FOUCHÉ (1759-1820)

PREMIÈRE PARTIE. — FOUCHÉ DE NANTES (1759-1799)

 

CHAPITRE IV. — LES MISSIONS (suite). - NEVERS ET MOULINS.

 

 

Situation des départements de la Nièvre et de l'Allier en juillet 1793 : régions conservatrices. Influence qu'a cette situation sur l'attitude de Fouché. — Il s'installe à Nevers le 2) juillet. — Premiers actes, politique douce. Fêtes sentimentales. Le baptême civique de Nièvre Fouché. — Apparition à Clamecy. Changement d'attitude. — Démagogisme du représentant. La guerre aux riches. Chaumette et Fouché. — Fouché s'érige en proconsul omnipotent ; abus de pouvoir. La Terreur dans le Nivernais. Fouché à Moulins. — La fête du buste de Brutus. — Anticléricalisme exaspéré, la déchristianisation. — Communisme démagogique. — Profanations. — L'Allier terrifié. — Rafle de métaux et objets précieux. — L'arrêté matérialiste du 9 octobre. — Les envois d'or à la Convention. — Fouché joue deux rôles. — Un proconsul. — La fête de la Valeur et des Mœurs. Fouché et les Mazarin. — Grande réputation à Paris. Il devient le candidat de la coalition antirobespierriste dans l'affaire de Lyon. — Commune-Affranchie. — Fouché y est envoyé contre le gré de Robespierre.

 

La situation du Nivernais et du Bourbonnais explique suffisamment la politique que le représentant crut devoir y pratiquer, politique de modération et de ménagement tout d'abord, puis au contraire de jacobinisme violent, d'anticléricalisme et de démagogisme. Il avait affaire à un pays essentiellement conservateur, si conservateur même que la contre-révolution semblait près, sinon de s'y effectuer, du moins d'y être accueillie sans défaveur. L'aristocratie avait sans doute disparu, mais, républicains pour le moment, sans doute sans grandes convictions, les grands manufacturiers et usiniers, les gros cultivateurs de la Nièvre et de l'Allier goûtent médiocrement la politique des clubs : ce qu'il faut à ces gens d'ordre et de gros revenus, c'est une politique d'affaires, et la République semble peu s'en soucier. La Révolution détraque leurs ouvriers ou les leur enlève ; au surplus, ils les renvoient d'eux-mêmes ; pas de commandes, on ne sait que faire des métaux, pièces de fonte, de bronze accumulées. Tout cela ne les fait guère républicains ou tout au moins guère Jacobins. Le peuple, du reste, ne les y entraîne pas, sauf les meneurs des clubs ; le prêtre est encore tout-puissant. Le 5 juin l'agent du Comité, Dijannière, avait édifié sur ce point le gouvernement central. Les prêtres avaient prêté le serment constitutionnel pour l'ester en place, mais ils étaient restés fanatiques, intolérans, refusaient de publier les mandements de l'évêque assermenté. Les processions sortaient entourées d'une grande pompe, toujours d'après l'agent, et le directoire, tout en déclinant poliment l'honneur de figurer dans ces pompes sacrées, fournissait canons et poudre pour les salves tirées en l'honneur du Saint Sacrement. Au surplus, partout une grande bienveillance pour le clergé : pas une cérémonie patriotique où l'on se passe de son concours : on mêle encore en Nivernais les accents du Te Deum à ceux de la Marseillaise. Et on ne peut s'étonner de cette condescendance de la part des autorités, car il faut ménager un pays où, chose curieuse, depuis 1789, loin de diminuer, la religion a pris une plus grande influence : Tous les mécontents qui sont restés, écrivait Dijannière en juin 93, étaient religieux avant la Révolution ; ceux qui ne l'étaient pas le sont devenus. On assure, ajoutait l'agent, qu'à 10 heures du matin ils se prosternent tous du côté de Rome et s'unissent avec le pape qui dit la messe exprès pour eux. Ce danger de papisme semblait grand à l'agent, car il affirmait que, dans la Nièvre comme dans l'Allier et la Creuse, le peuple était tellement fanatique, tellement opposé à la Révolution que s'il avait eu un chef, il se révolterait contre les lois nouvelles[1]. Les fonctionnaires, esclaves de l'opinion, étaient forcément à peu près dans la note, déférents envers les gros propriétaires, les maîtres de forges, les prêtres et les catholiques. En vain Collot d'Herbois, déjà démagogue à outrance, avait menacé les grands industriels et essayé de les ruiner, en vain l'ex-bénédictin Laplanche avait tenté de faire rentrer les prêtres dans l'Église, en vain Forestier avait essayé une épuration du personnel administratif, révoqué le girondin Ballard, procureur-syndic, d'autres encore ; les trois commissaires avaient échoué, repoussés par l'opinion, et avaient quitté le Nivernais honnis et odieux ; Fouché le constatait en arrivant. Il se trouvait, écrivait Chaumette son confident, entouré de fédéralistes, de fanatiques que, d'après cet onctueux personnage, le commissaire eut à régénérer par ses soins paternels[2].

De fait, la situation de ce pays où l'aristocratie capitaliste, propriétaires ruraux du Bourbonnais, métallurgistes, verriers du Nivernais dominaient, et où le clergé mal rallié dirigeait l'opinion et semblait la garder au fédéralisme, influa singulièrement sur l'attitude que devait prendre le représentant. Pour être consommée là, il fallait que la révolution fût sociale et religieuse ; écraser le catholicisme, d'une part, en annihiler l'influence, en supprimer le culte, en étouffer même l'existence ; d'autre part, exciter contre l'aristocratie bourgeoise, propriétaires, industriels et négociants, les passions populaires par un communisme démagogique, tout de circonstance, parut la seule politique à pratiquer. C'était, il est vrai, faire dévier singulièrement sa mission qui jusque-là s'était à peu près maintenue dans les limites qui lui étaient imposées, mission de haut recruteur armé de pouvoirs discrétionnaires pour expédier le plus de volontaires possible à la Vendée, à la Bretagne et à la Normandie. A Nevers encore telle devait être son unique raison d'être : lever des troupes, les suivre à Tours, puisa Nantes, et clore ainsi le cycle de ses missions. Il n'entendait guère cependant suivre une pareille voie.

Ce fut néanmoins sous ce prétexte qu'il s'installa à Nevers : le 9 juillet, le lendemain de son arrivée, il fit connaitre à l'administration départementale qu'ayant été désigné par ses collègues comme commissaire chargé de la levée de l'armée révolutionnaire dans les départements de l'Aube, de la Côte-d'Or, de l'Allier, de la Nièvre et du Loiret, il allait agir énergiquement dans le département pour lever et armer les volontaires[3]. Mais il écrivait le même jour à la Convention qu'il lui semblait peu logique d'expédier à Nantes par Tours les troupes levées dans l'Allier et la Nièvre, départements si voisins de la grande ville insurgée, devant laquelle il lui paraissait plus utile d'expédier ces renforts.

... Dijon et Moulins réservent toutes leurs forces contre Lyon... Les révoltés de Lyon et ceux de Marseille peuvent se présenter sur les deux routes de Paris, ils seront également bien repoussés. Il demandait à la Convention s'il ne devait pas rester à Nevers où il se destinait dès lors un rôle prépondérant, sentinelle avancée, dictateur de la Révolution sur les limites du pays lyonnais[4]. En attendant la réponse, il s'installa. La ville anxieuse, encore sous le coup des actes odieux de Laplanche et de Forestier, tournait vers le nouveau proconsul des regards de terreur et d'espérance craintive.

Il semble vouloir justifier l'espoir. Il fallait, écrira-t-il plus tard à Chaumette pour se couvrir de tout reproche de modérantisme, il fallait tout d'abord une politique de douceur et de ménagement. Je ne crains point de dire, déclarera-t-il au procureur-syndic, que... si je n'eusse fait usage de la politique de Machiavel, je produisais une explosion avant le temps[5].

Politique de Machiavel ! Était-ce bien alors qu'il la pratiquait ou lorsqu'il écrivait à Chaumette, un des exagérés du groupe hébertiste, pour couvrir d'une apparence d'hypocrisie et de politique ce besoin de popularité, cette bienveillance naturelle, celte modération instinctive qui, lorsqu'il n'y avait pas danger personnel à laisser parler ces sentiments, le faisait l'homme de la foule autant que celui du pouvoir ? Tel il parut dans ces premiers jours. Il se rendait accessible à tous, dira une dénonciation de Nivernais[6], tendait une main protectrice aux malheureux, aux affligés : il répétait à chaque instant qu'il ne ferait incarcérer personne, qu'il jugerait les détenus de Laplanche, qu'il jugerait avec équité, qu'enfin il ne ferait sévir que contre le crime. Non, ce n'était pas Machiavel, ce représentant d'abord facile et la main ouverte, mais le maitre bienveillant qui dès Juilly était le professeur le plus populaire. Ce n'était pas Machiavel, c'était Pangloss. Il apparut, diront encore ses dénonciateurs[7], comme un Dieu de paix descendu parmi les administrés pour y établir la concorde, pour y rappeler la justice, l'humanité, la bienveillance que les scélérats semblaient en avoir écartées.

Tel on le vit en effet, sentimental, souriant, bienveillant, le lendemain de son arrivée, dans une cérémonie patriotique destinée à représenter aux habitants de Nevers la Révolution dans ses plus séduisants attributs. Et quoique Fouché voulût que ce spectacle touchant, les épanchements fraternels, les tendres embrassements, les cris d'allégresse, les chants patriotiques qui marquèrent cette cérémonie, aient eu surtout comme effet de porter dans l'âme des oppresseurs du peuple l'agitation de la terreur, cet excès de sentimentalisme, s'il ne rassura qu'à moitié les Nivernais, leur permit de nourrir les illusions dont ils parurent plus tard se repentir si amèrement La proclamation du nouveau proconsul parut devoir y ajouter. Il y déclarait que la justice populaire n'est point une vengeance, qu'elle est inséparable de la clémence et de la générosité. La bienveillance déborde : là où le sentimentalisme révolutionnaire ne lui fournit plus d'expressions, il a recours à l'onction religieuse, à la phraséologie ecclésiastique, promettant aux gens faibles, égarés et repentants, un jubilé politique, le pardon en masse des fautes. Il réservait toute sa fureur pour le fédéralisme, ce monstre né de la royauté et de l'aristocratie, contre les despotes dont les cendres entassées serviront de socle à la statue triomphante de la Liberté, et contre les insurgés de Vendée, animaux féroces dont l'existence consterne la justice et l'humanité, et dont il faut purger la terre qu'ils déshonorent. Puis, cet accès d'indignation civique lui paraissant sans doute peu dans la note voulue, il revient à sa sensibilité pour le malheur[8]. Sa bienveillance est si grande qu'il trouve tout bien, tout bon, déclare à la Convention que l'esprit du Centre est excellent[9].

Vraie lune de miel que ces premières semaines ! le dictateur est populaire, on le trouve accueillant, on l'admire et, la terreur aidant, on l'encense... Dans le pays encroûté encore d'aristocratie, de fédéralisme et de superstition[10], d'après un collègue de Fouché, il règne par la bienveillance, et ses joies sont les joies de tous. Il en eut une immense dès les premiers jours. Il était homme de famille, avait emmené sa femme avec lui de Paris à Troyes, à Dijon, à Nevers, malgré une grossesse avancée. Le 10, Jeanne Fouché accoucha d'une fille. Jamais princesse au berceau ne fut saluée avec autant d'allégresse officielle et un plus pompeux cérémonial que cette fille de démocrate. On ne sonna point les cloches, pour la bonne raison que, cinq jours avant, le commissaire de la Convention les avait fait fondre, autant pour fournir de l'airain aux canons de la nation que pour vexer les prêtres dès les premiers jours à l'index. Mais une sorte de fête, baptême solennel laïque, fut organisée. Le conseil du département, tous les corps civils et militaires se rendirent en masse chez l'heureux père : la garde nationale s'y trouvait déjà, musique en tête. La petite princesse jacobine fut alors confiée à ces rudes chambellans. On gagna la place de la Fédération escorté d'un immense concours de peuple, et, sur l'autel de la Patrie, en présence d'un parrain, le citoyen Damour, et d'une marraine, la citoyenne Champrobert, en face d'un peuple nombreux, le citoyen Fouché déclara que son épouse en légitime mariage était accouchée d'une enfant femelle (sic) à laquelle il a donné le nom de Nièvre[11]. L'acte de naissance fut déposé à l'hôtel de ville, et l'enfant fut reportée à sa mère au milieu de l'allégresse publique. Pauvre petite Nièvre qui devait agoniser longuement avant de mourir âgée de douze mois, douze mois qui vouèrent son père à l'exécration de la postérité, douze mois de tyrannie et de sang dont l'innocente petite fille parut porter le poids trop lourd, condamnée dès messidor an II, expirant en thermidor d'un mal de langueur, toujours faible et débile[12] !

Qu'il y eût dans cette touchante cérémonie populaire l'effet de cette salutaire terreur qui traînait au char du proconsul les fonctionnaires consternés et souriants, cela est possible. Mais rien, nous l'avons vu, n'empêche de croire qu'il y ait en, là aussi, une manifestation de sympathie spontanée pour un homme qui, jusque-là, avait paru travailler, suivant son expression, au bonheur commun. Son seul souci avait été la levée des bataillons de volontaires qu'il faisait partir pour Lyon au milieu des chants d'allégresse.

Ce fut précédé de cette réputation de bienfaiteur public qu'il arriva à Clamecy, où l'appelait momentanément la politique jacobine. Croyons-en encore ses adversaires eux-mêmes. À Clamecy comme à Nevers, dit la dénonciation du 23 messidor an III, Fouché joua le rôle de pacificateur. Des fêtes, des réjouissances publiques y signalèrent son arrivée. Des citoyens divisés d'instincts et d'opinions furent par lui réunis, d'un ton d'apôtre il précisa la concorde et la paix[13].

Il était parti pour Clamecy le 16 août, quelques jours après le baptême civique de la petite Nièvre. Il y était le 17 et prit en effet une attitude d'apôtre bénisseur et pontifiant. On se battait à Clamecy entre Jacobins et Girondins. Les levées s'y faisaient mal contre Lyon. Le proconsul apparut, et soudain l'ordre et la liberté, la philosophie et la Fraternité, la raison et la nature triomphent dans les murs de Clamecy. Toute la lettre datée de Clamecy est sur ce ton magnifique. Il sort d'une cérémonie, fête civique autour de l'arbre de la liberté, où de douces larmes ont coulé de tous les yeux. Il a péroré, prêché, et il lui en reste de grandiloquentes tirades, de hardies métaphores qu'il sert encore à la Convention. Des exhalaisons sulfureuses enveloppaient la cité de Clamecy : dans un instant elles ont été consumées au feu de la liberté[14]. Tout cela était pour couvrir une opération toute locale : la présence du proconsul avait fait taire toute opposition girondine : le club jacobin, auquel une subvention était accordée, triomphait, saisissait l'autorité ou la matait ; le proconsul sentimental parti, son œuvre se perpétuait par ses instruments : à l'âge d'or qu'il avait entendu inaugurer, ses satellites faisaient succéder l'âge de fer. C'est, en somme, tout ce que les Clameciquois lui reprocheront un an après. Il avait plus tard fait venir à Nevers vingt citoyens de Clamecy sur une dénonciation fausse qu'il avait traitée d'espièglerie patriotique, et surtout il avait installé à Clamecy, en guise d'alter ego, un tyran local, l'ex-prêtre Bias Parent, l'avait entouré d'un comité tyrannique qui fit dans la suite incarcérer, guillotiner, piller, rançonner la population. Il avait préparé la Terreur, ne l'avait pas personnellement fait régner. Les habitants, imprévoyants, séduits par d'aimables grimaces, le reconduisirent en sauveur sur la route de Nevers[15].

Il y rentra après une absence de dix jours, le 25 août. Que s'était-il passé dans l'intervalle ? Avait-il reçu de Paris les nouvelles des progrès incessants de la Commune, de Chaumette, des Cordeliers, qui allaient aboutir à leur triomphe à la Convention, le 5 septembre, la capitulation des Dantonistes et des Robespierristes ? La résistance de Lyon exaspère-t-elle les Jacobins du Centre, les comités révolutionnaires qui trouvent peut-être bien anodin le représentant qu'on leur a envoyé ? A-t-il trouvé de nouvelles instructions ou de sévères observations sur son sentimentalisme inactif ? Peut-on croire que les intrigues nourries, dit-il, par les fédéralistes lyonnais dans le Bourbonnais et le Nivernais aient suffi à l'exaspérer à ce point contre l'aristocratie bourgeoise ? Quoi qu'il en soit, après avoir dénoncé ces menées à la Convention, il ajoutait qu'on avait essayé d'accaparer les subsistances[16], et, prenant texte de ces événements, il lançait sa première proclamation à tendances démagogiques : Le riche a entre les mains un moyen puissant de faire aimer le régime de la liberté ; c'est son superflu. Si dans cette circonstance où les citoyens sont tourmentés par tous les fléaux de l'indigence, ce superflu n'est pas employé à la soulager, la République a le droit de s'en emparer pour cette destination. Cette proclamation du 25 août reçut l'approbation de la Convention. Le proconsul encouragé enfle la voix. Riches égoïstes, si vous êtes sourds aux cris de l'humanité, si vous êtes insensibles aux angoisses de l'indigent, écoutez au moins les conseils de votre intérêt et réfléchissez : que sont devenus depuis la Révolution tous ceux qui, comme vous, n'étaient tourmentés que du désir insatiable et sordide du pouvoir et de la fortune ?... Il concluait en engageant les riches à consommer par la générosité une révolution que la nature des hommes et des choses devait nécessairement amener[17]. Dès lors, c'est le thème de toutes ses déclarations. Le 11 septembre, nouvelle sortie contre les mauvais riches ; il ne craint pas de se vanter à la Convention des mesures prises contre eux, l'établissement du pain à 3 sols, le pain de l'égalité. Le peuple est excellent, ajoute-t-il ; j'ai allumé son énergie aux dépens du mauvais riche[18]. De fait, c'est un changement complet d'attitude : il s'est heurté à l'influence des bourgeois : désormais il les attaque ; il fait plus, il les ruine. Il a en ce moment près de lui un conseiller qui l'encourage, l'entraîne, le confirme dans la voie ultra-démagogique : c'est Chaumette. Celui-ci, procureur-syndic de la Commune de Paris, se rend dans la Nièvre près de sa vieille mère malade. Il vient de triompher à Paris, où il s'est emparé du mouvement, a fait capituler les Dantonistes avec Bazire et Danton lui-même, a assuré à Hébert un nouveau règne d'influence, forcé Robespierre à couvrir, le 11 septembre, les folies criminelles des généraux hébertistes en Vendée : Collot, le terrible Collot, est entré au Comité de salut public le 6 septembre, et avec lui le rectiligne Billaud. Et l'influence des Cordeliers est telle que Robespierre, qui, en face d'Hébert et du Père Duchesne, va de reculade en capitulation, non seulement sauve Ronsin, sauve Rossignol, mais sauve encore Bouchotte qu'Hébert a installé au ministère de la guerre, et, par une évolution qui lui est familière, l'Incorruptible semble se tourner contre la droite, défend Hébert contre les attaques de ses partisans. Ce règne des Cordeliers dure pendant le mois de septembre.

Fort au courant de cet état de choses, auquel il a contribué plus que personne, Chaumette en instruit Fouché. Ce n'est pas seulement un inspirateur, un conseiller influent que ce représentant de la Commune de Paris et du club des Cordeliers : c'est un surveillant, un contrôleur. Fouché tient à le stupéfier par une audace qui dépasse toutes celles du groupe exagéré. Le fait est que, de la démagogie dans les phrases, le proconsul passe bientôt à celle des actes. Le 19 septembre, Fouché prend un arrêté gros de menaces. ... Considérant, y est-il dit, que la Société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d'existence à ceux qui sont hors d'état de travailler... il sera établi dans chaque chef-lieu un comité philanthropique, qui est autorisé à lever sur les riches une taxe proportionnée au nombre des indigents[19]. On se représente bien à quels singuliers abus cette institution de pillage officiel devait donner lieu. A Moulins, où nous le suivrons tout à l'heure, ce seront des théories et des actes conçus dans le même esprit.

Dégagée de ces considérations d'ordre humanitaire, l'institution de la taxe philanthropique constituait une incontestable usurpation de pouvoirs : mais, depuis quelques jours, le représentant, comme emporté par une ardeur folle, qu'entretenait chez lui la présence de Chaumette, ne semblait plus connaître ni freins ni lois ! Il avait, dès le 1er septembre, sollicité l'éloignement de ses collègues, missionnaires sans occupation, réduits à se contrarier l'un l'autre par des mesures contradictoires[20]. Libre de ses mouvements, le représentant avait alors semblé vouloir réaliser le type exact du proconsulat sans limites ni appels. On ne le voit pas seulement continuer ses levées de volontaires recrutés, armés, envoyés sous Lyon[21], présider des banquets où l'on réunit telles et telles troupes de soldats de la nation du Nord et de l'Ouest, se dirigeant sur la cité rebelle : il veut récompenser leur courage, en fiance à de jeunes Nivernaises et dote ces heureux couples, grâce à des contributions volontaires. Il marie, du reste, volontiers, étant homme de famille : mais il démarie et remarie aussi, pour la régularité des mœurs, car, le 10 septembre, il requiert le conseil du département de la Nièvre de laisser tel Nivernais divorcer avant le temps prescrit, car il est de la sollicitude de la République de le mettre à même de reconnaître ouvertement une femme avec qui il a des habitudes, et particulièrement des enfants qui lui sont chers. A cela, rien à objecter : en deux jours le citoyen Durie divorce et se remarie, père, époux légitime de par la volonté du proconsul[22]. Mais voilà qui est plus grave : un criminel enfermé dans les prisons de Nevers et condamné à mort a formé un pourvoi en cassation. Le proconsul n'entend pas que le crime se réfugie dans la loi. Il se substitue au tribunal suprême. Persuadé que ce tribunal est institué moins pour juger de vaines formalités que pour sauver l'innocence, écrit Fouché, j'ai requis l'accusateur public de faire exécuter sans délai le jugement et de communiquer mon réquisitoire au condamné. Il y a mieux : le monstre a tout d'un coup avoué son crime et dévoilé ses complices. Le proconsul les fait saisir, avouer, conduire à l'échafaud[23]. Pour s'appliquer à des criminels de droit commun, on pense si de pareils procédés tranquillisent la population terrifiée déjà par les levées, les réquisitions, les taxes arbitraires, les menaçantes sorties contre les riches. Les fonctionnaires sont dans la terreur. Il les menace, les invite à choisir entre l'accomplissement de leur devoir et l'échafaud[24], et en attendant il fait un exemple d'autant plus éclatant qu'il frappe haut : il révoque, de son autorité privée, le propre beau-frère du ministre de la marine Monge, le citoyen Huart, inspecteur des forges, trop doux aux industriels, puis le fait arrêter, jeter en prison[25]. Pas une matière où il ne légifère, ne réglemente et surtout ne discoure, ne pérore à perdre haleine. Le pire est que le voilà réinstallé après avoir donné à Nevers, un instant, l'espoir d'un prompt départ. Il parlait décidément de rejoindre en Vendée ses chers volontaires, d'aller faire le coup de fusil contre Charette. Nevers tressaille d'aise. Vain espoir ! La nouvelle d'un mouvement rétrograde des rebelles de Lyon[26] le réinstalle à Nevers le 7 septembre. Et non seulement à Nevers, mais dans toute la région. Le 12 septembre, ayant été instruit ci que la ville de la Charité recélait dans son sein des malveillants, de mauvais riches qui tenaient le peuple dans la misère, il y court.... Après une heure de férule (sic), il vient à bout d'éclairer les opinions et de leur donner une telle direction qu'il y aurait eu du danger pour les modérés, s'ils n'eussent pris le parti de jouer le rôle des sans-culottes[27]. Il a recueilli là des bruits fâcheux contre des généraux, le ministre de la marine qui, s'il n'est pas un homme faible, est un traitre[28]. Il dénonce tout ce monde militaire au Comité de salut public. Le 18, il rentre à Nevers, y reprend sou rôle de proconsul démagogue. Son retour est signalé par une proclamation abolissant la mendicité, établissant le droit de tous à l'aisance. Mais son autorité ne connaît pas de bornes. Le temps de s'occuper d'une enquête sur les forges de Guérigny, enquête dont il charge Chaumette[29], d'une réglementation de la métallurgie, de l'exécution du criminel et de ses complices, de quelques épurations nécessaires, et le voilà en route pour Moulins.

***

Il y arrive le 25, et, dès les premiers jours, promène sur le département de l'Allier un regard soupçonneux. Ce département lui parait destiné à servir de repaire aux brigands de Lyon. Il était temps, écrit-il, que la représentation nationale se montrât au peuple sans l'intermédiaire des hommes perfides qui le gouvernent. Le peuple est dans la misère, et parmi les représentants de l'autorité on trouve tous les agents de la royauté... Des officiers retirés sous divers prétextes dans leurs châteaux, des défenseurs officieux des crimes du tyran, des avocats chargés d'or et d'assignats, entretiennent la misère au milieu de l'abondance. Un seul d'entre eux, un avocat, est découvert cachant 25.000 francs en or dans son matelas Grand scandale du représentant, qui laissa à sa mort quinze millions à ses enfants. Cette situation rend très sombre le proconsul. Nous sommes loin du mielleux, de l'onctueux pacificateur de juillet et août 93. Chaumette semble lui avoir apporté quelque chose de la Terreur parisienne. Il veut l'épuration des fonctionnaires, et il prend des arrêtés qui ont produit d'heureux effets, puisque le peuple a secoué tous les jougs, celui du riche et celui du prêtre[30].

C'est en effet à Moulins que le double caractère de la mission de Fouché s'affirme nettement.

La présence d'Anaxagoras Chaumette a fait du représentant un démagogue, presque un communiste, tout prêt à aller de l'impôt progressif aux lois agraires, de la réglementation des salaires à celle des moissons, de l'institution des retraites pour la vieillesse à l'entretien forcé des indigents : tout cela pour ne pas paraitre au procureur-syndic de la grande Commune démagogique inférieur aux élus de la municipalité parisienne, et de fait il les dépassera tellement qu'il les inspirera. Mais Chaumette a un autre caractère qui lui est propre. On connaît le personnage : apôtre du culte de la Raison, il s'est déjà signalé par des tendances, des opinions, des projets anti-déistes qui ont fait froncer les sourcils à l'évêque Grégoire et à Robespierre lui-même. C'est en revenant de Nevers, à la fin de septembre, que Chaumette demandera l'abolition du salaire des prêtres et l'égalité des sépultures, poussera l'évêque Gobel à démissionner et préparera pour les premiers jours de novembre l'abolition du culte chrétien et la célébration des fêtes de la Raison. C'est à Nevers, au cours de ses conversations avec Fouché, qu'il a conçu ce fameux plan de déchristianisation dont il avait vu les premières expériences ouvertement pratiquées par l'ex-séminariste de la rue Saint-Honoré.

Le baptême civil de la fille du proconsul avait été en quelque sorte la première cérémonie du culte encore vague de la Patrie, la première manifestation, en ces contrées foncièrement catholiques, du mépris où le représentant de la Convention tenait l'ancienne religion. Quelques arrêtés, hostiles aux manifestations extérieures du culte, avaient seuls pendant quelques semaines empêché les prêtres de s'illusionner sur les intentions de l'ex-oratorien.

La fête de l'inauguration du buste de Brutus avait paru à Nevers la déclaration de guerre du proconsul au culte catholique. On nous dispensera du compte rendu de cette fête à laquelle tous les fonctionnaires avaient été requis d'assister. On y avait vu l'appareil des fêtes républicaines de l'an I se déployer au milieu d'un doux frémissement de l'âme, cavalerie, tambours, trompettes, volontaires de la République, citoyens des diverses sections, portant, les uns des feuillages d'arbres ou des légumes, d'autres les instruments propres à la pêche et à la navigation, d'autres des pampres de vigne ; on y avait admiré des grenadiers, un tambour-major portant un glaive nu d'une main et de l'autre le Code criminel et civil — auquel par parenthèse le proconsul avait le matin même fait un fort gros accroc — ; on y avait admiré un fanion où on lisait ces mots : Le peuple français honore la vieillesse, la vertu, le malheur ; on y avait applaudi des vieillards, des infirmes, des pauvres couronnés d'épis, au milieu desquels marchait le représentant dont les soins paternels les avaient soulagés. Le cortège s'était développé dans Nevers, faisant justice de tous les monuments du fanatisme et de la féodalité. A l'église Saint-Cyr, Fouché montant en chaire, dans un discours concis puisé dans son âme et simple comme la nature, avait exalté les vertus de Brutus dieu de la fête et reçu les serments civiques de l'assistance. Pour la première fois, disait-on dans le compte rendu de la fête, les voûtes gothiques de ce temple, monument de l'asservissement du peuple et de la tyrannie des grands, ont répété l'expression énergique de la vérité dégagée de l'alliage impur des sophismes religieux, des préjugés de l'erreur. Chaumette avait succédé dans la chaire à Fouché, il y avait flétri les tyrans subalternes qui à force d'intrigues cherchaient à remplacer leurs anciens manses, et la fête s'était terminée par une séance à la Société populaire où de jeunes citoyennes couronnées de fleurs avaient chanté un hymne à la liberté et offert au représentant le tribut de la reconnaissance du département. Fouché avait péroré de nouveau, grave, ému, rigide tour à tour, promettant la Révolution intégrale, jurant de mourir pour le salut de la République, etc. Le soir, un repas avait réuni les vieillards ; le représentant du peuple et toutes les autorités constituées, dans le costume qu'indiquait la loi, avaient servi à table ces intéressants convives[31].

La fête de l'église Saint-Cyr avait eu son lendemain ; avant de quitter Nevers pour Moulins, le représentant avait signé un arrêté abolissant le célibat ecclésiastique. Il est temps, avait déclaré le proconsul, que cette caste orgueilleuse, ramenée à la pureté des principes de la primitive Église, rentre dans la classe des citoyens, renonce à une vie outrageante pour la nature, favorable à la dégradation des mœurs, et il arrêtait que tout ministre du culte ou autre prêtre pensionné par la nation serait tenu dans le délai d'un mois de se marier ou d'adopter un enfant, etc.[32] Ici le représentant dont le système flottait un peu semblait abandonner l'idée de l'athéisme officiel pour ramener le christianisme, reconnu, dès lors qu'il était vexé et réglementé, aux mœurs de la primitive Église. Mais à Moulins, la mission de Fouché fut inaugurée par une fête qui semble la première manifestation du culte de la Raison. Aussitôt arrivé, à en croire l'agent Dijannière, le représentant était d'abord allé à la Société populaire et il s'était élevé avec force contre les signes de la superstition qu'il apercevait de toutes parts à Moulins, contre la cherté des denrées, contre la misère du peuple, contre l'égoïsme des propriétaires, des fermiers, c'est-à-dire des gens riches, avait annoncé des arrêtés propres à détruire tous ses maux, et avait été couvert d'applaudissements[33]. L'apôtre de la liberté se déclara chargé de substituer aux cultes superstitieux et hypocrites, auxquels le peuple tient encore malheureusement, celui de la République et de la Morale. Fouché parut à Notre-Dame le 26 septembre, quelques heures après son arrivée[34]. Il monta en chaire, y déclama contre les prêtres, plus encore contre les riches ; divisant la société en deux classes, les oppresseurs et les opprimés, il attaquait avec violence les riches égoïstes, les accapareurs et monopoleurs, affirmant de nouveau que tout individu a le droit d'être nourri aux dépens de la société. La politique démagogique de Moulins parut plus exaltée encore que celle de Nevers. Le prix du pain fixé à trois sous pour tous, les municipalités du département durent accorder une indemnité aux boulangers, auxquels il était formellement interdit d'extraire la fleur de farine pour faire du pain pour le riche. Autre mesure conçue dans le même esprit égalitaire : chaque municipalité devra, sous sa responsabilité, lever sur les riches un impôt proportionnel à leur nombre, de manière à payer le travail des valides et à procurer un secours honorable à ceux qui ne le sont pas. Autre mesure démagogique : les comités feront la révision des fortunes mal acquises, porte ouverte à tous les abus, à toutes les tyrannies, au vol effronté[35]. Les grands principes sont étendus à la terre, car on est en pays agricole. Le représentant arrête que les municipalités seront tenues, sous leur responsabilité, de faire ensemencer et emblaver les terres, s'il en existe, par des sans-culottes aux dépens des propriétaires, que la récolte appartiendrait aux sans-culottes qui les auraient ensemencées[36]. Un autre arrêté, considérant que les richesses qui sont entre les mains des individus ne sont qu'un dépôt dont la nation a le droit de disposer[37], décrétait que tous les citoyens possédant de l'or ou de l'argent monnayés, ainsi que de l'argenterie, soit en lingots, soit en vaisselle, soit en bijoux... seraient tenus de les porter au comité de surveillance de leur district... que les citoyens malheureux seraient vêtus, nourris et couchés aux dépens du superflu des riches...[38]

Afin de poursuivre l'application de ces arrêtés, le représentant a institué quelque chose d'odieux, les comités de philanthropie et de surveillance chargés de s'assurer de la situation des indigents, de procurer du travail aux valides et des secours à ceux qui ne le sont pas[39]. En apparence, rien de plus touchant ; en réalité, rien de plus abominablement tyrannique, puisqu'on arme ces comités du droit de surveiller le civisme des fonctionnaires, de consulter les administrés sur le plus ou moins de confiance qu'ils méritent, de faire des visites domiciliaires, de séquestrer les biens en cas d'absence du propriétaire, de faire fouiller les châteaux, de réviser les fortunes, de faire restituer à la République celles qui ne proviendront que de malversations ou des monopoles usuriers, d'établir la taxe des riches égoïstes, et de la toucher[40]. Et rien de plus redoutable, puisque ces comités ont à leur disposition Farinée révolutionnaire également organisée par les soins du représentant à Moulins[41], puisque enfin Fouché laisse à ces terribles comités le droit de punir quiconque aura désobéi aux décrets de la Convention ou aux arrêtés du proconsul par l'exposition pendant quatre heures sur l'échafaud, un jour de marché. C'était organiser dans deux départements une véritable terreur sociale

Mais rien ne terrifia plus le peuple que les profanations religieuses dont Moulins fut le théâtre. A la suite de la cérémonie du 26 dans la cathédrale désaffectée, au cours de laquelle le représentant avait lu ses arrêtés contre le célibat des prêtres, une véritable procession s'était formée qui, dirigée par l'ex-séminariste, se mit à abattre tous les signes extérieurs du culte, croix, statues, calvaires ; on draina les sacristies, on fit au cours de Bercy un amas de chasubles, chapes et autres ornements sacrés, jusqu'à des voiles de religieuses, qui furent brûlés pendant que la bande d'iconoclastes, l'ex-confrère de l'Oratoire en tête, dansait une ronde folle autour des déguisements flambant de la superstition. Cependant à grands coups de marteau on abattait encore et les calvaires séculaires et les statues vénérées par vingt générations, le Bon Dieu de Pitié de l'Horloge et les Vierges à miracles[42]. Puis c'est le tour des prêtres, ces imposteurs qui s'avisent encore de jouer leurs comédies religieuses, que tantôt il fait rejeter dans l'église et que tantôt il en expulse, car il faut substituer à leur Dieu celui des sans-culottes. Enfin, dernier succès et qui n'a pas de prix, l'ancien séminariste obtient l'abjuration de l'évêque de Moulins, François Laurent, qui se défroque avec éclat, suivi par trente de ses prêtres. C'est avec une légitime satisfaction que l'ex-oratorien écrit à la Convention : Les prêtres et leurs idoles sont rentrés dans leurs temples ; l'œil du républicain n'est plus frappé que des signes de la régénération... du peuple[43].

Avant de quitter Moulins, Fouché voulut, en une solennelle séance à la société populaire, entendre les dénonciations portées contre les fonctionnaires et destitua, avec des membres de la municipalité, plusieurs hauts agents du département[44]. Il arrêta l'établissement d'un hospice pour les vieillards et les infirmes, et laissa l'agent Dijannière dans l'admiration... et le doute. Ce sont de grands bienfaits, dit l'agent, qui connaît la politique des grandes phrases, mais il faut qu'ils soient exécutés[45].

Dans tous les cas, le département de l'Allier reste terrifié, terrorisé entre les mains des comités de philanthropie devant lesquels tremblent propriétaires, industriels, prêtres, fonctionnaires et les indigents eux-mêmes.

Fouché rentra à Nevers le 2 octobre ; il y reçut bientôt la réponse à sa lettre de Moulins. Nous nous reposons toujours sur votre vigilance, lui écrivait le Comité de salut public[46], à déjouer tous les complots liberticides et sur votre zèle à propager les bons principes.

Un pareil encouragement, après les abus de pouvoir de Moulins, dénotait que le règne des Cordeliers continuait à Paris où, en effet, Hébert et Chaumette dominaient la situation. Fouché reparut donc sur le même tremplin. Après une diatribe furieuse contre les riches, reste de limon déjà vomi par la République, il arrête que tous les riches propriétaires ou fermiers ayant des blés demeurent personnellement responsables du défaut d'approvisionnement du marché. Puis c'est une série de dispositions despotiques réglant contre le patron le droit au travail et l'aisance de l'ouvrier : sont déclarés suspects les manufacturiers qui négligeront de faire travailler, est déclaré traitre à la patrie l'entrepreneur qui ne pourvoit pas à la subsistance de ses ouvriers... Les administrateurs seront requis de faire construire, aux frais des entrepreneurs, les usines qui seront jugées nécessaires pour mettre les ateliers dans la plus grande activité. Suspect aussi celui qui n'aura pas emblavé la quantité de terre qu'il emblave ordinairement ; sa terre sera ensemencée à ses dépens par les citoyens indigents qui feront la moisson à leur profit[47]. Ce n'est pas tout : pendant que manufacturiers et agriculteurs gémissent sous le joug d'un communisme incohérent, le négociant est atteint par l'avilissement des métaux précieux. Cette mesure, réellement destinée à favoriser le cours des assignats, devient bientôt la plus belle pensée du proconsulat. Des caisses d'or et d'argent sont envoyées des départements du Centre à Paris. Avilissons l'argent et l'or, s'écrie le proconsul[48], traînons dans la boue ces dieux de la Monarchie, si nous voulons faire adorer le dieu de la République et établir le culte des vertus austères de la liberté. La terreur égalitaire était à son comble : On rougit ici d'être riche, écrivait Fouché le 13 octobre[49]. On n'en rougissait pas seulement, on devait en blêmir. L'argent se cacha ; la misère soudain fut extrême.

Où s'écoulait tout cet or, nous le verrons tout à l'heure ; c'étaient des malles entières expédiées à Paris et où l'on ne trouvait pas seulement des piles de louis et d'écus, mais des calices, des mitres, des crosses, des draps d'or, chasubles, étoles, chapes, voiles de tabernacle, dépouilles des églises et chapelles de la Nièvre et de l'Allier[50]. La politique de déchristianisation produisait sous ce rapport des résultats aussi lucratifs que la démagogie communiste. Cette politique était arrivée à son paroxysme après le retour du proconsul à Nevers. Il semblait s'être grisé de ses propres déclamations de Moulins. A dire vrai, il était probablement plus excité encore par les nouvelles de Paris, où son ami Chaumette avait repris la campagne de déchristianisation avec une nouvelle ardeur et la faisait triompher à la Commune en attendant que la Convention parût mûre, ce qui ne tarderait guère. L'Assemblée marchait en effet à grands pas vers la proclamation du dogme de la Raison. Dans la crainte de ne la point suivre d'assez près, soudain le proconsul de la Nièvre la précéda.

C'est en effet quelques jours après son retour à Nevers que parut ce célèbre arrêté du 9 octobre qui allait avoir en France un si grand retentissement :

Considérant que le peuple français ne peut reconnaître d'autres signes privilégiés que ceux de la loi, de la justice et de la liberté, d'autre culte que celui de la Morale universelle, d'autre dogme Glue celui de sa souveraineté et de sa toute-puissance ; considérant que si, au moulent où la République vient de déclarer solennellement qu'elle accorde une protection égale à l'exercice du culte de toutes les religions, il est permis à tous les sectaires d'établir sur les places publiques et dans les rues les enseignes de leurs sectes particulières, d'y célébrer leurs cérémonies religieuses, il s'ensuivrait de la confusion et du désordre dans la ville,

ARRÊTE :

ART. Ier. — Tous les cultes des diverses religions ne pourront être exercés que dans leurs temples respectifs.

ART. II. — La République ne reconnaissant point de culte dominant ou privilégié, toutes les enseignes religieuses qui se trouvent sur les routes, sur les places et généralement dans tous les lieux publics seront anéanties.

ART. III. — Il est défendu sous peine de réclusion à tous les ministres, à tous les prêtres de paraître ailleurs que dans leurs temples avec leurs costumes.

ART. IV. — Dans chaque municipalité, tous les citoyens morts, de quelque secte qu'ils soient, seront conduits... au lieu désigné pour la sépulture commune, couverts d'un voile funèbre sur lequel sera peint le sommeil, accompagnés d'un officier public, entourés de leurs amis revécus de deuil et d'un détachement de leurs frères d'armes.

ART. V. — Le lieu commun où leurs cendres reposeront sera isolé de toute habitation, planté d'arbres, sous l'ombre desquels s'élèvera une statue représentant le sommeil. Tous les autres signes seront détruits.

ART. VIII. — On lira sur la porte de ce champ consacré par un respect religieux aux mânes des morts cette inscription : La mort est un sommeil éternel[51].

 

Ce célèbre arrêté reste l'un des plus curieux monuments du grand essai de déchristianisation de l'an II. Ce qui frappait, ce n'était pas seulement l'audacieuse conséquence tirée de l'égalité et de la liberté des cultes, proclamées jadis par la République : le prêtre rejeté dans l'église, et dans quelle église ! un temple, qui du jour au lendemain se trouve désaffecté, profané, où la religion qui s'y célébrait la veille sera bafouée le lendemain par le représentant pérorant dans la chaire de Saint-Cyr de Nevers, de Notre-Dame de Moulins ! Ce n'était pas seulement la destruction ordonnée des croix et des images, inutile iconoclastie qui fut malheureusement pratiquée aussitôt que décrétée. Il y avait là des mesures marquées d'un caractère nettement antireligieux, qui n'avait rien d'original, car à la même époque, un peu partout, grâce à l'influence hébertiste dominante à Paris, une persécution violente sévissait contre le clergé, le constitutionnel comme le réfractaire. Ce qui frappait, c'était l'affirmation en quelque sorte dogmatique, c'était la manifestation solennelle, audacieuse, violente dans sa concision, d'un matérialisme auquel le représentant en mission donnait ainsi un caractère officiel : La mort est un sommeil éternel. Cela était signé de Fouché, l'ex-séminariste, le futur ami du cardinal Consalvi.

La nouveauté même de l'arrêté officiel devait frapper. Sans doute, dès septembre, Chaumette avait à Paris obtenu plus d'une mesure préparatoire à la proclamation de l'athéisme officiel, mais cette proclamation ne sera faite solennellement qu'en novembre suivant. Dans les premiers jours d'octobre, le représentant Dumont a prêché à Abbeville l'athéisme, dans un style grossier et violent. Mais la codification des mesures oppressives en articles brefs et emphatiques grandissait Fouché aux yeux de tout le parti, en faisait un précurseur audacieux qu'il fallait suivre. L'arrêté du 9 fut publié partout, propagé, adopté parfois comme un décret de la Convention. C'est de cet arrêté que s'inspirent la plupart des commissaires du Midi, lorsqu'ils essayent de propager le mouvement antichrétien. Quelques-uns ne s'en cachent pas, reconnaissent cette paternité : Cavaignac et Dartigoeyte mettent sous les auspices de l'ex-oratorien les mesures de déchristianisation prises en Gascogne : Considérant, lit-on dans leur arrêté, que l'arrêté de Fouché est dans les grands principes du républicanisme et de la morale universelle, etc. C'est au nom de Fouché — sorte de lointain prophète — qu'à des cent lieues de Nevers on brise un peu partout les croix et les images, qu'on brûle en Auvergne, en Gascogne, des vierges à miracles, qu'on célèbre des fêtes de la Raison, où des prêtres abjurent, renient leur culte en termes outrageants, au milieu des applaudissements ou des huées[52].

Et c'est avec une satisfaction orgueilleuse que l'homme, se tournant vers son grand pontife, lui montre d'un beau geste le pays catholique privé de son culte, au moins en apparence. Les choses sont au point, écrit Fouché à Chaumette quelques semaines après, que le pays où il y avait le plus de superstition n'offre plus au voyageur un seul signe qui rappelle une religion dominante[53], et au Comité de salut public moins satisfait peut-être : Le fanatisme est foudroyé[54].

Étant foudroyé, il était tenu pour mort ; il était temps d'en recueillir le magnifique héritage. Mesures de philanthropie égalitaire, d'économie publique, de réquisition jacobine et d'iconoclastie religieuse aboutissaient de fait au même résultat. On drainait l'or, les métaux précieux, les objets de prix un peu partout : les caisses publiques, les coffres-forts des riches, les cassettes des châteaux, les trésors d'église, tout était visité, contrôlé, et la plupart du temps mis à sac. On dépensait beaucoup sur place : Fouché, qui vivait sobrement, ne semble pas avoir à cette époque essayé de spéculer de sa place, donnant généreusement à ses agents, dotant les uns, enrichissant les autres, accordant aux clubs d'incessantes subventions variant de 500 à 1.000 francs, instituant pour les volontaires de l'armée révolutionnaire une haute paye de trois livres par jour, confiant aux comités philanthropiques des sommes destinées aux hospices, aux retraites des vieillards, aux besoins des indigents : on volait sous lui outrageusement : contre lui cependant pas une accusation de détournement, malgré les insinuations de ses ennemis. Il affichait le désintéressement : ce qui n'allait pas aux malheureux devait aller à la nation. — Dès le 11 septembre, le représentant offrait à la Convention 100.000 marcs en or, produits par le drainage de l'or[55]. Le 13 octobre, il annonçait l'envoi de tout l'or et de tout l'argent des deux départements dont tous nos coffres-forts sont déjà remplis[56]. Le 18, il faisait passer 1.081 marcs 10 onces d'argenterie et 1.200 livres en or, produit des oblations de l'aristocratie qui, à l'article de la mort, cherche à racheter ses crimes, écrit le proconsul[57]. Il annonce d'autres envois. Devant ces hauts faits et ces promesses, la Convention s'attendrissait, malgré les airs rogues de l'incorruptible Robespierre. La lettre de Fouché, lue le 20 à l'Assemblée, fut chaleureusement applaudie. De si austères principes rapportant de si considérables revenus ! Le lendemain 21, le Mercure universel publiait qu'au nom de Fouché trois malles pleines d'argent avaient été déposées en bas du bureau du président an milieu de vifs applaudissements[58]. Ce n'était cependant pas fini. Le 29 octobre, le proconsul annonçait à la Convention l'envoi de dix-sept malles remplies d'or, d'argent et d'argenterie de toute espèce, provenant, écrivait-il, de la dépouille des églises, des châteaux et aussi des dons des sans-culottes. Le représentant se complaisait dans tout cet or si généreusement expédié à Paris. Vous verrez avec plaisir, disait-il, deux belles crosses d'argent doré et une couronne ducale en vermeil[59]. Et en effet, le 1er novembre, le Moniteur qui publiait cette lettre-prospectus ajoutait qu'une députation de Nevers admise à la barre y portait au milieu des cris plusieurs fois répétés de : Vive la République ! de grandes croix d'or, des crosses, des mitres, des saints et dix-sept malles remplies de vaisselle et autres effets d'argent. Soudain un membre apercevant la couronne ducale signalée par Fouché la foula aux pieds et la brisa[60]. Imprévoyant proconsul ne sachant même pas prélever sur ces envois désintéressés cette couronne ducale dont, quinze ans après, le Maître devait ceindre la tête de son ministre de la Police, le comte Fouché fait duc d'Otrante ! D'azur à la colonne d'or accolée d'un serpent de même et accompagnée de cinq mouchetures d'hermine d'argent posées 2, 2 et 1, et au chef de gueules semées d'étoiles d'argent. Couronne et manteau de duc.

Ce vandalisme réellement incroyable, ce pillage cyniquement étalé de deux départements, signalé à la reconnaissance de la nation par de véritables bulletins de victoire, ce communisme à la fois incohérent et exaspéré, sentimental et brutal, frappant par des mesures démagogiques non plus une classe privilégiée comme l'aristocratie de naissance, non plus un parti suspect comme la faction royaliste ou girondine, mais toute richesse, toute supériorité de fortune et de classe, cette déchristianisation tantôt perfide et onctueuse, tantôt violente et outrageante d'une des populations, de l'aveu même du proconsul, les plus catholiques de France, bouleversant en quelques semaines, essayant d'étouffer dans la terreur des croyance quinze Fois séculaires, épouvantaient les départements, théâtre de ce proconsulat presque sans pareil ailleurs. Le proconsul arrêtait, décrétait, organisait, instituait, légiférait ; mais sous lui, ses comités semaient la terreur, arrestations et perquisitions arbitraires, taxations odieuses, exposition au pilori et à l'échafaud sous les plus futiles prétextes, persécutions insensées, tous les instincts démagogiques déchaînés à Nevers, Clamecy, Moulins, Gannat, Montluçon, la Charité, toutes les vengeances armées, toutes les rancunes servies, toutes les convoitises excitées par l'institution des comités de surveillance. Les représentants du proconsul font horreur : un an après, ce sont surtout leurs actes qu'on lui opposera ; lui protestera, s'en lavera les mains. — C'est qu'en effet, descendu du tremplin ou de la chaire, ses arrêtés signés qui vont bouleverser cent fortunes, dix administrations et toute une Église, il est tin homme poli, doux et de commerce agréable. L'aristocratie même ne semble pas le voir avec horreur : en messidor an III, se trouvant en butte aux attaques passionnées des bourgeois et fonctionnaires des deux départements, il a recours à Hyde de Neuville, le chef avéré en 1793 des royalistes impénitents du département de la Nièvre : il lui rappelle des services rendus, des ménagements pris envers lui et ses amis, et le muscadin semble accepter cette idée sans protester[61]. Il pontifie toujours et surtout il se sent et se veut omnipotent : ce prurit de pouvoir, qui le poursuivra partout, dans ses missions de 1793 et 1794 comme dans ses ambassades de 1798, au ministère de la Police de 1798 à 1815, ce désir de toute-puissance l'entraîne à être tout partout. Il y a dans cette dictature départementale autant d'abus qu'il s'y trouve d'actes : nous en avons déjà signalé plus d'un. Le proconsul fiance, marie, sépare, remarie les citoyens avec un extrême sans-gêne vis-à-vis de la loi ; il juge, condamne tantôt en première instance et tantôt en appel, envoie à l'échafaud des criminels en dépit de leurs plus légitimes recours : il fait des lois, car ses règlements et arrêtés sont tous des usurpations du pouvoir législatif, et quelles lois ! les plus subversives de tout l'ordre établi ! — Juge improvisé en matière civile et criminelle, législateur en toute espèce, il est prêtre aussi, pontife, instituant un culte rival de' l'ancien qu'il abolit, bafoue et insulte : il est recruteur militaire, lève en une semaine 5.000 volontaires, les équipe, les arme, les lance contre Lyon, contre la Vendée. — Il établit l'impôt ou le fait établir, le recueille, l'emploie à sa guise, institue des traitements, crée des places, de grasses sinécures, destitue des fonctionnaires, enlève les usines aux patrons suspects, leurs terres aux propriétaires qui déplaisent. Jamais proconsul n'a mieux justifié son titre. Il est fâcheux que, si loin de la frontière, il ne puisse se mettre à la tête de quelque corps d'armée ou entamer, comme il le tentera sous l'Empire, quelque négociation personnelle avec Pitt ou Kaunitz. Car nous sommes assurés qu'il le ferait. Le pays étonné, terrifié, restait stupide, tant cet homme à la figure effrayante, par son impassibilité douce et ambiguë, déconcertait les réclamations, décourageait les protestations, laissant, par sa physionomie ambiguë, tout craindre et tout espérer, car il semblait susceptible de faire le mal et le bien, de réparer ou d'aggraver. Il n'y eut pas de réclamations : la population assistait, effarée, mais muette, aux fêtes célébrées pour le bonheur de l'humanité.

Fouché voulut une apothéose : il la trouva dans une nouvelle fête de la Valeur et des Mœurs. Elle eut lieu dans la plaine de Plagny, le 21 octobre 1793 — Fouché devait être le 30 appelé à une autre mission —. Là, dans un déploiement vraiment inouï et un peu burlesque de cortèges et de représentations d'un symbolisme sentimental, dans une débauche d'attendrissement au tour de bizarres figurations, le représentant bénit un mariage, passa une revue militaire, se livra à des jeux et à des ris, prêcha, pontifia, conféra des grades, et, finalement, présida un festin et un gala au théâtre[62].

Le même jour, Fouché débaptisait les villes et villages, Decize devenant par exemple Roche-la-Montagne, etc., et, comme un dernier acte de sa suprême autorité, faisait arrêter l'ex-duc de Nivernais, devenu le citoyen Mancini-Mazarini, et confisquait ses biens princiers[63].

Décidément, cette mission était sans analogue. Rien n'y manquait, même ce feu d'artifice final, ce bouquet, après la fête anacréontique renouvelée de l'antique : l'arrestation d'un ancien duc régnant, d'un petit-neveu par surcroît du cardinal de Mazarin, prince de l'Église romaine et ministre de Louis XIV. La Convention dépassée restait dans l'admiration : le Comité de salut public multipliait ses encouragements, ses félicitations pour sa vigilance à déjouer les complots liberticides et son zèle à propager les bons principes, le tout scandé par les applaudissements de la Convention entière saluant, aux séances du 20 et du 31 octobre 1793, l'envoi par Fouché des dépouilles opimes que l'on sait. Dans l'assemblée le proconsul de Nevers et Moulins a de chauds admirateurs, Dantonistes et Hébertistes. Dès le 7 octobre, Legendre, un ami de Danton, écrivait : L'esprit publie se prononce enfin dans les départements de la Nièvre et de l'Allier qui étaient encroûtés d'aristocratie, de fédéralisme et de superstition : la rigueur des mesures fera triompher le républicanisme de façon à désespérer les ennemis de la liberté et de l'égalité[64]. Et tandis que Fouché lui-même déclarait le 13 avec satisfaction : L'aristocratie a été frappée d'épouvante et le fanatisme religieux foudroyé : ils sont anéantis, — ce sont de grands bienfaits, écrivait Dijannière au gouvernement[65], et Chaumette plein d'admiration pour un disciple qui dépassait si vite ses maîtres : Le citoyen Fouché a opéré les miracles dont j'ai parlé : vieillesse honorée, infirmité secourue, malheur respecté, fanatisme détruit, fédéralisme anéanti, fabrication du fer en activité, gens suspects arrêtés, crimes exemplaires punis, accapareurs poursuivis et incarcérés, tel est le sommaire des travaux du représentant du peuple Fouché[66].

Cette apologie sans réserve venait à point pour poser la candidature du proconsul à une autre mission plus importante. Il parlait de se faire rappeler, geignant toujours sur sa santé débile qui s'épuisait à tant de travaux[67]. Au fond il devait hésiter à regagner Paris : il n'ignorait pas quels dangers l'y menaçaient malgré, ou, pour parler plus exactement, à cause même de ses éclatants succès.

Si Legendre, fidèle Dantoniste, et Chaumette, suivi par tous les cordeliers, portaient Fouché au pinacle, il y avait à la Convention et au Comité un homme qui restait en dehors de ce concert, c'était l'ancien débiteur de l'oratorien, Maximilien Robespierre. Nous verrons plus loin ce qui les divisait, souvenirs et craintes, tempérament et politique. Qu'il suffise de rappeler en ce moment à quel point le système que le représentant en mission avait pratiqué récemment devait assombrir le sinistre politicien d'Arras. Plus conservateur que beaucoup de ses adversaires de droite, avec un certain dédain des procédés démagogiques, ce bourgeois poudré et soigné ne pouvait voir sans effroi, sans écœurement, les sinistres carmagnoles communistes du proconsul du Centre. Tout cet étalage d'or et d'argent déballés au pied de la tribune devait amener un sourire de mépris amer sur les lèvres de l'Incorruptible ; car le bruit courait sourdement que Fouché et ses amis prélevaient leurs honoraires : on pense quel accueil devait faire à ces bruits assez vraisemblables l'esprit soupçonneux de celui qui déjà méditait d'écraser les Chabot comme les Danton sous l'accusation de concussion et de vol. Mais ce qui surtout pouvait l'exaspérer, c'était la vue des chasubles et des calices. De pareilles manifestations soulevaient tous les déistes qui entouraient le grand homme.

Déiste, Robespierre l'était de tempérament et de tradition : il l'était de politique aussi, partisan plus que personne du Dieu gendarme, de la religion de l'obéissance. Les carmagnoles (le Nevers et de Moulins ne froissaient pas seulement ses sentiments ; chose plus grave pour ce tacticien, elles contrariaient ses combinaisons, gênaient ses plans. Par disgrâce, en toute circonstance, il trouvait sur sa route comme une pierre d'achoppement ce nom de Fouché qui lui était personnellement si odieux : Collot et Billaud, qui étaient pour lui au Comité de dangereux adversaires, en parlaient sans cesse, en faisaient leur homme : Hébertistes et Dantonistes le réclamaient aussi, suivant qu'il apparaissait comme l'homme de l'outrance ou l'homme de la douceur, et il était les deux. L'affaire de Lyon vint encore aviver la haine de Robespierre et de sa camarilla contre l'ex-oratorien. Nous n'avons pas besoin de rappeler que, Lyon pris le 9 octobre par Dubois-Crancé, le parti robespierriste y avait fait envoyer Couthon, l'alter ego de Maximilien, un homme qui lui était, du reste, à notre sens, infiniment supérieur. Et brusquement, Couthon avait semblé vouloir pratiquer là en nue circonstance solennelle, dans cette ville révoltée et écrasée, aux yeux de la France étonnée, la politique non seulement de la modération, mais de l'indulgence. Il passait pour l'homme de Robespierre ; le fait eut donc un retentissement énorme : Collot d'Herbois répondit à cette politique par une autre : il proposa le fameux décret : Lyon a fait la guerre à la République, Lyon n'est plus, la destruction d'une ville, la seconde de France, l'écrasement d'une population, la revanche de Chalier. Et parce que Robespierre avait semblé inspirer Couthon, tous les adversaires de l'Incorruptible emboîtèrent le pas, Hébert naturellement et toute sa bande, Barère avec les envieux et jusqu'à Danton faisant, avec Bourdon et Fabre d'Églantine, faux bond à l'indulgence, par haine (lu patron de Couthon. Le décret passa ; Robespierre avait été vaincu et, qui pis est, avait dû capituler, ayant eu peur d'être indulgent ; il en resta ulcéré. Que fut-ce quand on força le comité de rappeler Couthon, oppresseur des patriotes, et pour envoyer Collot, l'auteur du décret, l'homme des Cordeliers ! La coalition faisait mieux encore : intentionnellement ou non, elle semblait vouloir en cette affaire abreuver Maximilien d'amertume : elle proposa Fouché, le membre de la Convention le plus odieux peut-être personnellement à Robespierre. Chaumette faisait pour lui une campagne d'apologie, exaltait ses services, et ce patronage même exaspérait l'ami de Grégoire, si bien que neuf mois après il en avait encore l'amer souvenir, essayant d'accabler Fouché sous l'amitié passée de Chaumette guillotiné. Les Dantonistes entraient tellement dans l'entreprise qu'on ne sut pas pendant longtemps, à Lyon même, si Fouché fut l'envoyé de Danton ou d'Hébert. Et soudain l'opposition triompha : Albitte, un Dantoniste, fut désigné comme compagnon de Collot, mais entraînant avec lui Fouché qui, même absent, savait, on le voit, être l'homme des combinaisons heureuses[68]. Montant, un Robespierriste, quatrième commissaire désigné, refusa, jugeant sans doute la compagnie trop compromettante. Tout le parti ressentit et garda de cette affaire l'amertume d'un échec. Couthon, rappelé, regagna son siège du Comité de salut public, et encore qu'il semblât parfois d'accord avec les nouveaux commissaires de Lyon, car derrière son grand politicien tout le parti savait être fluctuant et divers, l'ancien proconsul resta cependant près de Robespierre le représentant des intérêts lyonnais que Collot et Fouché allaient si cruellement opprimer. La rancune de Robespierre s'exaspérera tous les jours. Elle se compliquera, durant les quatre mois que durera la mission de Fouché, d'une foule de rancœurs et de mécontentements. Plus, dans les premières semaines, l'assemblée semblera par ses décisions et ses actes adhérer à la politique qu'a pratiquée Fouché à Nevers et à Moulins, abolissant le culte chrétien le 8 novembre, célébrant solennellement le 10 à Notre-Daine la fête de la Raison, accordant le 15 sur la demande de Cambon les églises et les presbytères aux pauvres et aux écoles, plus, d'autre part, la Convention couvrira en décembre et janvier les actes des proconsuls de Lyon, infligeant à ce sujet à la politique robespierriste des échecs peu apparents, mais au fond très cuisants, et plus l'Incorruptible sentira grandir contre Fouché sa rancune et sa haine. Couthon, et derrière lui Robespierre, ressentent comme des blessures personnelles tous les coups portés à Lyon à la politique de modération. Ils n'osent toujours protester, le font cependant parfois. Couthon oppose avec amertume aux Jacobins sa mission à celle de ses successeurs, flétrissant ceux qui outragent l'Être suprême par des cérémonies ridicules et forcées. Mais c'était la protestation d'un opposant. La dictature de Robespierre et du triumvirat est loin d'être consommée ; Hébert et Chaumette continuent à régner et Fouché procède d'eux. Seulement il ne peut se dissimuler qu'il a aux Tuileries un redoutable surveillant, prêt à le frapper pour trop d'indulgence comme pour trop de cruauté. Il tremblerait sans doute s'il ne se sentait amplement couvert par la présence de Collot d'Herbois. A côté de ce représentant au Comité de salut public et à Lyon du parti exagéré, l'indulgence seule est dangereuse. Fouché est décidé. Les mitraillades de Lyon vont commencer.

 

 

 



[1] Dijannière, commissaire du pouvoir exécutif, au gouvernement, A. N., F1a 550.

[2] Chaumette au Moniteur du 9 septembre 1793.

[3] Séance du 29 juillet du Directoire de la Nièvre. Registre des délibérations, Arch. Nièvre. L. 26, f° 66.

[4] Fouché à la Convention, 27 juillet 1793 ; AULARD, V, 419.

[5] Fouché à Chaumette, 6 octobre 1793, A. F., F7, 4435.

[6] Dénonciation des Nivernais, Nevers, an III, et MARTEL, I, 240.

[7] Dénonciation des Nivernais, Nevers, an III, et MARTEL, I, 240.

[8] Proclamation de Fouché aux habitants de la Nièvre, 31 juillet 1793. Imprimée à la Bibl. de Nevers ; MARTEL, I, 49, 103.

[9] Fouché à la Convention, 3 août 1793 ; AULARD, V, 466.

[10] Legendre à la Convention et au Comité, 7 octobre 1793 ; AULARD, VII, 290.

[11] Séance publique du Directoire du département de la Nièvre, 11 août 1793. Registre des délibérations ; Arch. de la Nièvre, L. 16, f° 80 ; MARTEL, 109, 111. La Société nivernaise a publié l'acte de naissance. Fouché s'y déclare âgé de trente-trois ans, logeant à Nevers, à l'hôtel de la Nation.

[12] Cf. ch. VI.

[13] Dénonciation des habitants de Clamecy contre Fouché de Nantes. 22 messidor an III, A. N., D. III, 347.

[14] Fouché au Comité, 17 août 1793 ; AULARD, VI, 17. A cette lettre, le Comité répondait par des éloges et des encouragements non équivoques. AULARD, VI, 189.

[15] Dénonciation de Clamecy, A. N., D III, 347.

[16] Fouché à la Convention, 29 août ; AULARD, VI, 177.

[17] Fouché aux habitants du département de la Nièvre, 25 août 1793. — Imprimé.

[18] Fouché au Comité, 11 septembre 1793 ; AULARD, VI, 437.

[19] Arrêté du 19 septembre 1793. Registre des délibérations du Directoire ; Arch. Nièvre. L. 26, f° 125 (v°).

[20] Fouché au Comité, 1er septembre 1793 ; AULARD, VI, 229.

[21] Fouché au Comité, 7 septembre 1793 ; AULARD, VI, 347.

[22] Séance du Directoire du département, 10 septembre. Arch. de la Nièvre, L 26, f° 117, 118.

[23] Fouché au Comité, s. d. (18 ou 19 septembre). AULARD, VI, 509, et MARTEL, I, 149. Les pièces de cette affaire Balanger se trouvent au Greffe du tribunal civil de Nevers.

[24] Fouché au Comité, 30 septembre ; AULARD, VII, 149.

[25] Fouché au Comité, s. d., 18, 19 septembre ; AULARD, VI, 59

[26] Fouché au Comité, 7 septembre ; AULARD, VI, 347.

[27] Fouché au Comité, 13 septembre ; AULARD, VI, 475.

[28] Fouché au Comité, 13 septembre ; AULARD, VI, 475.

[29] Fouché au Comité, s. d., 18, 19 septembre ; AULARD, VI, 569.

[30] Fouché au Comité, 30 septembre 1793. AULARD, VII, 149.

[31] Fête de l'inauguration du buste de Brutus. Séance publique des autorités constituées et de la Société populaire de Nevers le 22 septembre 1793. — Imprimé. Bibl. de Nevers. In extenso dans DE MARTEL, I, 137.

[32] Arrêtés des 23 et 25 septembre 1793. — Registre des séances du Directoire. Arch. Nièvre. L. 26, f° 125, 139, dans DE MARTEL, 158, 159.

[33] Dijannière au gouvernement. Moulins, 2 octobre 1793 ; A. N., F1a 550.

[34] Séance publique du 21 septembre, tenue en l'église Notre-Dame. — Arch. de l'Allier. Relation manuscrite et relation imprimée. In extenso dans MARTEL, 160-168.

[35] MARTEL, 168, 171.

[36] MARTEL, 168, 171.

[37] MARTEL, 168, 171.

[38] MARTEL, p. 175.

[39] Arrêté du 8 octane 1793 ; MARTEL, p. 185.

[40] De Nevers, Fouché excitait encore le Comité de Moulins en ces termes : Je suis étonné, citoyens, de votre embarras ; il vous manque dos farines, prenez-en chez les riches aristocrates : ils en ont. Il vous manque du blé, organisez votre armée révolutionnaire et mettez sur l'échafaud les fermiers et les propriétaires qui seront rebelles aux réquisitions.... AUDIAT, La Terreur en Bourbonnais.

[41] Arrêté du 25 septembre ; MARTEL, 170.

[42] CLAUDON, Journal d'un bourgeois de Moulins.

[43] Fouché au Comité, 30 septembre 1793 ; AULARD, VII, 140.

[44] CORNILLON, Le Bourbonnais pendant la Révolution. — AUDIAT, La Terreur en Bourbonnais.

[45] Dijannière au gouvernement, Moulins, 2 octobre 1793. A. N., F1a 550. L'exaltation était générale : des les premiers jours, le maire Delan l'écriait : Représentant, qu'il est beau, qu'il est heureux, ce jour où ton âme pure, obéissant aux mouvements généreux qu'elle éprouve, vient, au milieu de nous, protéger les vertus sociales ! Tu fais l'admiration générale. CORNILLON, Le Bourbonnais sous la Révolution.

[46] Le Comité à Fouché, 30 septembre 1793 ; AULARD, VII, 149.

[47] Arrêté du 8 octobre 1793 ; MARTEL, 185.

[48] Fouché à la Convention, 29 octobre 1793 ; AULARD, VIII, 113.

[49] Fouché au Comité, 17 octobre 1793 ; AULARD, 402.

[50] Dans la dénonciation de Moulins de l'an III, on cite une lettre du proconsul où je relève ce passage : Faites en sorte qu'à mon arrivée, j'en trouve (de l'argent) quelques millions pesans ! nous l'enverrons à la Convention nationale. Nous mettrons de l'appareil à cette offrande. Je ne fais grâce ici (à Nevers) de rien. Crosses, mitres, calices, croix, or et argent de toute espèce, tout part pour la Convention.

[51] Arrêté du 9 octobre 1793 ; AULARD, Le culte de la Raison et le culte de l'Être suprême, ch. II.

[52] AULARD, Le culte de la Raison et le culte de l'Être suprême, ch. XI.

[53] Fouché à Chaumette, 6 octobre 1793 ; A. N., F7, 4435.

[54] Fouché au Comité, 13 octobre 1793 ; AULARD, VII, 402.

Il y eut cependant quelques protestations contre cette doctrine point consolante pour l'humanité et de plus tendant au renversement des mœurs, écrit en octobre le citoyen Durand, de Cevilly (Allier), à la Convention nationale. (F17, n° 1092, citée par GUILLAUME, Procès-verbaux de la Commission d'Inst. pub., t. II, p. 751.)

[55] Fouché au Comité, 11 septembre 1793 ; AULARD, VI, 437.

[56] Fouché au Comité, 13 octobre 1793 ; AULARD, VI, 402

[57] Fouché à la Convention, 18 octobre 1793 ; AULARD, VII, 497.

[58] Mercure universel du 21 octobre 1793.

[59] Fouché au Comité, 29 octobre 1793 ; AULARD, VIII, 113.

[60] Moniteur du 3 novembre 1793. Réimpression, XVIII, p. 318.

[61] HYDE DE NEUVILLE, Mém., t. I, p. 126.

[62] Fête civique pour honorer la valeur et les mœurs arrêtée par le citoyen Fouché, représentant du peuple, 1793, an II.

[63] Séance du Directoire : arrêté du représentant. Arch. Nièvre, D. 26, f° 163, et MARTEL, I, 202.

[64] Legendre au Comité, 7 octobre 1793 ; AULARD, VII, 290.

[65] Dijannière au gouvernement, 2 octobre 1793, A. N. F1a 359.

[66] Chaumette au Moniteur, 9 septembre 1793.

[67] Fouché à Legendre, 8 septembre 1793 ; Catalogue les autographes du baron Leyste. Vente du 8 décembre 1885 par CHARAVAY, p. 22.

[68] GUILLON DE MONTLÉON dit que ce furent Chaumette et Collot qui appuyèrent et firent triompher la candidature de Fouché à ce proconsulat de Lyon. Cependant Guillon, qui a vu Fouché à Lyon, le traite de Dantoniste.