LA RÉVOLUTION

 

AVANT-PROPOS. — LA FRANCE DE 1789.

 

 

CHAPITRE PREMIER. — L'ANARCHIE DÉPENSIÈRE

 

Étrennes de la France, avait dit Necker : le 1er janvier 1789, on apprenait que, quatre jours auparavant, le 27 décembre 1788, Louis XVI avait, sur le rapport de M. Necker, arrêté, en son Conseil, la convocation des États Généraux et accordé au Tiers-État une représentation double de celle des deux ordres privilégiés. C'est ce fameux Résultat du Conseil qui, imprimé par milliers d'exemplaires, allait, d'un bout du pays à l'autre, soulever des acclamations attendries.

Depuis cent soixante-quinze ans, le pays n'avait pas été appelé à délibérer de ses affaires. Et, par surcroît, l'opinion commune, confirmée par l'octroi anormal de cette double représentation au Tiers, était que, cette fois, il en allait délibérer comme jamais il ne l'avait fait. Le marquis d'Argenson ne prévoyait-il pas, dès 1750, que les États — s'ils étaient réunis — ne délibéreraient pas en vain et seraient fort sérieux ?

Une inexprimable émotion secoua le pays. Necker fut qualifié délices de la nation, et le divin rescrit fut, par maints fonctionnaires, inondé de larmes, tandis que tel curé en donnait, en chaire, lecture devant des fidèles extasiés d'admiration et de reconnaissance. Je cite les lettres. A Paris, le Résultat fut bientôt sur toutes les tables de toilette et la soubrette, comme la marquise, en dissertait avec sensibilité et s'en louait avec délire.

D'où venait cette joie universelle ?

De ce que, dans un pays où tous — même les privilégiés — se tenaient pour opprimés, chacun croyait entrevoir la liberté ; de ce que, dans un pays où les institutions vieillies ne fonctionnaient plus qu'en écorchant, chacun croyait entrevoir une réforme ; et, de façon plus générale, de ce que, gêné par l'anarchie despotique où l'on se débattait, cette société, nourrie de philosophie, concluait avec délices qu'on allait donner une Constitution au royaume. Le mot, étant fort imprécis, ouvrait le champ à toutes les hypothèses et, par là, donnait satisfaction provisoire à toutes les aspirations.

***

La France n'avait pas de Constitution. D'aucuns prétendaient qu'elle en avait possédé une qui, depuis longtemps, s'était perdue. A dire la vérité, le mot de Constitution ne s'entendait pas de notre façon : nul ne pensait alors qu'une Constitution impliquât l'octroi des institutions que nous appelons parlementaires, et l'on ne prétendait pas que le roi Clovis eût été assisté, dans le gouvernement, par deux Chambres législatives. Mais cette Société conduite, depuis trois quarts de siècle, par les philosophes et exigeant de Dieu même ses titres à gouverner les âmes, était fort naturellement portée à chercher en vertu de quel statut un homme régnait à Versailles suivant son bon plaisir. Les Contrats ayant été mis à la mode par Rousseau, on entendait a priori que la Monarchie devait en avoir, un jour, passé un avec la Nation. Ce Contrat s'étant égaré, il en fallait faire un autre.

Plus simplement, le peuple sentait qu'on vivait moins en despotisme qu'en anarchie et qu'il ne pourrait que gagner à une organisation, qu'il appelait une constitution.

Au fond, il y avait un sentiment juste sous les théories d'en haut et les aspirations d'en bas : le sentiment que les institutions, jadis justifiables, ne répondaient plus aux situations et les organes aux fonctions.

Contrat, certes, il y en avait eu un — et même plusieurs, tacites ou écrits.

Contrat entre le roi Capétien et la France ou plutôt les Frances qui s'étaient rangées sous son sceptre. Ces fils de Capet — incomparable lignée — n'avaient pas seulement été, durant des siècles, des chefs de guerre redoutables : leur épée s'était fait libératrice, libératrice des Communes contre les petits seigneurs, libératrice des Provinces contre les gros. Et, après avoir été libérateurs, ils s'étaient fait justiciers. Chiefs seigneurs, ils avaient aussi été les chiefs juges. Le chêne de Vincennes avait projeté son ombre sur la France, parce que, disait-on, le roi saint Louis rendait, devant ce chêne, justice à la veuve et à l'orphelin. Et après avoir été libérateurs et justiciers, la France une fois faite, les rois avaient été les défenseurs contre l'ennemi du dehors. Or, depuis des années, on ne voit plus le roi sur les champs de bataille et si le roi, qui n'est plus chef militaire, n'est plus, d'autre part, ni le justicier de Vincennes ni le protecteur des Communes, qu'est-il ? Le contrat est lettre morte.

Rois qui de France porte corone d'or

Preudens doit estre et vaillant de son cors.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

S'ainsi nel fet dont pert France son los

Ce dist l'estoire, coronez est a tort[1].

Cela se chantait en des temps très anciens.

Lettres mortes aussi deux autres contrats plus ou moins tacites : ceux que le pays a passés avec les grands et les prêtres. Les uns devaient le défendre de leur épée, les autres l'assister de leurs prières. Privilèges et immunités sont le salaire de ce double service. Si les nobles sont devenus chefs de guerre médiocres, si l'on a vu un Chevert, roturier, servir mieux qu'un Clermont-Tonnerre, rien ne justifie plus le privilège des nobles. Et si l'on voit de hauts prélats s'affranchir du devoir de la prière dont ils touchent l'opulente rançon, le troisième contrat est rompu.

C'est en ce sens que la vieille constitution qui jamais n'a été écrite, est caduque.

***

Le roi passe pour absolu. Rien ne fait plus sourire quiconque a étudié l'Ancien Régime, que les déclamations contre le despotisme du roi. Le roi est le premier esclave d'un système qu'il peut réprouver, sans qu'il lui soit possible d'y toucher.

C'est un chef de parade, mais un chef-esclave, oui, esclave de sa cour, de son ministère, de la tradition et qui, parfois, aspire plus que ses sujets à une libération. Réformateur d'intention, rien ne lui est plus difficile que de réformer. Économe de caractère, il doit à la tradition de jeter l'or et — le tableau de la Cour, prodigue et âpre à la curée, est dans toutes les mémoires — il le jette sans compter dans les mains qui se tendent — ou les jupons de soie.

Ce qui augmente le désordre, c'est que, sous lui qui administre assez mal à Versailles, on administre plus mal encore dans les Provinces. On n'attend pas que j'entre dans le dédale qu'ont créé en France les superpositions de pouvoirs. Il y faudrait un volume dont la conclusion tiendrait dans un mot, toujours le même, qui, dès 1750, était prononcé : Anarchie dépensière. Le privilège du roi, mal justifié, s'exerçait mal.

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Peut-être les paysans se fussent-ils accommodés à la rigueur de cette anarchie, mais il était deux choses qu'ils ne pouvaient plus supporter : l'existence des privilèges et la situation financière qui, aussi bien, en résultait pour une partie :

Deux cent soixante-dix mille Français (environ) étaient tenus pour privilégiés.

La plupart disposaient des droits féodaux en nature et en argent.

Si c'était en raison des services publics jadis rendus qu'ils étaient exemptés de l'impôt, c'était comme chefs de grande culture que les nobles s'étaient réservé les avantages de l'exploitation : droits de banvin, de banalité, de péage, monopole du colombier, etc., et avaient imposé des redevances : cens, censires, carpot, champage, terrage, parcière, etc., etc. Or les gros seigneurs ne sont plus chefs d'exploitation, ne résidant plus dans leurs terres et les faisant gérer de telle façon que les droits font plus de tort à ceux qui en pâtissent que de profit à ceux qui en jouissent. Peut être se fût-on entendu avec les seigneurs ; mais ils ne sont pas là : la cour a écrémé la noblesse de province. On a certes exagéré son absentéisme, mais les grands propriétaires, pour les trois quarts, ne paraissent pas dans leurs domaines. Très humains et même humanitaires, ces nobles sont cependant plus odieux que leurs ancêtres, parce que, plus besogneux, ils doivent au train que leur fait mener Versailles, d'être plus exigeants ; là-bas, l'intendant qui, lui, n'est ni humanitaire ni humain, pressure et fait gémir la matière pressurée.

D'ailleurs, ce qui commence à soulever le bas peuple, c'est le principe même des droits et cette inégalité devant l'impôt qui, plus encore que les droits positifs, révolte ouvertement. L'inégalité est si odieuse que tel cahier — celui de la Rochelle — demandera l'égalité de la peine capitale, se plaignant amèrement que l'un soit pendu et l'autre décollé.

Le Clergé — dans une situation un peu différente — excite presque autant de colère. Ne parlons que de sa situation matérielle — nous réservant d'étudier plus tard sa mentalité —. Ils étaient à peu près 420 à 440.000 ecclésiastiques : environ 20 à 25.000 religieux et 60.000 à 70.000 prêtres séculiers — plus environ 37.000 religieuses.

Cent trente évêques administraient de haut l'Église de France, pourvus de diocèses fort inégaux — 1.388 paroisses dans celui de Rouen, 19 dans celui d'Agde — et de revenus plus inégaux encore, puisque tel diocèse rapporte 400.000 livres par an à son titulaire et tels autres ne valent que 7.000 livres à leurs chefs, les évêques crottés.

 Même inégalité dans les revenus des abbayes, puisque Saint-Waast d'Arras jouit de 500.000 livres de revenu, tandis que nombre de monastères atteignent péniblement le chiffre de 6.000 livres.

La fortune de l'Église a été exagérée : M. de la Gorce, dans la remarquable étude qu'il vient de consacrer à l'Église de 1789, dit : 2 milliards 992 millions 538.140 livres. Après examen de divers témoignages, il faut lui donner raison. Le revenu était de 85 millions, mais il était presque doublé par le produit des dîmes prélevées sur les fidèles : 80 millions environ.

Ces biens venaient des dons et legs séculaires, presque tous faits à une fin très précise : prière pour les défunts, assistance aux vivants. L'Église, même en décadence, remplissait en partie ces objets : frais du culte, de l'enseignement et de l'assistance absorbaient la grosse partie des revenus fixes. Mais trop soul vent cependant et depuis trop longtemps, le haut clergé avait paru oublier ou méconnaître les charges qui grevaient les bénéfices. La décadence de cette Église se résume, pour M. de la Gorce, peu suspect d'anticléricalisme, dans la séparation de deux choses : à savoir les biens accumulés par la libéralité des fidèles et les obligations pieuses qui ont été la charge de ces dons. Que de bénéficiaires perdent de vue le caractère de cette fortune qui ne leur est que confiée, et ont fini par la regarder comme une fortune personnelle !

Telle situation rend cette fortune injustifiable et plus injustifiables encore les immunités dont, par surcroît, elle jouit.

Enfin la dîme était odieuse : les Cahiers, issus de ces paroisses qui, en immense majorité montreront, nous le verrons, une si courageuse fidélité à l'Eglise un jour proscrite, nous apportent cent preuves de la haine que soulève cet impôt de la dîme. Déjà la révolte se traduisait depuis longtemps par des procès : lorsqu'en 1788, un prélat, dans l'Assemblée des notables, a défini la dîme une offrande volontaire de la piété des fidèles, le duc de Larochefoucauld a riposté vivement : Offrande volontaire sur laquelle il existe maintenant 400.000 procès dans le royaume !

Par surcroît, cet ordre si riche ne paye pas l'impôt — s'étant à la vérité racheté en 1710 et offrant — mais avec faculté, dont il use, de le refuser —, de temps à autre, un don gratuit. Et enfin la répartition même des revenus à l'intérieur de l'Église froisse et révolte. Tel évêque, comme les Rohan à Strasbourg, jette l'or par les fenêtres, mais une plèbe de 60.000 curés meurt ou à peu près de faim. Le scandale s'en augmente de ce que ces prêtres de campagne, ce sont les plus méritants — il faut lire ce que dit de cette situation le cardinal Mathieu dans son livre sur l'Ancien Régime en Lorraine — : 700 livres à un curé, 350 à un vicaire, tandis que tel prélat, fort inférieur en piété et moralité, touche 100.000, 200.000 et 400.000 livres de revenu. Ce prolétariat ecclésiastique n'est pas, nous le verrons, le dernier à murmurer : les catholiques les plus fidèles partagent parfois son mécontentement, tandis que libertins et protestants, justement aigris par des persécutions encore récentes, dénoncent, avec quelque excès, dans l'Église tout entière une Babylone, où l'or corrupteur a changé en grands seigneurs millionnaires les successeurs des apôtres du Christ.

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Nobles et prêtres pâtissent — aux yeux du peuple durement grevé d'impôts — de ne les point payer. Les impôts mal répartis exaspèrent le contribuable : on paie plus volontiers un impôt que tous acquittent. Si les nobles paient maintenant la capitation et l'impôt du vingtième — lorsque, réellement, ils les paient —, les privilégiés sont tous exempts de la taille, et la taille est le plus insupportable des impôts directs. Les deux premiers écorchent, celui-là étouffe. Sur cent livres de revenu, l'impôt direct en prend 53 au taillable, et cet impôt peut tous les jours s'aggraver, puisqu'en face d'un gouvernement qui, depuis la mort de Colbert, n'a jamais su compter, la nation est encore, ce 1er janvier 1789, taillable à merci. Par surcroît, l'impôt trop lourd est mal réparti et levé arbitrairement ; il en paraît plus atroce. Délire de fiscalité ! écrit un étranger pour résumer son impression après un voyage en France. Et ce qui le frappe, c'est l'inégalité criante .qui fait payer 9 livres à 12 arpents de domaine noble et 14 à 4 arpents de terre roturière.

L'impôt indirect vient achever d'écraser les sujets du roi. On sait assez de quel poids pèse le monopole du sel, cette gabelle contre laquelle, plus encore que contre la taille, va se faire la Révolution de 1789 ; odieuses aussi ces aides qui, avec la gabelle, autorisent, par surcroît, les agents du roi à cette constante inquisition, la forme la plus haïssable de la tyrannie aux yeux de nos paysans, cette inquisition qui, allant de la huche au cellier, exaspère.

Sous le poids de cette double, triple, quintuple charge, le paysan plie : droits féodaux, dîme ecclésiastique, impôts royaux dont il supporte la presque totalité, voilà de quoi l'accabler. Son aspect est misérable. Il ne faut pas cependant s'y laisser complètement prendre. Par quel prodige d'économie ces malheureux sont-ils arrivés à dérober aux exacteurs de quoi racheter la terre ? Il est de fait que, depuis le commencement du XVIIIe siècle, le paysan rachète la terre ; près d'un tiers déjà du sol est entre les mains de ce paysan français, qui joint vraiment le génie de l'épargne à l'âpre désir de la propriété. Les travaux récents ont singulièrement éclairé cette situation méconnue. Mais, loin de satisfaire le paysan, cette situation l'excite. Le jour où il serait délivré du poids écrasant que l'État, et le privilège font peser sur lui, que ne pourrait-il pas ? Chez lui l'aspiration vers l'égalité, c'est l'aspiration légitime au moyen d'acquérir de plus large façon la propriété.

Le petit peuple des villes, lui, meurt de faim : il en rend fort naturellement, responsable le Roi et la Cour, comme il en rendra, en 1791, responsables la Constituante et, en 1795, la Convention.

Peuple des campagnes et peuple des villes chargent le régime de sourdes malédictions. Le jour venu, incité à se doloir, le peuple criera bien haut sa misère et sa colère.

Tout le mal vient de ce que la France n'a pas de constitution, a écrit Turgot à Louis XVI. Lui aussi — qui n'était probablement point partisan d'une constitution à l'anglaise — entendait dire une organisation rationnelle. Car il n'y a pas, en 1789, mauvais système, mais absence de système.

Un des derniers ministres de la Monarchie adresse, à la veille de tomber, un rapport au roi qu'il faudrait citer tout entier.

La France, y lit-on notamment, est un royaume composé de pays d'États et de pays d'administrations mixtes dont les provinces sont étrangères les unes aux autres, où certaines contrées sont affranchies totalement des charges dont les autres supportent tout le poids, où la classe la plus riche est la moins contribuante, où les privilèges rompent tout équilibre, où il n'est possible d'avoir ni règle constante, ni vœu commun ; c'est nécessairement un royaume très imparfait, très rempli d'abus, et tel qu'il est, impossible à gouverner.

Qui écrit ? Est-ce un ministre bourgeois et réformateur, Turgot ou Necker ? Non, mais un privilégié, le comte de Calonne — que viennent d'édifier simplement deux années de gouvernement.

Et cette anarchie dépensière parait d'autant plus intolérable, que les esprits de plus en plus se dérobent par le progrès des lumières au joug de la tradition.

 

CHAPITRE II. — LE PROGRÈS DES LUMIÈRES.

 

La tradition était l'âme de ce régime : elle le justifiait et le soutenait seule ; il ne lui pouvait survivre. Le paysan était malheureux ; il ne l'était pas plus — peut-être l'était-il moins — qu'un siècle avant. L'artisan avait souvent faim ; pas plus souvent qu'un siècle avant. Les privilèges étaient exorbitants ; ils ne l'étaient pas plus qu'un siècle avant. Et le pouvoir, par certains côtés, paraissait plus fortement armé. Mais la tradition ne soutenait plus l'édifice. La philosophie l'avait sourdement miné avant de le jeter bas. Le régime — nous venons de le voir était un corps mal bâti, mais c'était surtout, depuis des années, un corps vue l'âme abandonnait. Comment eût-il pu vivre plus longtemps ?

C'est la faute à Rousseau ; c'est la faute à Voltaire, on a raillé cette formule qui est simplement trop exclusive. C'est la faute à bien d'autres gens et à bien d'autres choses. Il n'en va pas moins qu'en décernant à Voltaire, puis à Rousseau, des honneurs quasi divins, la Révolution, en eux, reconnut les siens.

Parmi tant de confessions, ouvrons celle de Mme Roland. Pourquoi la fille de ce bourgeois sceptique et de cette bourgeoise dévote est-elle une sectaire de la Révolution dont, à mon sens, elle incarne toutes les grandeurs et toutes les erreurs ? Elle est née en 1754. Montesquieu va mourir ; Voltaire installe à Ferney sa royauté désormais incontestée et conclut avec d'Alembert alliance contre l'Infâme ; Duclos, élu, quelques semaines après, secrétaire perpétuel, va installer la philosophie dans la maison de Richelieu, où d'Alembert lui succédera ; 1754, c'est encore l'année où Diderot adhère définitivement à l'athéisme dans l'Interprétation de la Nature, où paraît le 3e volume de l'Encyclopédie, dès lors assurée de vivre grâce aux complaisances du directeur de la librairie, M. de Malesherbes ; c'est l'année où Jean-Jacques Rousseau écrit le Discours sur l'inégalité. Pendant dix ans, chaque année marquera un succès de la philosophie ; et pendant ces dix années — Sieyès et Mirabeau étant nés en 1748 et 1749 — viendront au monde ceux qui feront la Révolution : Brissot en 1754, Lafayette en 1757, Mounier, en 1758, Robespierre, Vergniaud, Danton en 1759, Desmoulins en 1760, Barnave en 1761, pour ne parler que des gens marquants. Si j'ai plus spécialement choisi cette petite Manon Phlipon, future citoyenne Roland, c'est que, née à cette date fatidique, elle nous dit longuement les lectures où se forma son esprit : après Corneille qui la fit Romaine et Plutarque qui la fit Spartiate, Voltaire, d'Holbach , Helvétius, Diderot, d'Alembert, Raynal, et puis, enfin et par-dessus tous, Rousseau : Je l'ai lu trop tard et bien m'en a pris ; il m'eût rendu folle, je n'aurais voulu lire que lui.

Les lectures de la petite Phlipon sont celles de sa génération, de Robespierre à Desmoulins, mais aussi de l'abbé Grégoire au marquis de Lafayette. Fils et filles de grands seigneurs et de petits bourgeois s'abreuvèrent à la même coupe.

Il serait intéressant de tenter ici une fois de plus l'étude de cette passionnante question et d'en voir derechef sortir la thèse du Disciple. Quand les maîtres s'appellent Montesquieu, Voltaire et Rousseau, les disciples Robespierre, Danton et Brissot, l'étude attire : j'ai voulu la refaire, me méfiant des formules ; j'ai suivi à travers le siècle l'œuvre de démolition idéale et j'ai, pour ma satisfaction propre, reconstitué dans le milieu moral et intellectuel où ils furent élevés chacun des vingt hommes qui, de 1789 à 1799, seront les protagonistes du drame. Tous ont reçu l'empreinte de la même philosophie, purement destructive d'ailleurs.

***

Telle influence entraîne plus d'une conséquence. Préparée et faite par de beaux esprits, écrivains qui se sont crus penseurs, la Révolution s'imprègne des idées qui, depuis cinquante ans, dominent la république des lettres : dogmatisme idéologique, classicisme, cosmopolitisme, humanitarisme, antichristianisme, philosophisme destructeur de toute autorité.

La Révolution sera donc idéologique et dogmatique. Ecoutons parler le dernier philosophe, qui siégera dans cieux assemblées révolutionnaires, mais qui, bien avant 1789, vaticine : Une bonne loi doit être bonne pour tous les hommes comme une proposition est vraie pour tous. La capitale erreur de la Révolution tient dans ce dogme, proclamé par Condorcet. Ce géomètre est dans l'espace. Lui et ses coreligionnaires, ignorants de la vraie sociologie qui se fonde sur la psychologie, se montrent ici plus ignorants encore de l'histoire.

Ne le leur dites pas. Ils vous répondront par Athènes, Sparte et Rome. Plutarque, depuis des siècles, mystifie notre pays avec ses faux Grecs et ses faux Romains. Et tous — philosophes et disciples des philosophes — sont férus de classicisme à ce point que la Révolution se fera aux noms mille fois répétés et acclamés de Harmodius, Léonidas, Gracchus, Brutus et Caton.

Elle se fera aussi au nom des lois étrangères. Mme Roland se reconnaît une âme cosmopolite. De Berlin et de Pétersbourg, de Genève et de la Haye, de Westminster plus encore et surtout de Philadelphie, les philosophes ont rapporté le goût des nouveautés. Washington et Franklin ont été appelés Brutus et Caton : et c'est tout dire. Ils sollicitent les esprits et Sèment des ferments. Le XVIIIe siècle y a préparé les âmes en faisant acclamer tout ce qui a, aux yeux des novateurs, une qualité maîtresse qui est de n'être point français.

Ce cosmopolitisme se nourrit d'humanitarisme. L'Homme apparaît : l'homme bon qui excite la sensibilité de ces âmes, enivrées, écrit un contemporain, de philanthropie. Et l'Homme — au début — apparaît fraternel : c'est pour libérer l'Humanité que le mouvement, qui eût pu n'être que localement réformateur, se fera démesurément révolutionnaire. Il restera — dans les formules imprégné de sensibilité. Et telle disposition, générale en 1789, est de conséquence : lorsqu'en janvier 1789, Bouillé montre à Necker que le danger approche, celui-ci, qui n'en disconvient pas, ajoute qu'il faut compter sur les vertus des hommes. Toute une école de politiques vit sur cette doctrine qui les mènera des bancs de la Constituante aux marches de l'échafaud.

Si l'homme est bon, il ne saurait être mauvais qu'il se gouverne lui-même : le mot de république, pris dans son plus large sens, sonne bien à des oreilles sensibles qui, par surcroît, entendent vanter les vertus des républiques antiques. Si personne ou à peu près ne songe, en 1789, à établir l'institution républicaine, Danton aura néanmoins raison, qui s'écriera : La République était dans les esprits vingt ans au moins avant sa proclamation. Un souffle nettement antimonarchique naît, s'enfle et se répand au cours du siècle : M. Rocquain a consacré à l'esprit révolutionnaire avant la Révolution un volume nourri de faits auquel il faut renvoyer. Vent antimonarchiste, écrivait d'Argenson dès 1751.

Vent anticatholique aussi. Est-il utile de rappeler ici la campagne qui, depuis soixante ans, se poursuit contre l'Infâme ? De l'élégante indifférence de Montesquieu, on a fait du chemin jusqu'à la haine du christianisme que ne dissimulent ni Helvétius ni Holbach. Grave conjoncture, lorsqu'on pense que cette monarchie française, c'est l'Église qui l'a le plus puissamment épaulée. Le trône du Roi Très Chrétien — même lorsque le roi Très Chrétien est très mauvais chrétien — s'appuie sur l'autel. Si celui-ci vacille, le trône restera-t-il debout ? En réalité, trône et autel, toute autorité est, en 1789, parfaitement ruinée.

***

Cette situation est-elle l'œuvre exclusive des philosophes et hommes de lettres du siècle ? Il serait absurde de le prétendre. Ils n'ont pas créé l'esprit classique ; il leur est antérieur, mais plus que personne ils l'ont porté à l'extrême. Ils n'ont pas inventé la constitution anglaise et — cela serait déjà plus contestable — ils n'ont pas insurgé les colons d'Amérique, mais ils ont importé l'esprit de Westminster et exalté la déclaration de Philadelphie. Ils n'ont pas suffi à faire naître la sensibilité humanitaire, mais ils l'ont surexcitée. Ils n'ont pas, les premiers, conçu l'esprit de fronde, puisque, dès 1751, un Argenson aperçoit une révolution possible, mais si, depuis 1751, l'idée de révolution s'est élargie, étendue d'un petit groupe à toute une génération, c'est que la philosophie a ébranlé le respect jusque-là porté à l'autorité et à la tradition. Pas plus ils n'ont forgé l'athéisme, puisque, dès 1715, une petite société le professait, mais ils ont gagné à la doctrine les classes dirigeantes et jusqu'à la petite bourgeoisie.

Le peuple n'avait lu ni Rousseau, ni Voltaire, ni l'Encyclopédie, et le peuple murmurait, parfois même — il y a eu sous Louis XV de graves émeutes — se soulevait. Mais l'émeute trouvait encore en face d'elle un pouvoir royal que rien n'avait miné : elle ne rencontrait pas d'autre part à sa tête les tribuns et les chefs que la nouvelle génération bourgeoise va lui fournir et sans lesquels l'émeute ne se peut généraliser en révolution. Qui a énervé le pouvoir, désarmé les classes privilégiées et jeté par ailleurs la jeune bourgeoisie dans l'état d'esprit révolutionnaire, sinon les philosophes ? Que les ennemis de la Révolution les en maudissent ou que ses amis leur en fassent gloire, c'est un fait en tout cas incontesté.

La Révolution — nous l'avons vu — sortait des faits : mais comment nier qu'elle n'en pouvait sortir qu'avec le concours des lumières ?

 

CHAPITRE III. — LES CLASSES DEVANT LA CRISE.

 

La Révolution va être beaucoup plus qu'un mouvement politique ; les classes  de la nation s'y vont heurter toutes : nobles, bourgeois, prêtres, paysans, artisans s'affronteront. Pourquoi les uns seront-ils vaincus, les autres vainqueurs, d'autres leurrés, d'autres asservis ? Le secret de l'avenir est, en 1789, dans la situation et la mentalité de chacune de ces classes — et de celle de la Nation tout entière.

La Noblesse que, par un paradoxe historique, le roi de France épaule à l'heure où elle sombre, ne lui apporte ni une armée ni un état-major ; sa clientèle est nulle et la Noblesse elle-même incapable.

Le mot serait dur si on le prenait dans son sens le plus fâcheux. L'aristocratie n'est pas inintelligente : certains de ses membres brilleront d'un vif éclat sur les bancs de la Constituante et, par ailleurs, les centaines de lettres d'aristocrates que, pour notre fortune, Vaissière a versées au procès, dénotent chez la plupart, grands et petits, une finesse charmante servie par une plume élégante.

Elle était incapable, je veux dire inapte à se défendre en masse comme d'ailleurs à composer avec mesure lorsqu'il le fallait. Richelieu, complétant l'œuvre séculaire des rois, avait systématiquement abaissé les caractères parmi les descendants des preux ; Louis XIV avait continué. On les avait déshabitués de l'énergie et l'on s'était gardé de les habituer à la politique : on les avait courbés si positivement que, physiquement, certains gardaient — sans s'en pouvoir défaire — l'allure des révérences. Héréditairement courbés. ils ne pourront se redresser devant l'orage.

Par ailleurs Louis XIV, après les Valois de Saint-Germain, les avaient arrachés à la terre et proprement déracinés : l'arbre qui n'a plus de racines résiste mal à la tempête. L'aristocratie française avait puisé sa force dans la terre française dont elle était issue : ces chefs d'exploitation rurale, ces maîtres d'une famille agricole avaient abandonné l'exploitation rurale et la famille agricole : fils du sol, ils avaient ainsi perdu leurs forces — comme ce géant Anthée qu'Hercule ne put terrasser qu'en le séparant de la terre sa mère. Ainsi avait fait Louis XIV quand, impérieusement, il avait exigé qu'on habitât Versailles. Alors la famille agricole avait perdu de vue et, partant, d'affection son chef. Lorsque celui-ci — à l'heure du péril — cherchera l'armée de ses anciens clients, il les verra contre lui. Le sentiment de son impuissance excuse seul son incroyable apathie ou son indicible ahurissement.

Courbés et déracinés, ils étaient, par surcroît, comme tant d'autres, atteints du mal du siècle. J'ai déjà dit que la philosophie faisait tomber les armes de ces mains déjà trop affiliées : les descendants de ces rudes barons, Bouchard de Montmorency, Foucauld de Larochefoucauld, c'étaient les lecteurs, les amis, les admirateurs, les disciples de Montesquieu, Voltaire, Diderot, d'Alembert et Rousseau.

De la nouvelle doctrine ces nobles gens ont subi l'empreinte plus qu'homme au monde. Chez les uns, perte de la foi religieuse — avérée ; chez les autres, perte de la foi monarchique — inconsciente ; chez presque tous, perte de la loi en leur propre droit. M. de Castellane a groupé en un charmant livre, Gentilshommes libéraux et démocrates, les figures saillantes : Liancourt, Larochefoucauld, Virieu, Castellane, Lally-Tollendal, Clermont-Tonnerre. Ce petit volume suffirait à édifier, et sur la générosité, et sur la vanité de leur état d'esprit. Ceux-là voient dans la Révolution une fronde contre le despotisme des rois et le fanatisme des prêtres. Lorsqu'en 1791, la Révolution se retournera contre eux, ils lèveront les bras au ciel : Clermont-Tonnerre pleurera, Virieu sacrera, Liancourt essaiera de chercher des soldats au roi — beaucoup trop tard.

Divisée en deux groupes, l'un qui va trop céder et l'autre pas assez, ébranlée dans sa foi par l'esprit du siècle, démunie de toute clientèle par la politique des rois et avilie par les exigences de la courtisanerie, la noblesse française, généreuse et courtoise, ne saura que bien mourir — si, pour elle, c'était là bien mourir.

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Peut-on, à défaut de cette noblesse énervée, compter sur le clergé ? moins peut-être. Car ici l'ennemi est dans la place, et la place, aussi bien, est en grand délabre.

L'Église n'a pas besoin de grands noms, mais de grandes vertus ! C'est Massillon qui, au début du siècle, a jeté cet avertissement au pouvoir. Il n'a pas été entendu : trop souvent les grandes vertus ont été, sur la feuille des bénéfices, sacrifiées aux grands noms.

Certes, il y a, en 1789, des prélats à tous égards édifiants et je regrette de ne pouvoir, après MM. de la Gorce et Sicard, les proposer nommément à notre estime. C'est le danger de ces résumés : ils exposent, pour être concis, à être injuste. S'il y a, par ailleurs, des prélats fort scandaleux, la masse est simplement médiocre d'âme ou d'esprit. Fort souvent, en effet, il y a divorce entre l'âme et l'esprit. Louis XVI qui vient de nommer Bonnat à Clermont et Boutteville à Saint-Flour, dit en souriant : Je viens d'envoyer le Saint-Esprit en Auvergne, le Saint à Clermont et l'Esprit à Saint-Flour.

Masse médiocre, ai-je dit. Il est humiliant pour l'Église de 1789 que, sur 130 prélats, M. l'abbé Sicard, dans son attachant tableau, en soit réduit à nous montrer, d'un geste réhabiliteur, une quinzaine d'évêques vertueux. Et il faut bien — car il est d'une remarquable impartialité — qu'il flétrisse sans réserve les Rohan, les Loménie de Brienne, les Jarente, les Talleyrand et autres drôles. Et la plupart des hauts abbés ne valent pas mieux, avec cette excuse que la plupart, étant commanda [aires, au moins ne sont pas prêtres.

Le bas clergé regardait avec dépit, scandale, jalousie, ces chefs peu respectables. Depuis des années, ces curés, fils du peuple, dotés en immense majorité d'une foi robuste, s'ouvraient à l'esprit démocratique, parce qu'ils étaient imbus, eux aussi, dans une certaine mesure, de l'esprit philosophique.

Le bas clergé était pour les innovations. Le trait a une importance capitale : telle disposition dirigera l'événement et fera le triomphe du Tiers en disloquant l'opposition des privilégiés.

Rien ne vaut un petit fait ; citons, d'après M. de la Gorce, celui-ci : la découverte en Périgord de deux listes de souscription à l'Encyclopédie qui, sur 40 noms, contiennent ceux de 24 curés. Pourquoi les curés du Périgord eussent-ils plus souscrit à l'Encyclopédie que ceux de vingt autres provinces ? Ici la généralisation n'est point téméraire et l'on ne saurait s'étonner de voir le bon abbé Barbotin, dont on vient de publier les lettres, faire sa lecture de Mably. Rousseau lui-même ne les froisse pas tous : quelques-uns accepteraient volontiers pour vicaire le vicaire Savoyard.

Le régime ne les arrange guère : évêques et moines trop riches en face de curés réduits à la portion congrue ; comme par surcroît — le cardinal Mathieu nous en cite plus d'un exemple en Lorraine —, les prélats, si aimables et souvent si généreux, sont parfois fort durs avec leur clergé diocésain, les bas curés sont, en 1789, extrêmement disposés à se jeter dans un mouvement auquel les préparent à la fois leur origine, leurs lectures et leurs rancunes.

Les élections nous les montreront fort excités, en janvier 4789, contre les évêques. Ce sont ces b.... de curés qui nous perdront, s'écriera d'Antraigues, en mai 1789. Ce sont en effet ces b.... de curés qui rendront possible la Révolution. Et tandis que leurs évêques, incertains comme beaucoup de hauts privilégiés sur la validité de leurs droits et empêtrés dans leurs capes violettes, ne peuvent être pour leur cause que de médiocres soldats, ces b.... de curés, troussant leur rude soutane de drap, vont marcher, plus violemment parfois que les bourgeois, à l'assaut du privilège.

***

Ce sont eux qui feront triompher le Tiers et, avec eux, nous abordons le camp des vainqueurs de demain : les bourgeois.

Qu'est-ce qui a fait la Révolution ? disait un jour Napoléon : la Vanité. La liberté n'a été que le prétexte. Le mot, trop brutal, est par là injuste ; il ne l'est pas tout à fait. M. Faguet a, dans des pages saisissantes, montré que la Révolution de 89 fut beaucoup moins faite contre le despotisme que contre l'inégalité. Par là elle fut encore plus sociale, que politique. Evidemment de nobles esprits ont été, chez les bourgeois, poussés par le seul culte de la liberté, Mounier par exemple, un des plus purs représentants de cette magnifique classe des bourgeois français ; aussi sera-t-il un des premiers à s'apercevoir qu'il a été dupe du prétexte. Les bourgeois libéraux sont rares : les bourgeois exaspérés sont légion ; les bourgeois ambitieux marchent à leur tête. Ils crient : Vive la Liberté ! mais ils sont Français : un Français ne se croit doté de la liberté que lorsqu'il tient le pouvoir. Au fond, presque tous veulent l'égalité à leur profit : Rivarol et Chamfort, dans deux camps différents, apportent une justification inattendue à la cruelle boutade de Napoléon : Ce n'est pas le despotisme qui a irrité la Nation, dit l'un, mais le préjugé de la noblesse, et l'autre s'exprime presque dans les mêmes ternies.

Par surcroît, la jeune génération bourgeoise a lu les bons auteurs, autant et plus que les premiers ordres. J'ai dit les lectures de Marie-Jeanne Phlipon, et qu'elles étaient celles de Robespierre, de Brissot, de Danton, de Barnave et de Desmoulins. ils adorèrent des écrivains qui servaient leurs amères rancunes et qui, réclamant l'égalité avec Rousseau, satisfaisaient leur légitime orgueil. Que la petite Phlipon, priée chez une dame noble, ait été avec sa mère traitée à l'office, et que Barnave ait vu la sienne bousculée au Théâtre par un grand seigneur insolent, ce sont incidents décisifs qui ont laissé dans leur âme une rancune inapaisable. Beaucoup de ceux qui se montreront forcenés, ont vécu trop près de la noblesse, ont essuyé ses mépris, sa condescendance plus outrageante encore pour une âme aigrie : Carrier a été l'intendant des Miramon d'Auvergne. En 1789, ils sont exaspérés : Sieyès traite les nobles de Cartouches. D'ailleurs presque tous, férus de leur bonne bourgeoisie, n'aspirent à l'égalité que pour arriver à la domination ; car — et c'est le second trait qui, de 1789 à 1799, va, lui aussi, être de conséquence — ils sont au fond tout ce qu'il y a de moins démocrates, n'éprouvant pour le petit peuple qu'un mépris mêlé de peur. Type accompli du bourgeois de 89, dit M. Meynier de La Revellière, joignant à la haine des nobles la défiance de la foule. Nous les verrons à l'œuvre et cela nous dispense d'insister.

***

Il faudra que ces bourgeois cependant caressent — en ces mois historiques de l'hiver de 1789, en ces semaines de campagne électorale — les très petites gens et surtout les paysans. On va donc surexciter leur mécontentement et le faire parler.

Ce mécontentement est d'ailleurs extrême. J'ai dit — en peignant leur situation matérielle — les griefs des paysans. Eux feraient bon marché de la liberté : ils ne rêvent ni des deux Chambres de Westminster ni d'une Constitution républicaine à la Philadelphie. Ils veulent se libérer des droits féodaux et d'impôts trop lourds et — subsidiairement (je l'ai indiqué) ils désirent que le royaume soit mieux constitué. Qui les peut retenir ? La fidélité de vassaux à seigneurs : elle est morte de l'absence du seigneur. La religion ? Certes ils sont catholiques et le montreront bien : mais la dîme leur est insupportable. Aussi bien, nous savons que, deux fois sur trois, le curé est peu disposé à retenir le bras qui, dès janvier 1789, se lève, menaçant, vers le Château.

Délivrer la terre, voilà à quoi aspirent seulement les vilains. Si le roi les y aide, ce sera le bon roi, et la terre délivrée en août 89, ils ne demanderont pas plus. Lorsque la Révolution se sera compromise à leurs yeux par les excès de la Terreur, le triomphe des mauvais sujets du bourg, l'institution du mauvais papier et la proscription de leurs curés, ils se tourneront vers tout régime fort qui viendra, en apportant la paix nationale, affermir les conquêtes civiles et sociales de la Révolution : quant aux libertés politiques, ils en feront bien facilement le sacrifice.

Pour l'heure, la bourgeoisie, de janvier à avril 1789, saura, mettant de côté sa secrète morgue, intéresser ces paysans à son triomphe. Le programme de 1789, nous le verrons, sortira de la coalition, consentie par les deux classes, des aspirations de l'une et des ambitions de l'autre.

Mais, plus encore, le bourgeois saura faire servir à ses desseins la misère — qu'à la vérité il ne faut pas trop s'exagérer — du peuple des villes. La majorité en est formée de braves artisans qui, tous pareils au savetier de notre La Fontaine, se contenteraient de peu ; Grégoire chante, n'amasse point et serait heureux, si on ne le ruinait en fêtes. Mais il se trouve qu'en 1789, il a très faim — j'entends la basse plèbe — ; il en rend responsable le régime ; tel bourgeois, avocat comme Danton, médecin comme Marat ou journaliste comme Desmoulins, tenaillant sa rancune, il se laissera facilement jeter sur les Bastilles et les Palais. Au besoin, on renforcera de tristes compagnons, débris des bandes de Mandrin et autres, les ouvriers des faubourgs, et ce sera l'armée sans laquelle n'eussent pu prévaloir ni l'éloquence d'un Barnave en 1789, ni celle d'un Vergniaud en 1792. Ils ont faim depuis un siècle : ayant tenté, dix fois, de se soulever — je renvoie à M. Rocquain —, ils ont été réprimés. Mais voici le terrible hiver de 1788-89 qui fait crever le pauvre peuple de froid et de faim. Et voici surtout que l'épée ayant, écrit-on dès 1789, glissé des mains du roi, ce peuple trouve un pouvoir désarmé qui leur livre forteresses et châteaux.

La bourgeoisie qui, en avril 1789, a triomphé aux urnes avec l'appui des paysans, se servira des ouvriers pour défoncer les Bastilles du roi.

***

La Noblesse et le Haut Clergé, incapables de se défendre, comptent sur le roi pour le faire.

Le roi peut-il le faire ?

Depuis un siècle le trône n'a plus de doctrine et, partant, plus de politique. Si la Monarchie française se déclare absolue, elle recule parfois devant ses Parlements, sans avoir su jamais quelle était, vis-à-vis d'elle, l'étendue de leurs droits et, par ailleurs, elle n'est pas mieux fixée sur les droits qu'ont — dans l'hypothèse d'une convocation — les États du royaume.

Depuis qu'elle a repoussé l'offre de Colbert, si remarquablement définie par M. Ernest Lavisse, la monarchie n'a pas plus de doctrine administrative et financière que de doctrine politique. Et si l'anarchie est dans le pays — matériellement c'est qu'elle est — moralement — dans la doctrine gouvernementale.

Pas plus le trône n'a de doctrine sociale. Sur quelle classe s'appuie-t-il ? Longtemps il s'est étayé, je l'ai dit, des Communes. Celles-ci, en 1789, espèrent encore que l'alliance se réformera. Il est clair que, depuis Louis XIV, le roi, premier gentilhomme de son royaume, s'appuie sur sa noblesse, mais cependant toute sa politique, héritée des ancêtres, est de la confiner en une médiocrité qui l'affaiblit. On confie de préférence, de Colbert à Necker, le ministère à des bourgeois, quitte à leur témoigner un discret mépris. Si bien qu'on s'appuie sur une aristocratie qu'on a préalablement anémiée et qu'on gouverne avec une bourgeoisie qu'on dédaigne.

En 1789, aucun des problèmes politiques et sociaux qui se posent ne s'évoque aux yeux du gouvernement de Versailles avec une solution même hypothétique. On s'en va vers l'abîme le diadème sur les yeux, dira Rivarol.

Le roi a convoqué les Etats et accordé au Tiers une double représentation : qu'est-ce à dire ? Si les Etats doivent voter par ordres, à quoi rime cette innovation ? Ils voteront donc par têtes ? Louis XVI ne sait pas, son ministère non plus. Que permettra-t-on aux Etats, que leur interdira-t-on ? On ne le sait pas. Défendra-t-on les privilèges ou les livrera-t-on ? On ne sait pas. Réprimera-t-on, s'il faut réprimer ? On ne sait pas, et ici j'ajouterai : on ne peut plus.

C'est qu'ainsi qu'il arrive sous un gouvernement sans boussole, l'arme, qui tremble dans une main incertaine, s'est faussée. A un pouvoir sans doctrine manque à cette heure — et déjà l'on s'en doute — la dernière ressource des gouvernements imprévoyants et menacés : la force armée.

***

Le roi n'a pas la force de tête et la force des baïonnettes lui manque, écrira, le 8 juillet 1789, un député du Tiers.

Les baïonnettes vacillaient dans les mains des soldats et l'épée même dans celles des officiers depuis le commencement du siècle. Lorsqu'à la fin de 1788, le roi a pensé — avant de féliciter Mounier — à le faire réprimer, lui et ses amis du Dauphiné, le maréchal de Vaux a écrit qu'il est impossible de compter sur les troupes. Six mois après, Necker, à la veille de l'ouverture des États, dira : Nous ne sommes pas sûrs des troupes. Et presque tout le secret des défaillances est là.

Les officiers n'en imposent plus à leurs hommes. On en sait les raisons. La plupart de ces officiers étaient médiocres et beaucoup ne s'étaient donné que la peine de naître, colonels à la bavette.

Les sous-officiers — arrêtés dans leur ascension par l'édit de 1181 — haïssaient les bénéficiaires du nouvel état de choses. Parfois, ils s'en allaient, comme Oudinot et Massena, quelques-uns comme Murat en cassant les vitres ; les autres restaient et murmuraient.

Sous eux, une armée très brave, mais dangereuse, gens trop souvent de sac et de corde recrutés au hasard, enfants perdus, enfants terribles : des brigands ! dira d'eux, peut-être avec exagération, un des démocrates mêmes de l'Assemblée Constituante, leur ancien chef Dubois-Crancé.

Il eût fallu un joug de fer à une armée pareille. Et le joug, au contraire s'était relâché. Vaublanc nous montre les officiers nobles atteints comme tous l'esprit du siècle, sentimentaux, humanitaires, peu disposés à manier cette férule que, paradoxalement, le ministre Saint-Germain vient de leur mettre entre les mains.

Il y a mieux : l'armée qui, en France — je renvoie ici à M. Bord —, a été le berceau de la Maçonnerie, apportée d'Angleterre par les régiments Irlandais, continue à en être son milieu de prédilection. Vingt-cinq loges militaires existent en 1789, Parfaite Union de Vivarais, Saint-Alexandre des mousquetaires, la Pureté du régiment de la Sarre, la Concorde du régiment d'Auvergne — inutile de les citer toutes. N'examinons point si, dans ces loges, sévit déjà l'esprit révolutionnaire ; en tous cas l'esprit égalitaire y règne. Que le colonel s'assoie non seulement à côté, mais en dessous d'un sous-officier, voilà ce qui peut le plus détruire la discipline. Et c'est ce qui arrive : dans la Loge Union de Toul-Artillerie, le vénérable n'est-il pas le sergent Compagnon, tandis que le marquis d'Havrincourt, maréchal de camp, n'en est que le délégué au Grand Orient ? On ne voit pas bien, avouons-le, Havrincourt commandant le feu au sergent Compagnon, contre un peuple qui réclame, après eux, la parfaite égalité.

Tout cela aboutit à cette dissolution de l'armée à laquelle les événements vont nous faire assister, de la révolte des Gardes Françaises en juillet 1789 à celle de la garnison de Nancy en août 1790. Et c'est ce qui, autant qu'une politique incohérente, désarme le roi et le livre.

***

Classes privilégiées incapables de défendre leur privilèges, noblesse divisée et affaiblie, clergé coupé en deux et incertain de ses droits ; en face, une bourgeoisie qui aspire violemment au pouvoir par la conquête de l'égalité et de la liberté, bourgeoisie d'ailleurs énergique, intelligente, ambitieuse et âpre ; sous elle, et la portant, une plèbe rurale décidée à assauter les privilèges et, si le roi défend les privilèges, à mettre en pièces le despotisme, et une plèbe citadine affolée par la misère et facile à exalter jusqu'à la sédition ; entre les classes qui s'affrontent, un gouvernement qui, dépourvu de toute politique, ne sait jouer son rôle d'arbitre, et qui, démuni de force, ne peut plus jouer son rôle de maure.

Cela suffit à tout faire prévoir. Qu'à ces éléments capitaux d'autres éléments se soient mêlés, cela va sans dire : éléments de toute révolution violente, éléments troubles d'en haut, éléments troubles d'en bas. En haut, les meneurs que guident des ambitions, des rancunes, des haines, qu'aigrissent des mécomptes, que poussent d'âpres désirs. Ceux qui écriront l'histoire de la Révolution, affirme, dès 1789, un député, ignoreront une foule de circonstances très fugitives, peu importantes en apparence, mais gui ont eu sur les événements une influence prodigieuse. Nous ne les ignorons pas toutes. Rien ne serait plus intéressant que d'établir ici la longue liste des meneurs qui, d'un Lafayette à un Santerre, d'un Mirabeau à un Desmoulins, d'un Barnave à un Collot d'Herbois — j'en citerais cinquante très facilement —, furent jetés dans le mouvement par des déboires ou des cupidités. En bas, parmi les menés, d'autres éléments troubles, cette terrible tourbe des sociétés qui repose au fond de nos cités cl, même de nos campagnes, et que tout mouvement ramène à la surface : Tas d'hommes perdus de dettes et de crimes qui, si tout n'est renversé, ne sauraient subsister. Et pour aller jusqu'au bout de l'enquête, il faudrait montrer l'action — aujourd'hui indéniable, encore qu'indiscutablement secondaire   des sociétés secrètes et des cabinets étrangers, d'agents mystérieux dont ou aperçoit parfois la main sans la pouvoir jamais saisir. Et l'on verrait, à la lueur de cette étude — qui déborderait notre cadre —, que la Révolution, presque fatale depuis cinquante ans, fut servie parfois, jusque dans ses plus généreuses heures, par divers facteurs qui n'étaient pas tous avouables.

En réalité cette Révolution se devait faire : nous la verrons dégénérer et sortir de son caractère primitif ; il n'en va pas moins qu'elle était fatale et d'ailleurs nécessaire. Elle fut l'explosion et la revanche du plus noble sentiment qui, à mon sens, distingue l'homme : je veux dire l'Énergie.

Mallet du Pan, écrivait, le 17 février 1798, qu'en 1789 dans ce pays de France, à force d'urbanité, d'épicuréisme, de mollesse, tout ce qui était riche, grand de naissance, propriétaire, homme comme il faut, était absolument détrempé. L'Ancien Régime — c'est le dernier trait qu'il faut signaler — offre effectivement en 1789 le spectacle de ce qu'on pourrait appeler le crack de l'énergie : il était détrempé. L'énergie, jadis, avait été magnifique et générale : celle des rois qui avaient fait la France, celle des féodaux qui, pour elle, avaient bataillé, celle des apôtres qui l'avaient évangélisée. Les descendants et successeurs de ces grands hommes sont en général dépourvus de toute énergie et, par surcroît, tout étant réservé à la naissance et au privilège, ils ferment la voie à l'énergie et la compriment. Walpole, qui voit ce monde à Versailles, le juge irrémédiablement anémié.

Mais la France n'était pas à Versailles. L'énergie française demeurait : elle était épandue dans l'âme de cinq cent mille citoyens. Loin de décroître, elle avait puisé dans sa compression même de nouvelles forces. Sous des hauts officiers nés, se morfondent des soldats au cœur de flamme ou à l'âme d'acier, tout vibrants de jeunesse et de génie guerrier ; ils seront l'État-major de Bonaparte après avoir couvert de gloire, par des travaux inouïs, la jeune République. 1768 a vu naître Murat, Mortier, Bessières, 1769 Hoche, Marceau, Ney, Soult, Latines, Joubert, — avec Bonaparte. Sous les prélats bien nés et médiocres, dont Massillon avait en vain voulu garer la France, et qui ne sauront qu'émigrer. un indomptable clergé se révélera qui, après avoir lutté pour la liberté, luttera, des greniers aux cavernes, pour la foi proscrite. Sous un gouvernement incapable, une légion de jeunes sujets s'élève, se nourrissant de ce Plutarque, la Bible des forts, et qui, avocats, publicistes, professeurs, médecins, se sentent des limes de feu dans des corps de bronze.

Le ressort qui me pousse était dans mon cœur : il était comprimé ; la Révolution le dégage et je mourrai patriote, écrira Dugommier déjà quinquagénaire. Qu'était-ce de ces jeunes gens dont, écrit orgueilleusement l'un d'eux. Saint-Just, l'âme n'était pas encore sevrée. Les énergies individuelles et collectives, comprimées par une machine usée, la vont faire sauter et s'épancheront durant dix ans de telle façon que jamais pareil spectacle n'aura été donné au monde. Et à ce régime d'énergie se ralliera tout ce qui est jeune et fort. A dix-neuf ans, écrit Thiébault, entraîné en 1789, on appartient à qui attaque.

 

CIIAPITRE IV. — LE GOUVERNEMENT DE 1789.

 

Le gouvernement royal a été acculé aux États Généraux ; on a dit ailleurs par quelle série d'erreurs, de mécomptes et d'échecs. M. Pierre de Ségur nous a mis en face du Couchant de la Monarchie ; M. Casimir Stryienski a arrêté nos lecteurs à l'Aurore de la Révolution. J'aperçois, en ces années 1787 et 1788, le crépuscule des Rois. Tout le monde y tâtonne : le soleil de Louis XIV a disparu ; on marche bien le diadème sur les yeux.

C'est cependant, en janvier 1789, ce gouvernement qui déchaîne le pays. Et après avoir, de façon générale, dit ce qu'étaient le régime, le pays et le gouvernement, il faut bien regarder en face les personnages qui vont présider aux premiers événements. La France était précipitée vers une révolution. Serait-elle courte ou longue, pacifique ou violente ? Y aurait-il réforme profonde ou subversion totale ? Cela dépend cette fois du personnel gouvernemental et de ses facultés.

C'est le roi, c'est la reine, ce sont les princes et les ministres.

Louis XVI n'était pas de sa race. Pieux jusqu'à la dévotion et chaste jusqu'à négliger sa femme, il était le petit-fils, non de ces Verts-Galants de Bourbons, mais de la pauvre Marie Leczinska. Regardons à Nancy la statue de Stanislas et considérons que cet homme épais a passé sa vie à abdiquer des couronnes. Le sang de ce prince-là coule, plus que celui d'Henri IV, dans les veines de Louis XVI. Le travail, l'amour, la politique, la guerre ne l'attiraient pas ; une seule passion : la chasse et, entre deux randonnées cynégétiques, la serrurerie. Nous avons son journal : c'est celui d'un piqueux, a dit Taine : état de superbes tableaux. A ces chasses, il entretenait un appétit prodigieux, peut-être le seul trait qui le fit Bourbon. Cet appétit nourrissait son optimisme, en pleine crise déjà. Dès 1790, il scandalisera Gouverneur Morris : Que peut-on attendre d'un homme qui, dans sa situation, mange, boit et dort bien, qui rit, qui est le gaillard le plus gai du monde ?

De fait, il était gai, d'une gaieté un peu grosse, si j'en crois dix témoignages. Elle résistera longtemps aux pires mésaventures.

Lourd et d'aspect vulgaire, il n'était point sot : sur ce point on a beaucoup exagéré ; il étonnera parfois ses ministres par sa finesse ; il en est même qu'il jouera d'un tour de main. Il voyait parfois clair : mais sa bonté paralysait sa main et suffisait à empêtrer son geste. Il était d'esprit libéral et généreux : chrétien très sincère, il pratiquait avec une déplorable sérénité le pardon des injures. Il avait en outre subi l'action de son siècle et, ayant lu Rousseau tout comme un autre, tenait l'homme pour bon. On le savait bien disposé. Le jour où le vieux roi était mort, on avait tout espéré du jeune souverain ; sur la statue d'Henri IV au Pont Neuf, on avait écrit : Resurrexit. Hélas !

Son cœur et l'action de son temps le poussaient aux réformes libérales et humanitaires : il en avait fait de fort belles, retenons-le, sans v être en rien contraint, avant 1789. Les protestants devaient !a liberté à ce catholique dévot, et, conscient des maux de son bon peuple, il s'ingéniait, depuis quinze ans, à y porter remède. Il avait appelé au chevet du malade tous les médecins et même quelques charlatans. Lui-même s'était réformé : il laissait l'argent se gaspiller ailleurs, mais il était personnellement économe — par vertu et pour l'exemple : était-ce sa faute si l'exemple était aussi peu suivi que possible ? Il eût voulu qu'il le fût.

Il ne savait pas vouloir : voilà le trait saillant de son caractère. Facile à influencer, il avait, à la vérité, comme tous les hommes très bons, des révoltes incompréhensibles, subites et, parfois, se murait en une inintelligible résolution. En thèse générale, il écoutait, souriait, se décidait rarement, son premier mot étant pour dire : Non, dit un de ses conseillers, et n'agissait que sous une forte poussée, scène de courtisans affolés, objurgation ferme de la reine ou d'un ministre, incident violent qui l'impressionnait. Mais telles influences, s'exerçant en des sens divers, le ballotteront fou-jours. Aussi n'inspirera-t-il jamais une confiance absolue ni à sa femme, ni à ses frères, ni à ses ministres, ni à ses sujets, parce que, écrit un député, le 13 juin 1789, il est connu qu'il n'a pas de volonté à lui. Mais, en revanche, il ne découragera jamais ni l'intrigue de la Cour, ni l'entreprise des Assemblées, ni le mouvement populaire, parce que personne ne tient une de ses décisions pour irrévocable. Le mot qui court du salon de l'Œil-de-Bœuf aux quartiers populaires de Paris, ce sera : Forcer la main au roi. Sa main se laissait forcer, mais on n'était jamais sûr de la tenir. Imaginez, disait son frère de Provence, des boules d'ivoire huilées que vous vous efforceriez de retenir ensemble.

Au fond — et c'est la pire des dispositions — son métier l'ennuyait. Lisons le récit de sa captivité au Temple où il se relèvera, de si touchante façon, aux yeux de tous : cette vie de foyer, simple, réglée, ces leçons données à son petit garçon, ces repas en famille, tout cela le rendra très heureux ; on peut dire que ce malheureux prince ne trouvera le bonheur que dans cette prison. Il était fait pour la vie privée : le jour où, à Reims, il avait reçu la couronne, il avait dit : Elle me gêne. Elle le gênera toujours. Lorsqu'en 1776, Malesherbes lui a apporté sa démission : Que vous êtes heureux ! s'est-il écrié. Que ne puis-je aussi quitter ma place ! Ah ! qu'il était sincère !

C'est, écrira, en 1790, Morris à Washington, un homme bon et doux qui ferait un excellent ministre pacifique dans des temps tranquilles. Or, comme le dit Mignet, ses ancêtres lui avaient légué une Dévolution. Sous la poussée trop forte, peut-être un Louis XIV lui-même eût-il fléchi. Faisons, pour être équitables, dans la faiblesse du roi la part de la fatalité qui le pressait. Et puis rappelons-nous qu'il ne voulut pas verser le sang français, préférant offrir le sien, avec  une grande simplicité dans l'immolation. Nous le verrons mourir, admirable dans le sacrifice. Et ici la pitié a ses droits, mais aussi et toujours la vérité.

Un roi, en effet, n'est pas là pour bien mourir : il est là pour régner. La reine disait de lui : Le pauvre homme ! En 1789, tout le monde disait : Il est bon ! Napoléon écrira au roi Joseph : Quand on dit d'un roi que c'est un bon homme, le règne est manqué.

En 1789, le règne est manqué. Le roi ne sait ce qu'il veut. Il demandait conseil à tout le monde, écrit Malouet, et avait l'air de dire à tout venant : Que faut-il faire ? Que puis-je faire ? De fait, il le fit demander à Rivarol par Malesherbes. Faire le roi ! répondit Rivarol. C'était bien la dernière chose que pouvait faire Louis XVI, parce qu'il n'était pas né roi.

***

A la rigueur et à son défaut, Marie-Antoinette eût pu faire le roi. Le roi n'a qu'un homme, c'est sa femme, écrira Mirabeau. Fière et belle reine qui, en d'autres temps, eût été peut-être grande et qui acheva cependant de tout perdre. On a tout dit d'elle — beaucoup de bien et beaucoup de mal, trop de bien et trop de mal. Incapable de prudence, elle était — chose plus grave — plus incapable encore d'oubli. Or, qui ne sait pas oublier certaines offenses ne sait pas régner : il ne les faut pas pardonner bénignement comme Louis XVI, il les faut systématiquement oublier. Et, ne pardonnant pas les offenses, elle ne savait pas non plus renoncer à ses amitiés : beau trait chez une femme, dangereux chez une reine — surtout si les amis abusent.

Cruellement attaquée, calomniée et déchirée par la Cour et la Famille, son caractère naturellement fier, mais primitivement confiant, primesautier et joyeux, s'en était assombri et révolté. Elle s'était alors murée dans une attitude hautaine qui acheva de la perdre. Préoccupée d'être belle dans le danger plutôt qu'à le détourner, écrira Lafayette qui ici parle juste, elle ne le saurait détourner. N'exerçant sur son pauvre homme comme elle disait qu'une influence intermittente, elle ne le pouvait pousser qu'à des actes qu'elle tenait pour actes de vigueur, mais qui, se produisant sans suites, semblaient plutôt des actes de révolte.

Les frères du roi étaient de nul secours : le comte de Provence, Monsieur, qui sera un jour un assez remarquable roi, n'était alors qu'un bel esprit qui se piquait de philosophie, croyant plus au droit divin qu'a Dieu même, imbu des idées du siècle jusqu'au jour où Necker lui avait voulu rogner ses pensions, disposé depuis lors à pousser à la résistance, mais prudente et un peu sournoise ; d'ailleurs inférieur à son frère si l'on regarde le cœur, il lui était bien supérieur si l'on regarde le cerveau. Le roi ne l'aimait pas beaucoup, s'en méfiait, s'en sentant d'ailleurs méprisé.

L'autre frère, le comte d'Artois, plaisait infiniment plus. Très joli homme, adroit, élégant, portant volontiers la main à la garde de son épée, on le tenait pour une sorte de chevalier de la Table ronde et pour l'épée de la Monarchie. Parce qu'au contraire de ses frères, il était, lui, un infatigable Vert-Galant, il se fût volontiers figuré qu'il avait gagné la bataille d'Ivry. Cependant on ne connaissait son panache blanc que dans les jardins de Versailles : durant toute la Révolution, il parlera sans cesse de tirer l'épée de ses pères qui, jamais, ne sortira du fourreau. Tel caractère cependant le disposait à être grand pourfendeur de l'idée révolutionnaire, mais lui aussi compromettra la résistance plus qu'il ne la servira. Sa jactance parfois impressionnera le roi ; mais elle révoltera tout ce qu'il y a de raisonnable autour de lui. De cerveau fort étroit et de geste violent, c'était — s'il était écouté — un périlleux conseiller et, s'il était éloigné, un compromettant bavard.

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Si le roi écoute la famille d'intermittente façon, c'est de même qu'il consulte ses ministres. Ils ne lui conseilleront jamais, en 1789, les mêmes résolutions que la famille. Mais voici où est la faute : le roi ne saura jamais départager ses parents et ses ministres.

Le Ministère, c'est M. Necker, écrira, le 22 mai 1789, un député... Tout roule sur M. Necker.

Ce financier genevois, d'origine brandebourgeoise, s'était imposé par une remarquable probité morale et financière et par le succès même de ses affaires. Parce qu'il avait bien géré la banque Thelusson-Necker, on concluait que seul il pourrait éviter la faillite au royaume.

Il avait été porté par l'opinion au pouvoir, regretté lorsqu'il l'avait quitté en 1781, acclamé lorsqu'il l'avait repris en 1788. C'est que, de bonne heure, il avait ouvert, au-dessus de ses comptoirs, ce salon d'esprit dont M. d'Haussonville, son petit-fils, nous a, d'une façon si piquante et si indépendante, raconté l'histoire et dit la physionomie. Les Necker traitaient la philosophie ; les philosophes, ayant parfois la reconnaissance de l'estomac, mettaient très haut leur Mécène, l'avaient poussé au pouvoir en 1781 et l'y avaient ramené en 1788.

Il n'était pas homme d'État. Je crois, écrira Mounier un an plus tard, qu'il était par ses lumières, son zèle pour l'humanité, son esprit d'ordre et d'économie, un excellent administrateur dans les temps de calme, mais qu'il lui manquait les qualités nécessaires pour combattre les factions. Ce qui lui manquait, c'était tout comme à Louis XVI — son petit-fils fait lui-même ce rapprochement —, l'esprit de décision. Il ne sait ni ce qu'il peut, ni ce qu'il veut, ni ce qu'il doit, écrira durement Mirabeau. Mirabeau était un ennemi : il est injuste. Necker a voulu quelque chose, mais qui ne suffisait plus : il voulait faire de bonnes finances, pour ce, appeler le pays et dans le pays le Tiers-État à abolir les immunités, et lorsqu'on aurait remédié au mauvais état du Trésor public par d'utiles ré formes, s'en tenir là. Son idéal, écrit M. de Laborie, était une sorte de gouvernement paternel où, sous le meilleur des rois, les deniers de l'État seraient gérés par un financier de premier ordre.

Horloge qui retarde, disait Mirabeau : l'horloge retardait déjà en 1788.

Il pesait trop le pour et le contre : c'était une habitude de banquier ; Mme de Staël elle-même, qui avait pour son père le culte touchant que l'on a parfois raillé, lui reconnait de l'irrésolution. Cependant il conseilla de bonnes choses ; mais il était incapable de faire front aux événements s'ils le déroutaient ou le débordaient. Le roi et l'Assemblée connaîtront successivement son humeur, que Malouet a ainsi définie : Il ne savait plus gouverner, lorsqu'il était contrarié. Par surcroît, il souffrait de l'estomac, mauvaise condition pour mener les hommes.

Rappelé en 1788, il continuait à se croire en face d'une crise financière, alors qu'il se trouvait en face d'une Révolution. Il demanda la convocation des Etats, comme on a recours à une réunion d'actionnaires dans un cas extraordinaire.

Le 27 décembre 1788, son rapport fortement discuté au Conseil avait été finalement approuvé : Barentin, le garde des sceaux, et Villedeuil seuls s'étaient prononcés contre ; Puységur et Nivernais s'étaient abstenus ; Necker, Montmorin, Fourqueux, La Luzerne et Saint-Priest avaient voté pour la mesure. Louis XVI jeta son sceptre du côté où déjà penchait la balance.

Le sort en était jeté, mais c'était le sort. Aucun projet net ne se faisait clairement jour. Ni le roi ni Necker n'étaient aptes à faire front aux événements qui, dès l'ouverture de la campagne, les allaient déborder.

Ce gouvernement— le plus honnête que la France, peut-être, ait connu — était tout, excepté un gouvernement de crise.

 

CHAPITRE V. — LES ÉLECTIONS ET LES CAHIERS.

 

Rien de plus libéral que l'attitude de ce gouvernement et rien de plus loyal. Le 24 janvier, un règlement fut adressé aux agents du roi accompagné d'un préambule où vraiment le roi se confirmait le bon roi que l'on voulait. Sa Majesté... s'est déterminée à rassembler autour de sa demeure les États Généraux du royaume, non pour gêner en aucune manière leurs délibérations, mais pour leur conserver le caractère le plus cher à son cœur, celui de conseil et d'ami. Ce mot toucha profondément : nombre de cahiers y font allusion.

De l'ensemble des pièces, que M. Brette a groupées en un précieux recueil, se dégage à peu près ce programme royal auquel M. Aulard a consacré une de ses premières études, excellent si l'on s'y fût tenu : droit restitué à la nation de consentir l'impôt, périodicité des États, établissement d'un budget, fin de l'arbitraire ministériel en matière des dépenses, garantie, par l'abolition des lettres de cachet, de la liberté individuelle, institution par les États de la liberté de la presse, création d'États provinciaux permanents, et — ce qui était, avant tous les autres vœux, le double souhait qui s'échappait de toutes les bouches — constitution stable et égalité de tous devant l'impôt.

Sans doute il n'était pas parlé du mode de votation des États : mais les privilégiés étaient incités, par le rapport de Necker, à consentir au vote par têtes. Le roi attendait cette détermination de l'amour commun du bien de l'État. C'était clair.

Le roi appelait par surcroît tous les sujets à se plaindre. Ils n'y allaient pas manquer.

Chaque ordre voterait à part : la Noblesse suivant ses formes ordinaires ; le Clergé grossi — par une innovation qui parut s'imposer — de tous les curés bons et utiles serviteurs qui, dit le Résultat du Conseil, s'occupant de près et journellement de l'indigence et de l'assistance du peuple, connaissaient plus intimement ses maux.

Le Tiers recevait à peu près le suffrage universel. Tout homme, âgé de vingt-cinq ans et inscrit aux rôles des impositions, était appelé à voter. Machiavélisme, dit M. Aulard : on voulait noyer les bourgeois éclairés dans la masse ignorante qu'on tenait pour fidèle et facile à mener. Mais à Versailles, on ne lisait pas Machiavel, on lisait Rousseau : si Louis XVI et Necker accordèrent au pays le suffrage universel, c'est, nous le savons, que l'homme était vertueux, surtout celui que ne gâtait pas la civilisation. Ce qu'on peut dire, c'est que ce large scrutin déplut fort à certains bourgeois : Mounier n'en avait pas tant demandé.

Il faudrait un volume pour faire le récit de cet énorme mouvement électoral. Énorme et forcément confus, car ce premier essai d'élections ne présente pas la belle uniformité de nos modernes consultations. Dans la plus grande partie du royaume, le vote final se fit au bailliage, vote à deux, parfois à trois degrés. Alors éclate à nos yeux l'anarchie singulière du royaume : des bailliages se disputèrent des paroisses et les agents juxtaposés et superposés la présidence des assemblées.

A dire vrai, il importait assez peu que tel ou tel agent présidât, car ils étaient tous sévèrement incités par le garde des sceaux Barentin, au nom du roi, à ne se point permettre de chercher à déterminer le choix des votants, ni de faire aucunes démarches tendant à gêner les suffrages. Ce prodigieux garde des sceaux ne devait, sous aucun régime subséquent, trouver de successeurs, l'aventure ayant, en 1789, trop mal tourné pour le gouvernement qui l'avait tentée.

De fait, on ne relève aucun acte de pression : s'il s'en rencontre, la pression s'exerce plutôt par les sénéchaux et lieutenants généraux — dont beaucoup, étaient candidats — en faveur des idées-qui, dés janvier, paraissent en faveur : les idées de réforme. Très prudents en matière sociale, écrit M. Onou, les présidents d'assemblée furent partisans des nouvelles idées politiques, hostiles au pouvoir absolu et au despotisme ministériel.

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Le pouvoir — si l'on peut dire d'un gouvernement pouvant si peu — ne fit donc point de campagne. Par contre, ce que jusqu'en ces dernières années on ne paraissait pas penser, d'autres firent campagne. A lire nos vieux historiens — c'est cette sorte de mysticisme historique qui est commun à un de Maistre et à un Michelet —, on pourrait penser que ces millions d'électeurs réformistes allèrent au scrutin, sous la seule action d'un esprit surnaturel — démoniaque, dirait de Maistre, et Michelet : divin —, et sans qu'aucune organisation politique ait exercé sur eux son action. Par une rencontre miraculeuse, ces paysans, ces bourgeois, ces curés auraient formulé, en termes souvent identiques, des vœux unanimes.

Depuis qu'on a porté l'esprit critique dans l'étude des Cahiers, il n'est pas d'historien qui ne reconnaisse que, sinon une organisation centrale, du moins des organisations régionales ont agi. MM. Lesort et Sée, dans leur remarquable Introduction aux Cahiers de Rennes, nous font entrevoir en Bretagne une organisation officieuse qu'on surprend en d'autres provinces. Les modèles furent répandus à travers le pays : M. Bloch en a signalé dix principaux dans la généralité d'Orléans : les fameuses Instructions du duc d'Orléans furent utilisées dans une grande partie de la vallée de la Loire.

La diffusion de ces modèles coûtait cher. Qui donc, après les avoir fait rédiger, paya la propagande ? Ici la pénombre commence — sinon l'obscurité. Le biographe de Laclos, M. Dard, qui connaît bien le rôle que joue à cette époque le duc d'Orléans, écrit : Le gouvernement ne fit pas les élections, mais les laissa faire à d'autres.

Est-ce le Palais-Royal ?

Il se peut.

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Dès janvier 1789, l'agitation était extrême. Il serait piquant de tracer ici le tableau des ces assemblées de paroisses, à la sacristie, à l'église, même au cimetière où les pauvres morts semblaient appelés à parler et parlèrent parfois. De ces assemblées sortaient des doléances quelquefois très sensées, quelquefois très naïves, quelques-unes même un peu burlesques, le plus souvent tragiques, qui furent portées, sous forme de cahiers de paroisses, à l'assemblée de bailliage où fut rédigé le cahier définitif.

Ces assemblées de bailliage elles-mêmes ne manquent pas de pittoresque : on aimerait reproduire ici la description que font de celle de Rennes, du 7 avril 1789, les éditeurs des Cahiers de la sénéchaussée ; ces 800 délégués des paroisses bretonnes paraissent fort attachés à Louis XVI, mais, à force de boire, à la santé du bon roy, bolées sur bolées, ils finissent par inspirer aux gens sages de grandes inquiétudes. De ces bolées, autant que de la rancune qu'a inspirée l'attitude de la noblesse bretonne, sortent les députés violents qui vont fonder, à Versailles, ce fameux club Breton, père légitime de celui des Jacobins : les trois marquants sont Lanjuinais, Defermon et Le Chapelier qui partent de Rennes avant au cœur la haine du privilège — ce qui mènera le premier à la Chambre des Pairs de Louis XVIII, le second au ministère de Napoléon Ier, l'un et l'autre avec le titre de comte, le pauvre Le Chapelier ayant été trop tôt ravi à de si belles destinées par le couperet de la guillotine, aiguisée par lui.

Les assemblées du Clergé furent en thèse générale extrêmement orageuses et grosses de menaces. Du Mans, où le bas clergé coupa la parole à l'évêque, à Agen, où ils chassèrent les chanoines, et de Poitiers, où l'abbé Jallet nous montre avec joie l'évêque mortifié assis sur un bout de banc, à Angers, où le prélat offensé se retire, mêmes dispositions se relèvent. C'est de ces assemblées que sortent députés ces 208 curés qui, écrit un lieutenant général à Necker, feront la voile.

L'élection la plus conséquente fut celle du comte Honoré de Mirabeau. Bouillant, fumant et, comme tous les siens — N'entendrons-nous jamais parler que de cette race effrénée des Mirabeau ! —, enflammé de passions, il avait, pour s'imposer à l'ordre de la noblesse, fait appel au secours secret du Ministère ; le secours lui avait été sèchement refusé par Necker et la noblesse de Provence avait expulsé ce dangereux congénère ; il s'était alors rejeté sur le Tiers avec de magnifiques imprécations. De tels discours enflammaient les Provençaux : Aix et Marseille se le disputèrent. Lui se posait toujours en persécuté du Ministère et des privilégiés. Chien enragé, soit, alors élisez-moi : le despotisme et les privilèges mourront de ma morsure ! Après une campagne littéralement triomphale, il avait été élu par les deux villes et partait, en avril 1789, pour Versailles, enivré de popularité, plein de rancune contre Necker et la noblesse, redoutable, redouté, sûr de triompher de tout, de la jalousie, de la haine et du pouvoir.

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Qu'un Mounier, un Barnave, un Lanjuinais, un Lafayette, un Rabaul, un Sieyès, un Mirabeau soient élus, croyants ou ambitieux, pleins de talent ou de prétentions, cela importait déjà beaucoup, mais surtout parce qu'ils s'appuyaient sur la masse. C'est cette masse qui, avec eux, arrivait à Versailles : la Nation, ses Cahiers en main.

Et il faut, pour terminer ce trop long, mais nécessaire préambule, dire un mot de ces cahiers.

Cahiers des trois ordres, cela fait des milliers de documents — 50 à 60.000, dit-on — que dépouillent avec ardeur d'excellents travailleurs. Combien sont édités quelques centaines. Il faut donc en parler, mais en ne concluant que provisoirement.

Dépôt public et irrécusable de toutes les opinions et des vœux de la France, écrit le sage Malouet. Des historiens se sont montrés moins dévots : après Babeau qui n'aime pas la Révolution, Loutchisky et Wahl n'y ont vu guère que des criailleries.

La théorie ne se défend pas ; il ne faut en retenir qu'une chose peu contestable : tout homme est mécontent sous quelque régime qu'il vive ; si, à un moment donné, un gouvernement, si excellent soit-il, appelle des millions d'hommes à se plaindre, ils se plaindront et très fort. Si nous provoquions pareilles doléances, il n'est pas sûr que le Régime moderne apparaisse très rose.

Mais il faut savoir ce que les élus sont chargés d'exiger et ce qui est sorti de la collaboration des paysans qui parlaient pigeons, gabelle, lapins, taille et dime, et des petits bourgeois ou des curés qui, répandant des modèles ou tenant la plume, ajoutèrent assemblée représentative et constitution politique. Si, en effet, quelques paysans rédigèrent eux-mêmes leurs cahiers dont le style pittoresque trahit assez la parfaite spontanéité, je ne suppose pas que ce soient les vilains de Vers — sénéchaussée de Nîmes — qui aient placé en tête de leurs feuillets une citation du De Officiis de Cicéron.

Il était d'ailleurs certaines matières où non seulement toutes les parties du Tiers, mais tous les ordres de la Nation se trouvaient d'accord. Ce sont ces vœux généraux que je résumerai rapidement.

On est fidèle au Roi, mais on veut un roi des Français. Que tous vos sujets, Sire, deviennent vraiment Français par le gouvernement ; comme ils le sont par l'amour de leur roi.

On veut une Constitution sans préciser exactement partout ce qu'elle sera ; elle garantira la liberté individuelle : plus de lettres de cachet et de prisons d'État — notons que le peuple n'en a jamais souffert — : sur la liberté de la presse, le vœu est moins unanime. Point d'indication nette d'un régime parlementaire.

Par contre, on demande très haut l'égalité devant l'Impôt : égalité des provinces, dit le clergé du Haut Limousin, égalité des personnes, crient tout le Tiers et maints privilégiés même. Il faut trouver moyen de supprimer la dette énorme qui rend le crédit nul, affirme la noblesse du Bauvaisis ; il faut abolir l'atroce gabelle, modifier le régime des aides, supprimer l'odieuse taille et, si l'on conserve le Vingtième, l'étendre réellement à tous.

Il faut supprimer les abus de justice, si énormes, dit un cahier du Clergé, qu'ils font craindre à tout citoyen d'être obligé de soutenir les droits les mieux établis, et d'abord refondre les circonscriptions judiciaires, supprimer la vénalité des charges, source de ruine pour le peuple, occasion ouverte à mille gens sans lumières... de parvenir à des offices dont dépendent les biens, l'honneur et la vie des citoyens.

On voit parfois les ordres — Clergé compris — s'élever, après deux siècles et demi d'une épreuve désastreuse, contre le Concordat ; des cahiers réclament même l'élection des évêques ; en tous cas, une poussée se produit, dans les chambres du clergé particulièrement, contre l'ingérence de Rome. La Noblesse parfois n'hésite pas à proclamer que les États sont compétents pour la discipline de l'Église. On voit enfin — ici le Clergé ne peut obtempérer — la Noblesse et le Tiers parfois d'accord pour proposer l'affectation des biens de l'Eglise à des objets d'utilité publique — à l'établissement de la justice gratuite, disent les nobles de Gien. Ceux de Montargis demandent la suppression des ordres monastiques totale et absolue. Et rien ne nous fait mieux saisir l'influence de la philosophie du siècle sur l'aristocratie, même la plus provinciale.

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Mais chaque ordre a ses griefs et cesse souvent de s'entendre avec le voisin. Sur le vote par tête, la Noblesse cependant n'est pas d'accord autant qu'on le pourrait croire : sur 200 de ses cahiers que connait M. Champion, il n'en a compté que 39 exigeant formellement le vote par ordre ; 19 admettent des exceptions ; 24 réclament le vote par tête.

Le Bas Clergé tient beaucoup à ce qu'on restreigne le pouvoir de l'Evêque ; songeons que c'est sous les yeux de celui-ci que s'est débattue la question, et constatons derechef la poussée asti-épiscopale qui s'est manifestée à cette heure.

Les Cahiers du Tiers sont les plus importants et naturellement les plus variés, puisque gros et petits bourgeois, propriétaires ruraux, fermiers, humbles paysans, commerçants, maîtres de métier et artisans y peuvent parler. On ne saurait ici qu'en indiquer des traits. On trouve, nous l'avons vu, des cahiers qui citent Cicéron et traitent de hautes matières politiques, et d'autres où l'on se plaint tout simplement que les curés prennent trop cher pour les mariages et les enterrements : il en est où l'on réclame la liberté de conscience, d'autres au contraire, comme en Auvergne, où l'on conjure un roi vertueux de révoquer l'édit de 1787 trop favorable aux non-catholiques. Il en est qui exigent hautement le vote par tête — en immense majorité —, d'autres comme celui d'Ambert où l'on ne l'admet que s'il ne doit point paralyser les États, d'autres mêmes comme celui d'Étampes qui le rejettent. Les uns sont plus spécialement préoccupés de fonder une monarchie constitutionnelle, les autres de faire réparer les routes détestables. Quelques-uns réforment l'Église dans son chef et ses membres, d'autres demandent humblement que, faute de maîtres, les sages femmes sachent lire pour instruire la jeunesse.

Les grandes questions réunissent cependant la quasi-unanimité : l'abolition des immunités, la réforme des impôts, la suppression des droits féodaux, l'affranchissement de la terre, la disparition de la dîme... Étampes résume d'un cri l'opinion générale : Que nous serions heureux qu'on détruisit la féodalité !

En matière industrielle, les villes font entendre des avis partagés : M. Levasseur, prenant par exemple une soixantaine de cahiers, en trouve 44 pour la liberté de l'industrie, 7 pour la réforme et 16 pour le maintien des corporations. Les grandes villes industrielles sont pour le maintien. D'ailleurs, fait remarquer André Lichtemberger, pas une réclamation d'ordre socialiste. La propriété reste sacrée — sauf la propriété privilégiée qu'on tient pour usurpée.

De cette masse de revendications se dégage un cri : Réforme ! Réforme radicale du régime. Mais le régime est un peu vieux ; qui demande en toute sincérité sa réforme, risque fort de déchaîner une révolution. Tous n'y répugnent pas ; mais la majorité la redouterait plutôt. Qu'on les débarrasse des droits féodaux et de l'impôt accablant, et les trois quarts seraient bien heureux. Jamais vous n'en serez débarrassés, si vous n'avez de Constitution, leur disent les bourgeois, libéraux sincères ou politiciens ambitieux. Va donc pour la Constitution !

Et le programme de 1789 est bâti.

C'est ce formidable programme en main, que les députés, dans les derniers jours d'avril, prennent le coche pour Versailles. Sur les grandes routes de France, ces voitures roulent, amenant à Versailles ces 1.600 députés disparates : grands seigneurs qui sont allés se faite élire par les chambres de la Noblesse et gentilshommes campagnards à l'aspect un peu fruste, prélats qui, comme Talleyrand, ont enfin paru dans leurs diocèses et s'en retournent, mandat en poche, et curés au visage fermé, fort résolus à ne pas se laisser mener par Nos seigneurs les évêques, avocats et médecins des grandes et petites villes qui, avec un mélange d'appréhension et d'arrogance, s'apprêtent à réformer l'État, et humbles ruraux aux vestes de bure qui partent pour délivrer la terre.

Dès la fin d'avril, ils débarquent à Versailles : on y sourit d'avance de leurs airs empruntés.

C'est cependant une formidable avalanche qui s'abat, de tous les coins de France, sur la ville du Grand Roi.

Tout le monde n'y sourit pas. Necker est inquiet : cette formidable poussée politique et sociale déconcerte le financier. Il laisse, devant Malouet, percer son angoisse. Ou appelle des troupes : Morris voit, le 15 avril, 10.000 soldats qui approchent de Paris ; et il le faut bien, puisque, le 27, les dragons devront réprimer au faubourg Saint-Antoine une émeute sanglante, qui déjà révolte et alarme certains députés bourgeois, errant et se consultant sur le pavé de Versailles.

Ceux-ci montrent de l'indignation contre les scélérats de la canaille qui ont égorgé un brave marchand. Loin qu'il en résulte, se hâte d'ajouter l'un d'eux, quelque défaveur pour M. Necker, il n'en devient que plus cher à la nation.

Ce n'est pas l'avis de tout le monde : Louis XVI, ébranlé, déjà effrayé, lui aussi, par l'orage déchaîné et ému par les récriminations de sa noblesse, a, dit-on, proposé au vieux Machault la place de premier ministre. Celui-ci a conseillé de garder Necker, estimant qu'il est trop tard.

A l'heure où la Nation vient demander peut-être une Révolution, ce malheureux gouvernement de Versailles, sans doctrine et sans résolution, hésite derechef devant la Réforme.

Et cela va tout perdre.

 

 

 



[1] S'il ne fait ainsi, la France perd son honneur et l'histoire dit : il est couronné a tort.