Mai-juin 1789
Les députés à Versailles. La procession du 4 mai. La première séance des Menus Plaisirs. Le Tiers refuse de se constituer. Négociations avec les deux autres Chambres. Ces b.... de curés. L'Assemblée Nationale. Le Clergé décide de rejoindre le Tiers. L'événement du Jeu de Paume. La Séance royale du 24 juin : les Communes refusent d'obéir. Le roi cède. La réunion des Etats en Assemblée. La Révolution est finie !Le vendredi 1er mai, à midi, Versailles était fort animé. La foule se pressait pour voir le roy d'armes de France et les quatre hérauts qui, accompagnés de hussards, s'en allaient de place en place, sur leurs chevaux richement caparaçonnés. Un arrêt : les longues trompettes sonnaient trois chamades : De par le roy, criait un des hérauts, et il lisait la proclamation de Sa Majesté annonçant, pour le 4, la réunion des Etats. Nombre de députés étaient là, oisifs et déjà mécontents. Convoqués pour le 26 avril, ils se morfondaient, allant par groupes rendre visite aux princes et aux ministres, qui ne les accueillaient pas tous avec les mêmes égards. Louis XVI reçut, le 2 mai, les représentants de la Nation
au Palais : le Tiers, parqué dans les salles entre deux barrières, attendit,
sous les regards un peu railleurs de la Cour, trois mortelles
heures. — Je m'inspire ici de vingt lettres écrites le soir même. —
Après un défilé interminable, ils arrivaient excédés devant le roi qui,
debout entre ses deux frères, ne disait mot. Les députés s'inclinaient et faisaient demi-tour à droite. A un seul député, le père Gérard revêtu de son costume de paysan breton,
Louis XVI adressa la parole : Bonjour, bonhomme,
dit-il. Ce dont on complimenta fort le vieux paysan. On sortit du palais avec quelques mouvements de nerfs. Les députés
étaient fort refroidis. ***La cérémonie du 4 mai laissa une impression meilleure. C'était une procession du Saint-Sacrement à laquelle devaient assister la Cour et les trois Ordres. Elle avait attiré tout Paris à Versailles, où les croisées se louaient trois louis. La Cour y parut magnifique : le roi dans le grand costume du Saint-Esprit, la reine étincelante de pierreries, l'entourage rutilant. La Noblesse des Etats arborait. elle-même la veste de drap d'or et le chapeau à la Henri IV à panaches blancs, tandis que le haut Clergé se drapait dans ses capes rouges ou violettes ; seuls, les curés et le Tiers formaient, dans ce gala, une masse sombre, où déjà ils se fondaient ; car les ecclésiastiques portant la soutane et le manteau noir, le troisième ordre avait dû se résigner — non sans aigreur — à un uniforme noir, qui ressemblait, dit un député, à l'habit de l'Oratoire. On attendit, trois heures durant, le Roi à Saint-Louis : déjà un député murmure qu'un individu ne doit pas faire attendre une nation. On se vengea en acclamant le duc d'Orléans qui, suivant le scénario concerté au Palais-Royal, parut, non dans les rangs de la Cour, mais dans ceux des députés. Par contre, quelques voix ayant acclamé la reine, on cria : Fi donc ! Il y eut un silence glacial au passage des princes. Les cierges, que chaque député tenait à la main, semblèrent, un instant, ceux qu'on allume autour d'un catafalque. La procession s'ébranla : aux quatre angles du dais, quatre jeunes princes ; à lire leurs noms, on s'émeut : ils évoquent soixante ans de querelles civiles : Berry et Enghien, destinés l'un au couteau, l'autre aux balles, Angoulême qui, une heure, s'appellera Louis XIX et Chartres qui sera Louis-Philippe Ier. L'évêque de Nancy, La Fare fit de son sermon une mercuriale à la Cour : les députés applaudirent ; la reine se mordit une fois les lèvres ; le roi sommeillait — faisait-il pas mieux que d'écouter ? — : Louis XIV cependant n'eût pas sommeillé et eût, le soir même, sans doute envoyé La Fare méditer à Nancy sur le danger des mercuriales. Louis XVI, ayant sommeillé, put se déclarer satisfait : il montra un visage souriant. C'était approuver le geste de l'évêque. Les députés s'en réjouirent : le bon roi se réhabilitait. Point de doute qu'il ne vit les maux de son peuple, dénoncés par l'orateur sacré. Il allait, assurément, à la séance du lendemain, indiquer les remèdes et, premièrement, demander aux trois ordres de se fondre pour travailler au bien commun du royaume. Le soir du 4 mai, dans Versailles illuminé, la confiance régnait. ***Le lendemain, à 8 heures du matin, les députés pénétraient dans la salle des Menus Plaisirs — les Menus Plaisirs du Roi, cette salle où s'allait faire la Révolution ! L'appel fait par les hérauts ne prit fin qu'à une heure de l'après-midi : songeons qu'ils étaient 4 .700 qui s'entassaient maintenant au pied de l'estrade tendue de velours violet fleurdelisé, où se dressait le trône sous un dais magnifique. A 1 heure, le roi parut : tout le monde se leva et se découvrit : la reine suivait, qui occupa le fauteuil à la droite de son mari ; derrière, les ministres, parmi lesquels le garde des sceaux drapé de soie violette. Louis XVI s'assit et lut un discours assez bref, le chapeau à plumes sur la tête ; de sa grosse voix rude, il parla surtout de ses droits : s'il n'avait pas balancé à rétablir l'usage des États Généraux, lui seul était juge de ce dont ils avaient à délibérer ; il fallait essentiellement qu'on rétablît l'ordre dans les finances ; cela fait, les États seraient-ils périodiques et, présentement, les ordres délibéreraient-ils par têtes, ainsi que le faisait espérer la double représentation ? on ne le sut pas. Le roi assura simplement que ses sujets devaient tout attendre de ses sentiments. Tout cela était vague ; on se rappelle, en lisant ce discours, la nerveuse et familière allocution d'un Henri IV aux États de 1593 : Je vous ai fait assembler pour recevoir vos conseils, les croire et les suivre... le violent amour que je porte à mes sujets, l'extrême désir que j'ai d'ajouter deux beaux titres, ceux de libérateur et de restaurateur de cet État, me fait trouver tout aisé et honorable. Que Louis XVI n'a-t-il simplement réédité le discours de son aïeul : la salle des Menus eût croulé sous les acclamations. On applaudit néanmoins, et d'ailleurs le garde des sceaux Barentin parut apporter quelques promesses : tous les titres allaient se confondre dans le titre de citoyen ; il fallait que tous fussent égaux devant l'impôt. Cela était bon ; mais il parlait si bas, d'une voix si capucine, qu'il ne fut pas entendu du quart de ses auditeurs. Necker, enfin, fut extrêmement inférieur à l'attente générale : son discours dura deux heures : applaudi de confiance au début, le ministre devint emphatique, se fatigua et fit achever la lecture par un commis. Rien ne satisfit personne en cet immense sermon : Il n'a aucunement parlé de constitution et a semblé admettre la distinction des trois ordres, écrit un député mécontent, et un autre auditeur : Après avoir entraîné le Tiers dans des opinions exagérées par son Résultat..., il paraît se démentir. A 4 heures et demie, la séance était finie : en dépit de la déception générale, tel était le loyalisme encore de cette masse, qu'un cri unanime de Vive le Roi ! s'en éleva. La reine même, acclamée pour la première fois depuis des mois, fit si gracieuse révérence, que les Vivat redoublèrent. Après tout, on restait simplement en suspens. La majorité du Tiers espérait qu'on verrait se dénouer pacifiquement la situation que le roi n'avait osé trancher. D'autres étaient plus pessimistes : Bataille engagée, écrit un Lorrain. Louis XVI n'avait su être, ce 5 mai, ni un Louis XIV qui tranche, ni un Henri IV qui concilie. ***Aussi bien, le pouvoir avait-il été aussi imprévoyant dans les menues choses que dans les grandes. Une des pires imprudences était — en attribuant aux deux premiers ordres des locaux pour y délibérer — de laisser le Tiers dans la salle commune des États où il faisait, conformément à ses vœux, figure d'Assemblée nationale. Il s'y était prestement établi le matin du 6 mai, à 9 heures. Réunis, ces gens eurent quelques minutes de perplexité : tous n'étaient pas si résolus qu'on le croit communément ; beaucoup, de leur propre aveu, se méfiaient des têtes chaudes. Mais la plupart — très loyalistes — pensaient que si le roi n'avait pas osé se prononcer nettement pour le vote par tête, son opinion secrète y était favorable et qu'il attendait qui forçât la main. On la lui forcerait donc. Seulement, ils ne se connaissaient pas, cohue de cinq cents députés sans chefs, sans orateurs. Une même pensée jaillit cependant de cette masse : tous voulaient que les trois ordres formassent une unique assemblée, on ne se devait donc pas constituer en Tiers-état. Peut-être les cieux premiers ordres décideraient-ils sans y être invités à vérifier les pouvoirs en commun. Il fallait attendre. Quelques instants après, on apprit que la motion, effectivement faite par des libéraux dans les deux autres chambres, était repoussée dans l'une et l'autre. Mais les chiffres n'étaient pas décourageants. Sans doute 47 gentilshommes seulement sur 988 l'avaient votée, mais 114 ecclésiastiques s'étaient montrés favorables, sur 217. Il n'y avait à déplacer là que 10 voix. Malouet, cependant, voulait qu'on se résignât aux anciennes formes. L'Assemblée angoissée ne savait à quoi s'arrêter. Alors on vit surgir à la tribune une étrange figure, mufle puissant, coloré, ravagé, où les yeux de feu se strillaient de sang, forte encolure, geste menaçant ; un nom courut dans la masse : Riquetti-Mirabeau. Ces bourgeois tenaient en méfiance, en état de disgrâce, dit Dumont, ce noble déclassé : on l'avait sifflé, lorsque, le 5 mai, il était venu se ranger avec le Tiers. On l'accueillait avec une froideur marquée quand, à cette heure solennelle, il escaladait pour la première fois cette tribune, dont il entendait se faire un tremplin et qui allait être, en attendant, pour lui un prodigieux piédestal. Tribun à l'instar des Gracques qu'il avait célébrés, il repoussait tout accord avec l'ordre qui l'avait proscrit : aucune démarche ni officielle ni officieuse près des chambres privilégiées : la force d'inertie viendrait à bout des deux premiers ordres déjà divisés. Mounier n'aimait guère ce tribun chez qui perçait un despote : le Tiers devait-il servir les haines de ce renégat ? Le Dauphinois fit décider que des membres de l'Ordre seraient autorisés à se rendre près des deux chambres pour y plaider la cause de la réunion. Mounier lui-même prit la tête de cette députation officieuse. Elle fut reçue avec aménité par le Clergé : à côté des curés démocrates, six prélats plaidaient, depuis plusieurs heures, la cause que venait défendre Mounier, entre autres, le vénérable Lefranc de Pompignan dont la haute respectabilité était fondée sur soixante ans d'un épiscopat sans reproches. On nomma des commissaires qui porteraient sous peu la réponse de la chambre. Les nobles cependant avaient été courtois : ils écoutèrent la requête avec bonne grâce. Quelques-uns, reconduisant jusqu'à la porte Mounier et ses amis, déclarèrent : Nos cœurs vous suivent. C'étaient bien les gentilshommes souriants de nos pastels. Le Tiers attendit : il ne nommait pas de président ; il voulait qu'à tout prix, on ne se constituât que le jour où les dissidents — les deux ordres privilégiés — viendraient prendre leur place dans la salle commune. Lorsque les commissaires du Clergé vinrent en députation apporter une réponse négative d'ailleurs, on affecta de les faire asseoir aux places destinées à leur Ordre : Vos places sont libres, leur cria-t-on. Toute cette tactique fut vraiment observée par le Tiers avec une ténacité et une intelligence qui font mieux ressortir l'attitude embarrassée des autres Ordres et la médiocre politique du gouvernement. Celui-ci s'effaçait : peut-être avait-il déjà — tant les dispositions des députés alarmaient — la pensée de chercher dans les dissentiments des Ordres un prétexte à dissoudre. Dix jours durant, on allait échanger des ambassades de chambre à chambre. Y avait-il, ce pendant, à Versailles un roi, un ministère, un Exécutif, on en pouvait douter. Ces dix jours furent critiques : le Tiers s'aigrit, s'exaspéra. Lorsqu'enfin le ministère proposa une mesure transactionnelle — la vérification par les commissaires des trois Ordres — le Tiers refusa ce que peut-être il eût accepté le premier jour. L'entourage du roi trouva dans ce refus un prétexte à crier à la sédition. Louis, incertain, était tombé entre les mains des princes — il faut entendre par ce mot la reine et le comte d'Artois momentanément rapprochés —. Le 9 juin, le petit Dauphin était mort. Le roi profondément affligé s'était, avec la famille, séquestré à Marly ; on en profita pour le chapitrer : le Tiers était en révolte contre la constitution du royaume ; il le fallait réduire à l'obéissance. Lorsque, le 14 juin, le doyen des Communes, Bailly, vint remettre au souverain un mémoire explicatif du Tiers, il fut reçu sèchement. Je lirai le Mémoire du Tiers, lui répondit le roi, du ton bourru qu'il prenait lorsqu'il était ému : je lui ferai connaître mes intentions. Cette sécheresse, volontairement désobligeante, émut fort les Communes. Celles-ci croyaient à la victoire, si l'Exécutif ne s'en mêlait pas. En effet la désunion s'accentuait chez les privilégiés. Les quarante-sept de la Noblesse faisaient des recrues : une vive irritation en résultait dans la majorité qui sans cesse parlait de tirer l'épée. Les intransigeants du Clergé l'y encourageaient : le 30 mai, le cardinal de Larochefoucault, son président, recevant les délégués de la noblesse, avait dit : Vos pères ont fondé et défendu nos églises... Vous serez aujourd'hui les défenseurs de la patrie. Mais déjà des prélats, la veille hostiles à la réunion, cherchaient des mesures transactionnelles. Les curés d'ailleurs faisaient rage. Un haut abbé ayant vitupéré le Tiers, un curé cria : Taisez-vous ; et, les yeux fixés sur l'abbé Maury, un des quarante de l'Académie, un autre déclara : Les curés de village, s'ils n'ont pas les talents des académiciens, ont du moins le bon sens des villageois. Jallet, un des meneurs, rabrouait les évêques. Ici, Messeigneurs, nous sommes tous égaux. L'âpre Grégoire réunissait chez lui tous les soirs 60 curés démocrates et préparait la rupture des deux clergés. Le Tiers connaissait ces divisions : son audace s'en justifiait et s'en augmentait. ***Le 25 mai, il avait été renforcé et confirmé par l'arrivée tardive des députés de Paris, tous libéraux résolus. A leur tête s'avançait le vénérable Bailly, membre de trois Académies — astronome qui s'allait jeter dans un puits. Il sollicitait cependant moins la curiosité que l'abbé Joseph Sieyès. Déserteur, tout comme Mirabeau, de son Ordre, l'abbé arrivait déjà entouré d'une auréole : pour beaucoup de députés, il était un prophète. Que doit être le Tiers ? — Tout ! On serait bien reçu à moins. Il entrait avec l'assurance d'un pontife doublé d'un philosophe : ce personnage va sans cesse reparaitre, avec ce double caractère, du premier au dernier chapitre de cette histoire, plein de lui-même, un peu mystérieux, entouré de prestige. A cette première heure, il semblait prêt à ouvrir, avec le tabernacle de ses pensées, l'outre des tempêtes. Ce fut Mirabeau qui annonça à l'assemblée qu'un député de Paris allait, le 12 juin, faire une motion grave. Sieyès parut, froid, imposant : il lut le projet d'adresse aux privilégiés, sommés une dernière fois de se venir réunir. Aucun membre des deux chambres dissidentes ne s'étant présenté, on décida de vérifier sans elles les pouvoirs de tous les députés. La Noblesse, saisie de l'adresse, l'avait encore repoussée par 173 voix, 79 vois s'étant prononcées pour. Le Clergé avait ajourné sa réponse. Si bien que, lorsque, le 13 juin au matin, le Tiers se réunit, on vit avec une réelle inquiétude que les bancs réservés aux privilégiés restaient vides. Inquiétude justifiée : faute d'une seule adhésion, le Tiers restait ce jour-là ce qu'il était la veille, une Chambre en insurrection contre les deux autres. Tout à coup, on entendit une rumeur à la porte de la salle, des cris, des acclamations : trois curés venaient d'entrer, trois Poitevins, Lecesve, Ballard et Jallet. Celui-ci parla : Nous venons, précédés du flambeau de la raison, conduits par l'amour du bien public et le cri de notre conscience, nous placer avec nos concitoyens et nos frères. Ce fut une tempête de joie. Je frappais des mains, écrit le soir Biauzat, d'une force qui me fit apercevoir que le cœur donne la bonne vivacité à nos mouvements. Ou pleurait, on s'embrassait. Ces trois curés de campagne, c'était peu ; c'était tout. On savait qu'ils allaient entraîner les autres : les privilégiés étaient entamés. Il y avait un fait nouveau : La Nation avait ici ses représentants. Dès le lendemain, vinrent neuf nouveaux ecclésiastiques qu'on embrassa. Ce fut le premier pas de la Révolution : elle sortait ainsi des presbytères qu'elle allait dévorer. Dès lors, le Tiers était mûr pour les audaces extrêmes. Le 15, l'appel des députés était terminé : 12 curés avaient répondu. L'assemblée se considérait, dès lors, comme représentant seule la Nation. Il fallait l'affirmer solennellement. Ce fut un débat émouvant. Le 17, un des députés lorrains proposa le nom d'Assemblée Nationale ; il l'appuya d'un argument qui en dit long, par sa brutalité, sur les progrès de la sédition : il ne fallait pas attendre pour agir la sanction royale ; les États-Unis avaient-ils attendu la sanction du roi d'Angleterre ? C'était un cri de révolte. Si personnel qu'il fût, Sieyès savait au besoin prendre son bien où il le trouvait : il saisit au vol la formule d'Assemblée Nationale, la fit acclamer et voter. Enfin le grand pas est fait ! écrit un député : par précaution, on cria Vive le Roi ! Mais le roi, si on le laissait vivre, laisserait-il vivre l'Assemblée Nationale. Talleyrand qui, dès cette époque, jouait double jeu, prétend avoir conseillé à Louis XVI, le soir même, de punir une insolente usurpation. Mais le roi pensait que, dissoute, l'Assemblée n'obéirait pas : l'on n'était pas en état de les forcer. Des députés, cependant, croyaient la dissolution probable et faisaient leurs paquets. Nous serons bientôt dans nos provinces, écrit l'un d'eux. Ils eurent la surprise de ne rien voir venir. Ils
s'enhardirent : le 17, ils proclamèrent que les
impôts quoique illégalement établis et perçus, continueraient d'être levés de
la même manière que devant, jusqu'au jour où l'Assemblée se séparerait,
mais que, passé lequel jour, l'Assemblée entendait
et décrétait que toute levée d'impôts qui n'avaient pas été nommément,
formellement et librement accordés par l'Assemblée, cesserait entièrement
dans les provinces du royaume. Quatre comités étaient nommés : subsistances,
vérification, rédaction et règlement. On était en pleine voie
révolutionnaire. ***La Noblesse était très surexcitée : dans un état de fermentation incroyable, rapporte un de ses membres, elle s'attendait à tirer l'épée, pensant qu'on avait le dessein de l'égorger. Entre les intransigeants et les libéraux on échangeait des cartels ; Clermont-Tonnerre ayant été chargé par la minorité de proposer de nouveau la réunion au Tiers, Cazalès parla de déserteurs. On vit Caylus s'élancer dans le milieu de la salle, l'épée à la main ; d'un seul geste, la minorité fit mine de dégainer ; le président leva la séance. Le même jour, le Clergé discutant, l'évêque de Chartres fut très véhément dans le sens de la réunion. Le 19, la chambre se réunit, résolue à une décision ; une foule énorme assiégeait l'hôtel des Menus ; soudain une fenêtre de la salle où, au premier étage, délibérait le Clergé, s'ouvrit — il était six heures du soir — ; un curé parut, qui cria : Gagné ! gagné ! Un bruit de tonnerre se fit entendre qui retentit jusqu'au Château. La foule, affolée, s'embrassait. Par 149 voix, la chambre avait enfin voté la réunion. La sortie fut extrêmement tumultueuse : les prélats fusionnistes furent saisis, portés en triomphe ; ils étaient six : Vienne, Bordeaux, Chartres, Coutances, Rodez et l'abbé de Prémontré : derrière eux, criant, chantant, pleurant, 143 curés et moines. Vivent les bons évêques ! hurlait la foule : Lefranc de Pompignan, patriarche qu'on aurait voulu embrasser, se rendit à la salle du Tiers : on l'acclama follement. Nous pleurions tous... Les spectateurs mouillaient leurs mouchoirs de leurs larmes. On ne voyait guère l'avenir : le Clergé dépouillé, puis contraint au schisme ou à la proscription — et le couvent de Carmes éclaboussé, trois ans après, du sang de ces prêtres. Cependant, les prélats contre-révolutionnaires, insultés, couraient à Marly, où le roi était sommé de protéger son clergé et sa noblesse. ***Tout ce qui entoure la reine et le roi est pour la Noblesse et le Clergé, avait écrit, le 18 juin, un ambassadeur étranger. On se résolut à la rigueur : dans une séance royale où chacun des Ordres reprendrait sa place, le Roi leur ordonnerait de se tenir séparés. Le 5 mai, le roi l'eût pu faire — peut-être : le 20 juin, c'était trop tard. On avait vécu un an en six semaines. La séance royale fut fixée au 23 : mais comme on entendait que les scènes scandaleuses ne se renouvelassent pas d'ici là, on fermerait la salle. Lorsque, le 20, les députés se présentèrent, ils trouvèrent donc portes closes. Les tapissiers, aménageaient la salle pour le 23 : prétexte mesquin qui faisait d'un acte déjà tardif de fermeté un geste équivoque et peureux. Le désarroi, un instant, fut extrême ; puis un cri : Au Jeu de paume ! ; la salle était proche où les princes parfois s'ébattaient ; on y courut ; en un instant le vaste hall, dégarni, fut plein. Bailly, porté sur une table, présidait ; autour de l'astronome, la foule des députés déferlait, prête, semblait-il, aux mesures extrêmes : Sieyès voulait qu'on se transportait à Paris. Mounier expliquera, plus tard, par l'inquiétude que lui causait cette surexcitation, la célèbre motion qu'il fit alors le député de Grenoble — jeté trois mois après dans la réaction — s'illusionnera sur son attitude ; libéral convaincu, il se retrouvait, en cette matinée du 20 juin, en face d'un coup d'Etat menaçant, l'homme de Vizille : l'Assemblée devait être appelée à prêter le serment de ne jamais se séparer et de se rassembler partout où les circonstances l'exigeraient, jusqu'à ce que la Constitution fût établie et affermie sur des fondements solides. Un cri immense d'assentiment salua la motion rédigée, elle se couvrit de signatures : des 19 curés qui, depuis huit jours, prenaient part aux séances, 7 signèrent, les seuls présents. Pas un noble — quoi qu'on ait dit — n'était là, et pas un moine, encore que, pour le pittoresque, David — dont, au surplus, le célèbre tableau est extrêmement infidèle en bien d'autres détails — ait dessiné au premier plan la silhouette blanche du chartreux Gerle. Le Tiers, à l'unanimité moins une voix, signa, cédant, dit Guilhermy — qui s'en frappait plus tard la poitrine —, à un enthousiasme indicible. Quelques heures après, les députés, au comble de la surexcitation, répandaient dans Versailles l'exaltante nouvelle de ce serment. Tous se tenaient pour des Brutus. Le comte d'Artois se crut très avisé en faisant retenir le sallsæ partie. On pour fâcheuse landlemain para le coup. Lee curé de Saint-Louis ouvrit son église à la Nation. Le Tiers s'y réunit le 21 : dans ses rangs on apercevait pour la première fois deux nobles, Virieu et Blacons. Et tandis que, dans la nef où clamait l'assemblée, on leur faisait fête, les portes du chœur s'ouvrirent et l'on vit s'avancer l'archevêque octogénaire de Vienne, suivi de ses 148 collègues du Clergé. La partie se gâtait pour la Cour — à la veille même de la décisive séance royale. ***Lit de Justice, disait-on de la future séance : on affirmait en effet que le roi était très résolu, et que Necker s'était incliné : celui-ci n'assista pas la séance. Les princes se croyaient sûrs de la victoire ; des soldats entouraient la salle, tandis que, sombres sous la pluie, les députés, appelés par Ordre, y pénétraient. La veille, au club naissant des Bretons, on avait, au cours d'une fiévreuse délibération, décidé la résistance passive. Le roi parut : tandis que le comte d'Artois semblait plein de fierté. Louis paraissait triste et morne. Il parla : sa voix tremblante et altérée se fit, par moments très rude. La déclaration était conforme en tous points aux vœux des privilégiés ; l'alliance antihistorique, a-t-on dit justement, de la Monarchie et de la Noblesse se confirmait devant la nation consternée. Les États délibéreraient par chambre séparée ; ils délibéreraient des impôts, mais n'auraient pas à connaître des affaires qui regardaient les droits antiques et constitutionnels des trois Ordres, la forme de la constitution à donner aux prochains États, les propriétés féodales et seigneuriales, les droits utiles et les prérogatives honorifiques des deux premiers Ordres. Ainsi, à l'heure où se préparait une révolution contre l'aristocratie, le petit-fils de ces rois qui, des premiers Capétiens au derniers Bourbons, avaient lutté contre la féodalité, se compromettait avec elle pour sombrer avec elle. L'indignation chez certains membres du Tiers, le disputait à la douleur. Je veux, avait dit le Roi. Il se fallait séparer. La veille encore, on disait : Cy veult le roy, cy veult la loy. La loi était-elle encore dans la bouche du Roi ? Ce fut une de ces heures solennelles où il apparaît que les temps sont révolus. Louis XVI avait dit qu'on se devait retirer. Lui-même s'était levé et était sorti, tandis que les fanfares jouaient autour de son carrosse. La noblesse triomphante, un peu troublée cependant, l'avait suivi tout entière ; le roi avait parlé : les dissidents mêmes sortirent avec leur Ordre. Le Clergé en masse s'en était allé. Mais au centre de la salle, immobile, le Tiers demeurait dans un morne silence. Soudain le grand-maître Dreux-Brézé s'avança dans son costume de gala : Sa Majesté priait les députés du Tiers de se retirer. Bailly, très pâle, répondit que l'Assemblée en allait délibérer. Derrière le grand-maître, les soldats s'étaient arrêtés à la porte : un piquet de gardes françaises et un de gardes suisses. Mirabeau vit luire son heure. Il s'avança impétueusement, roulant des épaules, les yeux injectés, terrible : Monsieur, dit-il, allez dire à votre maître qu'il n'y a que les baïonnettes qui puissent nous faire sortir d'ici. D'autres lui prêtent un discours plus lapidaire, les autres un seul mot bref. Dreux-Brézé transmit la réponse qui sentait la poudre. Tout le monde avait les yeux fixés sur le roi. Celui-ci fit un geste las : Ils veulent rester !... Eh ! f... qu'ils restent ! Au fond on avait peur : Le Roi et la Reine ressentent une frayeur mortelle, avait écrit Morris la veille, et j'en tire la conclusion qu'on va encore reculer. En réalité, on redoutait le refus des baïonnettes. Sieyès, cependant, n'avait pas perdu une si belle occasion de pontifier. Vous êtes aujourd'hui, disait-il au Tiers, ce que vous étiez hier : délibérons. Quatre-vingts curés étaient revenus. On délibéra : les précédents arrêtés seraient maintenus et la personne des députés déclarée inviolable. Le roi ne pensait guère à les violer. Necker ayant menacé de se retirer, cela servit de prétexte à la reculade. ***Le 23 au soir, Necker restait ministre. Le lendemain, le Tiers reprenait ses séances et, derechef, le Clergé en majorité le rejoignit. Le 25, 47 gentilshommes descendirent au milieu des cris et des larmes. Lorsqu'au cours de l'appel, le duc d'Orléans répondit : Présent, ce fut du délire. La Cour restait irrésolue ; tout le monde désobéissait ; on parla de faire marcher la troupe ; mais, écrit-on ce jour-là, on est assuré de la défection des troupes ; les gardes françaises ont déclaré qu'elles étaient tiers état et ne tireraient que sur les nobles et les ecclésiastiques ; les officiers ne sont pas les maîtres ; l'un d'eux a reçu un soufflet d'un soldat. Louis XVI, découragé, écrivit qu'il voulait maintenant qu'on se réunît. Le 27 juin, le Clergé tout entier et, sur la lettre du roi, la Noblesse se joignirent au Tiers. Ce fut un soulagement général : ou accueillit avec une déférente courtoisie les gentilshommes récalcitrants : Estampes après la lettre, disait-on de ces retardataires. Néanmoins l'attendrissement était général. La Révolution est finie ! écrit-on ce jour-là. Elle n'aura pas coûté une goutte de sang ! Louis XVI se croyait encore roi. Il ne l'était plus. La loi n'était plus avec le roi, ni la puissance. L'une et l'autre avaient glissé entre les mains de la Nation. *****SOURCES. Brette, Recueil des actes relatifs à la convocation des Etats Généraux, 1894-1904. Aulard, Société des Jacobins, I, 1889. Les députés : Duquesnoy, Journal, 1894. Gaultier de Biauzat, Correspondance, 1890. Abbé Jallet, Journal, 1871. Sillery (dans Vaissière, Lettres d'aristocrates). Maupetit, Lettres (Rev. Rev., IX). Rabaut, Correspondance (Rev. Fr., 1898). Député noble anonyme, Lettres (Rev. Rev., II.) Virieu, Lettres (dans Castellane, Gentilshommes démocrates). Bouillé, Lettres (Rev. Rev., XVI) Bouchette, Lettres, 1909. Abbé Barbotin, Lettres, 1911. Lofficial, Lettres (Nouv. Rev. Retr., 1897). P. de Vaissière, Lettres d'aristocrates, 1907. Gouverneur Morris, Journal (éd. Pariset, 1901). Idem, Lettres (dans Esmein, Gouverneur Morris), 1906. Morellet : Correspondance, 1898. Baron de Staël-Holstein. Correspondance, 1881. Mounier, Recherches sur les causes, etc., 1792. Ferrières, Mémoires, 1799. Malouet, Mémoires, I, 1868. Talleyrand, Mémoires, 1894. Lameth, Appendices de l'Histoire de la Constituante, 1828. Guilhermy, Papiers, 1893. Bailly, Mémoires, 1821. Mallet du Pan, Mémoires, I. 1895. Mme de Chastenay. Mémoires, 1896. Dumont, Souvenirs, 1832. Abbé Vallet, Souvenirs (Nouv. Rev. Retr., XVIII). Mme de Staël, Considérations, 1823. Esmein, Gouverneur Morris, 1906. OUVRAGES. De Lanzac de Laborie, Mounier, 1887. Néton, Sieyès, 1900. Charayay, La Fayette, 1898. Cahen, Condorcet, 1901. Sicard, L'Ancien Clergé de France, 1900. Dejean, Un projet de discours de Louis XVI par Necker (Rev. rév., 1909). Aulard, Le Serment du Jeu de Paume (Etudes, I). Castellane, Gentilshommes démocrates, 1875. |