FOUCHÉ (1759-1820)

DEUXIÈME PARTIE. — LE MINISTRE FOUCHÉ (1799-1810)

 

CHAPITRE X. — LA POLITIQUE DU JUSTE MILIEU.

 

 

Fouché annonce à la France la constitution définitive d'un gouvernement puissant et fort. Attitude contre-réactionnaire. — Fouché se fait le défenseur du parti républicain. Lutte contre toute tentative de restauration ; il se tient néanmoins en assez bonnes relations avec les royalistes. — Hostilité des royalistes restés à l'étranger. Cette hostilité lui fait tout craindre l'une restauration de Louis XVIII. — Lutte contre la Réaction : programme du parti réacteur. Contre-programme que lui oppose Fouché. — La tache. — Réorganisation et extension de la Police générale. — Nouveau caractère à donner à la police trop méprisée. Fouché établit une forte discipline et certaines convenances dans la Police générale. Principes nouveaux. — Organisation de la police secrète. Institution de la préfecture de police, des commissaires généraux de police et des commissaires spéciaux. Le commissariat de Boulogne-Calais. — Rattachement de la gendarmerie à la Police générale. — Œuvre de réforme. — Hommages qu'on rend au résultat obtenu. — Politique de pacification. — Fouché sa montre très favorable au rappel des émigrés, et Bonaparte hostile. — La popularité de Fouché grandit dans les milieux aristocratiques. Il rassure les susceptibilités révolutionnaires. Rappel des députés fructidorisés. — Lutte contre toute contre-révolution. Tentative des royalistes pour gagner Bonaparte. Fouché les fait échouer. Le voyage de la duchesse de Guiche : représentations à Bonaparte. — Pacification définitive de l'Ouest : derniers efforts des royalistes ; part que Fouché prend à la pacification ; rôle de Bourmont. — Le Midi. — Mesures d'apaisement et de répression. — Résultats pour Fouché de la politique de pacification.

 

Votre attente est remplie. La Constitution est proclamée. Tout ce qui porte dans son cœur l'amour de la liberté et le désir de la paix l'accueillera avec transport. Nous y trouverons la garantie de nos droits et de nos propriétés. Les passions révolutionnaires y sont enchaînées dans un gouvernement fort et puissant... Tels étaient les termes dans lesquels le ministre de la Police annonçait aux citoyens français, par une de ces pompeuses proclamations dont il prenait indument l'habitude, le vote de la Constitution de l'an VIII et l'avènement définitif de Bonaparte[1]. Il ne dut pas l'écrire sans un sourire, cette proclamation solennelle : avait-il oublié si réellement le passé pour parler avec cette désinvolture de passions révolutionnaires enchaînées ? Prévoyait-il si mal l'avenir qu'il pût sans ironie prédire sous le général de Brumaire la liberté et la paix ? Nous en doutons. La froide ironie de Fouché perce à travers la flatteuse phraséologie du politicien qui veut plaire au maître et en imposer à l'opinion.

Dès le lendemain, l'homme qui voulait enchaîner les passions révolutionnaires parut surtout disposé à réprimer les ambitions réactionnaires. Il avait un journaliste, ayant acheté le Journal des hommes libres à la tête duquel se trouvait un des plus grands jacobins de la presse, Méhée, et la gazette, payée par le ministre, ne parla que des crimes des royalistes et des dangers de la contre-révolution[2]. Le fait n'est pas pour nous surprendre : nous avons déjà vu le futur ministre de Louis XVIII donner, au lendemain de Brumaire, à Bonaparte, la formule de sa politique : Pas de réaction.

C'est en effet cette pensée qui va inspirer à Fouché l'attitude qu'on lui voit prendre dès le 20 brumaire et garder jusqu'à sa disgrâce de 1802. L'homme d'État qui s'est recommandé à l'estime des partisans du gouvernement fort, à la sympathie de quelques royalistes abusés, à l'attention de tout le monde par la ruine, en thermidor et messidor an VII, du parti jacobin, donne un coup de barre à gauche et devient le représentant et le défenseur près de Bonaparte du parti qu'il a écrasé ou tout au moins paralysé. Politique personnelle sans doute, inspirée par les intérêts et les craintes particulières de l'ex-proconsul régicide, mais qui, dans l'espèce, se trouvait être la plus clairvoyante.

Les Jacobins étaient annihilés. Pourquoi s'arrêter à ces vaincus qui s'enferment dans un mécontentement impuissant et stérilement grondeur, lorsqu'ils ne se résignent pas à ce ralliement qui va fournir à Bonaparte le meilleur de son administration, de sa police, de ses assemblées et de son état-major ? Les exclusifs se dépensent en paroles imprudentes et violentes, ils ne conspirent pas : il faudra la haine que porte Bonaparte à ces malheureux, pour imaginer des complots et des attentats, prétexte à des proscriptions que Fouché signe en soupirant pour empêcher des réactions plus funestes sans doute. Lui ne croit pas aux conspirations jacobines. Les jacobins n'ont pas de chefs : ils sont au Sénat, au Conseil d'État, dans les préfectures, Fouché est à la Police ! Il est leur chef, leur garant, celui qui a donné le mot d'ordre. Il les voit sans cesse, devenu soudain l'ami des généraux jacobins Moreau, Bernadotte, Jourdan, ses adversaires de la veille, des sénateurs du côté gauche Grégoire et Garat, des anciens conventionnels Thibaudeau, conseiller d'État, Jeanbon Saint-André, préfet, et bien d'autres[3].

Vraiment le péril n'est pas là. Fouché le voit ailleurs et le voit double : la restauration monarchique et la contre-révolution constitutionnelle. La restauration peut se faire avec ou contre Bonaparte. Ceux qui ont rêvé jadis de faire rentrer Louis XVIII sous l'égide du vertueux régicide Barras en sont, au lendemain de Brumaire, à rêver de le faire sacrer à Reims sous celle de Bonaparte. Joséphine, royaliste de sentiments, favorise ces espérances et appuie les démarches. Ce parti de royalistes illusionnés n'a pas besoin d'échouer, pour qu'a côté de lui se forme cet autre parti violent et audacieux qui rêve d'une nouvelle insurrection de l'Ouest ou d'une conspiration ô Paris, au besoin d'un attentat sanglant. Fouché voit bien le danger sous tous ces aspects : son attitude est constante. Il tait échouer toute négociation : il entrave toute tentative des royalistes pour se concilier Bonaparte. Restent les chouans de l'Ouest et de Paris. Fouché les poursuivra sans relâche, avec une habileté, une ténacité d'autant plus méritoire que Bonaparte, parfois, loin de le soutenir, taxe de folie les actes énergiques de son ministre. Celui-ci n'en frappera pas moins les irréductibles dans l'Ouest, contribuant plus que personne à pacifier la Vendée, et, après la pacification, à en écraser les derniers restes. Il les poursuivra plus activement encore à Paris où les royalistes purs ont établi une agence active dès 1799 et où, l'Ouest pacifié, se réfugient, en conspirateurs audacieux et dangereux, les lieutenants vaincus, mais indomptables, de Georges Cadoudal. Empêcher toute tentative de rapprochement entre le comte de Lille et Bonaparte, toute insurrection royaliste dans les départements, toute conspiration monarchiste à Paris, c'est murer Louis XVIII dans l'exil... jusqu'à ce que Fouché soit autorisé à le croire mûr pour le pardon et la raison. Ce moment pouvant après tout arriver, il paraît bon à Fouché, en dépit des opinions qu'il représente au pouvoir, de se concilier certains royalistes de marque. Les agents de Louis XVIII sont entravés en dessous : mais s'ils s'adressent au ministre, ils sont bien accueillis, gracieusement reçus, sortent du quai Voltaire pleins d'étonnement, quelques-uns remplis d'illusions. Au surplus, en sa qualité de ministre du gouvernement réparateur, il lui plaît d'appuyer en faveur des émigrés certaines mesures qui lui assurent promptement dans leurs rangs d'utiles et paradoxales amitiés. Nous le verrons frayer avec Mme de Guiche, Bourmont, de Pradt, Fauche-Borel, d'Andigné, agents royalistes de toute nuance, et conquérir promptement Narbonne, longtemps irréductible, la marquise de Custine, mal ralliée, la princesse de Vaudémont, hostile au gouvernement de Bonaparte. Il permet ainsi â tous les partis de fonder sur lui des espérances et, le jour ou Bonaparte disparaitrait, pourrait se présenter comme le syndic de toute liquidation politique, s'imposer peut-être comme l'intermédiaire nécessaire entre la France et le prétendant, comme le restaurateur et partant le ministre oblige du nouveau gouvernement royal. Mais ces projets sont lointains. Non seulement Fouché constate tous les jours, aux propos des royalistes et des princes, que toute restauration serait encore le signal d'une contre-révolution aveugle, mais il n'a qu'à parcourir les journaux royalistes qui se publient en Europe pour se sentir personnellement menacé : si les royalistes rentrés l'entourent et parfois l'adulent, il n'en est pas de même des royalistes du dehors. Qu'on lise le Spectateur du Nord publié a Hambourg, le Mercure britannique à Londres sous l'inspiration du parti émigré, qu'on lise surtout le journal du pamphlétaire Peltier, et on comprend pourquoi le ministre de la police, qui les lit le premier en France, a tout à redouter, sinon des princes, du moins de leur entourage. Louis XVIII lui a, dit-on, accordé en 1797 des lettres de rémission : mais, en septembre 1799, le Mercure britannique ne rappelle-t-il pas que le Parlement anglais a excepté en 1660 du pardon accordé par le roi Charles II les meurtriers de son père[4] ? A toute occasion on prodigue à Fouché de Nantes l'injure et la menace : le Mercure du 10 décembre 1799 montre au gouvernement de Bonaparte, que les royalistes ménagent encore, une bienveillance affectée, en excepte seul ce Fouché de Nantes consacré ministre de la police après avoir été celui des plus exécrables violences révolutionnaires, et dont le principal mérite est d'avoir trahi les frères et amis qui avaient compté sur ses services[5]. Peltier, de son côté, affirme à la même époque que dans le gouvernement un seul homme est haïssable : Fouché[6]. La campagne continue contre lui pendant toute la durée du Consulat. Ou ne laisse tomber dans l'oubli aucun des torts de ce cannibale (sic). Peltier fait-il part à ses lecteurs de la reconstruction à Lyon de la place Belcour, il se hâte de rappeler que c'est Fouché qui l'a fait détruire : un autre jour il parlera à trois reprises des guillotinades faites sous le règne du ministre actuel Fouché[7]. Le journal de Peltier réimprime in extenso les fameuses lettres de frimaire an II datées de Lyon de ce cannibale, ce monstre, l'effroyable Fouché, cet homme atroce, n'admettant chez lui aucune conversion, dénigrant ses meilleures actions et persiflant les royalistes de l'intérieur qui s'y laissent prendre[8]. Fouché a donc quelques raisons de redouter, à cette heure trop proche encore de 1793, une restauration monarchique, et de l'empêcher.

Si dans la restauration de Louis XVIII il prévoit et craint la contre-révolution, il est un politicien trop avisé pour s'absorber en cette vision. La réaction peut se produire sur un tout autre terrain, et, désespérant de faire du comte de Lille le roi vengeur des crimes de la Révolution, on peut vouloir amener Bonaparte à ce rôle de despote et de réacteur. Il y a dès 1799 autour du Premier Consul une camarilla qui pousse moins à la restauration royaliste qu'à la restauration conservatrice : les Talleyrand, les Rœderer, les Fiévée, et, chose curieuse, ce fougueux républicain, Lucien Bonaparte, devenu ministre de l'Intérieur. La persécution systématique des jacobins, la proscription ou le dédain des souvenirs de la Révolution, le rétablissement du culte catholique par un concordat avec Home, la restitution aux émigrés rentrés des biens confisqués, l'affaiblissement des corps où s'est réfugié le dernier reste de l'esprit révolutionnaire, Sénat ou Tribunat, et enfin la transformation en une magistrature viagère et, s'il se peut, héréditaire, du pouvoir temporaire et républicain de Bonaparte, telle est l'œuvre que rêve et prépare, que prêche et finalement consommera en grande partie ce groupe de réacteurs bonapartistes. Écarter du trône ces conseillers que l'ambition du maitre fait influents, combattre dans ses conseils ceux qui ont pu y pénétrer, assurer par d'éclatantes déclarations et certains actes de répression aux acquéreurs des biens nationaux la sécurité pour le présent et l'avenir, et, tout en conseillant l'amnistie des émigrés, leur refuser toute influence, entraver l'œuvre de restauration catholique en soutenant les prétentions de l'Église constitutionnelle, favoriser et fortifier l'opposition au sein du Tribunal et du Sénat, et surtout combattre, du premier au dernier jour, toute transformation du consulat républicain en dictature à vie, tel est le programme que Fouché défend avec toutes les ressources de son esprit, de 1799 à 1802, contre les efforts de la réaction constitutionnelle, pendant qu'il s'applique d'autre part à enlever toute espérance aux partisans de la restauration royaliste. Ni Monk ni César, semble être la réponse de Fouché aux espérances d'ordres divers que le parti de la contre-révolution fonde sur Bonaparte. C'est, du reste, sous ce programme que succombera le ministre en 1802, et lorsqu'en 1804 il reparaîtra, ministre du pouvoir ultra césarien qu'il a combattu, ce sera pour reprendre sur de nouvelles bases cette politique contre-réactionnaire.

Ce programme de politique générale lui impose une constante vigilance, méritoire chez l'homme chargé d'autre part d'une lourde tâche professionnelle, celle de la police générale. Ce pays est étrangement troublé de mille passions, peuplé du nord au sud de mille éléments malsains, conspirateurs avortés, terroristes aigris, chouans chassés de leurs repaires, jacobins expulsés de leurs clubs, vieux soldats de Sambre-et-Meuse et vieux officiers de Condé, prêtres de toutes sectes exaspérés, les uns par la persécution dont ils sortent, les autres par celle que d'avance ils prévoient, tout un monde où les passions mal éteintes se compliquent de haineuses rancunes, ennemis naturels de tout gouvernement réparateur qui donnera pour ces malheureux le signal de la finale banqueroute. Il faut de ce désordre faire de l'ordre, régulariser et surveiller la rentrée des émigres — comme tâche qui, à elle seule, absorbe la moitié du ministère de la police —, empêcher ceux-ci de reprendre dans les campagnes l'influence que dans certains pays on est tout prêt a cuir rendre et qui eu d'autres soulèverait conflits et violences ; en Normandie, en Bretagne, en Vendée comme en Gascogne et en Provence, étouffer, extirper l'effroyable brigandage, fruit de six ans de guerre civile, renfermer le clergé dans son rôle pacificateur et dans sa mission religieuse, surveiller de Toulon à Brest, de Boulogne à Bordeaux, des landes du Morbihan aux mansardes de la rue Saint-Nicaise des conspirateurs si audacieux que jamais peut-être aucune époque n'en produisit de tels, et tout cela avec une police mal organisée, discréditée avant d'exister, méprisée et haïe avant d'avoir agi, corps sans direction et sans expérience ; telle est l'œuvre qui incombe à Fouché.

Il s'y mit avec l'énergique décision qui succédait toujours chez lui aux hésitations et aux réflexions d'un esprit avisé. La première tâche était évidemment de forger l'arme qu'il lui fallait pour mener à bien l'entreprise.

L'œuvre primordiale qui s'imposait au ministre était donc t'organisation même du département qui lui était confié.

Nous avons dit en peu de mots ce qu'était ce ministère de la police générale installé au quai Voltaire par la loi du 12 nivôse an IV[9], et nous aurons lieu d'y revenir[10]. À l'époque où Fouché en avait pris la tête, cette administration renfermait un double élément de faiblesse. Elle avait en, dès l'abord, contre elle, la défiance du pouvoir et la haine sans réserve de l'opinion. Dans la crainte de voir s'organiser, dans un gouvernement qui se sentait faible, une police qui par essence devait être forte, on avait, le ministère une fois créé, limité sa sphère d'action, son personnel, ses ressources et ses moyens. Un ministre autant que possible nul et passager — il y en avait eu dix en moins de quatre ans au quai Voltaire —, pourvu d'un assez maigre budget, ayant sous ses ordres ou sous ceux de son secrétaire général des bureaux sans cesse remaniés, aux attributions vagues et incertaines, telle était la situation : le ministre restait isolé de ses propres agents qui ne trouvaient pas 'dans les bureaux du quai Voltaire la direction qu'un état-major possède sur une armée, la police secrète — du reste, assez restreinte — n'agissant souvent que sur l'ordre d'un des directeurs, et la police publique étant confiée aux administrations départementales.

Si la police secrète n'avait été que peu nombreuse, mal rattachée et mal encadrée, elle eût pu, à tout prendre, faire parfois besogne utile. Mais elle était en outre étrangement compromettante, étant fort mal composée. Elle l'était de trois éléments également discrédités : les anciens mouchards des ci-devant lieutenants de police Lenoir et Sartine, les agents survivants des Comités de Salut public et de Sûreté générale, émeutiers passés défenseurs de l'ordre, restés cependant terroristes et abhorrés comme tels de la bourgeoisie, enfin les membres tarés des anciennes classes, prêtres défroqués et nobles ruinés, personnages cauteleux fréquentant les salles de jeu, de spectacle et de réunion, méprisés et sordides. Cette lie de déclassés de provenance si diverse exerçait forcément sans tact et sans discernement de délicates et redoutables fonctions, par elles-mêmes naturellement odieuses, mais qu'ils rendaient révoltantes. Le résultat était qu'à la fois faible dans son principe et tyrannique dans ses membres, la police se trouvait doublement pâtir de cette fâcheuse situation, étant à la fois désarmée et discréditée, peu redoutable et très détestée.

Fouché avait eu, depuis cinq mois, le loisir de se rendre un compte exact de ce fâcheux état de choses. Il est clair qu'avant Brumaire il avait médité les réformes qu'au lendemain du coup d'État il apporta dans l'organisation de son département. Il fallait rendre à la police la force et le crédit, transformer à son égard les sentiments du pays, faire de ce ramassis d'administrateurs sans discipline et de mouchards sans crédit une armée régulière, organisée du haut en bas de l'échelle, hiérarchisée, disciplinée, bien encadrée et bien servie.

Écarter de la police les préventions défavorables répandues contre elle était le premier article du programme. L'entreprise était hardie, le ministre devant constater lui-même que s'il n'y a point de nation qui ne reconnaisse la grande utilité des services de la police, qui ne l'achète et souvent ne la paye à un très haut prix, il n'y en a pas non plus qui accorde beaucoup d'estime à la police. — Il semble, disait le ministre, que dans le haut prix qu'on paye ses services, on fasse entrer partout le dédommagement d'une certaine déconsidération convenue. Fouché était obligé de reconnaître que ces impressions éloignaient de son administration les agents qu'il voulait employer et le forçaient à se servir de ceux qu'il aurait voulu écarter. Cercle vicieux dont le ministre s'efforçait de faire sortir la police. Il fallait, reconnaissait-il, convaincre les Français que la police n'avait pour but que le maintien de l'ordre social[11], formule heureuse développée dès lors en toutes ses circulaires. Il lui sacrifiait certains agents tout à fait compromis, à commencer par son secrétaire général Thurot, qui à certains torts personnels vis-à-vis de son ministre ajoutait celui d'être un fort malhonnête homme, disqualifié et méprisé. Ces successives épurations, ces coupes sombres dans le personnel peu recommandable que lui avaient légué ses prédécesseurs, étaient destinées à rassurer désormais l'opinion, à faire rendre à la police la confiance et l'estime, et, suivant l'expression du ministre, à la faire aimer même de la liberté[12].

Ces sentiments, éloquemment exprimés quelques mois après Brumaire par Fouché, l'avaient été dès son arrivée au pouvoir dans une lettre au général Bonaparte. La police, telle que je la conçois, écrivait le ministre, doit être établie pour prévenir et empêcher les délits, pour contenir et arrêter ceux que les lois n'ont pas prévus[13]. C'était la police de prévoyance plus Glue la police de répression qu'il entendait faire triompher.

Épuré et renouvelé, le personnel fut discipliné par une décision du ministre. Jusque-là, tout agent s'arrogeait le droit, sous prétexte d'ordres oraux de ses supérieurs, d'agir arbitrairement et despotiquement. Cette licence était odieuse Il fut établi que, pour assurer la responsabilité du ministre et des magistrats de police, les ordres seraient écrits et resteraient entre les mains de ceux qui les exécuteraient[14]. Ces ordres semblaient devoir, dans l'avenir, s'inspirer du respect de l'humanité, sinon de la liberté. Car, dès le 9 frimaire an VIII, le ministre gourmandait publiquement les administrations locales des départements du Nord et de la Somme qui, dans le transport des prisonniers, n'avaient eu égard ni à la vieillesse ni à l'infirmité. Aucune des mesures que la sûreté publique exige ne commande l'inhumanité, écrivait l'ancien mitrailleur de Lyon. Et il ajoutait ces mots si caractéristiques de la nouvelle politique : Sans doute l'humanité n'est une vertu qu'autant qu'elle ne se trouve pas en opposition avec l'intérêt public, mais cet intérêt est le seul motif qui puisse justifier les précautions extraordinaires que l'on prend pour s'assurer d'un détenu (2)[15]. Quelques jours après, le ministre réprouvait l'emploi dans la police des filles de mauvaise vie, scandale des polices précédentes, prime au vice[16], faisait prescrire la visite des prisons de Paris par des fonctionnaires auxquels chaque détenu serait autorisé à remettre un court exposé de son affaire[17], et félicitait le bureau central de police de Paris d'avoir, sur son avis, établi un régime plus doux dans les maisons de détention[18]. Ces manifestations s'étaient produites coup sur coup, pendant trois semaines de frimaire, affirmant la volonté énergique du ministre de relever promptement son administration aux veux de l'opinion et de la conscience publiques.

Que Fouché ait toujours, dans la pratique, appliqué ou fait appliquer cette politique d'austère vertu, c'est ce que nous sommes autorisés à ne pas croire, mais il la mit cependant, à notre connaissance, fort souvent en pratique, surtout sous l'Empire.

Il entendait que sa police fût avant tout supérieurement informée[19]. Il venait de créer au ministère une division spéciale de la police secrète qui fut et resta confiée au célèbre policier Desmarest[20]. Cette police, recrutée dans les milieux les plus différents, fut très fortement accrue, notamment à Paris, puisque dans la première année de son ministère elle s'augmentait, au dire d'un contre-agent royaliste, de plus de trois cents mouchards[21].

Mais c'était là l'armée irrégulière de la police : Fouché eu voulait une autre, régulière, disciplinée, avec une hiérarchie organisée. L'institution de la préfecture de police de la Seine (17 ventôse an VIII) et des commissaires généraux de police (5 brumaire an IX) lui fournit les cadres supérieurs de cette armée et fonda la grande administration de la police générale.

Précédemment les fonctions de police étaient confiées, à Paris, au bureau central — directoire à plusieurs têtes sans cohésion et partant sans responsabilité — et en province, aux administrations départementales, occupées d'autre part à de tout autres fonctions.

Au bureau central, on substitua un magistrat unique, le préfet de police. Sans doute l'existence de ce magistrat, de ce petit ministre de la police, pouvait paraître redoutable aux bureaux du quai Voltaire. Mais Fouché comptait bien enlever à ceux de la rue de Jérusalem la police politique et se débarrasser simplement sur un fonctionnaire, du reste à sou choix, de la surveillance des filles, des voleurs et des réverbères. Les administrateurs départementaux, d'autre part, lui paraissaient d'assez médiocres agents. Absorbés dans leur tâche spéciale, ils ne pouvaient donner à la police qu'un temps restreint, et, portés à une certaine condescendance indulgente envers leurs administrés, ils étaient ainsi, pour la surveillance et la répression, d'assez faibles agents.

Paris et la province furent donc successivement pourvus de leur police.

Le 17 ventôse an VIII (8 mars 1800), parut le décret organisant la préfecture de police[22]. Le nouveau magistrat était placé sous les ordres immédiats du ministre et correspondait avec lui. II était autorisé à publier les lois et règlements de police et à rendre des ordonnances tendant à en assurer l'exécution. Ses fonctions étaient de deux sortes. Fonctionnaire de la police générale, il en serait le représentant et l'agent dans le département de la Seine ; magistrat municipal, il devait être, pour l'entretien et l'administration de la ville de Paris, le successeur des anciens lieutenants de police. En ce qui concernait la police générale, le préfet était autorisé à délivrer des passeports pour voyager de Paris dans les départements, à viser les permissions ou Congés des militaires, à délivrer des cartes de sûreté et d'hospitalité et les permis de séjour à Paris. Il était chargé de faire exécuter les lois sur la mendicité et le vagabondage par voie d'arrestation et d'expulsion, avait la police des prisons, maisons d'arrêt, de force et de correction de Paris, la nomination de leurs employés, la surveillance des maisons publiques et des hôtels garnis, prérogative qui n'en faisait pas seulement le chef de la police des mœurs, ces maisons étant alors le meilleur refuge ou le plus sûr rendez-vous des conspirateurs politiques. Le préfet devait prendre les mesures propres à prévenir on dissiper les attroupements ou coalitions d'ouvriers, les réunions tumultueuses ou menaçant la tranquillité publique. Il avait la police de la librairie en ce qui concernait les offenses faites aux mœurs, et des théâtres en ce qui regardait la sûreté des personnes ; la surveillance de la vente des poudres et salpêtres et l'octroi du port d'armes à feu ; il recevait encore, dans les limites de la Seine, la police des émigrés, des prêtres et des déserteurs. Ses fonctions municipales, surveillance de la voirie, de la Bourse, des incendies et débordements, etc., etc., étaient considérables. Il avait entrée au Conseil général de la Seine[23].

C'était, on le voit, une puissance. Quoiqu'on ait soutenu, sans preuve du reste, que Bonaparte avait voulu instituer cette magistrature fort importante pour en faire une puissance rivale du ministère de la Police générale, il ne semble pas que Fouché ait combattu, loin de là, cette création. Il s'en louait en mainte occasion. Il y avait fait placer, dès nivôse an VIII, un assez plat personnage, d'intelligence médiocre, qui se proclamait en propres termes sa créature, et il espérait en être ainsi servi sans ombrage, ce en quoi, nous le verrons, il se trompait. Mais s'il put s'illusionner sur la docilité du personnage, la lutte que celui-ci engagea contre Fouché, sous l'Empire, avec l'appui de l'Empereur lui-même, ne servit qu'à montrer que le préfet n'était pas de force, que ses fonctions mêmes étaient trop étroitement subordonnées à celles du ministre pour que, finalement, il pût devenir autre chose qu'un agent indiscipliné. La surveillance de la voirie, des mœurs et des voleurs était une tâche fort absorbante pour laquelle le ministre trouvait, grâce au décret du 7 nivôse, un collaborateur utile et, en cas de conflit personnel, un rival plus susceptible de gêner que de nuire.

Paris pourvu d'une forte police, la province dut attendre un an son organisation. Il est clair que le rêve de Fouché eût été d'enlever entièrement aux administrations locales la police politique. Il eût fallu une administration indépendante, hiérarchisée, relevant exclusivement du ministère. Est-ce le Premier Consul qui recula devant le monstre qu'on allait ainsi enfanter ? Fouché lui-même réfléchit-il que la situation, après tout, avait des avantages, puisqu'elle permettait au ministre de contrôler la nomination des préfets, sous-préfets et maires, et au besoin de les inspirer ? Quoi qu'il en soit, la mesure ne fut pas radicale. Ces fonctionnaires gardèrent la police générale de leurs circonscriptions administratives sous le contrôle, la direction et l'approbation du quai Voltaire. Mais il parut que les villes importantes comme Lyon, Toulouse ou Strasbourg, des cités frontières comme Nice, Perpignan, Bayonne, Ostende, Cologne, Mayence, Genève et Turin, des ports de mer et villes de côtes comme Toulon, Marseille, Bordeaux, Rochefort, Paimbœuf, Lorient, Brest, Saint-Malo, Cherbourg, le Havre, Boulogne et Anvers, centres à surveiller spécialement, exigeaient une police moins paternelle et plus indépendante de toute autre attribution. Certaines de ces villes comme Boulogne, Brest, Bordeaux et Toulon servaient de points de pénétration aux agents anglais, aux émigrés tentant de rentrer irrégulièrement, aux chouans revenant de Londres pour soulever le pays ou le troubler. Turin, nouvellement annexé était encore agité par les partisans de la dynastie de Savoie, les villes rhénanes et belges par ceux de la maison d'Autriche ; Lyon, cité cléricale, Bordeaux, ville royaliste, devaient être les centres d'une agitation sourde, mais constante.

Il parut juste de créer dans ces villes des magistrats supérieurs de police, dépendant théoriquement du préfet du département, mais qui, correspondant directement avec le ministre de la Police générale et nommés exclusivement par lui, n'étaient en réalité que ses représentants sagaces et actifs. Pourvus des mêmes pouvoirs politiques et administratifs que le préfet de police à Paris, sûrs de l'appui et forts de l'autorité bientôt sans bornes du ministre de la Police, surveillants et contrôleurs des préfets, des magistrats, des généraux, des maires et des municipalités, ces commissaires généraux de police, créés par arrêté du 5 brumaire an IX (27 octobre 1800), furent de petits proconsuls au service étroit du ministre[24]. Délivrance et visa des passeports, répression de la mendicité et du vagabondage, police des prisons et des maisons publiques, droit de dissoudre les attroupements, surveillance de la librairie et des théâtres, des émigrés, des ministres des cultes, recherche des brigands et des déserteurs, ils disposaient de tous les pouvoirs de la haute police, ayant les premiers la connaissance et la recherche des complots dont le chef-lieu de leur commissariat pouvait être le théâtre, et, lorsqu'ils n'étaient pas en conflit avec les fonctionnaires de l'Intérieur, de la Guerre, de la Marine, de la gendarmerie, de la Justice et des Cultes, tenaient ceux-ci sous une sujétion de terreur et de nécessité. Disposant en outre de la police municipale, car ils avaient également te service de la voirie, ils émargeaient au budget des villes où ils résidaient et avaient le droit d'entrée au conseil municipal, dont ils pouvaient aussi surveiller les délibérations. Quand nous aurons ajouté que l'arrêté de brumaire leur donnait toute autorité sur les commissaires de police et leurs agents, sur la garde nationale et la gendarmerie, nous serons amenés à conclure que l'institution de ces hauts fonctionnaires étendue successivement à dix, douze, quinze et vingt grandes villes, devait rendre singulièrement étendue, forte et vigilante l'action de la police, et partant étrangement puissant l'homme qui, de Paris, créait, à peu près à son gré, commissariats et commissaires[25].

Cette institution fut complétée par celle des commissaires spéciaux, agents moins réguliers, parfois créés par le ministre pour des circonstances passagères, agents plus mobiles et plus personnels encore que les commissaires généraux. Le principal commissaire spécial fut celui de Boulogne, placé ainsi à la porte du détroit, chargé de surveiller les agents de l'étranger, les prêtres déportés, les émigrés revenant d'Angleterre, les émissaires des princes réfugiés de l'autre côté du détroit, les contrebandiers et les parlementaires. Un arrêté spécial forçait tout Français rentrant d'Angleterre à débarquer à Boulogne et à passer ainsi sous les yeux du terrible magistrat de police qui, par surcroît, avait la surveillance de toute la côte, de Boulogne à Ostende[26]. On mit à cette place un des plus actifs agents du ministère, Mengaud, que Fouché appelait en souriant son plus gros dogue[27], qui devint ainsi la sentinelle avancée et bien placée de cette armée de la police désormais organisée.

En réalité, cette armée ainsi encadrée, ce fut la gendarmerie. C'est sous ce nom d'armée de la police que Fouché la désignait dans son rapport de l'an IX[28]. Et c'était là la grande pensée du règne de Fouché sous le Consulat : la sujétion reconnue officiellement de la gendarmerie au ministère de la Police. Cette armée de l'intérieur employée avec succès dans les landes de l'Ouest, dans la vallée du Rhône et sur les bords du Rhin, obéissait sans doute à ses chefs hiérarchiques, mais ceux-ci étaient placés sous la direction du ministre de la Police[29].

C'est ainsi qu'en un an, le ministre de la Police avait su créer de toutes pièces l'administration qui lui était confiée. Il avait voulu une police à la fois plus douce et plus ferme, régulière et puissante, sans faiblesse et sans excès. Quelques circulaires, quelques réprimandes, quelques déclarations du ministre avaient dicté à ses agents un esprit de modération auquel les contemporains rendent parfois hommage. Réformée dans son esprit, la police l'avait été dans ses membres. Le personnel épuré avait été mieux recruté et mieux discipliné. La police secrète augmentée, habilement empruntée à tous les milieux de la capitale, avait reçu son organisation par la création au ministère de la division spéciale de la police secrète confiée au rusé Desmarest. La police officielle et administrative à son tour avait été régulièrement hiérarchisée, organisée par l'institution du préfet de police de la Seine, des commissaires généraux de police, des commissaires spéciaux et plus particulièrement de celui de Boulogne. Et cet état-major de la police créé, on lui avait trouvé une armée dans la gendarmerie placée sous les ordres et employée pour le service de la police générale. Les bases étaient ainsi jetées de ce formidable monument de la police générale de l'Empire, guenons verrons Fouché, en 1804, bâtir de toutes pièces, sur ces fondations récentes. En attendant une extension plus grande encore et un emploi plus général, la police, dès le Consulat, devenait une puissance dans laquelle Sotin ou Bourguignon eussent eu peine à reconnaitre le maigre et débile pouvoir que le Directoire leur avait un jour confié. Dès 1801, Fouché se félicitait de l'activité, de la vigilance, de la marche facile et sûre de sa petite armée. Il est possible, il est vrai même, disait-il dans son rapport aux consuls, que quelques ennemis de notre liberté et de nos lois se cachent encore dans la France, qu'ils n'auraient pas dû revoir ; mais il ne l'est pas qu'ils agissent en beaucoup d'endroits avec audace et avec impunité. Leurs mouvements, leurs paroles, leurs actes, leurs plus secrets desseins, tout est environné de regards pour les pénétrer et de bras pour les arrêter ; aucun moyen de surveillance ne manque à la police, et son amour pour la patrie les rend plus nombreux, plus rapides et plus infaillibles[30]. Le ministre ne se vantait pas, puisqu'à la même époque, un agent de la contre-police royaliste, se heurtant partout à des obstacles auxquels la police du Directoire n'avait pas habitué ses congénères, écrivait que la police depuis quelques mois se faisait avec beaucoup plus de sûreté et d'activité, et ajoutait : n Il devient presque impossible à un individu fortement signalé de se soustraire à la surveillance[31].

La récompense d'une réorganisation si prompte et d'un si complet succès ne se faisait pas attendre. Fouché la trouvait clans l'estime et la reconnaissance publiques. Dès cette époque, en dépit des froissements que soulevaient les prétentions du ministre de la Police ou ses principes, il se créait en sa faveur une opinion désormais peu contredite : celle que la police, œuvre de Fouché, devait être son exclusif domaine, et que l'on ne pouvait, dorénavant, imaginer la police sans Fouché, pas plus que Fouché sans la police, opinion dont le ministre de Bonaparte devait fort longtemps éprouver les effets.

***

Aussi bien il est croyable que la seule création de ce formidable instrument n'eût pas suffi à assurer au ministre la confiance du public, si dès le premier mois on ne l'avait vu s'en servir avec un à-propos qui ne tardait pas à faire de lui un des hommes d'État les plus en vue de la France et de l'Europe. La politique sagace et modérée dont Fouché avait, au lendemain de Brumaire, donné des gages si éclatants devait en effet lui valoir plus de suffrages encore. L'expérience confirmait tous les jours le ministre dans cette politique d'équilibre habile qu'il avait cru devoir pratiquer sous le Directoire et dans cette résistance à la réaction violente dont son premier soin avait été d'enrayer, dès le principe, les premières tentatives. Nous l'avons vu sauver la plupart des jacobins arrêtés et proscrits, poursuivre jusqu'au théâtre tout esprit de réaction, et essayer d'imposer au pays la modération en proclamant hautement que telle était la seule politique que le nouveau gouvernement dût et voulût pratiquer[32]. Peu disposé à laisser croire aux royalistes qu'ils allaient tirer profit de la ruine du gouvernement directorial, il avait pris soin de flétrir publiquement les émigrés, qu'il condamnait, pour le moment, à un éternel exil ; mais pour tranquilliser les honnêtes gens il avait fermé les clubs, un peu partout, à Metz, à Grenoble, etc.[33], et réduit fortement le nombre des journaux de Paris, tombés de soixante-treize à treize[34].

Ces suppressions ne devaient pas être les seules concessions faites au parti de l'ordre ; quoi qu'en eût dit le ministre dans sa circulaire du 8 frimaire, la question des émigrés s'imposait à son attention d'homme d'État. Elle n'était pas nouvelle pour lui : il l'avait étudiée sous le Directoire et avait laissé entrevoir aux malheureux qui se morfondaient au delà des frontières une solution favorable. Nous n'avons pas besoin de rappeler qu'il s'était fait, près du Directoire, l'avocat des émigrés, l'agent actif de leur radiation et, à leur rentrée en France, leur surveillant très vigilant, mais assez bienveillant. Au moment même où il y avait de signer la circulaire du 8 frimaire, il adressait aux consuls provisoires un rapport tendant à la radiation en masse d'une catégorie restreinte d'émigrés, ceux que Bonaparte avait trouvés à Malte, en 1798, et qui, en tonte justice, devaient, an sens du ministre, bénéficier de la capitulation de la Valette. La proposition du ministre, formulée dans son rapport du 12 frimaire, était accompagnée de considérations humanitaires qui laissaient à bien d'autres catégories d'émigrés le droit d'espérer[35]. Les consuls ne parurent pas alors disposés à faire droit à cette requête.

C'est en effet un fait singulier que l'attitude que paraissent avoir eue sur cette question Fouché et Bonaparte, l'ex-conventionnel ultra-révolutionnaire et le général de Brumaire, le futur César de la réaction. Elle a été étrangement travestie par la légende, et admise, dès lors, avec d'autant plus de

qu'elle se fondait, jusqu'à un certain point, sur la vraisemblance des situations. Le Premier Consul, réparateur universel, pansant toutes les plaies, vengeur de tout droit méconnu, homme d'État à conceptions soudaines et larges, conservateur et restaurateur, apparaît dans cette légende comme l'auteur unique, l'exécuteur prompt et résolu de cette grande pensée d'une amnistie ouvrant les portes de la patrie, non plus à tel ou tel émigré, mais à de larges et nombreuses catégories de proscrits inscrits par erreur, maintenus iniquement ou poussés à l'émigration par d'excusables motifs. L'attitude du ministre jacobin adversaire des éléments de droite, hostile à toute réaction, ancien proscripteur, devait dès lors être toute contraire. Son opposition avait été possible, probable, certaine, à cette mesure prise en faveur des partisans de l'ancien régime, des anciens adversaires de la Révolution. Cette attitude réciproque est logique, vraisemblable : dès lors elle est consacrée.

Pour se convaincre de l'erreur, il était facile de se reporter aux documents dont certains sont imprimés au Moniteur. Quand, à la lecture de ces textes, on ajoute l'étude de quelques documents inédits, quand on rapproche les dates et les faits, l'époque où furent écrits les rapports du ministre de celle où les consuls, après bien des hésitations, y firent droit, la vérité apparaît tout autre. L'homme à. qui revient le mérite d'une conception humanitaire et politique, de cette idée toute de clémence et d'habileté, c'est le ministre honni, réputé l'adversaire de la mesure réparatrice : l'homme qui, au début, opposa aux propositions de l'ex-proconsul jacobin une résistance que les efforts réitérés de son ministre et sa propre et prompte expérience ne tardèrent pas à faire fléchir, c'est l'homme providentiel, le prétendu auteur adulé et béni de l'amnistie des émigrés. Et pour quiconque connaît l'état d'âme de l'un et de l'autre au lendemain de Brumaire, rien de plus vraisemblable que cette attitude réciproque en apparence si surprenante. Bonaparte arrive au pouvoir, général heureux, officier de fortune, apte, sans doute, à tout comprendre, mais ayant vécu en plein camp, très loin de la politique, en Lombardie, en Égypte, en Syrie. Général de la Révolution, il s'est partout heurté à des émigrés : dès 1704, il les a trouvés en face de ses canons à Toulon, une ville française livrée à l'Anglais par leurs coreligionnaires politiques et où ils sont rentrés sous le pavillon britannique. Il en a rencontré en Italie, combattant dans les rangs autrichiens, conspirant contre le pays comme d'Antraygues à Venise ; et jusqu'en Syrie, c'est un émigré, Lepicard de Phélippeaux, qui naguère, en dirigeant la défense de Saint-Jean-d'Acre contre Bonaparte, lui a tait subir son premier échec. Il a donc pris sans cesse ces mauvais Français en flagrant délit de lutte ouverte ou d'intrigues contre la patrie. Il ne les aime pas, les craint, les méprise, en parle durement. Rien d'invraisemblable à ce que dans les premiers mois il ait paru trouver dangereuse l'idée que lui présentait son ministre, d'une amnistie par catégories, qui ferait rentrer, sinon en masse, du moins par fractions considérables, dans le titre et les droits de Français, ces mauvais citoyens, ces adversaires de leur patrie.

Rien de ces sentiments et ressentiments chez Fouché. Cet homme est rare : il oublie non seulement les blessures qu'il a reçues, mais celles qu'il a faites. Il y a fort longtemps que Fouché de Nantes a oublié qu'il fut un des premiers proscripteurs : lui aussi a trouvé des émigrés en Italie : mais il les a employés, les enrôlant en qualité d'espions contre leurs amis de la veille, les Autrichiens, les faisant rentrer par la petite porte au service du pays. Il a constaté là le mal que ces proscrits aigris pouvaient faire à la patrie lointaine qui les repousserait et l'extrême facilité qu'il y avait à les reconquérir. Devenu ministre, il a vu très juste, ayant vu de très près. Les émigrés, dangereux au dehors, ne le seront une fois rentrés que si l'on renonce à les surveiller très étroitement et à les éloigner des fonctions publiques. C'est là une précaution, qui regarde le gouvernement fort que Fouché a rêvé et voulu en s'installant au ministère. C'est pourquoi, jugeant le Directoire incapable de tenir la main à cette œuvre de résistance, condition nécessaire de l'œuvre de clémence, il n'a pas soumis au gouvernement du Luxembourg la radiation des catégories. Mais on a vu qu'en revanche il avait accueilli, appuyé, fait admettre, provoqué au besoin, les radiations individuelles. Ainsi encouragés, les émigrés réduits à la misère, au désespoir, au dégoût, ont adressé ou fait présenter au ministre requêtes sur requêtes. Sous cette invasion de sollicitations, Fouché succombe, crie merci. Tout ce qu'il y a à Paris, écrit-il, de sénateurs, de législateurs, de tribuns et de généraux, sont déjà autant d'avocats empressés, plus ou moins occupés par des sollicitations de cette nature. Et c'est toujours au quai Voltaire qu'aboutissent finalement ces mille requêtes. Fouché se plaît à signer d'illustres grâces : La Fayette, Narbonne, Calonne, Latour-Maubourg... mais il est débordé, ses bureaux, ses agents aussi. C'est au point que mon ministère, écrit-il, n'y suffirait pas, n'eût-il que cette seule besogne et fût-il composé d'un nombre double d'employés. Il y a plus de cent trente mille émigrés, et il n'y en a pas un sur cinq qui ne sollicite et ne mérite une radiation.

C'est alors que le ministre songera à provoquer l'application d'un autre système, le rappel des catégories. Ce système lui plaisait : il allégeait la triche du ministère, était conforme à la justice, et il ne présentait pas le danger d'une amnistie générale qui fut, plus tard, résolue et décrétée par Bonaparte. L'amnistie générale n'imposant aux émigrés rentrés qu'un assez vague serment de fidélité, introduirait, du coup, dans la République un trop fort afflux de revenants d'ancien régime, qui, par la généralité même de la mesure dont ils bénéficiaient, se croiraient dispensés de toute reconnaissance. L'amnistie par catégories permettrait de graduer les rentrées, de les contrôler en forçant les émigrés à faire valoir leurs titres, et, autoriserait ainsi le gouvernement, représenté naturellement par le ministre de la Police, dès lors plus indispensable et pins omnipotent que jamais, a exercer sur les rentrés r une surveillance active. La défiance même dont faisait montre le chef du gouvernement envers les émigrés devait paraître au ministre une suffisante garantie : grâce à cette défiance, les cinquante mille émigrés que ferait rentrer l'amnistie par catégories ne prendraient pas dans l'État ou dans le pays la place qu'un gouvernement trop favorable ou trop faible leur eût laissé prendre. C'est pourquoi, un mois après Brumaire, le ministre, en sollicitant pour les émigrés compris dans la capitulation de Malte la radiation collective, laissait entendre qu'il n'y avait là qu'une première mesure devant laquelle, du reste, les consuls ont d'abord paru reculer.

En attendant qu'il fît triompher ce système, le ministre entretenait sa popularité dans le monde aristocratique en accueillant avec plus de bonne grâce encore qu'avant Brumaire les sollicitations. Le 20 brumaire, Mme de Châtenay a ouvert le feu, demandant la radiation d'un des nobles de haute volée, Casimir de la Guiche : Fouché a transmis la requête au Premier Consul qui l'a repoussée : merveilleuse occasion pour le ministre de faire valoir sa protection, sa bienveillance en contraste avec la dureté du maitre. Fouché est revenu à la charge, a obtenu la faveur. Mme de Châtenay, Mme de Staël enlèvent radiations sur radiations[36]. Des gens peu protégés écrivent directement au ministre qu'ils ne connaissent pas et qui accorde toujours. Le mitrailleur de Lyon devient réellement la providence de l'émigration[37]. Il se complaît dans ce rôle, jouissant non seulement de cette popularité qu'il aime, mais du côté drolatique, burlesque, de ces événements, de cette tragi-comédie du proconsul de la Terreur, passé protecteur de la noblesse. Aussi provoque-t-il les sollicitations. Le 6 frimaire, il fait insérer au Moniteur une note dans ce sens : On dit que les consuls ont délégué au ministre de la Police générale le droit de radiation définitive. De fait, il a la haute main, il est l'inspirateur et le suprême directeur de cette commission de trois membres qu'il a installée au quai Voltaire, à la place de la division des émigrés, et dont le membre influent est son secrétaire général de la police et son meilleur ami, Lombard Taradeau[38]. La popularité que vaut à Fouché ce rôle intéressant parait bientôt dangereuse : le 8 ventôse, Bonaparte défiant lui retire la bienfaisante et aimable prérogative des radiations, qui est transférée au ministre de la Justice. Le ministre de la Police, il est vrai, reste seul chargé de transmettre à son collègue les demandes de radiation en les appuyant ou en les combattant, prérogative encore considérable. On lui accorde en outre une grande influence dans la commission créée à la même date pour examiner les réclamations antérieures au 4 nivôse an VIII, puisque les trente membres qui la composent sont choisis par le Premier Consul sur une liste de soixante personnes, arrêtée par le seul Fouché[39]. En réalité, celui-ci restait maitre du terrain. Privé cependant des avantages que lui avait procurés la prérogative dont il jouissait depuis sept mois, il n'y vit qu'une raison de plus de faire triompher le système de rappels par catégories. Le ministre avait cependant pris la précaution de rassurer pleinement les susceptibilités révolutionnaires. Car cet acte de générosité, déclarait-il en substance dans son premier rapport, ne pouvait donner ombrage aux acquéreurs de biens nationaux qu'il tranquillisait par d'énergiques et flatteuses déclarations[40]. Cette précaution prise, il lui paraissait que le rappel des émigrés par catégories réussirait désormais, et il y travailla avec ténacité[41].

On comprend, dès lors, quelle étrange mais importante place occupait le ministre de la Police dans les espérances et les sympathies de l'aristocratie[42]. Les députés et les journalistes fructidorisés, d'autre part, rentraient sur le rapport du ministre de la Police : après Cochon, Portalis, Barthélemy rappelés au lendemain de Brumaire, on voyait, en nivôse, rappeler, sur la proposition de Fouché, Sicard, La Harpe, Fontanes, Fiévée[43]. Ces revenants étalaient, à vrai dire, une moindre reconnaissance envers le ministre, d'autant que leurs opinions et leurs espérances se trouvaient, dès l'abord, en conflit avec les intérêts et, par conséquent, les principes du gouvernement de Fouché. Les nouveaux venus venaient en effet renforcer le parti de la réaction. Ils affichaient une confiance fort bruyante en Bonaparte, mais lui attribuaient tantôt le rôle de César, tantôt celui de Monk. Or, à cette époque, Fouché entendait voir le chef du gouvernement n'assumer aucun de ces deux rôles : il lui semblait que la réaction provoquée soit par le triomphe du césarisme, soit par la restauration des Bourbons, pourrait bien également mal tourner pour les vieux suppôts de la Convention. Tout en montrant volontiers aux émigrés et à leurs amis une figure bienveillante, il s'appliquait à détruire les espérances des deux fractions du parti réacteur.

Le 26 fructidor an VIII, en effet, il adressait aux préfets une fort longue circulaire, depuis longtemps préparée, où il ruinait les illusions et dévoilait l'imposture de ceux qui, pour un motif ou un autre, répandaient le bruit que le gouvernement préparait lui-même un changement dans la forme du gouvernement. Il protestait énergiquement contre de pareils bruits. Le gouvernement républicain, affirmait-il, n'avait qu'un dessein : celui d'établir d'une façon durable l'ordre, pour mieux préserver la liberté, et il en profitait pour tracer aux consuls un programme magnifique, excluant toute idée de despotisme et de réaction[44].

La circulaire visait directement les tentatives faites près de Bonaparte par certains agents des Bourbons. Ceux-ci semblaient assez disposés à croire que Bonaparte allait assumer le rôle que n'avaient pu jouer ni Dumouriez, ni Pichegru, ni Barras. C'est à cette époque, en effet, que Louis XVIII adressa au Premier Consul l'étrange lettre où il sollicitait l'appui du général ci Vendémiaire ri. Et la réponse hautaine du Premier Consul ne parut pas avoir déconcerté les espérances de ces royalistes illusionnés, puisque, quelques mois après, On essayait de circonvenir le Premier Consul, d'abord par l'intermédiaire de l'agent royaliste, l'abbé de Montesquiou, et du troisième consul Lebrun, ensuite par Joséphine elle-même, sondée par la duchesse de Guiche. Fouché n'était pas homme à admettre une restauration sans son concours[45]. On n'osait, ni ne voulait encore l'aborder sur ce point. Quoiqu'il fût, sans doute, peu disposé à l'établissement de Louis XVIII, il est croyable, cependant, qu'il eût vu d'un mil plus favorable ces tentatives, s'il avait été au préalable choisi comme intermédiaire. C'est ce qui ressort de ses conversations avec la duchesse de Guiche. Lorsque celle-ci arrive à Pal is, il n'y a qu'une voix : ses démarches ne peuvent être couronnées de succès que si elle a vu au préalable le ministre, déjà tout-puissant, de la Police. Elle le voit en effet. Il la reçoit avec une certaine légèreté de ton, lui offre de lui faire restituer ses biens confisqués, s'informe des princes, de leur entourage, se montre sévère pour la cour en exil, allant jusqu'à blâmer les Bourbons de ne s'être pas assez montrés, et stupéfie la duchesse, peu au courant, comme les princes, de l'étonnante évolution du régicide, par le ton de protection hautaine, un peu railleuse, mais en somme assez courtoise, dont il parle des projets de restauration : Si Bonaparte voulait remettre Louis XVIII sur le trône, il ne le pourrait pas : moi et lui le voulant, souvenez-vous que cela n'est pas possible. Et quand la duchesse, malgré ces avis à double sens, invites ou menaces, s'acharne à rester à Paris, à voir Joséphine, à tenter Bonaparte, brusquement le ministre met fin à toute l'intrigue en intimant à l'émissaire l'ordre de quitter Paris avant deux jours. La noble émissaire des princes doit rester perplexe : qu'est-ce que ce ministre qui s'est montré à elle à la fois si bienveillant et si puissant, parlant avec légèreté de la négociation qu'elle mène et brusquement la faisant échouer, de qui on lui a dit qu'il donnerait la moitié de ce qui lui reste à vivre pour effacer six mois de sa vie passée, qui lui a montré dans ses antichambres les fils de la noblesse rentrée, devenus ses amis, et a critiqué, lui, ministre de la République, l'inertie des princes et la maladresse de leurs amis[46] ? Que peut-elle en penser et que peut-elle en dire ? Sans doute que nulle restauration ne se fera sans l'appui du régicide, dont on a trop ignoré jusque-là, à Londres et à Mittau, le pouvoir tous les jours plus grand, puisque, quelques mois après, les royalistes commencent à songer à l'ancien proconsul comme à un agent nécessaire de tout projet de restauration. Mais que peut aussi penser Fouché de son entrevue avec l'émissaire du comte d'Artois, de l'attitude hautaine et indifférente qu'affecte à son égard la noble dame, sinon que s'il est bien vu des royalistes et des nobles rentrés, il est inconnu ou odieux aux princes que l'on veut rétablir, et, partant, que rien n'est moins rassurant pour lui qu'une restauration bourbonienne en ce moment ?

On ne peut donc mettre en doute cette partie des Mémoires de Fouché, où le confident du ministre rapporte que celui-ci, piqué de n'avoir pas été officiellement averti par Bonaparte des démarches tentées près du troisième consul Lebrun par l'abbé de Montesquiou et par la duchesse de Guiche près de Joséphine, en fit un rapport assez véhément au Premier Consul ; il lui représentait qu'en tolérant de pareilles négociations, il faisait soupçonner qu'il cherchait à se ménager dans les revers un moyen brillant de fortune et de sécurité, mais qu'il se méprenait par de faux calculs, si toutefois un cœur aussi magnanime que le sien pouvait s'arrêter à une politique aussi erronée ; qu'il était essentiellement l'homme de la Révolution et ne pouvait être que cela, et que, sans aucune chance, les Bourbons ne pouvaient remonter sur le trône qu'en marchant sur son propre cadavre[47]. Cette démarche influa-t-elle autant que le pensait Fouché sur la décision de Bonaparte, nous nous permettons d'en douter. Le Premier Consul n'eut jamais, à notre sens, l'idée d'offrir les clefs de la France à Louis XVIII sur un plat d'argent, le plat lui fat-il octroyé. Mais le résultat fut, du moins, d'édifier Bonaparte sur les moyens d'investigation de son ministre et de justifier Fouché du reproche de trahison que certains républicains commençaient à proférer.

Il est vrai que, sur un autre terrain, l'action du ministre avait paru s'exercer dans un sens pacificateur dont certains partisans du trône et de l'autel n'avaient pas eu, en somme, à se plaindre. C'était dans l'Ouest et le Midi. Car l'attention du ministre était sollicitée de toute part. L'extrême multiplicité des objets qui l'occupaient n'était pas faite, du reste, pour décourager un esprit actif, un homme de grand labeur et d'infinies ressources ; mais ces objets constituaient les éléments d'un même problème, infiniment complexe et compliqué, qui exigeait à tout instant une conduite autre, une politique nouvelle, ne permettant pas à Paris et en Bretagne, aux Tuileries et au quai Voltaire la même ligne ni les mêmes pratiques, et partant exposait le ministre à d'incessants et nécessaires changements de front. Il avait paru favorable aux éléments de droite dans l'affaire des émigrés, défavorable dans les tentatives de restauration ; dans l'Ouest et le Midi, il allait agir avec ce même mélange de fermeté et de modération, de sévérité et de bienveillance, qui valut bientôt au ministre sa réputation de Protée politique.

Au moment où Fouché avait été appelé au pouvoir par la confiance du Directoire, il avait trouvé l'Ouest en armes derechef. L'époque des guerres héroïques était passée, niais la lutte avait repris dans la lande, et le cancer, une minute enrayé, se remettait à s'étendre, gangrenant la plaie toujours pantelante au flanc de la France. On voyait des bandes se hasarder jusque dans Seine-et-Oise et la Touraine. Des coups d'audace semaient la terreur et la démoralisation. Le 28 vendémiaire an VIII, Châtillon avait surpris Nantes et y avait délivré quinze prisonniers royalistes. D'autres chouans avaient été un instant maîtres de Redon dans la nuit du 4 au 5 brumaire, et Bourmont avait occupé trois jours le Mans, du 23 au 26 vendémiaire[48].

Ministre du Directoire, Fouché avait envisagé sérieusement la situation, mais s'était généralement contenté, nous l'avons vu plus haut, de paralyser par des menées occultes les efforts de Bourmont et de Georges, pour ressusciter la grande Vendée[49]. Ayant miné l'insurrection en dedans, il avait obtenu du Directoire l'envoi du général Hédouville dans l'Ouest, où celui-ci avait immédiatement, par l'entremise de Mme Turpin de Crissé, engagé avec les chefs d'actives négociations. Celle-ci ne dissimula pas au général républicain que l'odieuse loi des otages avait seule provoqué la reprise d'armes. Hédouville dut se faire, près du ministre, l'écho de cette protestation, car dès le 22 brumaire Fouché adressait aux consuls provisoires un rapport tout de pacification, réclamant le rapport de cette loi inique, prétexte, écrivait-il, à toutes les discordes civiles qui couvrent les départements de l'Ouest... devenue un instrument de haine et de vengeance. Et l'ex-proconsul de Nantes, qui, en mars 1793, avait inauguré en Vendée les mesures draconiennes, ne trouvait pas de ternies assez énergiques pour flétrir cette loi enfantée par les passions qui, si elle avait une plus longue durée, ferait rétrograder la civilisation de plusieurs siècles. Il n'y a, ajoutait le ministre, qu'une raison forte et éclairée qui puisse réparer les maux qu'elle a produits[50]. C'était enlever aux rebelles leur principal prétexte ou leur plus important motif de rébellion et mettre le droit du côté du gouvernement. Cela fait, le ministre, qui ne se laissait jamais gagner exclusivement à un système, avait écrit à Hédouville d'agir avec énergie. Celui-ci venait de s'aboucher de nouveau avec Mme Turpin de Crissé et avec l'abbé Bernier. L'abbé, expédié à Paris au nom des rebelles, vit le ministre de la police et ne sortit du quai Voltaire, connue des Tuileries, qu'avec la ferme résolution d'assurer la pacification. Soudain, un coup d'éclat, de violence, dont le Premier Consul parait avoir toute la responsabilité, faillit tout compromettre. Frotté, arrêté le 26 pluviôse an VIII avec six autres chefs par le général Guidai, fut passé par les armes le 29. En dépit des accusations de Bourrienne, il ne parait pas que le ministre ait trempé dans cette résolution ; l'exécution violente, le coup d'éclat n'allait pas à son tempérament, et, dans l'espèce, celui-là allait contre sa politique. Il ne fut pas consulté et déplora l'événement. Il ne reculait pas devant l'idée de supprimer les chefs, mais il préférait les voir périr obscurément dans quelque savant guet-apens, plutôt qu'en plein jour, aux roulements de tambour. Il ressort en effet des pièces qu'à cette époque l'Ouest était inondé d'émissaires secrets, qui, s'attachant à Bourmont, d'Andigné, Suzannet pour les gagner, avaient parfois reçu de plus tragiques instructions : l'un d'eux, notamment, chargé de faire assassiner le seul chef irréductible Georges Cadoudal, fut saisi par le terrible chouan porteur des instructions du ministre et lui-même fusillé[51]. Mais à la même époque un autre chef important se laissa conquérir. Celui-là, Bourmont, n'était pas de la race héroïque des Cathelineau et des Georges : brave, sans doute, et entreprenant, ce Vendéen de la décadence se plaisait aussi aux intrigues secrètes et parfois, l'avenir le prouva, ne reculait pas devant une politique d'espionnage et de trahison[52]. Il avait fait sa soumission le 4 pluviôse, s'était rendu à Paris, avait vu Fouché et était devenu, entre les mains du ministre, un allié peu sûr, dangereux, mais parfois utile. Fouché l'avait envoyé dans l'Ouest, chargé d'une mission restée mystérieuse, qu'il remplit, semble-t-il, avec une rare duplicité, mais qui, en somme, aboutit à paralyser les derniers efforts des chefs vendéens insoumis. Traqué, menacé, ayant à ses trousses les espions et les sicaires de Fouché, Georges se décida à quitter la France, la menace à la bouche[53]. L'Ouest était soumis : il est certain que la politique patiente du ministre de la Police, tout entière de négociations persévérantes, d'intrigues occultes et de menées pacificatrices, n'y avait pas peu contribué, puisque dans son rapport aux Consuls, bien placés pour le constater, il ne craignait pas de s'en attribuer le mérite. Il y avait gagné, avec un succès de plus et un souci de moins, un regain d'estime de la part des vaincus eux-mêmes qui, dans la nouvelle politique de Fouché, voyaient parfois un motif de vagues espérances. Peut-être en ventôse an VIII Bourmont se vantait-il, en Bretagne, d'avoir conquis Fouché à l'heure où le ministre se félicitait aux Tuileries d'avoir gagné le chouan[54].

Le Midi causait moins d'inquiétudes ; Fouché, cependant, avait cru devoir s'en occuper ; le plus petit mouvement pouvait prendre soudain un caractère violent dans un pays où, suivant une expression prophétique du ministre, les actions et les réactions étaient, grâce au climat plus ardent, plus terribles qu'en toute autre région. Là, pas de chef à gagner, pas d'armées à dissoudre, mais un brigandage incessant, semant la terreur, entretenant l'anarchie. Le général Férino reçut mission de concourir avec les préfets du Midi pour le rétablissement de l'ordre[55].

Aussi bien c'étaient des mesures générales qu'exigeait l'immense extension que, depuis plusieurs années, avait prise le brigandage, fruit de la guerre civile et étrangère ; sur le Rhin et la Meuse, comme dans la vallée de la Garonne, et sur les bords du Rhône comme en Vendée, en Bretagne, en Normandie et jusqu'en Touraine, dans quarante-six départements, au dire du ministre de la Police, les bandes dévastaient les propriétés des acquéreurs de biens nationaux, pillaient les maisons, chauffaient les propriétaires, assautaient les diligences, enlevaient les caisses publiques, la plupart du temps au nom du roi Louis XVIII et de la sainte cause. Le ministre engagea, dès les premiers mois de l'an VIII, avec ces bandes, une lutte qui, tous les jours plus heureuse, devait cependant se continuer durant tout l'Empire et ne jamais prendre fin. Il y employa la gendarmerie, spécialement organisée contre cet insupportable fléau. Mais le 20 frimaire an IX il sollicitait d'autres armes : il obtint, à cette époque, La création de commissions militaires, auxquelles furent déférés les voleurs de diligences, de courriers et de recettes publiques, les embaucheurs et provocateurs à la désertion[56]. Établies dans vingt départements sur la requête du ministre, ces commissions tirent prompte justice ; dès le 16 pluviôse suivant, Fouché se louait de leur terrible activité[57]. Le ministre, cependant, ne s'en tenait pas lit. Les gendarmes continuaient à battre les routes, à accompagner les diligences, à s'y installer même, préalablement déguisés, pour mieux saisir les chefs de brigands qui partout, dans la Haute-Garonne, dans la Roer, comme dans le Morbihan, ne tardèrent pas à tomber entre les mains de la justice[58]. L'année suivante, toujours à la requête du ministre, le général Gouvion Saint-Cyr reçut l'ordre d'établir un cordon de troupes autour de certains départements du Midi ; ce fut un coup de filet qui, provisoirement, fit place nette des chefs de brigands. Au moment où Fouché quitta le ministère, le brigandage existait encore, mais il semblait avoir perdu tout caractère politique[59].

De pareils services rendaient l'ancien proconsul précieux, non seulement au chef du gouvernement, mais à la patrie. C'était la première partie de sa tâche accomplie : sa collaboration à l'œuvre immense de pacification et de réorganisation. Nous allons le voir jouer un autre rôle encore, au centre des mille intrigues dont Paris reste le théâtre pendant ces trois années de combat, et grandir, en cette atmosphère, ce génie de policier, mis jusqu'ici d'une façon si active et si heureuse au service du pays.

 

 

 



[1] Le ministre de la Police aux citoyens français ; Moniteur du 26 frimaire an VIII.

[2] Rœderer accusait violemment Fouché de faire fabriquer sous ses ordres aux dépens de l'État, par des auteurs de son choix, le Journal des hommes libres. Rœderer à Fouché ; RŒDERER, Œuvres, III, 372. L'emploi de Métrée par Fouché était de notoriété publique. FAURIEL, 126. D'autre part, Fouché faisait part à Barras de son projet d'entourer Bonaparte des vétérans de la liberté. BARRAS, IV, 111.

[3] Il fallait, dira une note inspirée par Fouché, leur offrir le moyen de mourir avec grâce. Papiers confiés à Gaillard.

[4] Mercure britannique, septembre 1799.

[5] Mercure britannique, décembre 1799.

[6] PELTIER, 1800, 30 avril.

[7] PELTIER, 1800 et 1801, passim.

[8] Notamment dans l'affaire des émigrés dont nous aurons sous peu à entretenir le lecteur. Le 20 octobre 1800, Fouché est traité de pédant de collège et d'apostat. C'est également dans le n° du 30 que Peltier réédite les lettres du cannibale. Aussi longtemps que le premier consul conservera dans son gouvernement un homme aussi atroce que Fouché, ajoutait le publiciste royaliste, il autorisera tous les reproches qu'on lui adresse, tous les soupçons que l'on a dans le monde contre son humanité, sa bonne foi et sa moralité.

[9] Chapitre IX.

[10] Chapitre XV.

[11] Compte rendu de l'an VIII et Lettre du ministre du 18 ventôse an VIII pour proposer des candidats aux places de préfet et de commissaires généraux de police.

[12] Compte rendu de l'an VIII.

[13] Fouché à Bonaparte, an VIII (CHARAVAY, vente du 15 juin 1891).

[14] Compte rendu de l'an VIII.

[15] Le ministre aux administrations des départements du Nord et de la Somme, 9 frimaire ; Moniteur du 11 frimaire an VIII.

[16] Le ministre au bureau central du canton de Paris, 15 frimaire. Moniteur du 17 frimaire an VIII.

[17] Moniteur du 29 frimaire an VIII.

[18] Le ministre au bureau central, 8 nivôse an VIII ; Moniteur du 9 nivôse en VIII.

[19] Pour la police de Fouché cf. chapitre XV.

[20] Cf. chapitre XV.

[21] Rapport de l'agent royaliste... F7. 6247.

[22] Décret du 7 ventôse an VIII, DUVERGER, III, B. 13 et 33, n° 90 et 2114.

[23] Décret du 7 ventôse an VIII, DUVERGER, III, B. 13 et 33, n° 90 et 2114.

[24] Arrêté du 5 brumaire an XI ; Moniteur du 8 brumaire, et dans le Compte rendu de l'an VIII le commentaire dont Fouché fait suivie l'exposé de cette institution.

[25] Arrêté du 5 brumaire. Compte rendu de l'an VIII et ch. XV sur l'organisation de la police en 1804.

[26] Rapport de Fouché aux consuls sur la translation du siège de la surveillance maritime de Calais à Boulogne, 14 germinal an IX ; A. N., AFIV 1314 et toute la correspondance du commissaire spécial avec le ministre de la Police pendant l'année 1800. F7 6247. Cf. aussi ch. XV.

[27] Entretien de Fouché avec la duchesse de Guiche. (DE GABRIAC, Voyage de la duchesse de Guiche, Revue des Deux Mondes, 15 avril 1899.)

[28] Compte rendu de l'an VIII.

[29] Compte rendu de l'an VIII ; lettres de Fouché aux préfets sur le service de la gendarmerie, 18 fructidor an VIII (Moniteur du 18 fructidor), et lettres de Bonaparte à Fouché, 8 frimaire an XI (Correspondance, VI, 5198).

[30] Compte rendu de l'an VIII.

[31] Mémoire sur l'établissement d'une contre-police, A. N., F7. Nous aurons lieu de revenir sur cette précieuse source de renseignements. John Carr signalait en 1802 la promptitude et l'activité de la police française sous l'œil pénétrant de Fouché, à la vigilance duquel nul ne peut échapper. Les Anglais en France après la paix d'Amiens ; Impressions de voyage de JOHN CARR, 1898, p. 244.

[32] Cf. chapitre IX.

[33] Moniteur du 8 frimaire an VIII.

[34] Arrêté du 17 nivôse an VIII, Moniteur du 29 nivôse an VIII. BAUDOIN (Notice sur la police de la presse) attribue à Fouché seul l'initiative de cette mesure.

[35] Moniteur du 12 frimaire an VIII.

[36] Mme DE CHÂTENAY, 419-421. Mme DE STAËL, Dix ans d'exil, p. 233, et aux Arch. nationales le cahier intitulé : Relevé par ordre alphabétique des surveillances accordées par le citoyen Fouché depuis son entrée au ministre jusqu'au 4 nivôse an VIII, A. N., A FIV 1314.

[37] GAILLARD, Réfutation (manuscrite) des Mémoires de Fouché, en cite plusieurs exemples très curieux.

[38] Moniteur du 6 frimaire an VIII.

[39] Moniteur du 8 ventôse an VIII.

[40] Compte rendu de l'an VIII.

[41] Dès le 1er nivôse an VIII, dans un rapport aux consuls, il demandait une amnistie pour tous ceux qui n'avaient été qu'égarés. Moniteur du 3 nivôse an VIII.

[42] Il faut faire exception pour les royalistes de Londres, fort hostiles à tout rapprochement. Nous avons déjà cité plus haut les attaques violentes dont Fouché était l'objet de la part de leurs folliculaires. Le 30 novembre 1799, Peltier écrivait : ..... Fouché, l'horrible apostat, Fouché conserve encore la police. Cependant, malgré le zèle servile qu'il a témoigné à Sieyès, sa conduite, ses liaisons passées ne peuvent pas faire croire qu'il reste longtemps à cette place ; on parle d'un nommé Abrial pour le remplacer. PELTIER, 30 novembre, CXCIII.

[43] Le ministre aux Consuls, 29 frimaire, et Arrêté du 5 nivôse an VIII. Le ministre aux Consuls, 13 nivôse an VIII, et Arrêté à cette date. Moniteur des 3 et 13 nivôse an VIII.

[44] La minute de cette lettre aux préfets se trouve dans les papiers confiés à Gaillard à la date du 7 nivôse : elle ne fut rendue publique que le 28 fructidor (Moniteur du jour.)

[45] Le 17 frimaire an VIII, il avait encore fait saisir deux libelles royalistes : L'ombre de Louis XVI et Les trois Consuls, ou Réflexions d'un royaliste sur la journée de Saint-Cloud. Moniteur du 19 frimaire an VIII.

[46] M. DE GABRIAC, Voyage de la duchesse de Guiche en France ; Revue des Deux mondes, 15 avril 1899.

[47] Mém. de Fouché, I, 177, 179.

[48] DE MARTEL, La pacification de l'Ouest, particulièrement d'après les lettres de Georges, Chaussée et autres aux ministres anglais. — Record office de Londres.

[49] Cf. chapitre IX.

[50] Rapport du ministre aux Consuls, brumaire an VIII ; Moniteur du 23 brumaire an VIII, X, 904.

[51] Pour tous ces incidents, cf. DE MARTEL, Les historiens fantaisistes, La pacification de l'Ouest ; D'AVAILLES, D'Autichamp, 1890 ; DE CADOUDAL, Georges Cadoudal, 1837 ; CANUEL, Mém. sur les guerres de Vendée ; CHASSIN, La pacification de l'Ouest ; LA SICOTIÈRE, Frotté en Bretagne et en Vendée ; Préliminaires de la pacification ; La soumission de l'Ouest ; et aux Arch. nationales, A FIV, 1302, Mém. du général Hédouville. Cf. aussi les récents Mémoires de d'Andigné, passim. (Note de la 2e édition.)

[52] On n'a, pour s'en convaincre, qu'à parcourir les dossiers du carton qui lui est consacré dans les Archives de la police. Il est précieux pour l'histoire des négociations de Fouché avec les chouans. Dossiers Bourmont ; A N., F7, 6232.

[53] DE CADOUDAL, Georges Cadoudal, p. 262.

[54] DE MARTEL, Les historiens fantaisistes ; La pacification de l'Ouest.

[55] Compte rendu de l'an VIII. Dès le 28 pluviôse an VIII (Moniteur du 4 ventôse), Fouché avait adressé à l'administration de la Haute-Garonne une circulaire assez ferme relative aux troubles du Midi.

[56] Le ministre de la police aux Consuls, 18 frimaire ; Moniteur du 20 frimaire an IX.

[57] Moniteur du 16 pluviôse au IX.

[58] Moniteur des 17 brumaire, 5 nivôse an IX, etc. Rapport de Fouché aux Consuls, 29 frimaire an IX ; A N., A FIV, 1314 ; Rapport de Gouvion Saine-Cyr à Fouché, 25 nivôse an IX, Moniteur du 8 pluviôse an IX.

[59] Compte rendu de l'an VIII, L'Ouest et le Midi.