FOUCHÉ (1759-1820)

PREMIÈRE PARTIE. — FOUCHÉ DE NANTES (1759-1799)

 

CHAPITRE VI. — THERMIDOR.

 

 

Fouché rentre à Paris : réapparition à la Convention ; l'Assemblée décimée est dans la terreur. Omnipotence de Robespierre. — Divisions de ses adversaires. Fouché court plus de dangers que personne. Haine de Robespierre. Rivalité de deux politiques. Échec de Fouché à la Convention. — Devant cet échec, il se décide à aller voir Robespierre, qui le reçoit mal. Plans de Fouché. Il veut s'appuyer sur le club des Jacobins : premier succès. Lutte religieuse : Robespierre attaque violemment l'athéisme. Fouché devient président des Jacobins au moment où la Convention muet Robespierre en minorité. Colère de Robespierre. — Premier assaut contre Fouché aux Jacobins : il en sort très menacé. — La Terreur redouble à la Convention. — Fouché disparaît. Rôle occulte de Fouché : il est le grand instigateur de la coalition contre Robespierre. Celui-ci exécute Fouché aux Jacobins et le fait exclure. — Fouché se retourne vers le Comité et la Convention. — Sang-froid imperturbable au milieu d'une situation effroyable. — Les intrigues et démarches du 8 thermidor. — Robespierre interpellé à la Convention sur le cas de Fouché : le bruit court d'un rapprochement entre les deux adversaires. — Fouché au Comité le matin du 9 thermidor. — Fouché donne à Barras et à Tallien le signal de l'assaut. Le 9 thermidor : la séance. — Fouché mis hors la loi le soir du 9 par la Commune. Triomphe définitif des thermidoriens. — Orgueil le Fouché an souvenir de Thermidor.

 

Le 17 germinal (8 avril 1794), Fouché rentrait à Paris, avec sa femme et la petite Nièvre, alors âgée de huit mois. Il avait quitté Paris le 27 juin. Un siècle que ces neuf mois ! Proconsul en Champagne, en Bourgogne, en Bourbonnais, en Nivernais, à Lyon, et de Lyon dans quatorze départements, il avait été l'agent principal de la Terreur dans le quart de la France. Il avait tenté des œuvres énormes : il n'avait pas seulement levé, armé, approvisionné, envoyé au feu à Nantes, au Mans, à Caen, à Lyon, à Toulon, contre les ennemis de la nation des milliers de soldats ; il n'avait pas seulement essayé de détruire par le fer et le feu, la mine et la mitraille une ville de 100.000 âmes pour le bonheur de l'humanité ; il n'avait pas seulement bouleversé vingt administrations de commune, de district et de département, transformant directoires et municipalités girondines en pouvoirs jacobins, fait des lois, cassé des mariages, jugé des coupables, il avait, deux ans avant Babeuf, tenté de rendre communiste la politique révolutionnaire ; deux ans après la constitution civile du clergé, il avait voulu fonder l'athéisme officiel ; son influence, à ces deux points de vue, avait été grande ; ses arrêtés communistes avaient inspiré la grande Commune de Paris, ses décrets athéistes entraîné le Sud-Ouest jusqu'aux Pyrénées. Le passage de ce mesquin professeur restait marqué de la sorte dans trente départements en caractères de feu et de sang, au milieu des ruines de l'ordre politique, social et religieux. A Paris, il avait été passionnément discuté. Ce n'était pas un commissaire obscur et ordinaire qui y rentrait le 17 germinal.

Il reparut un soir, usé, souffrant, vieilli avant l'âge, désorienté par les derniers incidents, dans son troisième étage de la rue Saint-Honoré, vrai taudis[1], où il se réinstallait avec sa femme et son enfant, qui déjà se mourait de consomption dans les bras de ses parents. Le lendemain, il parut à la Convention, abandonnée depuis neuf mois, et alla s'asseoir sur son banc de la Montagne, autour duquel, en quelques jours, Robespierre avait fait le vide. C'était un terrible et menaçant spectacle pour Fouché que celui de la Convention. Lorsqu'il avait quitté l'assemblée, la droite était encore debout, la Gironde, déjà agonisante, était cependant toujours là. Sur ces bancs, désormais déserts, Fouché peut évoquer cent figures amies disparues : Vergniaud a été guillotiné le 30 octobre, et les événements s'étaient tellement précipités qu'il semble qu'il y a de cela un siècle entier ; Daunou, le collègue vénéré, est en prison, attend la mort ; Condorcet, le savant écouté jadis, aimé de toute la déférence du disciple envers le maitre, erre en ce moment, mendiant, misérable : on est au 8 ; le 9, arrêté, jeté en prison, il enlèvera à la République par son suicide la honte de son exécution. Plus près de lui, spectacle plus redoutable, c'est le vide aussi, effrayant comme une blessure récente qui saigne encore. La tête d'Hébert a roulé treize jours plus tôt, le 4 germinal, avec celles de Cloots, de Vincent, de Ronsin, pendant quelques semaines, l'exécuteur à Lyon des hautes œuvres de Fouché ; Chaumette, arrêté le 28 ventôse (18 mars), semble gardé pour la prochaine fournée ; il mourra quatre jours après le retour de Fouché, et c'est l'athéisme officiel, le communisme sentimental qui vont en rester frappés à mort, terrible circonstance pour Fouché, l'ami, le conseiller de Chaumette. Mais il y a surtout une place vide, très vide, que l'assemblée regarde avec terreur. C'est celle qu'occupait, huit jours avant encore, le puissant Danton : le 16 germinal, pendant que Fouché courait en malle-poste sur la route de Lyon à Paris, son dernier chef de file, le troisième après Condorcet et Chaumette, montait, vaincu et indomptable, à l'échafaud, et avec lui l'espoir du parti, le sensible Camille Desmoulins, et ces grands républicains Bazire, Philippeaux, tout l'état-major, sombré sous la haine de Robespierre. D'autres sont désignés par cette haine, des noms se chuchotent aux Tuileries, à la Convention, aux Jacobins : Tallien, Fréron, Barras, Courtois d'Arcis, Garnier de l'Aube, Rovère, Lecointre, Carnot, Cambon, Legendre, la queue de Danton ; Javogues, Lebon, Carrier, l'anis, Vadier, Billaud-Varennes, Collot d'Herbois, la quelle d'Hébert, bien d'autres encore, tous ennemis du maître, ou mal vus de lui, marqués dès lors pour l'échafaud.

Le maître, c'est Maximilien Robespierre. Le 5 avril, la mort de Danton l'a sacré roi. Sou pouvoir a été contesté, menacé, tenu six mois en échec. Sa diplomatie tortueuse plus qu'audacieuse l'a fait omnipotent, et ses amis le portent sur le pavois. Il a sapé des géants : Vergniaud, appuyé sur les départements, Hébert, sur la Commune de Paris, Danton, sur la Convention elle-même. L'assemblée est terrorisée, la Commune vaincue, changée, toute à la dévotion du nouveau maître. Dès lors celui-ci jouit de cette popularité monstrueuse dont parlent, avec une terreur persistante, quelques mois après Thermidor Collot et Billaud qui l'ont vu de près.

Ce n'est pas un furieux, encore que parfois emporté par l'orgueil froissé jusqu'il la colère blême ; ce n'est pas un résolu, encore qu'implacable. C'est un calculateur, un politicien. Nourri de Rousseau, il y a puisé un dogmatisme étroit et assuré : jamais, à aucune minute, Robespierre n'a cru qu'il se trompait : c'était un pape, le mot a été prononcé, il est juste. Un orgueil immense, une vanité monstrueuse, une confiance naïve, à force d'être illimitée, en ses idées, ses doctrines, sa mission ; mais, pour arriver à la remplir, une diplomatie déconcertante, qui le fait sans cesse trahir l'ami de la veille au profit de la combinaison du lendemain. Ce n'est pas un Tartufe, pas même un Machiavel. Il est sincère, d'une sincérité féroce. Comme il se croit le représentant, l'homme, l'incarnation de la Liberté, de la Révolution, de la République, il estime en toute naïveté que ses ennemis, ceux qui le veulent contenir, annihiler ou détruire, sont les grands adversaires, les pires ennemis de la République, de la Révolution et de la Liberté. Dès lors aucun scrupule, aucune pitié, aucun souvenir, aucune considération ne retient son bras : du reste, il compte pour peu le sentiment, n'ayant jamais aimé que lui-même. S'il tient pour négligeables les souvenirs de camaraderie, d'amitié et de confraternité, il n'a jamais, en revanche, oublié une offense. Chez lui, toute blessure est envenimée, garde son dard, ne se ferme jamais. Son honnêteté, qui est scrupuleuse, encore que trop affichée, sa célèbre incorruptibilité ajoute à son dogmatisme naturel une insupportable morgue. Si tout ennemi de Maximilien devient pour lui un ennemi de la République qu'il faut écarter, écraser, tout suspect d'indélicatesse est encore un ennemi de l'État, de la Révolution, qu'il faut détruire. Dès lors, le voilà sombre, soupçonneux, roulant de sinistres pensées, puisque le monde lui apparait rempli de coquins, de misérables, d'assassins, d'ennemis de la République et de lui-même. Il vit comme un homme persuadé, et il a maintenant raison, que s'il ne frappe encore et toujours, il sera frappé. Le pire est qu'on ne saurait le conquérir, lui plaire, non seulement parce qu'il est déliant, mais parce qu'il est aussi fluctuant dans l'application de ses idées, que rigide dans leur conception. Le monde politique, désorienté, ne sait que penser : le ? uns le craignent sans motif, les autres espèrent en lui sans raison. Tous tremblent, et c'est sa force. Depuis quelques mois, Maximilien a tout vaincu, envers et contre tous, et comme il s'est érigé en gouvernement, ennemi de l'athéisme et protecteur de la propriété, il en a acquis la force et la toute-puissance.

Il a sa cour, ses séides, ses lieutenants ; au Comité de salut public, Couthon et Saint-Just ; à la sûreté générale, Lebas et David ; il a même la tourbe des flagorneurs qui ne le font pas sourire, le confirment dans son idéal de papauté révolutionnaire. Réellement, il fanatise les masses, il a dupé Desmoulins et Danton ; comment n'eût-il pas dupé la foule, révolutionnaires et réacteurs, catholiques et philosophes, démocrates et aristocrates[2] ?

Depuis la mort de Danton et de Desmoulins, à la Convention, il ne fait plus de dupes peut-être, mais il fait trembler, ce qui est une autre forme de duperie. Littéralement, au sens exact du mot, l'assemblée tremble, grelotte de peur et de fièvre : le Comité de salut public, où cependant ses adversaires sont en majorité, tourne vers lui des regards angoissés. Les députés condamnés, dont on commence à colporter les listes, sont désorientés, affolés, sans guide, sans union, car, terrible circonstance, la peur ou la haine les désunit, en fait des traîtres : Robespierre n'a-t-il pas détruit Vergniaud par Hébert, Hébert par Danton, Danton par Billaud ? Hébert, Danton, Billaud étaient cependant des ennemis de Maximilien. A l'heure présente comment souder la queue d'Hébert et celle de Danton, deux groupes qui, réunis au Marais, peuvent renverser le tyran ? Comment persuader au Marais lui-même qu'après Billaud, Collot, Carnot, Cambon, Tallien guillotinés, c'est sur la tête des Boissy d'Anglas que s'abattra le couperet ? Sieyès déteste Billaud et Collot plus que Robespierre ; Tallien est en mauvais termes avec Billaud ; Vadier ne plaît guère aux dantonistes survivants. Le manque d'entente, au dire d'un des députés menacés, empêchait toute coalition. Dès lors, on désespérait de vaincre Robespierre, de lui échapper, autrement qu'en se terrant. Soixante députés ne couchaient plus chez eux, d'autres, saisis de frayeur, dit Lecointre, l'un d'eux, s'alitaient. Il y avait au moins cent députés qui, devant Robespierre, tourbillonnaient comme les oiseaux sous l'œil fascinateur du serpent, guettant le désarroi final qui les jettera dans sa gueule.

La Commune de Paris est maintenant pour lui, il règne aux Jacobins, les Cordeliers épurés lui sont soumis. Les catholiques de l'Église constitutionnelle, avec Grégoire et Durand de Maillane le soutiennent, et aussi la bourgeoisie, car avec lui a triomphé un système : Robespierre a ressuscité Dieu et rassuré les propriétaires.

C'est une force ; il est vrai que le Comité et la Convention lui sont hostiles, il a là des ennemis dangereux, animés d'une haine féroce, que décuple la peur, violents comme Legendre, éloquents comme Tallien, intrigants comme Barras, puissants dans leur situation aux Comités comme Collot, Billaud et Vadier, républicains réputés comme Cambon et Carnot. Mais qui est plus éloquent que ne l'était Vergniaud, plus violent qu'Hébert, plus souple que Chaumette, plus puissant que Danton, républicain plus avéré que Desmoulins et Hérault de Séchelles, que Condorcet et Brissot ? Dès lors, le découragement s'explique. A ces éloquents muets, à ces habiles paralysés, à ces puissants terrifiés, à ces ennemis du même maître, divisés, désunis, il manquait un meneur, un conseiller, un lien. Lorsque, le matin du 18 germinal, Fouché vint s'asseoir sur son banc de la Convention, entre les groupes décimés auxquels le rattachaient également les politiques qu'il avait. pratiquées tour à tour, ce lien allait exister ; le meneur était là.

C'est que de tous ces hommes, nul ne se sentait plus menacé que Fouché. Inimitié personnelle et conflits politiques, antipathie déjà vieille et récents griefs, opposition absolue de tempéraments, de principes, de politiques, tout divisait l'Incorruptible et son ex-ami d'Arras. Cette ancienne amitié elle-même était pour Fouché un titre à la haine du maître ; Fouché avait connu Maximilien, homme de loi besogneux, famélique, attaché par intérêt à l'Oratoire ; il l'avait alors jugé médiocre, suffisant et prétentieux, opinion que, s'il faut l'en croire, le professeur de l'Oratoire n'avait pas toujours assez cachée à Maximilien lui-même[3]. Cela se compliquait d'argent prêté par le professeur à l'avocat, grave grief dans une âme de parvenu médiocre, et surtout de cette promesse de mariage faite à Charlotte, puis trahie. Charlotte, vieille fille aigrie, insupportable, brouillée avec ses frères, n'en restait pas moins près d'eux le souvenir vivant de l'affront subi : elle s'irritait contre ce fourbe, cet homme sans convictions, sans moralité ; exaspérait ses frères, désolés de ne l'avoir pu marier à ce fourbe[4]. A la Convention et dans les missions, Robespierre avait constamment trouvé l'ancien fiancé de sa sœur parmi ses adversaires, qui, pour Robespierre, étaient tous des ennemis. Il l'avait vu l'ami de Vergniaud, et avait eu à ce sujet avec son ancien commensal d'Arras d'aigres discussions ; il l'avait ensuite trouvé avec Hébert et Chaumette, puis avec Danton ; il le savait lié d'amitié avec Collot et Billaud qui, Hébert et Danton morts, restaient ses plus dangereux adversaires. On pense si l'ancienne camaraderie d'Arras avait résisté à cette année de luttes, et c'était un terrible ancien ami que ce Robespierre, l'homme qui venait d'envoyer à l'échafaud, après son ancien camarade Brissot, son confiant et charmant condisciple Camille Desmoulins, qui allait signer, l'œil sec et sans trembler, le mandat d'arrestation, autant dire l'arrêt de mort de la pauvre Lucile, au mariage de laquelle il avait été témoin. Une absolue antipathie de caractère compliquait la querelle : pas un défaut, pas une qualité qui ne les séparât. Hautain, enflé, orgueilleux, Maximilien avait probablement haï dès Arras ce sourire narquois, cette ironie froide et coupante ; entier, dogmatique, absolu, il se croyait autorisé à mépriser et à craindre ce caractère tantôt souple et rampant, tantôt étonnamment frondeur. Sa raideur se déconcertait des voltefaces et des sauts périlleux de ce stupéfiant opportuniste. Il n'était pas jusqu'à cette mise simple, austère, négligée, qui ne fût en quelque sorte la critique de ces jabots de mousseline, de cette redingote azur et de ces cheveux poudrés qui faisaient de Maximilien un être unique dans la Convention ; la physionomie de Fouché lui causait répulsion et mépris, le mettait hors de lui, jusqu'à l'entrainer à faire à son ennemi un grief absurde de son physique. Son incorruptibilité, aussi célèbre que les trente ans d'honnêteté de Vadier, s'effarouchait des bruits qui couraient sur Fouché, un homme qui, se murmurait-on, avait tondu la brebis jusqu'à la peau à Nevers, à Moulins et à Lyon. Il n'avait pas vu sans inquiétude l'or et l'argent arriver en sacs, en malles, en avalanches de Nevers à Paris. Toute cette pluie d'or eût suffi à lui faire trouver mauvaise la politique suivie par Fouché, si celle-ci ne lui eût, d'autre part, en tous ses articles, paru contraire à ses idées, à ses doctrines et à ses plans. Sans doute, il avait, lui aussi, lancé de célèbres formules démagogiques, mais c'était là artifices de langage, formules sonores, habiletés de tribune, éloquence de club ; pas la moindre idée de Révolution intégrale, comme disaient Collot et Fouché, de Révolution sociale, chez ce bourgeois, fils de bourgeois, resté foncièrement conservateur au-dessus de l'établi de Duplay. Il eût volontiers taxé d'extravagances les décisions humanitaires de la Commune de Paris, d'hérésies les théories de Babeuf ; Chaumette n'était pour lui qu'un démagogue ; ce grand révolutionnaire n'eût rien compris ni à Proudhon, ni à Marx. Le plus osé de ses amis, Saint-Just, ne parla jamais que de faire le partage des fermages, pas même des propriétés. Les arrêtés communistes de Fouché le froissaient, l'irritaient, moins cependant que ses arrêtés relatifs aux cultes. Le terrain où ils se heurtaient était bien le terrain religieux. Le 9 Thermidor, détail trop peu connu, fut la conséquence d'une lutte religieuse, du conflit de deux sectes : celle de la Raison et celle de l'Être suprême.

La première avait en son heure avec le triomphe de Chaumette, la séance du 8 novembre à la Convention, la fête de la Raison à Notre-Daine. Chaumette arrêté, bientôt exécuté, Cloots et Momoro disparus, Fouché restait le seul apôtre et le vigoureux propagandiste de cette religion athéiste. Or Robespierre a toujours affiché dédain et répugnance, presque de la colère contre ce culte du néant. Le déiste, à allure dogmatique, bâtard de Rousseau, s'en tient au Contrat social, et comme, en sa qualité de pontife, il se croit infaillible, il lui parait sur ce terrain plus peut-être que sur tout autre que quiconque ne croit pas ainsi que lui est hérétique, schismatique, doit être excommunié. Dès le 1er frimaire an II, c'est lui qui inspire Couthon contre les faux philosophes qui outragent l'Être suprême par des cérémonies ridicules et forcées. A son tour, on le verra renchérir sur la popularité utile de l'idée de Dieu et l'extravagance (sic) des partisans de l'athéisme[5]. Quinze jours après, il fera condamner par la Convention transformée en concile, les extravagances du philosophisme. On voit alors ce phénomène singulier : il ne veut être que déiste, les prêtres en font leur homme ; Grégoire est son ministre des cultes, mais tout ce qui reste de religieux en France se précipite dans sa clientèle. Lui s'y prête, sans s'en trop vanter, s'affirmera l'homme de Dieu à la fête du 22 prairial. Ce jour-là, il flétrira presque personnellement l'homme des cérémonies sacrilèges de Nevers et de Lyon ; mais dès germinal, quelle menace pour Fouché que cette phrase de l'acte d'accusation sous lequel succombent son ami Chaumette et l'ex-évêque Gobel, incriminés de s'être coalisés pour effacer toute idée de la divinité et de vouloir fonder le gouvernement français sur l'athéisme[6] ! Avaient-ils, sous ce rapport, fait autant que le représentant, inspirateur et héros des fêtes de Brutus et de Scévola dans les cathédrales profanées de Nevers et Moulins ?

Comme si tout devait contribuer à envenimer ce conflit de caractère et de doctrine, il avait eu, cinq mois durant, pour résultat, ce que Robespierre pardonnait le moins, une suite d'échecs et de mortifications pour l'aspirant dictateur. L'envoi de Fouché à Lyon, son triomphe par Collot à la Convention, le rappel de l'agent robespierriste Gouly sur la demande de Fouché, les attaques contre Robespierre de Javogues poussé, soutenu par le proconsul de Lyon, l'accueil mortifiant fait à Lyon à Augustin, et dans les derniers jours les coups portés à Lyon à tous les amis de Chalier, protégés de Robespierre, ont laissé dans l'âme de ce dernier une rancune amère et violente. Sans doute il a fait rappeler son ennemi sous le coup de menaçantes accusations, mais il n'en a pas moins subi au sujet de Fouché en cinq mois cinq ou six échecs[7]. Cinq ou six échecs à l'homme dont l'amour-propre exacerbé n'en pardonnait pas un ! Dès lors Fouché a tout à craindre, d'autant que, de son côté, Robespierre a peur de Fouché plus que de tout autre. Il a peur de ce souple diplomate plus que de Collot, toujours prompt aux emportements subits, plus que des colères étouffées de toute la Montagne. Les tentatives de rapprochement faites par Fouché lui paraitront des pièges ; il ne peut croire que celui-ci lui pardonne jamais sincèrement son brusque et menaçant rappel. Il s'acharnera à le croire le chef de la grande conspiration, qui s'ourdit en effet à partir du retour de Fouché, et, par suite de ce malentendu, celui-ci en devient réellement sinon le chef, du moins l'agent le plus actif.

Il fallait que Fouché ignorât encore le pouvoir immense de Maximilien, puisque son premier mouvement ne fut pas, comme à son ordinaire, de chercher à se rallier à la puissance du jour. Il espérait encore en la Convention contre Robespierre, peu résigné à croire que réellement ce médiocre en fait le maitre absolu. Il pouvait se croire bien vu de l'assemblée. Il s'y savait à juste titre la réputation d'un travailleur sérieux et d'un républicain ardent : la salle retentissait encore des applaudissements dont on avait salué les rafles faites dans la Nièvre et l'Allier à travers les sacristies et les châteaux, la politique de déchristianisation, et jusqu'aux mitraillades de la plaine des Brotteaux. Son nom avait été souvent prononcé avec éloge. En son absence, il avait cessé d'être élu ou réélu aux différents comités. Il avait été, avant son départ, membre de six d'entre eux : examen des comptes, assignats et monnaies, finances, domaines, liquidation, instruction publique. On avait réélu à l'instruction publique le 27 juin l'ancien rapporteur de l'enseignement ; puis il avait été appelé le 25 août à celui de la marine — il eut toujours la prétention d'y être fort compétent — ; le 16 septembre, derechef à celui des assignats et monnaies ; le 6 juillet — toujours en raison de son origine —, au comité colonial, et réélu le 23 octobre au comité de la marine et des colonies[8].

A peine arrivé à la Convention, il monta à la tribune, déclarant qu'il y voulait lire son rapport justificatif des opérations de Lyon. C'était faire pièce hardiment au Comité de salut public que Fouché croyait encore entre les mains de Robespierre, puisqu'il venait de le rappeler. La Convention parut effrayée de cette audace, renvoya, sur la proposition de Bourdon de l'Oise, le rapport au Comité[9]. Cet échec semble avoir singulièrement dessillé les yeux à l'ex-proconsul. La Convention apparaissait soumise aux Comités, et le député de Nantes ignorait que les Comités commençassent à échapper à Robespierre. Son échec à l'Assemblée lui parut ne laisser d'issue à sa fortune que dans un rapprochement avec l'homme du jour.

Il se présenta donc dans la soirée chez son voisin de la rue Saint-Honoré, en cordial ami, venant rendre visite à un ancien commensal. Il n'eût certainement ce jour-là tenu qu'à Robespierre de faire évoluer une fois de plus le personnage. Mais l'échec du matin, diminuant Fouché aux yeux du dictateur, rendait précisément son amitié moins précieuse. Du reste, Robespierre était entré dans la période d'aveuglement ; son orgueil exacerbé ne lui permettait même plus l'affabilité mielleuse à laquelle Hébert, Danton et Desmoulins avaient été pris. Il reçut fort mal le proconsul de Lyon, le laissa faire antichambre fort longtemps, ne l'admit en sa présence que pour l'accabler sous une diatribe violente contre la politique suivie à Lyon. L'autre, humilié, bouleversé, balbutia, congédié enfin par un geste de menace[10]. Fouché ne reparut plus dans la maison Duplay, il n'avait plus qu'un lien avec les Robespierre : Charlotte ! La pauvre fille, à laquelle, du reste, il devait plus tard assurer une pension, se laissa leurrer de nouveau ; il la vit souvent, alla s'asseoir à ses côtés dans le jardin des Tuileries, si aimable et si empressé que l'opinion en fit sa maîtresse. Mais Charlotte était alors presque brouillée avec ses frères[11].

De fait, en sortant de la maison Duplay, le découragement semblait permis à Fouché. La Convention se dérobait, et Robespierre l'accablait. Son sort semblait réglé. Sur toutes les listes des futurs proscrits on voit varier les noms : trois restent immuables, ceux de Barras, Tallien et Fouché. Ce serait cependant mal connaitre ce dernier que de croire à un découragement, même momentané. Sa lucide intelligence, plus puissante aux heures de crise qu'à toute autre, lui présentait deux solutions encore, deux politiques : se réfugier hardiment dans ce qu'on croit le domaine de Maximilien, arracher le club des Jacobins, alors tout-puissant, à l'influence de l'homme, s'appuyer sur la société contre lui, ou, si ce projet, d'une incroyable hardiesse, ne réussit pas, comme dernière ressource, ameuter par un paroxysme de peur la Convention et le Comité contre le proscripteur d'hier et de demain.

Aux Jacobins, il était populaire : c'était à la Société qu'il avait fait appel, lors de son séjour à Lyon. C'était elle qu'il avait sollicitée de lui envoyer de bons patriotes, chargés de contre-balancer l'influence des amis de Chalier. Il comptait, du reste, débuter par une flatterie : la Convention avait refusé d'entendre son rapport, l'avait renvoyé au Comité. Avant le Comité, il entendait que la grande Société en eût la primeur et l'hommage. Il y parut donc très hardiment le 19 germinal, le lendemain de son entrevue avec Maximilien. Celui-ci était ce soir-là même au club. Fouché n'hésita pas. Il lut d'une voix ferme une justification en règle[12]. Elle débutait par une audacieuse déclaration : son caractère, disait-il, ne savait point obéir aux mouvements mobiles de l'opinion. Il n'avait été ni un terroriste extrême, ni un réacteur : les deux accusations étaient fausses. Tigre, jamais il ne l'avait même paru : certes il avait éprouvé une satisfaction, car c'en est une, de faire couler à grands flots le sang des conspirateurs ; mais il ne faisait que s'inspirer des intentions de la Convention, des ordres du Comité, avide de tirer vengeance des ennemis du peuple. Ce sont des malveillants, oui non seulement à la Convention, mais à Commune-Affranchie essayaient de soulever contre le représentant les patriotes égarés. Jamais le représentant n'avait fait à Lyon de la contre-révolution. Sans doute il a dissous trente-deux comités, mais c'était un cancer politique dévorant le peuple. La Société populaire a été également dissoute, mais parce que les injustices, les calomnies, les fureurs de la haine y étaient constamment à l'ordre du jour. Le représentant parlait de haut, affirmait, pour se disculper de tout modérantisme, que la République ne pouvait se soutenir dans les convulsions des orages, excités tant par la foule des factieux que par l'énergie du gouvernement révolutionnaire. Il désavouait toutes ces factions, flétrissait Brissot, reniait Hébert. Il mettait en garde les patriotes contre ceux qui représentaient comme des tyrans et des féroces oppresseurs les représentants qui montraient dans les départements une volonté ferme et une résolution forte. Il demandait enfin qu'on ne redoutât pas ces accusations et finissait par ces mots : Le crime finit, la vertu commence, la République est immortelle[13]. Le succès fut grand : un patriote lyonnais, aposté là par Robespierre, voulut parler. Mais l'Incorruptible sentit qu'il devait lui-même prendre la parole, et il le fit avec une singulière modération. Le rapport était habile : Robespierre le déclarait simplement incomplet. Il rendait hommage au représentant, à son patriotisme, comme, du reste, à celui de ses accusateurs. Il invitait le citoyen lyonnais qui voulait parler à écarter toute aigreur, à développer les faits et à donner les connaissances qu'il croirait utiles. Le Lyonnais se déroba, le terrain lui semblant mauvais : Vous connaîtrez par la suite tous les faits, dit-il d'un ton menaçant ; la vérité percera à travers tous les nuages. Je me retire[14]. Somme toute, cette première escarmouche avait été un succès pour Fouché qui, encouragé, s'engagea plus avant. Au club, il groupait les forces antirobespierristes, s'environnant, dira Legendre, de tous les hommes qui préparaient la chute du tyran[15]. Il protégeait véhémentement l'ex-président du tribunal révolutionnaire de Lyon, Parein, contre Robespierre. Au Comité, où il vint se défendre, il passa de la défense à l'attaque, accusa Robespierre de la désorganisation de Lyon, et terrifia, prétendait-il, par cette audace les membres du Comité : Carnot l'aurait embrassé, s'il faut en croire Fouché, mais en l'avertissant qu'il allait lui en coûter la tête[16].

***

La lutte se trouvait engagée. Un mois se passa dans ces intrigues sournoises dont parle Barras[17]. Le 18 floréal, Robespierre reprit l'offensive ; dans le fameux discours que, ce jour-là, il prononça suries rapports des idées religieuses et morales avec les principes républicains, il ne se contenta pas, d'opposer l'affirmation des principes spiritualistes aux déclama fions et aux arrêtés matérialistes de Fouché à Nevers. Flétrissant les philosophes qui ont érigé le vice non seulement en système, mais en religion, ont cherché à éteindre tous les sentiments généreux de la nature par leur exemple, autant que par leurs préceptes, il serait allé plus loin, et c'est à Fouché personnellement que, dans le discours prononcé ce jour-là, il adressait cette violente apostrophe : Dis-nous donc, dis-nous qui t'a donné la mission d'annoncer au peuple que la divinité n'existe pas, à toi qui te passionnes pour cette doctrine[18]. Chaumette avait été guillotiné le 9.4 germinal, quinze jours avant, avec Gobel : la menace empruntait à ces circonstances un terrible sens, d'autant qu'on avait guillotiné le même jour encore des amis de Fouché à Lyon : le commissaire Lapallus, puis Marino ; leur procès semblait ouvrir la série des affaires de Lyon, tandis que celui de Chaumette et de Gobel inaugurait le martyrologe des pontifes de la Raison. Fouché était pris ainsi entre deux feux.

Il paraissait cependant s'en préoccuper peu. A la Convention il avait repris toute son assurance : on le revit dans les Comités, à la tribune où il venait défendre les patriotes nantais attaqués, et, en bon député, leur obtenait un vote de confiance[19]. Il voyait Carnot, voyait Cambon, voyait Barras[20].

Mais c'était surtout aux Jacobins que son influence semblait grandir[21]. Il y attaquait hardiment Robespierre, y avait donc pris nettement position. Et son travail s'y continuait si bien que le 18 prairial il était élu, à la stupéfaction de tous, président de la Société[22]. Étant donné l'attitude que Robespierre avait prise vis-à-vis de Fouché, et surtout celle qu'affichait celui-ci, il y avait là un acte de formelle opposition qui montra soudain à Robespierre l'abime qu'on creusait sous ses pas. Décidément il avait affaire, avec son habile et actif adversaire, à un tout autre homme que Tallien et Collot. Fouché, président des Jacobins, devenait important, protégé par ce titre sacré, semblait-il, contre toute attaque.

Ce soufflet devait d'autant pus émouvoir le grand homme et ses amis que depuis un mois sa dictature se construisait de toutes pièces. Le discours du 18 floréal l'avait sacré pontife du nouveau culte. Le 19, il avait obtenu de concentrer toute la justice révolutionnaire à Paris, dans les mains de son ami Dumas. Le G prairial, il avait semblé conquérir le peuple de Paris par sa Commune robespierriste. Le 8, enfin, Couthon avait arraché aux Comités un sursis général pour le payement des taxes révolutionnaires imposées par les représentants en mission, mesure qui visait Fouché avant tout autre. Enfin, en dehors de la garde nationale qui lui semblait soumise, la création de l'école de Mars, formée de jeunes militaires recrutés, surveillés, instruits, dirigés par Lebas, lui assurait une force armée redoutable. Il avait tout : la justice et l'armée, le clergé et la police, le peuple de Paris par la Commune, la Convention et le Comité, puisqu'il en avait fait, en ce mois, les dociles instruments de son élévation.

Et voilà qu'on lui dérobait soudain ce qui était la base de son pouvoir, devenu dès lors fragile et aléatoire, puisque les Jacobins, c'était l'opinion orthodoxe, frappant d'excommunication révolutionnaire quiconque était exclu de son sein. Un travail souterrain s'y était fait, aboutissant soudain à ce résultat humiliant pour son amour-propre, effrayant pour son ambition, l'élection de Fouché de Nantes, l'homme qu'il détestait peut-être le plus et qu'à dater de ce jour il se prit à craindre plus qu'aucun autre.

C'était le premier acte d'hostilité ouverte, car dès le 5 prairial il savait que les conciliabules s'étaient tenus contre lui entre Lecointre, Courtois d'Arcis, Barras, Fréron, Tallien, Rovère : mais c'étaient là des conspirateurs en apparence impuissants. L'élection du 18 prairial leur donnait force et espoir. A tout point de vue, c'était un événement que l'arrivée au fauteuil de Fouché. Robespierre y répondit par le discours du 20 prairial à la fête de l'Être suprême et par la loi proposée le 22 à la Convention.

Quelle réponse à ceux qui prédisaient ou préparaient sa chute que cette fête, triomphe de sa politique religieuse ! On l'a souvent décrite, cette apothéose de Maximilien, pape, dictateur et Dieu. On a évoqué Robespierre en habit bleu de ciel, marchant à la tête de la Convention nationale, en qualité de président, gonflé, triomphant, et, chose rare, rayonnant. On l'a montré gravissant la montagne symbolique, isolé de tous, et grâce aux circonstances transformant un instant en un trône et en une chaire le fauteuil du président. Une réaction violente, encore que sourde, fut, il est vrai, la conséquence de cette apothéose : certains représentants laissèrent entendre des imprécations mal étouffées contre le tyran. Il était grand temps qu'une loi livrât la Convention ou plutôt la nouvelle opposition qui s'y formait à Robespierre, par les mains de Dumas et du tribunal révolutionnaire. Ce fut j'objet de la loi du 22 prairial, étendant les pouvoirs au tribunal révolutionnaire. La loi fut votée, mais avec peine, presque désavouée par le Comité de salut public, dont Robespierre s'était dispensé de prendre l'avis, vivement attaquée à l'assemblée. Et pendant que Robespierre était retenu au Comité par une scène violente de Billaud, la Convention, le 23, amendait, dénaturait, rendait impuissante la loi même, en affirmant par un vote exprès qu'elle ne donnait nullement le droit de traduire ses membres devant le tribunal révolutionnaire.

Robespierre fut exaspéré ; toute sa colère allait tomber sur Fouché. Celui-ci, président, avait pris immédiatement aux Jacobins une attitude audacieuse dont il se vantait fort plus tard. Nul ne s'était senti plus visé que l'ancien partisan de l'athéisme par la fête du 20. Il avait cru devoir y faire une réponse Quand le soir même du 20 prairial, Robespierre était venu se faire féliciter au Club, le président, très hardiment, haranguant les citoyens présents au sujet de la fête de la journée, termina son discours par ces mots menaçants : Brutus rendit un hommage digne de l'Être suprême en enfonçant un poignard dans le cœur d'un tyran ; sachez l'imiter[23]. En même temps, Fouché obtenait les honneurs des Jacobins pour deux hommes également odieux à Robespierre, son ami Javogues, et Dumont qui s'était fait à Abbeville, comme Fouché à Nevers, le précurseur de l'athéisme officiel.

Robespierre bondit sous l'outrage. Le soir même du 23 prairial, il parut que la lutte suprême allait s'engager[24]. La dénonciation lyonnaise avait échoué le 19 germinal à la Société : Robespierre lança les Nivernais : l'un d'eux parut à la tribune, accusa leur ancien proconsul. Celui-ci descendit du fauteuil, et n'ayant guère de réponse à faire aux griefs sans nombre de Nevers, il paya d'audace, se livrant à une de ces palinodies qui lui étaient familières. Il renia Chaumette ; il fit mieux : il essaya d'écraser de l'ombre impure de cet ami les accusateurs mêmes. Puis, après cette stupéfiante cabriole, il se jeta dans des considérations vagues et dans une phraséologie obscure. Robespierre l'attendait là : le défaut de la cuirasse était trouvé, c'était Chaumette. Chacun s'emparait du cadavre encore sanglant de ce malheureux, essayait de s'en salir. L'apprenti dictateur parut alors à la tribune, se répandit en propos amers et cinglants sur l'obscurité et le vague de la réponse, flétrissant en termes violents l'amitié de Fouché et de l'infâme Chaumette. Fouché fit front : il oublia toute pudeur, jet. derechef son ancien conseiller aux gémonies : sans doute, dit-il en substance, étant représentant dans la Nièvre, il avait vu Chaumette, mais rien n'indiquait alors chez le procureur de id Commune de Paris un contre-révolutionnaire, du reste, aucunes relatons intimes n'avaient jamais existé entre eux. Cet homme immoral dissimula, ajoutait l'ex-proconsul, parce qu'il vit les autorités constituées fort attachées aux bons principes, et il conspira dans le secret ; il revint ensuite à Paris pour y continuer son exécrable métier d'assassin de toute morale publique et particulière. On ne pouvait être plus impudent : Chaumette avait inspiré, admiré, vanté à tout venant la politique de Fouché. Fouché avait plus que personne contribué à le pousser dans la voie où il s'était ensuite engagé, c'était trop oser. Robespierre reparut. Il ne s'agit pas, s'écria-t-il, de jeter à présent de la boue sur la tombe de Chaumette lorsque ce monstre a péri sur l'échafaud ; il fallait lui livrer combat avant sa mort. Depuis longtemps, on fait le mal, tout en parlant le langage des républicains ; tel vomit aujourd'hui des imprécations contre Danton, qui naguère encore était son complice. Il en est d'autres qui paraissent tout feu pour défendre le Comité de salut public, et qui aiguisent contre lui des poignards. Et se tournant brusquement vers Fouché : Les ennemis de la liberté ont conservé la même audace : ils ne veulent point paraitre se séparer des patriotes ; ils les jouent et les flattent ; il leur échappe même des imprécations contre les tyrans — allusion claire au discours prononcé le 20 par Fouché —, et ils conspirent pour leur cause ! C'est aux conspirateurs, leurs amis, qu'ils donnent le nom de patriotes, et ce sont ces derniers qu'ils désignent par la dénomination d'aristocrates. Ils n'entourent le Comité de salut public et les représentants du peuple que pour intriguer autour d'eux, et anéantir ainsi la Révolution. Et s'adressant enfin aux patriotes, il les exhortait à ne pas se laisser tromper, et à veiller au salut de la République. Le discours fut couvert d'applaudissements. Pour comble de disgrâce, Fouché qui n'était à aucun degré un orateur, avec sa voix faible et sa physionomie ingrate, encore moins un improvisateur, riposta mal : il fit une réponse vague et dilatoire et précipitamment leva la séance[25]. Mais il sortit fort effrayé[26]. Le cas était grave, les amis de Robespierre triomphaient. Le 24, Couthon faisait, au sujet de la loi du 22 prairial, un retour offensif qui amena l'intervention de Robespierre. Les intrigants, déclara-t-il, les scélérats ne sont pas de la Montagne. — Où sont-ils ? nommez-les, criait-on de toute part. — Je les nommerai quand il le faudra. L'effroi fut général. Barère et Billaud, lâchement, soutinrent leur collègue contre Bourdon et Tallien. Celui-ci alla implorer de Maximilien rémission et pardon, ainsi que Barras et Fréron. Bourdon, atterré, se coucha malade de peur. Dans les couloirs, Robespierre parlait de l'arrestation de Tallien, Dubois-Crancé, Bourdon, Fouché, d'autres encore[27].

La terreur augmenta les députés n'osaient plus paraître â la Convention, habitant, suivant l'expression de Garnier, les tanières les plus inaccessibles de la capitale.

Fouché ne fut pas le dernier à disparaître. Il avait bien perdu la première manche. Les Jacobins semblaient lui échapper ; ils devaient l'abandonner définitivement un mois après, le sacrifier, l'exécuter à fond. Mais dès la fin de prairial, cet homme sagace en désespérait ; on avait vu quelques mois avant Robespierre forcer la Société à honnir et expulser Cloots, qui venait d'être son président. Le même sort était à coup sûr réservé à Fouché après l'échec du 23. Mais il y avait encore une partie à gagner, non plus aux Jacobins, mais au Comité et à l'Assemblée. Cette terreur même que Robespierre croyait habile de faire planer, pouvait être exploitée contre lui. Il fallait réconcilier les uns avec les autres les antirobespierristes désunis, effrayer à outrance les moins menacés, en jetant dans la circulation ces listes terrifiantes où étaient inscrits pêle-mêle gens de la Montagne et du Marais, Dantonistes, Hébertistes, Maratistes ; rassurer les découragés, attiser les haines, exaspérer les peurs, et coaliser haines et peurs ; puis, soudain, pousser à l'assaut l'armée ainsi préparée... en restant, au besoin, à l'arrière-garde, puisque le rôle d'avant-garde n'avait pas réussi au meneur. Ah ! Robespierre n'avait pas affaire à quelque Bazire ou quelque Chabot, s'allant jeter, par affolement, à la boucherie !

Le rôle souterrain de Fouché commençait. Il quitta son appartement de la rue Saint-Honoré, se terra, on ne savait où, errant de gîte en gîte, ne paraissant plus aux Jacobins et rarement à l'Assemblée. Le soir, on le voyait arriver chez l'un et chez l'autre, avec l'éternelle phrase : Vous êtes de la fournée. Barras le voyait, Tallien et Billaud aussi ; on l'utilisait. C'est pour demain, vous périssez, s'il ne périt, allait-il dire, tantôt à un Girondin échappé par miracle, tantôt à un Montagnard odieux à Robespierre ou se croyant tel. On l'accueillait bien[28].

La première quinzaine de messidor se passa à ces intrigues. Elles inquiétaient plus l'adversaire que le duel aux Jacobins. Il lâcha sur Fouché son espion spécial, l'agent Guérin. Le 14, l'espion dénonçait une conférence de Fouché avec Thuriot, Bourdon, Gaston, Bréard, dans les couloirs mêmes de la Convention où on le revoit parfois[29]. Fouché croit même le terrain déjà si bien préparé que le 25 il reparaît même à la tribune. La veille, Robespierre l'avait définitivement exécuté aux Jacobins, reprenant les accusations lyonnaises, l'accablant des inculpations connues : oppression des patriotes lyonnais persécutés avec une astuce, une perfidie aussi lâche que cruelle. — Nous demandons, s'était écrié Maximilien, que la justice et la vertu triomphent, que l'innocence paisible et le peuple soient victorieux de tous ses ennemis, et que la Convention mette sous ses pieds les petites intrigues. Il s'était étonné de l'absence de Fouché, et avait fait voter une motion sommant l'ex-président de venir se disculper à la Société[30]. C'était un guet-apens auquel Fouché entendait bien ne pas se prêter. Il n'alla pas aux Jacobins, et, par une politique tout autre que celle de germinal, ce fut à la Convention qu'il répondit, se plaignant des calomnies répandues contre lui, réclamant du Comité le rapport qui l'absoudra[31]. Quant aux Jacobins, il se contenta de leur écrire, demandant à la Société de suspendre son jugement jusqu'à la publication de ce rapport.

Robespierre avait bien compté tenir son ennemi sous sa botte et l'achever d'un bon coup de poignard de miséricorde. La réapparition de Fouché à la Convention, ses démarches auprès des ennemis du Maître signalées par l'espion Guérin, sou refus même bien audacieux et cependant habile de paraître aux Jacobins avaient porté au paroxysme la haine et l'inquiétude de Maximilien. Haine et crainte percèrent, puis débordèrent dans le discours violent, démesuré, dont il voulut accabler l'absent. Malgré le dédain apparent, affecté, du début, vite démenti par la violence extrême du réquisitoire, c'était comme un vomissement de haine trop longtemps accumulée, une explosion telle de mille sentiments antipathiques que le physique même de l'ex-oratorien lui était inopinément, burlesquement reproché comme un grief et un titre à l'horreur publique. Je commence par faire cette déclaration que l'individu Fouché ne m'intéresse nullement. J'ai pu être lié avec lui, parce que je l'ai cru patriote. Quand je l'ai dénoncé ici, c'était moins à cause de ses crimes que parce qu'il se cachait pour en commettre d'autres, et parce que je le regarde comme chef de la conspiration que nous avons à déjouer. On ne pouvait avouer plus naïvement sa peur. L'orateur continuait : J'examine la lettre qui vient d'être lue, et je vois qu'elle est écrite par un homme qui, étant accusé pour ses crimes, refuse de se justifier devant ses concitoyens. C'est le commencement d'un système de tyrannie : celui qui refuse de répondre à une Société populaire est un homme qui attaque l'institution des Sociétés populaires.

Et après avoir, avec un renouveau de rancune, rappelé comment Fouché accusé par les Nivernais avait su trouver un refuge dans le fauteuil des Jacobins où il fut placé parce qu'il avait des agents clans cette Société, lesquels avaient été à Commune-Affranchie, il ajoutait fielleusement : Il est étonnant que celui qui, à l'époque dont je parle, briguait l'approbation de la Société, la néglige lorsqu'il est dénoncé, et qu'il semble implorer pour ainsi dire les secours de la Convention contre les Jacobins. Craint-il les yeux et les oreilles du peuple ? Et soudain la poche de fiel crevant : Craint-il que sa triste figure ne présente visiblement que le crime, que six mille regards fixés sur lui ne découvrent dans ses yeux son cime tout entière, et qu'en dépit de la nature qui les a cachées, on y lise ses pensées ? Craint-il que son langage ne décèle l'embarras et les contradictions d'un coupable ? Un homme sensé doit juger que la crainte est le seul motif de la conduite de Fouché. Or, l'homme qui craint les regards de ses concitoyens est un coupable. Il prend pour prétexte que sa dénonciation est renvoyée au Comité de salut public ! Mais oublie-t-il que le tribunal de la conscience publique est le plus infaillible ? Pourquoi refuse-t-il de s'y présenter ? Et il parla longtemps encore sur ce thème, essayant d'exaspérer l'orgueil froissé de la Société, lui faisant peur pour son influence si elle tolérait une pareille marque de mépris.

J'appelle ici Fouché en jugement, disait-il encore ; qu'il réponde et qu'il dise qui, de lui ou de nous, a soutenu plus dignement les droits des représentants du peuple, et foudroyé avec plus de courage toutes les factions... Il ne dira pas que ce sont les principes de la Convention qu'il a professés : l'intention de la Convention n'est pas de jeter la terreur dans l'âme des patriotes, ni d'opérer la dissolution des Sociétés populaires. Et s'emportant, de nouveau il déclarait que l'ex-président était un imposteur vil et méprisable ; que sa démarche était l'aveu de ses crimes, que sa conduite était semblable à celle de Brissot et des autres scélérats qui calomniaient la Société dès qu'ils en avaient été chassés... On applaudit : Fouché parut très bas ; un citoyen de Lyon — on en avait toujours un sous la main — vint parler de ses crimes. On l'acheva... en paroles. La Société déclara le citoyen Fouché de Nantes exclu de son sein[32].

Les amis de Fouché sortirent consternés. L'espion Guérin, qui se mêlait à leurs conciliabules, rapportait le 29 messidor à Robespierre qu'ils déclaraient qu'il fallait se montrer, écraser la faction lyonnaise, et que l'avis de Fouché était qu'il fallait se rassembler[33]. La consternation était générale.

En réalité, la séance du 243 ne pouvait être pour l'ex-président des Jacobins une très grande surprise. Depuis la fin de prairial, il croyait la partie perdue à la Société. Le terrible danger où le mettait cette excommunication, si redoutable que, depuis six mois, elle n'avait jamais été suivie que de l'arrestation, la mise en accusation et la mort, ce péril imminent

ne lui inspirait qu'une idée : fallait redoubler d'activité,

et en finir avant quinze jours. Il y travaillait. Tout d'abord, il réconciliait les chefs des deux factions antirobespierristes, Billaud et Tallien, et formait réellement avec ce dernier et Barras une sorte de triumvirat, qui lançait les listes fantastiques et fantaisistes destinées à soulever, par la peur, contre Robespierre, tous ceux qui se croyaient visés[34]. Enfin, il voyait Billaud, Collot, Carnot, par eux s'assurait du Comité, et chaque jour, au dire de Tallien, venait rendre compte aux chefs de la conspiration de ce qui se passait aux Tuileries.

Son sang-froid était extrême, ainsi que sa confiance. Jouait-il simplement ces sentiments, lorsque, le 27 messidor, au lendemain de son exécution aux Jacobins, il écrivait ces mots à sa sœur, la citoyenne Broband, à Nantes : Je n'ai rien à redouter des calomnies de Maximilien Robespierre... La Société des Jacobins m'a invité à me justifier à sa séance : je ne m'y suis pas rendu parce que R. y règne en maître. Cette Société est devenue son tribunal. Dans peu, vous apprendrez l'issue de cet événement qui, j'espère, tournera au profit de la République[35].

Le représentant Bô, en mission à Nantes, saisit la lettre à la poste, et l'envoya à Robespierre le 3 thermidor. La réponse de celui-ci ne se fit pas attendre. Le 5, Saint-Just, au dire de Barère, demanda comme gage d'une réconciliation entre les membres du Comité, la faction antirobespierriste ne pouvant se décider à rompre, un rapport contre Fouché qui pût le mener à la Conciergerie et à la place de la Révolution : Barère refusa, dit-il, justifiant la confiance imperturbable que le député de Nantes affichait dans le Comité[36]. Le 30 messidor, il avait encore écrit aux Nantais, en leur promettant de plaider leur cause près du Comité[37]. Soyez tranquilles sur l'effet des calomnies atroces lancées contre moi. Je n'ai rien à dire contre leurs auteurs : ils m'ont fermé la bouche. Mais le gouvernement prononcera bientôt entre eux et moi ; comptez sur la vertu et la justice.

Ce calme presque serein a de quoi surprendre à cette heure : un nouveau vent de découragement passait sur les ennemis de Robespierre, les Bourdon, les Lecointre, les plus compromis s'affolaient, ne faisaient rien ; le Comité était moins sûr qu'on ne le disait, Collot invectivait, puis embrassait Robespierre, prêt à désavouer Fouché — il le fit le thermidor même, affirmant faussement qu'il ne l'avait pas vu depuis deux mois —[38]. Carnot était fort hostile à Robespierre, mais si scrupuleux, si froid, si embarrassé, incapable d'intrigues et de violence ! Barère, souple et rampant, se ralliait toujours à celui qui semblait triompher un instant, l'homme le moins sûr du monde. Depuis le 26 messidor, Fouché était un proscrit ; le plus proscrit de tous, le seul dont le maître eût prononcé le nom en public. De toute part les amis de Robespierre l'excitaient à se débarrasser tout d'abord de ce meneur, qu'il fallait frapper sans ménagement, dont il fallait confondre et punir les menées criminelles, écrit Bô au Comité[39]. Sous le poids de ces haines périlleuses, le malheureux errait, ne se montrant plus. Par surcroît, sa petite fille, qu'il aimait tendrement, se mourait dans ses bras. Notre pauvre petite, écrivait-il le 3 thermidor[40], est toujours dans un accablement inquiétant. Nous avons cependant de l'espoir, nous la sauverons à force de soins. Ils allaient la perdre. Vraiment, l'homme qui a traversé de pareils moments, où tout semble se conjurer pour l'accabler, et qui a triomphé pour n'avoir pas désespéré une minute, cet homme peut tout braver, car, sous cette apparence chétive, cet homme est un géant. Et il ne désespérait pas. Je n'ai rien à dire de mon affaire, qui est celle de tous les patriotes, écrivait-il le 3[41], depuis qu'on a reconnu que c'est à ma vertu, qu'on n'a pu fléchir, que les ambitieux du pouvoir déclarent la guerre. Encore quelques jours, la vérité et la justice auront un triomphe éclatant. Et le 5 thermidor : Frère et ami, sois tranquille, le patriotisme triomphera de la tyrannie et de toutes les passions viles et méprisables qui se liguent pour l'enchaîner. Encore quelques jours, les fripons (sic), les scélérats seront connus et l'intégrité des hommes probes sera triomphante. Aujourd'hui, peut-être, nous verrons les traîtres démasqués[42].

La vérité est qu'il se savait condamné presque plus sûrement qu'Hébert et Danton, la veille de leur mort. Thibaudeau rapporte qu'à ce moment-là même il voyait à la Convention circuler les fameuses listes de proscrits ; sur toutes, de confiance, amis et ennemis inscrivaient le nom de Fouché[43].

Le pire est que le Marais restait dans l'expectative, ne semblait pas désireux de jouer les Ratons pour les Bertrands de l'extrême Montagne, Billaud, Barras ou Fouché. Dans le camp de ceux-ci, on se croyait perdu : déjà Collot désavouait bruyamment Fouché. La fermentation est incroyable, écrivait le ministre des États-Unis. La peur était plus grande encore.

Fouché restait confiant, si confiant qu'il prétendait plus tard avoir, le 7 thermidor, repoussé l'idée d'un rapprochement avec Robespierre[44]. Il ne se montrait pas à la Convention. Il lançait les gens à l'assaut, restait dans la coulisse. On ne le vit donc pas dans les deux séances historiques du 8 et du 9. C'est cependant sur son nom que s'engageait la bataille du 8. Ce jour-là, Panis demanda à Robespierre de s'expliquer sur les expulsions qu'il avait inspirées aux Jacobins. Je demande, s'écria-t-il, à ce qu'il s'explique à cet égard, ainsi que sur le cas de Fouché. La question fut accueillie par les applaudissements. Robespierre pouvait perdre Fouché en l'accablant, en le séparant de ses amis, ce que ceux-ci au fond désiraient peut-être, puisque Collot rougissait de le connaître. Est-il vrai que le dictateur ménageait un rapprochement ? Il répondit vaguement : il ne voulait pas se rétracter, il n'avait calomnié personne, etc. Et Fouché ? cria de nouveau Panis. On me parle de Fouché, riposta l'orateur ; je ne veux pas m'en occuper actuellement : je me mets à l'écart de tout ceci. Je n'écoute que mon devoir...[45]

Voulait-il faire croire à l'extrême Montagne que Fouché la trahissait ? bruit facile à accréditer, étant donné l'homme. Le soir même, dans une scène violente entre Collot et Saint-Just, celui-ci, pour diviser les conspirateurs, laissa entendre à son collègue que Fouché tentait de se rapprocher de Maximilien[46]. C'est encore sur le nom de l'ex-proconsul qu'on se disputait lorsque l'aube du 9 thermidor se leva. A cinq heures, désireux d'en avoir le cœur net, les membres du Comité résolurent de le convoquer.

Fouché avait vu, la veille, Barras et Tallien, et leur avait dit froidement : C'est demain qu'il faut frapper. Il se croyait si sûr qu'il n'hésita pas à se rendre à la convocation, parut aux Tuileries entre 9 et 11 heures, s'expliqua avec calme, non sans amertume, sur les reproches que lui faisait Collot, son ancien ami ; il n'était pas l'ami du tyran. Il devait d'autant moins l'être à cette heure, qu'en quittant le château, il pouvait entendre les premières clameurs qui s'élevaient de la salle des séances de la Convention contre Robespierre. La séance du 9 thermidor commençait.

Notre rôle n'est pas de refaire le récit de cette émouvante séance, si émouvante qu'un illustre dramaturge n'a eu qu'à en transporter sur le théâtre le compte rendu officiel, pour en faire une des scènes les plus poignantes de son drame ! Le discours, d'une phraséologie obscure, de Saint-Just prenant brusquement l'offensive, l'arrivée en masse du Comité que Fouché vient de quitter, l'habile et tout à la fois violent discours de Billaud ; la harangue passionnée de Tallien, et malgré la diversion de Barère toujours fluctuant, et de l'inepte Vadier, qui fait rire l'assemblée, la foudroyante rentrée de Tallien ; les cris, les interruptions de la Montagne passionnée, divisée, les protestations d'abord amères, ensuite violentes, de Robespierre, devant l'attitude froide de la Plaine ; le tout scandé par les coups de cloche du président Collot d'Herbois, puis de son successeur Thuriot, enfin la mise en arrestation de Maximilien et d'Augustin Robespierre, de Couthon, de Saint-Just et de Lebas. Derrière tout cela, il y avait le travail patient, lent et ténébreux de cet homme qui fuyait loin des Tuileries ; le terrain, habilement miné, croulait sous l'ennemi de Fouché, et on vit bien que partout le sol était habilement creusé, quand, le soir de ce jour, les Jacobins parurent divisés, désorientés, paralysés par leurs dissensions, fruit de l'élection de Fouché en prairial.

Celui-ci dut apprendre dans la soirée la mise en arrestation de son adversaire, mais aussi coup sur coup la délivrance du prisonnier par la Commune, l'essai d'insurrection tenté par elle dans les sections, et sa propre mise hors la loi par le maire Fleuriot-Lescot, sur la même liste que Collot, Bourdon, Fréron, Tallien, Dubois-Crancé, Vadier et autres, pour délivrer la Convention de l'oppression où ils la retenaient. Une proclamation du maire, publiant cette mise hors la loi, et décrétant l'arrestation de Fouché et de ses amis, les accusait d'avoir osé plus que Louis XVI lui-même, puisqu'ils avaient mis en arrestation les meilleurs citoyens[47].

Ainsi, à la proscription de Robespierre aux Tuileries, on répondait, à l'Hôtel de ville, par celle de Fouché. Que Robespierre abattu par sa chute, après deux jours de lutte épuisante, eût montré plus de vigueur, que Henriot ne fût pas ivre, que le gendarme Meda fût moins hardi, ce n'est pas Robespierre qui montait le lendemain, 10 thermidor, à l'échafaud, c'était avec les Collot, les Tallien, les Billaud, les Barras, l'homme qui les avait réunis, conseillés, guidés, poussés à l'action : le citoyen Fouché de Nantes. Fouché avait vaincu, et ce triomphe devait être dans la suite un de ses plus orgueilleux souvenirs. Lorsqu'en 1815, on lui fait craindre les effets de la colère de Napoléon, il répondra simplement : Tel jour, Robespierre s'est écrié : Il faut qu'avant quinze jours la tête de Fouché ou la mienne tombe sur l'échafaud. Ce fut la sienne qui tomba !

 

 

 



[1] BARRAS, Mém., III, 71.

[2] Cf. D'HÉRICAULT, La Révolution de Thermidor.

[3] Fouché disait à de Ségur : Il avait quelque talent, point d'avidité, mais il était tout bouffi d'un orgueil que j'avais humilié. C'en était assez pour être certain qu'il serait mon ennemi mortel. SÉGUR, III, 416.

[4] Pour toutes ces relations de Fouché et de Robespierre, cf. chapitre premier.

[5] AULARD, le Culte de la Raison et le Culte de l'Être suprême, p. 238.

[6] AULARD, le Culte de la Raison et le Culte de l'Être suprême, p. 224.

[7] Cf. les chapitres IV et V.

[8] Procès-verbaux de la Convention, A. N., C. 251 et 265, 6 juillet, 16 septembre, 28 octobre 1793, 11 vendémiaire an II.

[9] GUILLON, III, 166, 179.

[10] BARRAS, I, 178 ; Ch. ROBESPIERRE, Mém., 122, 125 ; HAMEL, Le 9 Thermidor.

[11] Ch. ROBESPIERRE, Mém., 122, 125.

[12] Séance des Jacobins, 19 germinal an II, Moniteur, XX, 195.

[13] FOUCHÉ, Rapport, germinal an II. Imprimé par ordre de la Convention nationale, 1794.

[14] Séance des Jacobins, 19 germinal, Moniteur, XX, 195.

[15] Legendre à la Convention, le 22 thermidor an III. Moniteur, XXV, 453.

[16] Conversation de Fouché avec Ségur. SÉGUR, III, 416.

[17] BARRAS, Mém., I, 179, 180.

[18] GUILLON, III, 181.

[19] Séance du 25 floréal an II, Moniteur, XX, 473.

[20] BARRAS, Mém., I, 179-180 ; LEGENDRE, TALLIEN, Discours du 23 thermidor an III, Moniteur, XXV, 453.

[21] De la province on continuait à écrire sur un ton très favorable à Fouché : Quand vous nous enverrez des représentants, envoyez-nous des Fouché, écrivaient à cette époque les Jacobins de Moulins. (CORNILLON, Le Bourbonnais sous la Révolution, p. 83.)

[22] Séance des Jacobin, du 18 prairial ; Moniteur, XX, 683.

[23] MARTEL, II, 6, 7.

[24] Séance des Jacobins du 23 prairial an II, Moniteur, XX, 730.

[25] Séance des Jacobins du 22 prairial ; Moniteur, XX.

[26] Il prétendait cependant, dans une conversation avec Gaillard le 21 mars 1815, s'être écrié en sortant du club : Robespierre, je ramasse le gant. (GAILLARD, Réfutation inédite des Mémoires de Fouché.)

[27] Dans sa Première Réponse, Billaud dit que le 25 prairial, Robespierre avait demandé au Comité qu'on arrêtât Fouché, Tallien et autres.

[28] BARRAS, Mém., t. I, 178 et suivantes ; LEGENDRE, TALLIEN, Discours du 22 thermidor an III ; FOUCHÉ, Mém., I, 21.

[29] Rapport Guérin à Robespierre ; A. N., F7 4436.

[30] Séance des Jacobins du 23 messidor ; Moniteur, XXI, 201.

[31] Procès-verbaux de la Convention ; A. N., C 231 et 235.

[32] Séance des Jacobins du 26 messidor an II ; Moniteur, XXI, 261.

[33] Rapport de l'agent Guérin à Robespierre. A. N., F7, 4436.

[34] Matériaux pour servir, etc., p. 101, 107 ; Mém. de BARRAS, I, 178 ; Mém. de FOUCHÉ, I, 21.

[35] Fouché à sa sœur, 27 messidor an II. A. N., AFII 47, 368.

[36] Défense de Barère, p. 33.

[37] Fouché aux Nantais, 30 messidor an II. A.N., AFII 47,368.

[38] Séance de la Convention du 9 thermidor ; Moniteur, XXI, 337.

[39] Bô au Comité, 3 thermidor an II. AFII 47, 368.

[40] Fouché à sa sœur, 3 thermidor. AFII 47, 368.

[41] Fouché à sa sœur, 3 thermidor. AFII 47, 368.

[42] Fouché au citoyen ***, 5 thermidor an I. AFII 47, 365.

[43] THIBAUDEAU, Mém., I.

[44] Première lettre à la Convention, 25 thermidor an III.

[45] Séance de la Convention du 8 thermidor ; Moniteur, XXI, 330.

[46] Séance de la Convention du 9 thermidor ; Moniteur, XXI, 337. Discours de Saint-Just.

[47] A. N., F7 4438.