LA RÉVOLUTION

PREMIÈRE PARTIE. — L'ASSEMBLÉE CONSTITUANTE

 

CHAPITRE IV. — LA NUIT DU 4 AOÛT ET LA DÉCLARATION.

Juillet-octobre 1789

 

 

La double peur de l'Assemblée. Jean Sans Terre à la tribune. Emulation d'immolation dans la nuit du 4 août : attendrissement général : le Te Deum des privilégiés. — La Déclaration. Antinomie de la Déclaration et de la Constitution. La Terre Promise et refusée. — Craintes qu'inspire la Cour. Dispositions de la reine. — L'Assemblée traîtresse vote le Veto. On décide à Paris d'aller à Versailles.

 

L'Assemblée vivait entre deux peurs : celle de la Cour et celle de la populace. La première peur sembla, un instant, s'apaiser. Le roi s'entourait de ministres quatre-vingt-neuvistes. Passant d'un excès à l'autre, ces ministres d'un roi hier absolu étaient venus déclarer à l'Assemblée qu'ils n'exerceraient aucune fonction publique sans son agrément. En foi de quoi, cet exécutif si docile se mit à ne plus gouverner, laissant les députés en tête-à-tête avec la Nation.

Nous savons que, depuis un mois, celle-ci se livrait à la canaille. Le mot est dans les notes de députés démocrates mêmes et dénote l'horreur qu'inspiraient à l'ancien Tiers les exploits des bandes. Mais si on ne satisfait la canaille, elle détruira tout. On la pourrait, à la vérité, prévenir en détruisant ce qui lui reste à démolir, mais un scrupule arrête ces bourgeois : beaucoup sont des juristes ; comment s'y prendront-ils pour dépouiller de droits séculaires noblesse et clergé ? Et, si on ne les spolie, comment satisfaire le peuple ? Nous voyons nos gens angoissés.

Et, soudain, le 4 août, à 8 heures du soir, au moment où s'allait clore la séance, le vicomte Jean de Noailles se lève ; on vient de lire un arrêté destiné à calmer les provinces. Le vicomte prend la parole : le seul motif du peuple pour dévaster les châteaux est le fardeau onéreux des rentes et prestations seigneuriales, reste odieux de la féodalité : il faut les balayer. Le Tiers, un instant stupéfait, applaudit : ce Noailles, mais c'est toute la Noblesse venant d'elle-même tendre sa tête à la hache ; voilà la solution. On ne veut pas se rappeler que ce Jean de Noailles — cadet de sa race et par surcroît ruiné, — n'a nullement l'autorité qu'on lui prête : Jean sans Terre l'appelle-t-on dans son monde. Et d'ailleurs, voici que le duc d'Aiguillon, piqué, lui le noble révolutionnaire, de se voir distancer par Jean sans Terre, vient appuyer la proposition, d'où de nouveaux transports ; et nouveaux transports, quand le duc du Châtelet vient déclamer contre la féodalité.

Alors c'est un vent de folle générosité : jamais le caractère français ne se devait révéler plus inapte à la délibération, plus  capable d'élans irrésistibles. Sincèrement peut-être, un Noailles se croit le droit de venir sacrifier la fortune de son Ordre. Demain un député noble — dans son Journal — écrira (sous cape) : Les députés n'avaient aucun des pouvoirs qu'ils se sont arrogés. N'importe. Chacun, écrit un témoin, donna libéralement ce qui ne lui appartenait pas. De fait, jamais les électeurs de Noailles ne l'avaient autorisé à les ruiner, et pas plus le clergé de Lorraine n'avait envoyé l'évêque de Nancy à Versailles pour y venir renoncer aux bénéfices de son Ordre : la Fare le fit aux applaudissements de tous. 1.700 députés semblent fous : on pleure, on s'étreint. C'est alors à qui se fera acclamer. L'évêque de Chartres, l'archevêque d'Aix viennent, au nom du clergé, approuver La Fare : l'évêque de Chartres renonce au droit de chasse : il y eut, à ce moment seulement, un serrement de cœur chez les nobles. On entendit du Châtelet murmurer : Ah ! l'évêque me prend la chasse, moi je vais aussi lui prendre quelque chose. Ce quelque chose fut la dîme. Mais déjà la noblesse de robe était à la tribune avec Lepelletier de Saint-Fargeau, président de chambre, qui demande l'abolition des privilèges financiers : tempête de joie. Voici des curés qui offrent leur casuel : cris d'admiration : il faudra attendre au 8 août pour savoir que l'un sacrifiait 20 livres et l'autre 15. On supprime les garennes : on supprime les banalités. C'était un délire, une ivresse. Le marquis de Blacons demande que les provinces abandonnent leurs privilèges : Bretagne, Languedoc, Artois, Bourgogne, Lorraine s'immolent donc.

Et lorsque tout est par terre, l'archevêque de Paris propose un Te Deum dans la chapelle du château, tandis que Liancourt et Lally — tous deux nobles — font proclamer Louis XVI restaurateur de la Liberté française.

Je suis ici les notes de six députés bourgeois : ils sont ahuris et attendris. L'on se sentait transporté et en délire, écrit l'un, lorsque, la scène changeant de bien en mieux, nous avons vu s'affaisser et disparaître tous les grands obstacles. Un autre balbutie de joie : J'invoque la Divinité pour qu'elle m'inspire les expressions convenables et un troisième : On pleurait, on s'embrassait. Quelle nation ! Quelle gloire ! Quel honneur d'être Français !

De fait, à 8 heures du matin, on avait, en une trentaine de décrets, voté le bouleversement social le plus extraordinaire que nation ait connu. Nous avons fait en dix heures, écrit, le matin, un député, ce qui devait durer des mois. Mais le môme avouera, quelques semaines plus tard, que cette malheureuse nuit a créé à l'Assemblée une inextricable situation : car on pense bien qu'il va falloir des mois et des mois encore, pour faire quelque chose d'à peu près cohérent de ces effusions législatives.

En tous cas, lorsque l'on se rendit à la chapelle pour chanter le Te Deum, les députés bourgeois rassurés se disaient que le peuple, ému de tant de générosité, rentrerait dans l'ordre. Ils se trompaient un peu. Le peuple prétendra prendre plus qu'on ne lui donne. A l'examen, il faudra bien que les députés établissent des distinctions : il est tels droits qu'on peut abolir sans indemnité, ceux du seigneur souverain local, mais il en est d'autres qu'on ne peut que racheter, ceux du seigneur propriétaire : mais comme ces droits sont enchevêtrés, le peuple fort simpliste ne les saurait distinguer. Ne lui a-t-on pas annoncé, le matin du 5 août, en des lettres inondées de larmes, que l'Assemblée a entièrement aboli le régime féodal ? Les peuples sont pénétrés des bienfaits qu'on leur a promis et suivant l'expression germanique de l'Alsacien Reubell, ils refusent de s'en dépénétrer. Rien ne leur fera admettre les restrictions du Comité des droits féodaux. Ces restrictions, le peuple les considérera comme des manquements formels à la grande promesse. Et malheur alors aux sages bourgeois qui, dans ce Comité, essaieront de pallier les exaltantes déclarations de Jean de Noailles et de l'évêque de Nancy : le Tiers lui-même ne chantera pas longtemps le Te Deum.

Quant aux nobles et aux clercs, attendris sur leur propre attitude, ils le chantent à tue tête, en cette matinée du 5 août : Te Martyrum candidat us laudat exercitus.

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La féodalité, donc, était supprimée : il n'y avait plus en France que des citoyens égaux. Il parut nécessaire de proclamer leurs droits ; peut-être, suivant le mot de Mirabeau lui-même, eût-il été plus opportun, en face des événements qui bouleversaient les provinces, pillages, incendies, meurtres, refus de l'impôt, rébellion des soldats, de proclamer non les droits, mais les devoirs des citoyens. Mais on avait hâte de déclarer les droits.

Depuis la fin de juillet, l'Assemblée travaillait à cette Déclaration. Le principe en avait été apporté de Philadelphie par La Fayette et, ce principe admis, ce fut, d'autre part, au philosophe de Genève qu'on devait demander les idées.

Logiquement, cependant, la Déclaration eût dû jaillir des Cahiers : Clermont-Tonnerre eu avait tiré 11 articles fort clairs. Cela ne venait ni de Philadelphie ni de Genève, mais de notre terroir. Fi donc ! Allait-on travailler pour une seule nation ! Nous voulons faire une déclaration pour tous les hommes, pour tous les temps, pour tous les pays et servir d'exemple au monde ! s'écrie un député. Les étrangers souriaient de cette prétention, aussi bien un Morris, qui précisément vient de Philadelphie, qu'un Dumont qui sort de Genève. Fiction puérile, dit ce dernier. Jean-Jacques en eût été lui-même effrayé.

S'inspirant de lui, la Déclaration devait être très démocratique. Les bourgeois — peut-être — y eussent répugné ; ils furent débordés par la noblesse libérale et le clergé démocrate. C'est, dès le 1er août, un Montmorency qui avait proclamé nécessaire la Déclaration intégrale, appuyé par le comte de Castellane. Nous voyons des bourgeois effrayés, un M. Crinière, un M. Grandin ; Mirabeau aussi estime imprudent de lever tout à coup le voile ; le peuple, promptement, abusera ; les droits de l'homme, c'est le secret qu'il faut cacher jusqu'à ce qu'une bonne constitution ait mis le peuple en état de l'entendre sans danger. Malouet enfin, très sagement, dira : Pourquoi transporter les hommes sur le haut d'une montagne et leur montrer tout le domaine de leurs droits, puisque nous sommes obligés de les en faire descendre, d'assigner des limites et de les rejeter dans le monde réel on ils trouveront des bornes à chaque pas. Mais un Virieu, un Lameth, un Lally, un Talleyrand, un Larochefoucauld, après Montmorency et Castellane, apportent des articles et les font acclamer, tous très démocratiques — sans parler de l'archevêque de Bordeaux, Champion de Cicé, rapporteur enthousiaste. Ils étaient sincères : peut-être y avait-il au fond inconsciente malice à prendre le Tiers au mot en le contraignant à aller tout de suite aux extrémités de la démocratie. Sans doute. Mounier fut là un des grands inspirateurs ; mais il subissait fortement l'influence des nobles démocrates.

La Déclaration fut bâtie en séance publique : deux étrangers qui assistaient à ces séances, l'Allemand Campe, le Genevois Dumont y virent le combla de l'incohérence. Vaines disputes de mots, fatras métaphysique... Assemblée convertie en école de Sorbonne, dit Dumont. Telle confusion, écrit Campe, le 12 août, qu'on dirait un sabbat.

Ainsi improvisée à coups d'amendements, la Déclaration était, suivant l'expression de M. Aulard, presque républicaine. Elle n'était pas rationaliste : Rousseau ne le permettait pas ; le Vicaire Savoyard aida le comte de Virieu à faire acclamer l'Être Suprême, à faire mettre à la Déclaration, comme il l'écrivait le 20 août, l'estampille de Dieu.

M. Aulard a, dans une de ses meilleures pages, montré l'absurde antinomie qui allait exister entre la Déclaration et la Constitution dont elle devait être le préambule. Les bourgeois en effet se préparent une revanche. Catéchisme national, clament-ils après le vote : mais on enfermera ce catéchisme dans un tabernacle dont le voile sera avec soin abaissé : il y eut la politique du voile. Les hommes de 89 le baissèrent après l'avoir levé ; ceux de 93 tenteront de le déchirer ; ceux de 95 le recoudront ; on ne l'a pas encore complètement levé. La Constitution jeta le voile. Tous les hommes nés égaux doivent avoir des droits égaux, c'est la Déclaration — mais ils ne les auront pas, c'est la Constitution. Il eût été tout de rhème plus sage d'écouter Malouet et de ne pas faire monter les hommes sur la montagne pour leur montrer la Terre Promise — et refusée.

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Ce qui avait, en août et septembre, entraîné l'Assemblée dans la voie révolutionnaire, c'est que la Cour lui inspirait maintenant de nouvelles craintes.

La reine s'était, de fait, jetée dans les bras des amis d'Artois. Offensée par d'effroyables attaques et alarmée par la déroute royale, elle cherchait des appuis. Elle était malheureusement incapable de conjurer l'orage par une politique habile. A cette heure déjà, la Révolution ne pouvait être arrêtée que par ceux qui l'avaient déchaînée. La Fayette, effrayé, s'offrait ; Mirabeau, depuis un mois, sondait la Cour. Il eût fallu appeler au ministère l'un ou l'autre. Mais la reine ne savait pas oublier : elle les repoussait. Enragé d'être tenu à distance, Mirabeau revenait à la politique violente : Le Roi et la Reine périront et la populace battra leurs cadavres.

L'Assemblée est impopulaire ; Marie-Antoinette croit donc l'heure venue de la réaction et compte sur la contre-révolution.

Il est certain que le peuple est mécontent ; il a faim. Le feu est sous la cendre ou plutôt sous la farine, écrit-on le 17 août. Et l'on rend responsable de la famine l'Assemblée contre laquelle le courant de l'opinion grossit, ajoute-t-on le 18 août.

La reine songeait sérieusement à une dissolution. Il suffirait de s'assurer la fidélité de quelques troupes. On le devinait à l'Assemblée, où de telles dispositions soupçonnées rejetaient à gauche certains libéraux modérés. La Déclaration votée, on avait commencé à discuter une Constitution. Mounier, rapporteur du Comité, la voulait conservatrice : dès août 1789, il disait à Virieu : Nous pensions qu'il était nécessaire de nous armer de la massue d'Hercule pour écraser les abus, et il nous faudrait les épaules d'Atlas pour soutenir la Monarchie. Une Constitution à l'Anglaise lui eût convenu : deux chambres et un pouvoir exécutif fort. Il échoua : on ne voulait ni une chambre haute ni un gouvernement fort. Les bicaméristes furent battus et même écrasés : ils se retirèrent du Comité, Mounier en tête, et la Gauche y acquit ainsi la majorité. le 15 septembre. Lorsqu'on proposa d'accorder au roi le Veto, l'article fut discuté arec passion.

Le Paris populaire s'empara de cette question. Des agitateurs cherchaient un prétexte : la disette pouvait, avait-on écrit, aider et hâter une seconde révolution. Mais rien ne vaut, pour surexciter le peuple, les mots qu'il ne comprend pas. Des tribuns de coin de rue attaquaient le Veto. Sais-tu bien ce qu'est le Veto ? Tiens, tu rentres chez toi : ta femme t'a préparé ton dîner ; le Roi dit : Veto ; tu n'as plus rien. L'Assemblée ayant voté le Veto suspensif, le peuple s'en indigna. Au début d'octobre, on entend un orateur s'écrier du haut d'une borne : Nous manquons de pain et voici la raison : il n'y a que trois jours que le Roi a eu ce veto suspensif et déjà les aristocrates ont acheté des vetos suspensifs et envoyé les grains hors du royaume. Les auditeurs applaudissent : Ma foi, il a raison ! Ce n'est que cela !

L'Assemblée est peuplée de traîtres : Il faut, s'écrie Loustalot, aller les arracher de leurs bancs. Marat écrit qu'il faut les dissoudre. Comble d'infamie, cette misérable Assemblée vient d'élire président le traître Mounier, un bicamériste ! un aristocrate ! Mais ce n'est pas l'Assemblée seulement qui est attaquée. Le roi vient de refuser sa sanction aux décrets du 4 août, à la Déclaration et aux articles constitutionnels déjà votés, disant (sagement) qu'il faudrait mettre de l'ordre à tout cela. La Révolution va-t-elle stagner ? Le 4 octobre, Loustalot écrit : Il faut un second accès de révolution ! La petite Mme Roland qui, à Lyon, frémit d'impatience, souhaite que la France se réveille. Il y a une poussée. Le Palais-Royal conspue la Cour, l'Assemblée accuse de tiédeur La Fayette et Bailly. La faim aide les agitateurs : c'est la préoccupation dominante. Allons chercher à Versailles, crie-t-on, et ramenons chez nous le boulanger, la boulangère et le petit mitron ; par la même occasion, on assommera, en pleine Assemblée, l'archevêque de Paris qui, cela est prouvé, a payé les meuniers pour qu'ils ne fassent pas de farine. Des agents du duc d'Orléans, certainement, attisent le feu : Philippe le Rouge, un instant, croit les temps révolus. On dit aussi que le club breton, le plus violent, envoie à Paris des émissaires, pratiquant, dit Sieyès, une politique de caverne. Mirabeau aussi pousse à la journée, qui peut-être l'imposera comme sauveur. En réalité, ne cherchons pas trop de dessous : les Loustalot — révolutionnaires de la seconde équipe — veulent un second accès de révolution. Le 4 octobre, Desmoulins et Loustalot un instant divisés sont d'accord : dès lors, il ne s'agit plus que de faire la table des griefs pour jeter les bandes sur Versailles : le vote du Veto, l'élection de Mounier, le refus de sanction opposé avec le roi en étaient déjà de suffisants ; la Cour allait, par des tentatives, d'ailleurs incertaines, de contre-révolution, en fournir un autre. Et la faim était sous tout cela.

La reine rêvait de dissoudre l'Assemblée impopulaire : l'Assemblée eût voulu réduire à l'impuissance la coterie de la reine. Le peuple — j'entends le pseudo-peuple des journées — allait venir à Versailles rafler Cour et Assemblée, jetant Mounier à bas du fauteuil et déjà Antoinette à bas du trône.

 

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SOURCES. Œuvres déjà citées de Biauzat, Duquesnoy, Maupetit, Mounier, Lameth, Dumont, du baron de Staël, de Morris, Morellet, Roland, du Député Noble. — Aulard, Société des Jacobins, I (1889). Vaissière, Lettres d'Aristocrates, 1907. Campe, Journal (Rev. fr., 1910).

Ouvrages déjà cités de Levasseur, Taine, Lanzac de Lahorie, Costa de Beauregard, Haussonville, Goncourt — Sagnac, Le Comité des Droits féodaux (Rev. tr., 1905). L. de Chilly, La Tour du Pin, 1909. Mathiez, Les fournées d'octobre (Rev. Hist., 1898-9). Bergasse, La Déclaration (Réforme sociale, 1908). Boutmy, La Déclaration (Annales des sciences politiques, 1902). De La Gorce, Histoire religieuse de la Révolution, I, 1909. Duvergier de Hauranne, Histoire du gouvernement parlementaire, Introduction, 1857.