mener Paris ; ils jettent les bases de cette énorme organisation qui aidera la seconde Révolution à se consommer. Dès le commencement de 1791, la Société aura 227 filiales en province, trois mois après 345 et, à la fin de la Constituante, 406. C'est par ces sociétés provinciales qu'elle tiendra le pays. Après l'avoir entraîné, elle le matera. Les députés prennent donc fort naturellement l'habitude de regarder non plus dans leurs circonscriptions, mais dans l'ex-chapelle des Jacobins où s'élabore l'esprit public.

Et, dès 1790, le Club sera ainsi le maître de l'Assemblée.

***

L'Assemblée, tenue par le Club, pensait tenir le roi. Louis XVI semblait résigné à jouer les soliveaux. Très découragé, il espérait mettre un terme à la Révolution en lui cédant. L'entourage lui-même paraissait atteint de paralysie : le comte de Provence ne conspirait plus que sournoisement contre la Révolution. D'ailleurs l'ordre n'était-il pas rétabli ? La Fayette ne le garantissait-il pas ? Seul, Mirabeau conseillait à la Cour de se méfier de l'accalmie.

Il n'était pas ministre et s'en enrageait. Tandis qu'à l'Assemblée où il voulait être populaire, il soutenait les motions parfois les plus démagogiques, il écrivait à la Cour lettre sur lettre, tantôt flattant jusqu'à la reine, le seul homme qu'ait le roi, tantôt menaçant avec une extrême audace, clairvoyant d'ailleurs au point de nous stupéfier aujourd'hui, prédisant tout ce qui se va passer si on ne s'oppose à rien. Il voulait le pouvoir. Mais ni le roi ni l'Assemblée ne se résolvaient à se donner ce tyran. Celle-ci brisa finalement ses espérances en votant — contre lui — la motion Lanjuinais qui interdisait à tout député l'entrée du ministère. La Droite vota le décret par haine de Mirabeau : de l'aveu du duc de Levis, ce fut une lourde faute. Mirabeau ressentit cruellement le coup. Qu'on vote simplement, dit-il, que M. de Mirabeau sera exclu du ministère. Exaspéré contre la Droite, il entendit faire payer cher à ces stupides ennemis leur haine aveugle et, sans cesser de s'offrir à la Cour, il redoubla ses coups contre le régime. Talleyrand, écarté avec lui, garda une attitude plus mesurée ; mais aigri par ce vote, il se faisait, lui aussi, démagogue. Tous écartés du ministère où — peut-être — ils eussent pu mettre une digue à la Révolution, La Fayette, Mirabeau, Talleyrand, désorientés, précipitaient le mouvement qu'on ne leur pouvait plus donner mission d'arrêter.

***

Au milieu de ces intrigues, les débats se poursuivaient. La discussion de la Constitution parut close en février 4790. La réforme administrative et judiciaire, qui se vint greffer sur la réforme politique, aboutira à cette Constitution dite de 1'791, parce que, revue et remaniée pendant les années 1790 et 1791, elle ne sera définitivement sanctionnée par le Roi et, partant, loi d'État qu'en septembre 1791.

Lorsque l'Assemblée vint à Paris, l'œuvre était déjà fort avancée. Ou avait déblayé, nous le savons, le terrain des propositions bicaméristes et accordé à grand'peine au roi le veto suspensif.

On le regrettait presque. Tous les jours davantage, en dépit de la soumission de Louis, l'Exécutif devenait l'ennemi. On allait l'affaiblir à l'excès ; faute explicable : les hommes de 1789 ne connaissaient pas encore les excès du despotisme populaire, pas plus les abus du régime parlementaire ; ils n'étaient pas assez clairvoyants — Mounier et Mirabeau à part — pour les prévoir. Ils ne voyaient que les excès de l'absolutisme royal. Louis XVI certes n'était pas à redouter, mais n'oublions pas que c'était contre Louis XIV que se faisait la Révolution. La Constitution de 1791 devait être, par suite d'une disposition ainsi explicable, une œuvre de réaction anti-absolutiste plus que de révolution démocratique. Ils ont voulu gouverner le Roi plus que gouverner par lui, écrira Mirabeau.

Ne revenons pas sur le Veto : Mirabeau — qui alors croyait toucher au pouvoir — en avait enlevé à grand'peine le vote en s'écriant que, le veto rejeté, il aimerait mieux vivre à Constantinople qu'en France. Je ne connaîtrais rien de plus terrible, avait-il ajouté, que l'autorité souveraine de 600 personnes. Il ne pensait pas comme ce député qui estimait que le roi ne pouvait prévaloir, fût-ce un jour, contre l'Assemblée, car c'est une gloire pour un roi que de partager les erreurs de son peuple.

Louis XVI, par l'institution du veto suspensif, fut autorisé à ne point partager pendant trois législatures (six ans) les erreurs de son peuple. C'était une prérogative. Nous verrons à quoi les circonstances la réduisirent.

Le débat clos, qu'est-ce que le nouveau souverain ? Nouveau, oui, puisqu'on entend tout d'abord le recouronner. On conserve un roi parce que, comme le fait remarquer Rabaut Saint-Étienne, Sparte, qui était une République, en avait deux — argument qui sent son époque — : mais ce roi change de titre : ce sera le roi des Français. D'aucuns avaient proposé une plus radicale réforme de vocable : Louis Ier, empereur des Français. C'étaient des gens pressés qui durent attendre quinze ans le titre rêvé — avec un tout autre homme que Louis Ier.

Le roi n'est plus que le suprême agent de la Nation, le premier serviteur de la Loi. La devise inscrite en tête des actes publics consacre une hiérarchie : La Nation — La Loi — Le Roi.

Chef suprême des armées et de l'administration, il a la nomination des très hauts fonctionnaires. Le reste lui échappe — c'est-à-dire, en somme, toute l'administration, toute la justice, toute l'armée.

Il frappe la monnaie, dirige les armées, signe des traités et — sur l'autorisation expresse de l'Assemblée — déclare la guerre. Il choisit ses ministres, les peut renvoyer, et enfin, nous le savons, s'opposer — trois législatures durant — à la loi décrétée.

En apparence, c'est un pouvoir ; en réalité, c'est une impuissance. Ce petit-fils de Louis XIV, on ne lui accorde pas le quart des pouvoirs dont dispose à l'heure présente notre président à l'Elysée.

Le Veto sera annulé ; le droit de renvoyer ses ministres nettement contesté. Le roi abusera aux yeux de la Nation dès qu'il usera des seuls droits qu'on lui a laissés.

En admettant qu'il en jouisse sans contestation, il n'en reste pas moins, en face de l'Assemblée, dans un état d'infériorité marquée — parce qu'il ne la peut dissoudre. L'appel au peuple lui est interdit. Dans tout conflit entre les pouvoirs, l'Assemblée aura toujours le dernier mot : elle peut atteindre le ministère — si le veto la vient irriter — en refusant le budget. Mais le roi ne peut atteindre l'Assemblée. Dès lors il devient forcément son esclave, son grand-officier, dira Rivarol.

Grand-officier, si du moins il pouvait remplir son office. Il faudrait à cela deux conditions ; qu'il puisse constamment rester en relation avec l'Assemblée par un ministère parlementaire, et qu'il lui soit permis de tenir réellement dans sa main les fonctionnaires qui, sous lui, doivent faire respecter la Loi.

Une des erreurs capitales de l'Assemblée a été de voter, le 7 novembre 1789, la motion excluant du ministère ses propres membres. Le régime constitutionnel que ces gens croient instaurer, ils le faussent radicalement dès le début. Loi de circonstance dirigée contre quelques ambitieux, l'exclusion paraît bientôt, par surcroît, dogme intangible. Elle crée une cloison étanche entre les deux pouvoirs et organise le malentendu. Le décret du 7 novembre 1789 — un des articles capitaux de la Constitution — suffisait à rendre impraticable le nouvel ordre politique.

L'organisation de l'administration achevait de paralyser le souverain. Celui-ci en est le chef : cela est sur le papier constituant. Mais comment le roi pourra-t-il commander à des fonctionnaires en immense majorité élus par la Nation et, partant, à des agents qu'il ne pourra révoquer ni même suspendre ? La Constitution n'est pas encore votée que la question se pose : Quelle conduite tenir en cas de désobéissance de la part des administrations provinciales ? demande La Fayette à Morris. Elles sont aux ordres du roi, mais étant électives, peuvent ne pas le respecter. L'Assemblée qui a désarmé le souverain vis-à-vis d'elle-même en lui refusant le droit de dissolution, qui l'a paralysé dans son bon vouloir en lui retirant le droit de prendre des ministres dans son sein, lui interdit toute action sérieuse sur les fonctionnaires publics. L'Assemblée, écrira Mirabeau, n'a point créé de pouvoir exécutif  J'entends qu'il n'existe et ne peut même exister sans agents et sans organes. L'Assemblée, qui a fait du roi son grand serviteur, ne laisse même pas à ce serviteur la possibilité de la bien servir.

***

Quel est ce Législatif souverain ? Il résidera en une chambre unique, l'Assemblée Législative. Pouvoir méfiant, il se gare et de l'appel au peuple et de l'appel au soldat : le roi ne peut renvoyer l'Assemblée devant ses électeurs, et défense est faite à l'armée de ligne d'approcher à moins de 30.000 toises du Corps législatif.

Les députés, il est vrai, ne sont élus que pour deux ans. C'est le sacrifice à la souveraineté du peuple : sacrifice, oui ; le travail parlementaire en sera — si la Constitution s'applique — singulièrement empêché ; tous les deux ans, voici les propositions déjà étudiées remises à l'étude, voici même les lois votées d'hier interprétées dans un nouvel esprit par qui ne les aura pas votées. Et l'inconvénient s'aggravera en 1791 de la suprême disposition — suprême sottise — qui rendra non rééligibles les Constituants sortants. Nous y reviendrons.

Tous les deux ans, le Pays élit ses représentants. Quel Pays ? C'est ici que les bourgeois de l'Assemblée ont tiré le voile. Tous les hommes naissent égaux : le suffrage universel paraît sortir de cette Déclaration ; Condorcet ferait même voter les femmes.

La Constituante n'y paraît guère disposée : même parmi les hommes, il y aura lieu de distinguer.

Tous les hommes naissent égaux : dans un grand élan on a voté l'article : c'est Rousseau qui l'a dicté — et un peu M. de la Palisse. Mais en sortant de cette mémorable séance, les Constituants ont rouvert leur Montesquieu ; ils y ont lu : Ce ne fut que par la corruption de quelques démocraties que les artisans parvinrent à être citoyens. Au fond, la plupart de ces gens — ceux qui auront traversé la Terreur, — trouveront leur Terre Promise dans le régime de juillet 1830. Que Duquesnoy n'a-t-il vécu jusqu'au ministère Guizot ! Il n'y a certainement de vrais citoyens que les propriétaires, écrit ce constituant libéral. Voilà qui suffit à expliquer le marc d'argent.

Ce marc d'argent fut la formule où parut tenir le système. Tout le monde est citoyen : mais il y a des citoyens passifs — les pauvres — et des citoyens actifs : les citoyens passifs ne voteront point, les citoyens actifs voteront. Même parmi les citoyens actifs, la loi du 22 décembre 1789 crée une hiérarchie. Qui paye une contribution équivalant à trois journées de travail, sera électeur du premier degré : cela donne à la base 4.298.360 électeurs — le pays légal. Éliront-ils le député ? non, mais simplement les délégués qui le doivent choisir, et ces délégués ne pourront être pris que parmi les contribuables pavant dix journées de travail. Seront-ils du moins — ces demi-riches — éligibles à l'Assemblée ? Non point. Ne le sera que quiconque paiera contribution d'un marc d'argent (50 livres) et possédera un bien foncier.

Le projet fut voté tel quel : mais l'opposition, qui avait été violente, ne désarmera pas ; pendant deux ans le marc d'argent sera le Delenda Carthago de l'Extrême-gauche. Un député du centre constate avec la plus vive irritation que le 25 janvier 1790 — un mois après le vote acquis — le marc d'argent était pour la huitième fois remis en question. Il le sera tant et si bien qu'il finira — in extremis — par être supprimé. Mais sera-t-il plus démocratique de décider que l'Assemblée ne sera élue que par les propriétaires ou usufruitiers d'un bien équivalent à la valeur locale de 200 à 150 journées, les locataires d'une habitation évaluée au revenu de 150 à 100 journées, les métayers ou fermiers de biens estimés à 400 journées ?

Les artisans — conformément au vœu de Montesquieu — resteront donc exclus de la Cité. Mme Roland s'en indignera dans une lettre très âpre du 28 avril 1791. Démocrate, elle avait raison ; révolutionnaire, elle avait tort. Une classe ne s'attache fortement qu'au régime qui la privilégie : l'énorme classe bourgeoise, qui va aller des banquiers de la Chaussée d'Antin aux nouveaux et tout petits propriétaires ruraux, sera le vrai rempart de la Révolution : elle lui sera reconnaissante d'avoir inscrit, aux dépens de la noblesse, l'égalité au fronton de l'édifice et de ne l'avoir établie, en fait, qu'au seul profit de la bourgeoisie grande et petite. Le vœu de notre député est réalisé : Il n'y a de vrais citoyens que les propriétaires.

C'est donc ce corps privilégié qui élira les 750 députés qui eux, par une étrange contradiction, pourront être pris — on le verra de reste en septembre 1791 — parmi les gens les plus démunis de capitaux et de propriétés.

***

Il fallait, cependant, renouveler la face de la Terre — et, pour commencer, celle de la terre française. D'un formidable revers de main, on balaya les anciens organismes, les anciens cadres, les anciennes circonscriptions de l'administration et de la justice. A l'esprit nouveau il fallait — du haut en bas — des formes nouvelles.

Un organisme était né spontanément de la Révolution : la nouvelle Commune. On la confirme, l'organise et, la Révolution lui devant déjà beaucoup, on la fortifie.

Ici la Constituante décentralise : chaque Commune est une petite République : elle élit ses magistrats, exécutifs et, législatifs, maire, municipalité, conseil général, procureur ; elle est maîtresse de la force armée, garde nationale ; elle répartit et perçoit l'impôt. Ajoutons-y — mais sans le contrôle du pouvoir central, si despotique aujourd'hui — les pouvoirs de police et autres confiés à nos municipalités actuelles. Le procureur de la Commune est vite un petit despote.

Ces Communes resteront fort avancées. On a clone fait œuvre fort intelligente — au point de vue de la Révolution — en leur accordant de grands pouvoirs.

Par contre, se méfiant de l'esprit des provinces même morcelées, on en a donné de fort médiocres aux départements.

L'institution des départements, par les décrets des 11 et 12 novembre 1789, 15 janvier et 26 février 1790, fut — plaçons-nous au point de vue de l'Assemblée, le triomphe de la Révolution — un trait de génie. En morcelant le pays, on brisa toute résistance possible des provinces à la loi, faite sous l'action de Paris. La France, à la vérité, en restera désossée ; elle en souffrira et plus d'un de ses membres en restera à tout jamais perclus ; l'anémie demeurera chronique ; la tête va prendre un développement énorme. Saluons, en cet hiver de 1789-1890, d'un dernier regard nos vieux pays que la Révolution brise et démembre.

Voici donc 83 départements décidément organisés par le décret du 15 janvier 1790, avec leurs subdivisions, districts et cantons, et baptisés — si j'ose dire — par le décret du 26 février : noms parfois ridicules, hâtivement distribués. Lorsqu'on désigna les chefs-lieux de département et de district, il y eut de grandes querelles que trahit la correspondance de dix députés.

Départements et districts eurent des administrations élues, Directoire, Conseil général, tous pouvoirs collectifs : pour les mettre en branle dans chaque département, dans chaque district, un procureur syndic qui est l'homme puissant, moins puissant néanmoins que le procureur de la plus petite commune. Car le Département est faible au regard de la Commune — élément d'anarchie nouveau dans cette administration singulière.

***

La réorganisation judiciaire se calque sur la réorganisation administrative.

Juges élus à tous les degrés. C'est pour les Constituants un retour au droit primitif ; leur collègue Bouche n'est-il pas venu leur dire que jusqu'à l'année 697, le peuple nommait les juges et qu'à cette époque, qui fut celle où le clergé entra aux États généraux, le peuple commença de perdre ses droits. Qu'objecter devant une érudition si sûre d'elle-même ? Thomas Lindet, homme intelligent, écrit que le peuple va reprendre son droit usurpé par les rois.

Un des grands avantages était de supprimer les Parlements, odieux aux députés. Les Cours faisaient depuis six mois une opposition tantôt ouverte, tantôt sournoise à l'Assemblée. Moins patiente que les Bourbons, elle ne fit pas de lit de justice, mais brisa les parlementaires sur leurs sièges fleurdelysés.

Sur ces sièges s'assiéront d'autres magistrats : ce sont les élus du pays. Car là encore le roi n'a rien à voir : grande déchéance, car le chief seigneur qui était le roi était aussi le chief juge ; mais on déracine tout — y compris le chêne de Vincennes. Juges de paix dans les cantons, juges des tribunaux civils des districts, juges des tribunaux criminels des départements, avec jury d'accusation et jury de jugement, tous sont donc à l'élection. Près de ces tribunaux, le ministère public n'est même pas tout entier entre les mains du roi, loin de là ; le commissaire qui saisit le tribunal est à sa nomination, mais l'accusateur public qui requiert, lui aussi, est à l'élection. Elus enfin les magistrats du Tribunal de cassation un par département — et ceux de la Haute Cour qui, à Orléans, attendra les prévenus de lèse-majesté — beaucoup plus souvent ceux de lèse-Révolution.

***

Cette œuvre énorme de réforme — unique dans l'histoire — c'est un monument, mais combien fragile ut mal ordonné. J'ai dit la faiblesse inouïe du gouvernement central : le pouvoir est en haut, mais il ne vient pas d'en haut. Le gouvernement commande à des gens qui, impunément, peuvent lui désobéir puisqu'ils ne sont pas entre ses mains. En revanche, ils sont entre celles des citoyens qu'ils doivent administrer et juger scabreuse situation.

Si tons ces citoyens votaient, peut-être sortirait-il de tout cela, malgré tout, de bonnes administrations. Mais fatigués par l'abus des élections, les hommes occupés ne vont plus voter, c'est-à-dire les meilleurs citoyens. Des politiciens locaux en profitent pour faire les élections — ou plutôt les organisations politiciennes, les Sociétés. Et lorsque, sous l'impulsion des Jacobins, elles se seront fédérées, soudain un gouvernement à côté se substituera au gouvernement en titre. Jamais l'énorme organisation des Sociétés populaires ne se fût emparée du pays, si elle eût trouvé en face d'elle une administration fortement constituée.

Celle que bâtit la Constituante pendant l'hiver de 1789-1790, sera infirme. On avait, ai-je dit, désossé la France ; quand on voulut rebâtir un corps nouveau, on put rassembler les os épars en une ordonnance apparemment belle, mais les muscles manquaient. Lorsque, toujours sous le régime nominal de la Constitution de 1791, la Convention se substituera au Roi, l'erreur de la Constituante sera si visible que l'Assemblée pour obtenir du pays des soldats, de l'argent et l'obéissance aux lois — désignera ces commissaires, ces représentants en mission qui, précisément dans un pays démuselé, usurperont si facilement les pouvoirs proconsulaires. Ces missions inconstitutionnelles de l'an II, c'est la meilleure critique de l'œuvre de 1789-1790. Il fallut, dans ce corps mal équilibré, glisser cette extraordinaire armature qui le tint miraculeusement debout.

Dès 1791, lorsque le monument se dressera, on verra qu'il penche sur ses trop faibles fondations. La Constitution est telle que le Tout-Puissant lui-même ne pourrait en sortir sans créer une nouvelle espèce d'homme, écrira Morris, le 20 novembre 1790. La Fayette lui-même sera assailli de doutes ; Mirabeau, plus brutalement, déclarera : La désorganisation du royaume ne pouvait être mieux combinée. Dès 1792, la maison se lézardera. Il faudra que la Convention — en attendant la grande reconstruction de 1800 — jette son terrible ciment romain dans les lézardes du monument de 1791.

 

*****

SOURCES. Œuvres déjà citées de Morris, Vaissière, Duquesnov, Thibaudeau. Aulard (Jacobins), du baron de Staël, de Morellet, Mirabeau, Virieu, Talleyrand, Rahaut, Mme de Chastenay, Guilhermy, Lameth, Legrain. — Thomas Lindet, Correspondance, 1899. Frénilly, Souvenirs, 1908. Lacretelle, Dix ans d'épreuves, 1843. Schmidt, Tableaux de la Révolution, 1867-1871. Louise Fusil, Souvenirs, 1841.

OUVRAGES déjà cités de Goncourt, Levasseur, Cahen, Laborie. Castellane, Néton, Esmein, Sicard. — Aulard, Les orateurs de la Constituante (éd. de 1905). Hamel, Robespierre, I, 1865. Herissay, Buzot. Plan, Un collaborateur de Mirabeau, 1874. Sorel, Montesquieu, 1895. Frédéric Masson, L'organisation de l'administration par la Constituante (Jadis, III. 1909). Simonnet, Le gouvernement parlementaire et l'Assemblée Constituante, 1899.